[Onirique] Sous l'oeil vigilant d'Eris

« Je n’en attendais pas moins d’une mousse aussi appliquée que toi. »

Ah… sacrée Kassandra. L’orage était passé, désormais, les deux esprits s’étaient calmés d’eux même et la suite de la discussion s’annonçait bien plus calme que son commencement. C’était une bonne chose, en fait, perdre la rouquine aurait fortement déplu au capitaine de l’Onirique, pour une raison obscure. Mais Ajilah marchait au plaisir et à l’instinct, et s’il voulait garder Kassandra avec lui, alors ainsi en serait-il. Il n’était pas du genre à se mettre martèle en tête en maudissant ses réactions et ses aspirations, non… Lui allait au bout des choses, sans se soucier du reste. En réalité, il était un être profondément égoïste, mais qui parvenait tout de même à mettre son travers au service de ses hommes. Il allait là où personne d’autre n’irait non pas à cause d’une fierté mal placée ou autre… mais parce qu’il aimait le défi, et c’était bien souvent ce qui avait fait la différence. C’était précaire, mais pour le moment, ça fonctionnait.

« Tu m’as demandé d’être franc, j’aurais apprécié que tu en fasses autant. »

Son regard se fit pénétrant alors qu’il la sondait quelques instants, avant d’hausser à son tour les épaules.

« Mais soit, n’en parlons plus. »

Vexer ? