Une escapade et des affaires à Diantra

4ème jour de la 1ère ennéade, Verimios, 19:XI

Depuis quelques ennéades déjà, Solange et Aurel vivaient au palais, sur invitation d'Anathase de Cley et de Louis de Saint-Aimé. Le Seigneur de Lantenes n'avait pas accepté de gaieté de cœur mais c'était le seul moyen pour lui de garder un œil sur celle qui était désormais sa protégée, quand bien même Diantra avait pris le relais concernant sa sécurité. Il avait donné sa parole et n'en avait qu'une. Cependant, la nouvelle de sa présence dans la Capitale s'était assez vite répandue et il était assez demandé. Son commerce marchait bien en cela qu'il produisait des ressources de qualité. Aussi, l'offre était-elle supérieure à la demande. Néanmoins, puisqu'il ne quittait jamais son domaine, la seule manière de négocier avec lui était soit de lui écrire, soit de se rendre dans son domaine, route que certains courtisans de prisaient guère. Alors, évidemment, le savoir là était une aubaine et il avait plusieurs rendez-vous par jour.
Mais même au milieu de ses affaires, Aurel prenait toujours du temps pour Solange. Que ce soit pour une promenade ou un simple thé, il se pliait à son humeur du moment pour l'accompagner une heure ou deux. Ce matin-là, l'ancien officier vint frapper à la porte de la Dame. La servante ouvrit, comme d'habitude.

-Bonjour Coline.
-Bonjour Monseigneur.

Après avoir salué son maître, elle tourna son regard vers la Comtesse afin d'avoir son accord pour le laisser entrer.

Absorbée dans la lecture de son livre, Solange mit quelques secondes à se rendre compte que sa servante avait ouvert la porte sur le seigneur de Lantenes ; mais son attention fut tout de suite captée par sa voix froide et virile.

Elle esquissa un sourire chaleureux, hocha la tête en direction de la domestique, et posa son imposant traité d'économie sur la table.

Si la vie s'était rapidement organisée au palais de Diantra, où ils avaient été installés, et que la comtesse d'Odélian goûtait un repos paisible en attendant la décision du Régent,elle ne se sentait en réelle sécurité qu'auprès de l'ancien militaire. Incapable d'oublier les dangers de la route, elle était douloureusement consciente de sa position fragile et des écueils qui pouvaient encore se présenter sur sa route.
La jeune femme savait également son protecteur très pris par ses propres affaires ; aussi éprouvait-elle un profond sentiment de reconnaissance envers lui, car il n'omettait jamais de lui rendre visite chaque jour, malgré tout, et ses entrevues, qui constituaient alors l'essentiel de sa sociabilité - à l'exception de ses passages au Temple, était pour elle comme une brise fraiche provenant de l'extérieur.

Les yeux plus gais qu'avant son arrivée, elle se redressa, lui offrit une élégante inclinaison de la tête.

- "Messire de Lantenes, quelle joie de vous voir ce matin... Comment allez-vous ? Vous avez été bien inspiré de me rendre visite si tôt... Car j'ai un service à vous demander."

Elle se sentait un peu nerveuse. Cela faisait si longtemps qu'elle n'avait pas pris d'initiatives ; mais la noble avait beaucoup réfléchit à sa propre mortalité, et il était temps d'accomplir, peut-être, son dernier acte sur cette terre.

- "Oserais-je vous demander de m'octroyer un garde pour la journée ? Bien que les gardes royaux m'accompagnent, je ne me sens pas à l'aise en leur compagnie."

Coline céda le passage à son Seigneur qui entra sans sourciller. A quelques pas de la porte, il s'arrêta pour saluer sa protégée d'un signe de tête, continuant à l'appeller "Madame" ou "Votre Grandeur", en public comme en privé. Il était fort rare qu'il prononce son prénom, et jamais il ne le faisait sans le précéder d'un "Dame". Pourtant, depuis le temps qu'il s'occupait de sa protection et au vu des égards qu'il avait pour elle, on aurait pu s'attendre à un quelconque rapprochement entre eux. Cependant, Aurel restait à sa place et n'avait jamais un geste ni un mot de déplacé. Il disait ouvertement ce qu'il pensait mais il ne se voulait jamais offensant, ni envers elle, ni envers les Dieux. Le fait qu'ils ne passent que peu de temps ensemble, même si c'était quotidien, et que cela se fasse souvent en publique les protégeait des rumeurs.

-Comme à mon habitude, Madame. Et vous ? Lui retourna-t-il la question. Puis il écouta sa requête et fronça légèrement les sourcils, quelque peu intrigué par ce désir soudain de sortir après plusieurs ennéades passées dans l'enceinte du palais. Même deux si vous le souhaitez. Puis-je vous demander où vous comptez vous rendre ?

Loin de lui le désir de l'empêcher de sortir, elle était libre de faire comme bon lui semblait. La seule charge qui lui incombait, c'était de la protéger en toute circonstance et, si nécessaire, de se faire la voix de la sagesse en lui donnant des conseils.
Aurel sortit alors les mains de derrière son dos. L'une d'elle contenait une lettre pliée contenant visiblement deux feuilles et l'autre un petit paquet.

-J'ai croisé un serviteur en retournant à ma chambre après l'entraînement. Nous avons reçu du courrier de Lantenes. Ceci est adressé à votre nom. Lui dit-il en s'approchant pour lui tendre l'épaisse lettre. Puis il alla s'installer dans l'un des fauteuils disposés devant la cheminée et où ils ont déjà eu le loisir de discuter. Là, il s'assit dans son étrange posture habituelle, une cheville posée sur son genoux, et commença à ouvrir sans ménagement le paquet qui portait son nom.

- « Je vais bien, je vous remercie, messire. »

Elle lui offrit un sourire doux et poli, résolu, bien que ses yeux cernés révèlent encore ses insomnies, et allait répondre à sa question, lorsque ses mains se refermèrent sur la lettre provenant probablement de Sybille, de Lantenes.

Son cœur de mère se mit à battre plus fort, et la comtesse se hâta de s’asseoir en face de son protecteur, les yeux brillants et le souffle court.

Elle décacheta la missive qu’il lui était adressée, dévorant les nouvelles qu’on lui offrait de sa fille avec avidité ; faillit fondre en larmes devant les barbouillis maladroits de son Elisabeth. Elle était si douée à la peinture ! Solange faillit étreindre le papier, prit quelques minutes pour fermer les yeux, pour imaginer le contact des menottes sales, la voix aiguë et enfantine, ce visage rond et pâle qu’elle aimait tant.

La reverrait-elle seulement ? La terreur et l’angoisse étouffa la noble dame, et elle se raccrocha à l’idée que Sybille, son époux et Aurel ne laisserait pas la fillette sans défense. Que les Trois veilleraient sur son petit enfant si pur et si doux.

Lentement, la péninsulaire replia la lettre, prit le temps de se recomposer une expression plus calme, esquissa même un sourire gai.

- « Messire Aurel, votre sœur est charmante. Je lui suis profondément reconnaissante de s’occuper si bien de ma chère enfant, et de me donner des nouvelles. C’est très rassurant de savoir Elisabeth à Lantenes. Et vous ? Êtes-vous satisfait de votre correspondance ? »

Son chagrin était désormais bien relégué dans les tréfonds de son esprit, et elle avait désormais assez d’emprise sur elle-même pour paraître détendue et joyeuse.

- « J’ai décidé de m’assurer de l’autonomie de l’orphelinat Prademont. Je pensais sortir acheter des moutons, des vaches et quelques poules. Et acheter au moins un champ, ou m’entendre avec un paysan pour gérer une ferme. Et j’aurai aimé m’occuper de placer certaines des plus grandes orphelines, avant … que le Régent ne rende son jugement. »

Laissant Solange à sa lecture, Aurel ouvrit son propre colis. Il contenait une lettre de Lambert qui lui donnait des nouvelles de Lantenes et des Kathrals et qu'il décida de consulter ultérieurement. Il avait lui aussi droit à quelques nouvelles de ses neveux qui avaient manifestement participé au même atelier. Il les consulta, l'oeil un peu plus brillant et l'expression un peu plus douce que d'ordinaire. Le dernier courrier était un peu plus épais et semblait visiblement contenir quelque chose. Le Seigneur l'ouvrit et en sortit une collier pour animal, le détaillant d'un air curieux et sceptique. Puis il lut les quelques lignes tracés par sa soeur au fond de ce papier d'emballage avant de répondre à la question de la Comtesse.

-Il semblerait... que je doive m'acheter un chien.

Coline, qui se tenait en retrait, attendant sagement qu'un ordre lui soit donné, sembla soudain se réveiller.

-Oh ! Bon anniversaire Monseigneur ! Se rappela-t-elle soudain.

Aurel tourna vers elle un regard blasé, non pas par son attention mais par le présent de sa cadette qui était pour le moins... surprenant. Et il se voyait assez mal avec un animal de compagnie.

-Merci, Coline. Se contenta-t-il de répondre.

Solange étira un sourcil amusé, avant de pouffer d’un rire juvénile, en voyant son ami extirper un collier pour chien de la boîte provenant de Lantenes.

Elle était un peu embarrassée d’avoir été prise au dépourvu, bien sûr - manifestement Coline n’était pas une très bonne domestique - mais le fait était qu’elle ne pouvait plus rien y faire.

- « Oh, joyeux anniversaire, messire Aurel ! Votre sœur a d’excellentes idées ! Peut-être auront-ils des petits chiens à la ferme, d’ailleurs. Voudriez-vous m’accompagner ? Nous vous trouverons une brave bête. Il n’y a rien de plus fidèle et de loyal qu’un petit chien ! »

Aurel haussa un sourcil en direction de Solange en l'entendant rire. C'était la première fois qu'elle affichait davantage qu'un sourire depuis leur rencontre et cela le surprenait presque. Cependant, bien mal lui en prendrait s'il devait faire quoi que ce soit pour ternir son humeur. Il était peut-être froid et distant mais il n'était pas sans coeur. Il décela d'ailleurs le léger malaise qui traversa la Dame en découvrant qu'il s'agissait de son anniversaire.

-Rassurez-vous, Coline est aussi surprise que vous. N'étant pas né à Lantenes, personne ne connaît ma date de naissance, ni mon âge exact. La seule chose qui informe mes gens de mon anniversaire, c'est de me voir avec une nouvelle excentricité de ma sœur. Conclut-il en levant de nouveau le collier.

Puis il le laisse retomber dans la boîte. Au moins, elle a pris un collier noir, sans excentricité. Il est donc libre de prendre ce qu'il veut en terme de sexe. Le collier est certes petit mais il préfèrera de toute façon choisir un chiot, comme le suggère Solange.

-J'annulerai avec joie mes engagements de la journée pour vous accompagner. Dit-il avec lassitude en songeant à ce qui l'attendait de toute façon. Se dégourdir les jambes le tentait nettement plus. [color:fc02=##006666]En revanche, pour ce qui est du chien, je préfère trouver un éleveur pour prendre un animal en bonne santé et de bon caractère. Même si j'avoue ne pas trop m'y connaître en la matière...

Et pour cause, il n'avait jamais eu d'animal de compagnie.

-Vous pourriez en profiter pour faire quelques achats en ville, Madame. Suggéra doucement Coline.

Elle ne connaissait pas grand chose à la noblesse mais elle voyait le regard le Sybille lorsqu'elle pouvait arborer une nouvelle robe, un nouveau collier, une nouvelle épingle à cheveux... La Comtesse était si triste et angoissée qu'elle pensait que cela pourrait lui faire du bien. Aurel, de son côté, ne dit rien. Il ne courrait pas avec les séances de boutiques mais Solange n'avait que peu de distraction après tout... Tandis que lui menait ses affaires et s'accordait un entraînement quotidien, elle quittait difficilement sa chambre et ne côtoyait que sa servante et lui. Si sortir davantage pouvait lui faire du bien...

Le rire avait chassé, comme dans un rêve, une grande partie des nuages qui obscurcissaient son Souffle. Elle se sentait plus légère tout à coup, presque comme si elle redevenait elle-même, la Solange d’autrefois ; et elle prit soin de se concentrer sur la conversation, de ne pas laisser ses pensées dériver.

- « Je peux volontiers vous servir de bouc émissaire, pour vous soulager de vos devoirs le temps d’une journée, seigneur Aurel. »

Elle avait envie de se remettre à rire, juste pour expérimenter à nouveau cet étrange bien-être, qui éloignait si aisément les angoisses et les chagrins qui assombrissaient son âme. Comment pouvait-on envisager son décès et réaliser qu’elle aimait vivre dans le même instant ?
Elle offrit un doux sourire, empli de bienveillance à la servante.

- « C’est une bonne idée, Coline. Nous irons vous acheter un joli ruban et peut-être une nouvelle robe. Vous le méritez bien. »

Coline posa une main sur son sternum pour se désigner.

-Moi, Votre Grandeur ? Demanda-t-elle, incrédule alors que c'était à la noble et à elle seule qu'elle pensait.
-Pourquoi pas ? Rétorqua Aurel, semblant approuver la proposition de Solange. Prenant appui sur les accoudoirs de son siège, il se leva et vint se poster devant elle. Tu as accepté de faire ce voyage avec nous et de prendre soin de la Comtesse aussi longtemps que nécessaire. Tu n'étais pas destinée à quitter Lantenes mais te voilà loin de chez toi depuis plusieurs ennéades déjà et accomplissant ton travail aussi bien que possible. Cela mérite bien une récompense.

Aurel est toujours aussi distant, ses mains unies dans son dos comme il en a l'habitude. Sa voix ne témoigne d'aucune gaieté mais elle est plus douce que d'habitude, malgré sa rugosité et sa robustesse. Rares sont les voix aussi graves que la sienne, ce qui ajoute à ce personnage sombre une dureté qui ne lui rend pas toujours justice. Mais, en cet instant, il ne semble pas si noir que cela.
Finalement, le Seigneur se tourne de nouveau vers la Dame.

-Accordez-moi une heure, le temps de reporter mes engagements, et nous partons. Je vous laisserai décider de notre première destination.

A ces mots, il s'inclina et partit en direction de la porte afin de sortir d'un pas rapide, le paquet ouvert avec tout son contenu dans les mains. Cette journée s'annonçait un peu différente des précédentes et cela n'était curieusement pas pour lui déplaire.

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-Quelle race vous plairait, M'sieur ? On en a un peu de toute sorte ici. Vous avez d'jà une idée ?

Cet éleveur était une vraie boule d'énergie. Aurel avait l'impression qu'il ne tenait pas en place. Est-ce que c'était leur entrée qui avait provoqué une telle réaction ? Pourtant, seuls les riches devaient venir dans son établissement. L'endroit était propre, les animaux visiblement bien soignés et nourris. Tout cela devait avoir un coût qui se reportait sur le prix de vente des chiots.

-Aucune. Mais si vous me suggérez un chien à peine plus haut que ma cheville, je m'en vais de ce pas. Rétorqua-t-il avec un sarcasme qui fit rire son interlocuteur.
-Et vous M'dame ? Demanda-t-il en se tournant vers Solange.

Vêtue d’une robe de velours bleue sombre et d’une cape confortable de vair doublée de soie rose, ladite jeune femme profitait de la sortie malgré la température qui avait bien chuté durant ces dernières ennéades.
Cela faisait si longtemps qu’elle ne s’était pas mêlée à la foule, à la joie simple qui régnait dans la rue - aussi avait-elle jouie tout le long du trajet de la musique des bardes itinérants, mais aussi des odeurs populaires.
Arrivée au chenil, sa bonne humeur ne s’était pas dissipée, et les jappements de ces bonnes bêtes bien nourries lui tiraient un grand sourire indulgent.

Cependant, la comtesse ne s’était pas attendue à ce qu’on lui demande son avis. Ce fut ainsi avec des yeux surpris qu’elle dévisagea le paysan, puis, prenant le temps de faire quelques pas dans la cour, prit le temps de regarder chaque bête, avec l’œil étrangement averti d’une fille de chasseur invétéré.

- « Je pense que le seigneur de Lantenes pourrait être heureux d’un mâtin. C’est un excellent chien de chasse, mais ils sont réputés pour être plutôt doux avec les enfants. Ou bien un dogue pourrait lui convenir, mais il faudrait que le chien soit bien dressé, car cela sera pour la compagnie que nous en voulons un. Voilà le plus important… Je vous en prie, mon brave, montrez-nous donc les chiots que vous avez. Dans quels conditions sont-ils élevés ? »

Aurel laissa la Dame quitter son bras et partir en tête avec l'éleveur, écoutant ses propositions d'une oreille distraite. Il les suivit de loin, flânant devant les différents enclos. S'il n'entendit pas la langue de Solange fourcher, le paysan, lui, ne pouvait que se méprendre sur la relation que les deux nobles entretenaient.

