[Marché] Retour difficile

Sissthylias se frayait un chemin parmi les ruelles encombrées du Puy. Elle portait comme elle le pouvait un imposant sac de toile, rempli de plusieurs pièces de viandes salées pour une meilleure conservation. Peu habituée à des travaux physiques aussi intenses, elle peinait. Totalement torse nue, pour le plus grand plaisir des badauds qui ne manquaient pas d’y aller de leurs commentaires salaces, elle sentait la toile frotter contre son épaule, et esquissait par moment une grimace quand la douleur devenait trop importante. Ses cheveux collait à son front et à ses tempes, autant à cause de la chaleur que de l’effort physique en lui-même. La seule pièce d’étoffe qu’elle portait était une jupe d’une bien meilleure qualité que ce qu’elle avait connu jusqu’alors, et elle était soutenue par une ceinture recouverte d’une feuille d’or portant le signe de Brylyan. Un avertissement pour quiconque hésitant à s’attaquer à la sombre.

L’esclave drow avait l’habitude qu’on lui donne des tâches à réaliser. Combien de fois avait-elle du nettoyer la maison familiale, alors que son père et son maître ne faisait encore qu’une seule et même personne ? Mais rien qui n’aurait pu la préparer à une telle ascension du Puy. Elle avait cru, au début, que sa vie ne changerait pas malgré la vente dont elle avait fait l’objet. Elle avait toujours vécu d’une seule et unique façon et n’avait pas pu en imaginer une autre. Mais force était de constater qu’elle avait eu tord. Heureusement pour elle, il y avait toujours ce point de repère, cette ancre la raccrochant à la réalité, la pièce maîtresse de son univers. Son maître la guidait, réfléchissait à sa place et il ne lui restait plus qu’à s’exécuter.

Construire dans les entrailles des volcans n’est jamais chose aisée, et il reste toujours des nids de poule qui rendent les ruelles traîtresses. Celle qu’empruntait alors Sissthylias pour rejoindre les niveaux supérieurs ne devait pas faire exception. Elle manqua de s’étaler au sol, au risque de laisser s’échapper son précieux chargement. A la place, elle tituba quelques mètres avant de s’appuyer à un mur. Il aurait été dommage de gâter autant de viande, même si au fond elle n’aurait surement eu aucun mal à en récupérer. Son maître n’était-il pas le maître incontesté et incontestable des armées drows, après tout ? Bien sur, tout le trajet qu’elle avait pu faire à la sueur de son front aurait été à refaire, mais mieux valait ça que revenir les mains vides. Après avoir déposé avec attention son chargement, elle entreprit de se masser la cheville.

Elle fut toute fois rassurée, la cheville n’avait rien. La douleur passa rapidement, et ne revint pas alors qu’elle appuyait doucement son pied nu sur la roche. Avec un soupir soulagé, elle s’adossa contre le mur de la bâtisse, à la recherche d’un peu de repos. Il lui restait encore bien du chemin à parcourir avant de pouvoir enfin se débarrasser du sac qu’elle commençait à détester. Se massant doucement son épaule endoloris, elle ferma les yeux et se murmura quelques paroles d’encouragement. Elle n’avait qu’une hâte, c’était de retourner entre les murs protecteurs de la maison de son maître, avec la fierté d’avoir comblé son maître.

Autour d’elle, les manants continuaient de défiler. Beaucoup ne manquaient pas d’observer son corps presque entièrement dénudé, mais aucun n’osait s’approcher afin de laisser libre cours à leurs envies. La ceinture qu’elle abordait fièrement les décourageaient bien assez pour les pousser à passer leur chemin en se contentant de s’être rincé l’œil quelques secondes.

La respiration de la sombre s’était peu à peu apaisée. Elle n’était pas encore épuisée, loin de là, mais une certaine fatigue ne manquait pas d’entraver ses mouvements. Elle ne comprenait pas vraiment pourquoi elle devait ramener la viande, car jamais elle n’avait eu à le faire jusqu’alors. Mais, qu’à cela ne tienne, elle n’était pas de celle qui se posait trop de questions. Elle se contentait de s’exécuter, parce qu’elle avait été élevée ainsi. Il lui était arrivé, une ou deux fois, de s’interroger sur le pourquoi de sa situation. Si sa mère - dont elle ne connaissait pas le nom - n’avait pas laissé la vie pour façonner la sienne, les choses seraient-elles différentes ? Elle n’avait pas su répondre à cette question, et ne l’avait jamais posé à son père. Lui savait surement, mais elle n’était pas sure de s’intéresser vraiment à la réponse. Sa vie était très bien comme elle était.

La ville faisait énormément de bruit. Elle n’était pas habituée à un tel tapage, ayant la plus part du temps évoluée dans les quartiers des nobles, beaucoup plus calmes. Elle n’était donc pas tranquille, et seule la récente douleur qui avait envahie sa cheville et remontée le long de sa jambe l’avait forcé à s’arrêter. Pourtant, elle ne s’était pas senti le courage de repartir, alors même qu’il était évident que sa cheville n’avait au final rien de bien grave. Son épaule, surtout, la tançait assez pour la découragée. Les yeux fermés, elle tentait d’oublier son environnement, tout en se demandant s’il valait mieux changer d’épaule et ainsi ménagée la blessée, ou préservée celle qui était toujours intact.

« Jabbuk… »
Maître…

Ce simple mot, à peine prononcé, lui redonna un peu de courage. Elle s’imagina le regarder manger la viande qu’elle lui aurait apportée, et un léger sourire étira le coin de ses lèvres, venant contrastée avec ses traits légèrement tirés par la douleur. C’est ce moment que choisi un drow pour s’approcher, en toute impunité. Sa voix la tira de sa rêverie, et elle sursauta légèrement, avant de se mettre sur la défensive. Son regard termina de la surprendre, jamais elle n’avait vu de tels yeux. Elle avait déjà entendu des histoires sur ces étendus d’eau à perte de vue, que l’on nommait océan. Elle se demandait si les eaux profondes avaient la même couleur que les pupilles qui la fixaient alors. Le reste de sa personne était beaucoup plus banale, il était difficile pour quelqu’un de sa condition de s’extasier devant la beauté de ses congénères. Elle en avait vu beaucoup, des beaux, des moins beaux, des forts, des faibles… Mais aucun qui ne possédait de tels yeux, et ce serait surement l’une des seules choses qu’elle conserverait de cette entrevue. Avec sa question, peut-être.

« Usstan... Usstan xuat zhaun... »
Je… Je ne sais pas…

La question, aussi inhabituelle qu’inattendue, la laissait hésitante. Depuis combien de temps proposait-on son aide à une esclave ? Elle-même ne savait pas si elle avait simplement le droit d’accepter. Son maître le lui avait bien dit, elle ne devait recevoir aucun ordre qui ne venait pas de lui… Devait-elle considérer cette demande comme un ordre ? Auquel cas elle se devait de refuser, car tel était la volonté de son maître.

« Ele ? Ele zhal’la dos xxizz natha rothe ? »
Pourquoi ? Pourquoi voudriez-vous aider une esclave ?

Sur la défensive, elle observait son sauveur inopiné. L’idée d’avoir une aide au moins jusqu’au passage permettant de monter aux étages supérieurs était loin d’être la malvenue, mais il y avait cette peur de déplaire qui l’empêchait de saisir l’occasion sans regret.

La pauvre Sissthylias allait de surprise en surprise. Elle ne s’attendait pas du tout à ce type de réaction. Mais qui était-il, lui qui de ses yeux bleutés la contemplait comme si elle était la dernière des misérables. Car il s’agissait bien de pitié qu’elle lisait dans ce regard si particulier. Il n’était pas le premier à la regarder ainsi, même si la chose restait suffisamment rare pour qu’elle s’en étonne toujours. Et pour cause, elle n’en comprenait toujours pas l’origine. Elle était une femelle, certes, mais elle pouvait très bien soulever un sac rempli de viandes. Son maître lui avait ordonné de lui ramener, et elle le ramènerait, quoi qu’en pense ce drow.

« Ol anika’selg’tarn. »
Ca n’a pas d’importance.

Qu’est-ce qui n’avait pas d’importance ? Qu’il veuille l’aider, qu’elle n’était qu’une femme ou qu’il la pense incapable de mener à bien les tâches qu’on lui confiait. En vérité, elle n’était pas à l’aise, car elle se trouvait dans une situation qui restait relativement rare. Il ne s’agissait pas d’une entrevue organisée par le maître, elle n’était pas prêtée à un sombre… En réalité, cette rencontre était totalement fortuite.

« Usstan shlu’ta heru-nga nindol lozz’kiz... »
Je peux supporter ce poids…

Sa voix n’était pas forcément très assurée, et elle évitait de croiser le regard du sombre. Le pouvait-elle vraiment, alors que son épaule criait pitié ? Elle doutait que l’autre tienne vraiment plus longtemps, et regrettait de ne pas avoir fait deux voyages. Maintenant, elle devait se rendre à l’évidence, elle se retrouvait avec un sac bien trop lourde pour elle, et il allait lui falloir le reste de la journée pour l’amener jusqu’à l’appartement de son maître. Elle cacha tant bien que mal son malaise à cette pensée, se concentrant sur la question qui lui était posée. Elle tendit négligemment sa main vers les tunnels permettant d’accéder aux étages supérieurs.

« Ussta jabbuk dron ghil. »
Mon Maître vit là bas.

Il y avait quelque chose, dans sa voix, une intonation, quand elle prononça le mot « maître » qui dépassait la simple servitude. Un mélange de fascination et d’adoration, fruit de toute une éducation. Pour sa race, de tels sentiments étaient un signe de faiblesse, et pourtant c’est d’eux que Sissthylias tirait sa plus grande force. Grâce à eux, elle n’avait pas besoin de douter, elle n’avait pas besoin d’être « heureuse », elle n’avait pas besoin de tendre vers une vie meilleure. Sa vie était ce qu’elle était, et son bonheur était celui de son Maître. Au final, elle était surement bien plus heureuse que le drow qui lui faisait face. Ce dernier tendit le bras vers son précieux sac et son cœur fit un bond dans sa poitrine. Avant qu’elle n’ait le temps de réagir, il était déjà bien calé sur son épaule. Le visage de l’esclave se teinta alors de plusieurs sentiments contradictoires. La peur, la colère, l’hésitation… Le poids ne semblait pas le déranger, lui.

« Usstan shlu’ta xun nindol maglust… »
Je peux le faire seule…

Là encore, sa voix manquait de détermination, mais cela ne l’empêcha pas d’entamer un geste afin de se saisir du sac, envers et contre tout. Sauf qu’il ne lui en laissa pas l’occasion, rompant le silence qui s’était installé en lui livrant son prénom, ce qui n’était guère surprenant, les gens aimaient savoir que leur interlocuteur pourrait parler d’eux ensuite. Se voir par contre interrogée sur son propre nom lui fit s’écarquiller légèrement les yeux, la stoppant dans son geste.

« Ussta… Ussta kaas zhah Sissthylias… »
Je… Je m’appelle Sissthylias.

Quand la peau du sombre l’effleura, Sissthylias retira vivement sa main, et ses yeux étincelèrent un instant d’une réelle révolte. L’espace d’une seconde, elle n’eut plus rien de la docile esclave qu’Elge voulait absolument aider. Elle cracha presque ses mots.

« Xuat xta’rl uns’aa ! Naut xuileb ussta Jabbuk inthigg ! »
Ne me touche pas ! Pas sans l’accord de mon maître !

Elle se calma rapidement, et repris l’attitude qui la caractérisait depuis l’arrivée du jeune sombre, faisant tout de même un léger pas en arrière pour s’éloigner. Elle se frotta discrètement la paume de sa main, en se forçant de soutenir ce regard qui aurait pu contenir le ciel, comme pour soutenir l’avertissement qu’elle lui avait donné avec une violence rare venant d’une drow qui n’avait fait que subir depuis la naissance. Il lui demanda alors où elle devait se rendre et elle le lui indiqua. Et, continuant sur la voie qu’il semblait avoir empruntée depuis qu’ils se parlaient, il décida de la surprendre de nouveau. Une simple phrase, mais qui résumait toute sa vie. Elle ne put que le regarder, sans rien dire, comme elle aurait observé un enfant affirmant que le soleil brillait. Elge n’avait pas de Maître à proprement parlé. Il avait certainement un supérieur, la société sombre était ainsi faite. La seule différence entre lui et elle, c’était qu’il pouvait espérer un jour le dépasser. Sissthylias ne le pouvait pas, et ne le voulait pas, de toute façon.

Finalement, il semblait qu’elle ne récupérerait jamais son sac. La pauvre, oubliant son accès de rage, commençait à se demander si elle pourrait le reprendre un jour. Elle ne tenait pas à ce qu’on puisse voir qu’elle avait été aidée, de peur que son Maître croie qu’elle répugnait à obéir à ses ordres. Elle se mordit donc la lèvre inferieure, quand il lui proposa de le lui rendre un peu avant qu’ils n’arrivent. Son regard oscilla quelques fois entre l’objet de ses tourments et le visage quelque peu fascinant du drow… Il lui demanda alors qui était son Maître et ses yeux s’étrécirent. Loin de satisfaire le sombre, elle surenchérit.

« Ele xun dos xxizz uns’aa ? Usstan xuat kampi’un. »
Pourquoi m’aides-tu ? Je ne comprends pas.

C’était une question censée. On n’aidait pas une esclave, tout simplement parce qu’elle faisait les tâches dont personne ne voulait. Jamais son père n’avait proposé son aide quand elle peinait, bien au contraire. Et sa grand-mère était encore pire, en rajoutant quand elle voyait que sa petite fille commençait à fatiguer. Elle avait été curieuse, jusqu’alors, mais elle devint soupçonneuse. Tout le monde connaissait son Maître, et elle portait son symbole bien en vue. Essayait-il de l’utiliser pour s’en approcher sans prendre de risque ? La dernière chose qu’elle souhaitait, c’était être utilisée contre lui, d’une quelconque façon.