-C'est vrai qu'c'est gentil m'enfin ça bave ces bêtes-là. Si vous voulez un chasseur, p'tet qu'un labrador f'rait l'affaire ? C'est polyvalent comme bête. Et adorable avec les enfants avec ça. Enfin, suivant c'que vous et vot' mari en pensez, M'dame.

La dame en question piqua un brusque fard, se mordit la lèvre. Trop tard ! Elle se rendit compte de sa bourde stupide ; l’affaire était désormais délicate. Allait-on les croire amant, si elle déniait leur lien marital ?

Elle lissa sa robe avec embarras, esquissa un sourire, quêtant le seigneur du coin de l’œil.

- « Voyons voir votre labrador, mon ami. Mais, ne vous méprenez pas, je suis simplement une amie du seigneur de Lantenes. »

La faute à cette proximité qu’ils partageaient depuis des ennéades, sans nul doute - erreur compréhensible mais que ne manquerait pas de souligner toutes les langues de vipère de Diantra. Quels chemins suivait-elle donc, alors qu’elle était mariée, mère de surcroît ?!
À nouveau, elle rougit de honte, fit comme s’il ne s’était rien passé.

- « Où dorment les petits chiens ? Et comment se passe le dressage ? »

L'éleveur ne sembla pas se formaliser sur la question. Il s'excusa simplement pour son erreur et passa aussitôt à autre chose. Guidant la jeune Dame vers l'enclos des labradors, il commença à répondre à ses questions.

-Les p'tits restent avec leur mère jusqu'au sevrage. Y s'côtoient déjà entre eux pour les familiariser aux autres chiens. Pis, quand y faut faire promener la mère, y viennent avec pour qu'ils la voient faire et qu'ils l'imitent. La plupart sont d'jà propres du coup. Pour l'dressage, sont un peu jeunes encore mais on a une règle ici : on les tape pas et on leur crie pas d'ssus. Du coup, juste les gronder un peu, ça suffit pour qu'y comprennent. Mais c'mieux d'les prendre vite après l'sevrage pour qu'ce soit l'maître qui l'éduque lui-même. Les chiens ont b'soins savoir qui commande, v'savez.

L'homme s'était arrêté devant un enclos rempli de chiots beiges ou noirs. Les petits jouaient entre eux avec gaieté tandis que certains se reposaient dans un coin. Marchant à son rythme, Aurel les rejoignait finalement tandis que l'éleveur décrivait la race qu'il présentait.

-Un labrador, c'est doux avec les enfants, c'est joueur, mais si vous l'emm'nez à la chasse, y vous s'ra utile. C't'un chien qu'à du flair. C't'un bon chien d'garde aussi. Par contre, c'pas un chien d'combat hein. Mais j'vois pas d'chien d'guère qui soit bien pour les enfants, si vous en avez, M'sire.
-J'ai trois jeunes neveux. D'où la requête de Madame à ce sujet. Puis il se tourne vers Solange. Labrador, donc ? L'interroge-t-il.

- « Je trouve que ce chien vous correspondrait bien, ainsi qu’à Dame Sybille. Il ne sera jamais petit, et… je dois dire que je les trouve adorables. »

Sans trop se préoccuper de sa vêture, elle vint mignoter un petit labrador blanc, en songeant comme sa fille serait ravie d’avoir, elle aussi, un chiot aussi charmant.

- « Regardez comme les blancs sont beaux, et emplis de vitalité ! D’ailleurs, mon brave, comment sait-on qu’ils ne sont pas atteints de maladie ? Ont-ils différents caractères, comme les enfants ? »

Elle trouvait étonnant qu’on ne crie pas et qu’on ne frappe pas les chiens lors du dressage. Si on le faisait pour les enfants, pourquoi s’embarrasser pour un petit chien ?

Avec un sourire mélancolique, elle vint caresser la tête d’une des bêtes au pelage doux.

- « Ils sont si confiants… il vous faudrait un mâle, messire. »

Aurel observa Solange d'un œil interrogateur. Comment pouvait-elle trouver un animal aussi adorable et estimé en même temps qu'il lui conviendrait ? L'association était assez surprenante selon lui. Cependant, il ne dit rien et la regarda s'approcher des chiots. Son regard changea alors et il se fit songeur. C'était lui qui devait adopter un animal et, pourtant, il ne l'avait jamais vue aussi rayonnante qu'à cet instant. Toute à ses pensées, il se contenta d'écouter les explications de l'éleveur.

-Oh oui, y'en a des plus joueurs, des plus sages, des plus timides... Faut regarder qu'ils aient l'œil et le nez brillant, s'ils sont dynamiques... Celle que vous caressez est plutôt câline. M'sire, j'peux vous en conseiller un plus calme, j'pense que ça vous ira mieux ?

L'ancien Général hocha la tête puis suivit l'homme dans l'enclos. Il lui désigna un petit noir aux poils mi-longs, sagement allongé contre une bordure. Debout à quelques pas de lui, Aurel l'observa et le chiot leva le nez dans sa direction. Il ne semblait pas effarouché, juste tranquillement installé. Et puis, le Seigneur s'accroupit et tendit une main vers l'animal. Ce dernier tendit le nez puis, comprenant qu'il était trop loin, il se mit debout sur ses petites pattes et s'approcha pour venir sentir ses doigts. Il se laissa ensuite caresser sur le dessus de la tête et derrière les oreilles, semblant apprécier ce contact. Lorsqu'Aurel arrêta, le chiot s'approcha un peu plus. Et lorsqu'il se mit debout, le petit s'assit à côté de lui.

-J'crois qu'y vous a d'jà adopté !
-On dirait bien...

Le militaire esquissa un discret sourire avant de se tourner vers Solange pour voir ce qu'il en était de son côté.

Cette dernière, tout en surveillant la transaction du coin de l’œil, s’était, semblait-il, amourachée d’un labrador tout blond, qui s’amusait à jouer autour de ses jupes. Elle avait, d’ailleurs, finit par lui abandonner un petit ruban, avant de se redresser.

Il était drôle de voir comme les animaux pouvaient attirer la confiance et le bonheur ; mais elle avait conscience qu’il était vain d’espérer quoi que ce soit, puisqu’elle n’était plus destinée à vivre.
Quoi qu’il en était, ils étaient présents pour le seigneur Aurel, et elle se rapprocha de lui en laissant derrière elle le petit chiot jappant.
La noble nordienne se tourna vers son protecteur, les yeux intéressés et curieux.

- « Il paraît que les bêtes vous choisissent tout autant que vous. Je suppose que vous le laisserez ici jusqu’à votre départ ? Il faudra lui donner un nom et venir souvent, pour qu’il s’habitue à vous. Où nous pourrions demander au Maître Veneur de le dresser en votre présence ? Bien qu’il soit occupé, il pourrait nous donner de précieux conseils. »

Elle eut un petit sourire à l’intention de l’éleveur, en penchant légèrement sa tête surmontée d’un chignon strict.

- « Qu’en pensez-vous, mon brave ? »

-Pourquoi attendre ? Rétorqua simplement Aurel avant de revenir sur l'éleveur. Je me contenterai de quelques conseils pour commencer. Je chasse assez peu, ce sera plus une récréation pour lui de toute manière.

Un petit aboiement attira l'attention du Seigneur qui baissa les yeux. Les deux chiots qu'ils avaient caressé se chamaillaient pour le ruban. Il plia alors le genou et le leur confisqua... pour le nouer autour du cou de la blonde. Puis il la souleva de terre pour la placer dans les bras de Solange. Profitant que le paysan s'était éloigné pour leur ouvrir la voix vers une zone plus calme pour discuter et finaliser leur affaire, Aurel adressa quelques mots à voix basse à la jeune femme. Depus le temps qu'il la côtoyait, il savait pertinemment qu'elle se croyait condamnée et qu'elle s'interdisait de vivre pleinement. Toute cette histoire autour de son cadeau et de ce collier lui donnait un petit quelque chose qu'elle semblait avoir perdu : de l'espoir.

-Cessez de penser que ce jour est votre peut-être dernier. Si c'était le cas, vous seriez consignez dans votre chambre avec deux gardes devant votre porte.

Elle n'était pas arrêtée, ni même séquestrée en attendant l'issue de l'enquête. Elle était l'invitée de la régence. Elle était libre de se déplacer et de sortir, simplement affublée d'une escorte qui, certes, avait sans doute aussi vocation à la surveiller mais qui, officiellement, ne faisait que la protéger d'éventuelles nouvelles attaques. Son sort n'était pas remis en question du point de vue du Seigneur qui, après toutes ces ennéades, savait en son for intérieur qu'elle n'avait rien fait de mal. Ce dernier baissa brièvement les yeux vers la petite boule de poil qui cherchait l'attention de sa nouvelle maîtresse.

-Vous allez devoir réfléchir à un nom vous aussi.

Puis, contournant la dame, il fit signe à son chien de le suivre -ce qu'il fit sans hésiter !- et se dirigea vers la sortie de l'enclos où les attendait l'éleveur.

Et Solange se retrouva, éberluée, saisie, le petit chiot dans les bras. Son ruban était noué autour de son cou, et elle sursauta presque, alors qu’il se mettait à lui lécher activement la main, parfaitement a l’aise dans ses bras.
Deja, le seigneur s’éloignait, sans un regard, fidèle à ses attitudes distantes et rondes ; mais la jeune femme lui adressa tout de même un doux sourire, bien qu’il ne la vit pas. Elle savait son cœur bon et tendre - preuve en était de ce geste spontané, qu’elle n’avait pas escompté.

S’était-elle fait des illusions ? Le monde lui était-il vraiment ouvert, aurait-elle le droit de vivre, malgré ses erreurs ? Il était vrai qu’elle n’était pas séquestrée ; mais quiconque la connaissait savait qu’elle n’aurait jamais fuit ses responsabilités, et la dame espérait que le Régent l’aurait jugée correctement. Mais si elle n’était pas destinée à mourir…. Comme il était difficile d’y croire !

Doucement, elle serra son petit chiot dans ses bras, déposa un baiser sur son petit crâne, et rejoignit le seigneur de Lantenes et l’éleveur, dans une envolée de jupes claires… le pas plus léger.
L'affaire font rondement mené, et ils se rendirent ensuite tous deux, accompagnés des chiots et de leur escorte jusqu'à une ferme tenue par le clergé de Néera.

La jeune femme - bien qu'elle se l'interdisait - prit beaucoup de plaisir à cette sortie. Ainsi, elle visita les bâtiments, tout en regrettant de n'avoir pas emmené sa fille ; et discuta longuement avec la prêtresse responsable de la tenue de l'endroit.
Il fut simple de négocier du beurre, du lait, des légumes et un peu de viande pour les orphelines de l'établissement Prademont contre une exclusivité de leurs services de couture. Ainsi, les jeunes filles auraient un métier tout trouvé en réparant, ou en fournissant robes et guimpes aux prêtresses.

La comtesse d'Odélian fut donc particulièrement satisfaite de sa journée ; mais aussi épuisée.

Il était temps de rentrer à la Cour, et dans leur carriole, Solange adressa un sourire sincère et chaleureux au seigneur de Lantenes, alors que les petits chiens s'assoupissaient dans la voiture.

- "Merci, messire Aurel, de cette agréable promenade. J'espère que vous n'avez pas trop le sentiment d'avoir gâché votre journée..."