« Vel’bol ph’dos ilro’e xundus ? »
Qu’es-tu en train de faire, exactement ?

Elle posa les mains sur ses hanches et ne bougea plus, le jaugeant du regard, à la recherche d’un indice la mettant sur la voie de ses motivations. Il ne réagissait pas comme elle en avait l’habitude, aussi cherchait-elle des raisons à cet étrange état de fait… au risque de se tromper lamentablement. Un œil extérieur à la scène aurait sans doute trouvé amusant de voir l’esclave fuir avec autant d’insistance ce qui lui voulait de bien et tendre les bras à ce qui lui voulait du mal.

Ainsi, il suivait son « instinct » ? Cet Elge devait prendre plaisir à tourmenter la simple esclave qu’était Sissthylias, s’il affirmait que l’instinct d’un drow le poussait à aider une inférieure comme elle. Elle était une esclave, une personne sans droit, sans but, sans opinion. Tout dépendant d’une seule et unique personne, Brylyan Naerth. Aussi, si son instinct devait souffler quelque chose à Elge Venoch, ce ne serait pas de l’aider, mais plutôt de l’empêcher de mener sa mission à bien, par jeu. La seule chose qui l’en empêchait était la ceinture, car il ne ferait pas croire à la jeune sombre qu’il n’avait pas même jeté un œil sur elle.

« Lil’Karliik Glen. »
Le Karliik Glenn.

Nul besoin de détailler plus, ce simple titre suffirait, et pour cause, il n’était porté que par une unique personne. Sa voix était hautaine, arrogante, et pleine d’admiration, car elle était fière d’être l’esclave d’un tel drow. Jamais elle n’avait nommé son père avec une telle dévotion. Si la valeur d’une esclave se mesurait à celle de son propriétaire, alors elle était une esclave de luxe, et elle lui en était reconnaissante rien que pour cela. Peu importe ce qu’il lui ferait ensuite, il lui avait donné la meilleure position possible pour son état. Il était tout de même étrange de répondre à une question dont on était persuadée que la réponse était déjà connue, aussi observa-t-elle avec attention le visage d’Elge, à la recherche d’un quelconque signe qui pourrait l’aidait à comprendre son raisonnement.

Il y avait autre chose qui la dérangeait, cette insistance avec laquelle il regardait son visage. Elle n’était pas stupide, et connaissait son rang : elle ne devait pas regarder un drow libre dans les yeux. Peut-être se le serait-elle permis s’il l’y avait autorisé expressément, mais pour l’heure ce n’était pas le cas et elle devait donc laisser traîner son regard ailleurs. Le sac était ce qu’elle observait le plus, par méfiance. Elle n’osait imaginer ce qui lui arriverait si par hasard il le lui volait. Mais voilà, il était difficile de ne pas rendre son regard à quelqu’un qui cherchait vos yeux avec autant d’assiduité. Pour ne pas être tentée, elle se détourna totalement et fit mine de reprendre la marche…

… sauf qu’il ne semblait pas être du même avis. Elge lui demanda si elle voulait le voir lui rendre le sac. C’était cruel, en un sens, car elle s’était résignée à être aidée. Car oui, elle avait besoin d’aide, elle sentait son épaule encore à fleur de peau, et si elle n’avait plus mal, elle n’avait aucun doute quant à la punition d’une nouvelle tentative avec le sac de viande. Mais il y avait toujours ce doute, ce sentiment de trahir son Maître qui pourtant lui faisait confiance.

« Dos orn nez naubol ulu xxizz uns'aa, nau belbol, nau g'rftte. Usstan zhal naut telanth bauth dos ulu ussta Jabbuk. »
Tu ne gagneras rien à m'aider, pas de faveur, pas de félicitation. Je ne parlerai pas de toi à mon Maître.

Autant être honnête jusqu’au bout. Si c’était vraiment ce qu’avait recherché Elge Venoch en l’aidant, alors il se détournerait et s’en irait. Sinon, Sissthylias estimait qu’elle ne risquait rien à se faire aider. Bien sur, elle mentait, elle ne prendrait pas le risque de dissimuler une telle chose à Brylyan. Elle lui raconterait tout, en détail, ainsi que la réponse à cette fameuse question, implicitement lancée. « Que cherches-tu à gagner dans cette affaire ? ». La réponse de l’instinct ne la convainquait pas, loin de là. Les drows agissaient par profit, et il en allait de même pour celui qui si généreusement lui tendait la main.

Comment pouvait-il en être autrement ?