Aurel détourna son regard de la fenêtre du carrosse en entendant la voix de la Dame et ses yeux noirs se posèrent sur elle. Les traits presque impassibles, elle le tirait visiblement de sa rêverie et il mit un instant avant de répondre en inclinant simplement la tête.

-Absolument pas.

Puis il sembla songeur durant quelques secondes avant de se détourner enfin d'elle pour revenir sur l'extérieur. Cela faisait bien longtemps qu'une femme n'avait pas trouvé sa compagnie agréable. Depuis sa dernière amante en fait. Cela devait faire... quinze ans ? Non pas qu'il considérait Solange comme une compagne potentielle, loin de là. Mais il était rarement en présence de femmes en dehors de sa famille et ses manières un peu rustres et maladroites faisaient que les dames se m'éprenaient souvent sur son compte. Cela ne le dérangeait pas, au contraire. Il n'aimait guère les personnes superficielles. Cependant, il ne s'attendait pas à ce que la jeune Comtesse voit en lui autre chose que l'homme dur et distant que tout un chacun s'imaginait. Et, en l'occurrence, il trouvait cela... rafraîchissant.

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C'était le soir et la nuit était tombée. Aurel était assis devant l'âtre. Ils venaient de finir de dîner dans la salle à manger d'à côté et il s'était installé dans ce petit salon pour lire son courrier. Il n'avait presque pas vu Solange de la journée avec tous ses rendez-vous. D'ailleurs, son chiot dormait à côté de son fauteuil. A cavaler partout toute la journée, il en était épuisé désormais, contrairement à son maître qui parcourrait les lignes tracés par son beau-frère et ami pour lui faire un rapport sur la situation à Lantenes en son absence. Il en recevait un ou deux par ennéade, suivant ce qu'il s'était passé. Parfois, le Seigneur se contentait d'en prendre connaissance. Parfois, il prenait la peine d'y répondre pour donner des consignes, dispenser un conseil ou prendre une décision qui ne revenait qu'à lui. Ce soir-là, la missive était assez longue et Aurel lâcha un soupir de réflexion tandis qu'il tournait une page pour en découvrir deux autres derrière.

Le petit chien avait étrangement changé son existence routinière, recluse dans les appartements du palais de Diantra.
C'était un peu comme si elle se réveillait après un long sommeil ; que la glace qui l'avait figé durant toutes ces ennéades, tous ces mois, se dégelait très lentement. Cette sortie lui avait fait du bien, et ce soir-là, après le souper, elle s'était attardée quelques minutes à table, ce qui n'était pas dans ses habitudes. Elle avait salué le seigneur de Lantenes qui était passé dans le petit salon ; et son chiot décida de le suivre à son tour.

Habillée d'une robe gris perle et rose, Solange se sentait encline à passer une soirée moins solitaire que d'habitude. C'est ainsi qu'elle entra à son tour dans la pièce, pour s'installer dans un fauteuil, le temps que son noble interlocuteur ait terminé ses correspondances.
Mais le soupir qu'il poussa lui fit lever un sourcil interrogateur, et elle finit par prendre la parole d'une voix douce.

- "Vous vous investissez beaucoup dans les affaires de votre domaine, messire Aurel. Je dois dire que je suis admirative de tant de constance et de travail... Je n'ai guère eu l'occasion d'en faire autant. J'espère... que cette missive ne vous apporte pas de mauvaises nouvelles."

Aurel a levé le regard vers Solange. Alors qu'il n'avait même pas réagi à son intrusion dans la pièce, on aurait presque pu croire qu'il ne s'était pas rendu compte de son entrée. Pourtant, il n'en était rien mais il ne s'attendait pas à ce qu'elle l'interrompe dans sa lecture et veuille parler du sujet qui le préoccupait. Non pas qu'il s'en montrait contrarié mais il était un peu surpris qu'après toutes ces ennéades elle se mette à lui parler de ses affaires. Cependant, il lui répond sans animosité.

-[color:459c=##006666]Ce ne sont pas vraiment mauvaises nouvelles. Ce sont plutôt... des complications qui n'ont rien de surprenantes mais qui n'en restent pas moins... des complications.

L’actuelle comtesse d’Odélian se sentit un peu honteuse. Elle s’aventurait là sur un terrain parfaitement inconnu jusque là. Bien que son éducation fut soignée, et qu’elle était capable de comprendre les mystères des chiffres, on l’avait tenue éloignée de la politique, et de ses difficultés inhérentes. Aussi garda t-elle le silence quelques secondes muette, alors que ses joues rougissaient.

Ce n’était pas à elle de s’ingérer dans ses affaires, aussi finit-elle par lui répondre avec un sourire gêné.

- « Vous pourrez bientôt rentrer pour régler vos affaires directement. J’espère que cette complication n’entravera pas la bonne marche de Lantenes. »

Une nouvelle tension l’envahit. Si l’hypothèse de son protecteur s’avérait vraie, qu’elle n’était pas destinée à être exécutée, cela voudrait dire qu’il lui faudrait gérer Odélian, au moins en attendant d’épouser un homme compétent. L’idée la révulsa ; mais il n’y avait qu’une sotte pour penser y échapper. Certes, elle serait alors épaulée par son père ; mais la jeune femme n’entendait rien aux subtilités qui occupaient tant ces messieurs. A celles qui sollicitaient tant Louise de Fernel.

Solange s’empara d’un ouvrage de couture pour s’occuper l’esprit en attendant que son interlocuteur ait terminé de lire ses missives, essaya de broder maladroitement, en faisant fi de la semi immobilité de sa main gauche.

Elle se piqua violemment les doigts, finit par rejeter le bout de tissu sur une console en émettant un soupir.
Et reprit la parole, lorsqu’elle fut sûre qu’il ait terminé sa correspondance.

- « Oserais-je vous poser une question ?… Il s’agit de politique. Comment… avez-vous appris à faire face à toutes ces responsabilités ? Que doit-on savoir pour se montrer digne de votre charge ? »

Solange s’était jetée à l’eau. C’était un véritable aveu de faiblesse, elle le savait bien. Mais il était indubitable qu’elle avait confiance en lui. S’il avait une réponse, alors il lui répondrait sûrement…

Aurel se tourna vers la Dame pour lui adresser un bref sourire poli avant de reprendre sa lecture. Il s'était engagé à demeurer auprès d'elle jusqu'à la conclusion de l'affaire qui l'opposait à son mari et il n'était pas homme à trahir sa parole. Il le lui avait déjà affirmé et ne voyait pas l'utilité de se répéter. Alors il acheva de parcourir les deux pages rédigées de la main de son ami d'enfance et referma finalement la lettre. L'air songeur, il observa les flammes jusqu'à ce que Solange lui demande presque la permission de l'interroger. Etait-elle vraiment Comtesse ? Ou bien ces derniers mois l'avaient-ils à ce point fragilisée qu'elle en venait à faire preuve d'une telle déférence envers un simple Seigneur ? Il trouvait cela étrange et fronça légèrement les sourcils mais ne l'interrompit pas et l'écouta.
A ses mots, il comprit, se rappelant l'échange qu'ils avaient eu sur la place de la femme dans leur monde. Elle avait été élevée pour être une épouse et rien de plus. C'était la raison pour laquelle ce sentiment de trahir son époux était bien plus oppressant que celui de rendre justice à des innocents, de se défendre suite à l'attaque dont elle avait été victime, de protéger sa fille... Mais elle se montrait curieuse et intéressée et il n'allait certainement pas être celui qui allait la couper dans son élan d'émancipation.

-Il s'agit de bon sens, pour commencer. Et de recherches d'informations pour maîtriser totalement son sujet et prendre ses décisions en toute connaissance de cause.

Il porte son regard sur la lettre qu'il pose finalement sur le guéridon près de lui avant de revenir à Solange.

-Lantenes ne faisait pas le commerce de produits issus du Kathral il y a encore dix ans. Nous élevions des chevaux. Mais ce commerce n'était pas florissant et une brève analyse m'a permis de comprendre pourquoi. Pour des chevaux, il faut de l'espace et de l'herbe grasse. Lantenes est toute petite et en bord de mer. Nos chevaux ne manquaient pas de calcium mais il fallait importer leur nourriture, ce qui représentait un coût supplémentaire. Et pourtant, nous ne pouvions pas le répercuter sur le prix de nos animaux car ils n'étaient pas d'une qualité exceptionnelle... Il marqua une brève pause avant d'interroger Solange. Me suivez-vous ? S'enquit-il.

Du bon sens et du savoir. Après tout, elle n'était peut-être pas si mal armée face à la tâche qui l'attendait ; et, attentive, les yeux grands ouverts sur son interlocuteur, la fille du seigneur d'Escault suivit ses explications.

- "Oui, bien entendu. Il n'était pas rentable d'élever ces chevaux car vous ne pouviez en avoir beaucoup, et vous ne dégagiez que peu ou pas de bénéfices, car le fourrage est cher si vous n'en produisez pas suffisamment, et il faut changer régulièrement les chevaux de pâturages, parce qu'ils consomment beaucoup d'herbes. Et les terrains disponibles sont plutôt destinés à l'agriculture, ce qui réduit d'autant la marge de manœuvre. A Escault, nous élevons des chevaux de guerre. Je comprends, il faut un commerce qui soit toujours très rentable pour faire face aux coûts, et l'on ne peut pas toujours compter que sur les impôts, car ils sont souvent prélevés en nature. Et ils se réduisent d'autant si l'année a été mauvaise pour les paysans. C'est légitime, pour une seigneurerie de bord de mer, d'exploiter les ressources marines. Croyez-vous qu'il soit possible d'en faire... des espèces de ferme dans la mer ?"

Cela lui sembla un peu farfelu, et elle posa sa main devant sa bouche, avant de secouer la tête en signe de dénégation.

- "C'était une remarque stupide. Merci de votre exemple. Mais à quoi vous sert l'argent des bénéfices ? A quoi le dévouez-vous ?"

-C'est loin d'être stupide. La reprit-il. Au contraire, c'est précisément ce que je cherche à faire. Lorsque j'ai lancé le projet de l'élevage de Kathral, je me suis limité à des structures peu coûteuses, le temps de tester la viabilité de cette activité. Aujourd'hui, après sept ans d'utilisation, les bassins de bois et de métal montrent leurs limites et demandent beaucoup d'entretien. Sans parler de la problématique de l'eau qu'il faut sans cesse apporter et renouveler. J'étudie donc la possibilité de créer des bassins directement en mer, un projet coûteux pour lesquels nous avons les moyens. Je m'intéresse à la faisabilité mais aussi au retour sur investissement : si cela doit prendre vingt ans avant de s'avérer rentable, cela devient un frein sérieux.

- "Je comprends bien. Il faut que cela rapporte de l'argent, en plus, si possible, de nourrir la population. Mais à quoi vous sert l'argent des bénéfices ? Qu'en faites-vous ?"

Aurel plissa les yeux en observant Solange, la tête légèrement penchée sur le côté. Il était vrai qu'il n'avait pas répondu à cette question et il s'interrogeait sur la raison qui éveillait autant son intérêt sur le sujet.

-Qu'en feriez-vous, vous ? Demanda-t-il, curieux de connaître sa réponse.

La jeune femme ne s'attendait pas à la question, et ses joues s'empourprèrent légèrement. Elle eut un sourire un peu gêné, puis, reposant ses mains sur ses genoux, prit le temps de la réflexion avant de répondre.
Elle avait beaucoup rêvé de ce qu'elle ferait à Odélian, si elle en avait eu la possibilité ; mais une fois devant la question, la noble péninsulaire se rendait compte qu'elle n'était qu'une enfant inexpérimentée.

- "Odélian a des chevaux de guerre et un centre d'entrainement à Assar, mais fabrique également du fromage en bonne quantité. Notre vassal, la baronnie d'Aetherna, extrait de la pierre et élève des moutons, mais j'aimerais développer le marché du lin, et aussi du velours, moins pour concurrencer Langehack que pour nous assurer une certaine autonomie dans le domaine de la vêture, afin que chacun puisse accéder au tissu dans le comté. Je pense que je ferai réparer les routes pour faciliter le commerce et les déplacements, et j'aimerai bien établir des auberges de relais appartenant au comté sur les routes, avec des chevaux frais et de quoi manger pour les voyageurs. Ce sera de toute manière une grosse entreprise, mais peut-être que dans plusieurs années, nous pourrons construire .. quelque chose de plus grand. Peut-être une académie de médecine, avec un hôpital. Ou une Académie militaire. Ou une Basilique, à la gloire de la Damedieu..."

Elle eut un instant de silence. Rien de ce qu'elle avait prévu ne s'était jamais déroulé ainsi qu'elle l'avait pensé au départ ; elle savait bien, dès lors, que tous ces plans pourraient ne jamais voir le jour. Si son époux était reconnu innocent, si elle était condamnée avec lui - tout cela ne serait que de beaux rêves prétentieux, sur lequel il faudrait déjà compter plusieurs années, pour chacun d'entre eux.
Mais pouvait-on s'empêcher complètement d'avoir de l'espoir ?

Au départ, Aurel se mit à croiser les bras. La Dame ne répondait pas à sa question mais il ne l'interrompit pas, se doutant qu'il s'agissait là d'une introduction. Son regard perçant se fit alors appréciateur. Les voies de circulation étaient essentielles pour l'économie d'un pays donc l'idée était excellente. Le reste était un projet qui ne pouvait être réalisé qu'avec des finances stables, dans un deuxième temps, et qui participaient à la pérennité. Il hocha alors la tête avec une moue convaincue. Il n'imaginait pas qu'elle répondrait en parlant d'Odélian mais, soit.

-J'ai également fait refaire les routes. J'ai consolidé les fortifications de ma demeure qui ont pour but de protéger mes gens en cas d'attaque et je rémunère une vingtaine de soldats de la protection de mes terres. Maintenant que je suis assuré de la viabilité du commerce du Kathral, je vais me concentrer sur ce nouveau projet de bassins immergés avant de songer à développer autre chose pour le moment.

Solange esquissa un sourire fier.
Elle n'avait pas imaginé qu'elle se sentirait aussi heureuse de l'approbation de son interlocuteur, ni que leur pensée serait aussi similaire ; aussi l'écouta t-elle avec attention, les mains négligemment déposées sur l'accoudoir.

- "Les bassins immergés seront-ils destinés aux kathrals ? Qu'avez-vous prévu de développer d'autre, par la suite ?"

Puis elle réfléchit quelques secondes, penchant sa tête avec perplexité.

- "Mais j'y pense, comment vous assurer de la viabilité de vos bassins ? Avez-vous fait venir des spécialistes pour vous en assurer ? Comment vous y prendre pour faire savoir à la population que vous recherchez des spécificités précises en matière de mains-d’œuvre ?"

Aurel observait Solange. Sa curiosité la rendait candide mais également touchante. Elle avait beau être épouse et mère, elle n'en restait pas moins jeune et ignorante de bon nombre de choses, son éducation ayant été très limitée. Il ne pouvait qu'approuver sa soif de connaissance. Il tâcha donc de lui répondre au mieux, même si lui-même n'était guère bavard d'ordinaire. Il lui expliqua la façon dont il pensait procéder, commençant par étudier ce dont il avait besoin et profitant de sa présence dans la Capitale pour chercher un artisan, un maître d'oeuvre ou un architecte compétent. Ses clients avaient plus de connaissances que lui et il profitait de ses affaires pour les solliciter afin de trouver quelques noms à contacter. Ce ne serait qu'avec l'avis de quelques spécialistes dans le domaine qu'il pourrait s'assurer que son idée était valide et qu'il pourrait peaufiner les détails afin que son installation demande le moins d'entretien possible et permettre de travailler plus aisément pour chaque manœuvre que ses gens avaient à faire. Un petit tour à la bibliothèque ne lui serait d'ailleurs pas de trop pour mettre ses idées en ordre avant une éventuelle rencontre, estimant qu'il valait mieux avoir l'air de savoir de quoi on parle pour ne pas se faire avoir par quelques sournois. Une petite astuce qu'il lui confia sans mal car même quelqu'un de compétent peut tenter d'entourlouper son client s'il peut en tirer partie. Aurel n'était qu'un petit Seigneur après tout.
Après un long échange, l'ancien militaire raccompagna sa protégée à sa chambre avant de se rendre dans la sienne. Il pouvait au moins être satisfait d'avoir rendu le sourire à la jeune femme, bien qu'il soit lui-même surpris par cette réussite involontaire. Lui-même était peu expressif, comme si le bonheur et le malheur ne l'atteignaient pas. Ou si peu... Pourtant, son interlocutrice semblait voir plus loin que son masque. Même si elle ne pouvait deviner ce qui se cachait en dessous, elle ne s'arrêtait pas à cela.

Et les voilà chacun affublé de chiots assortis...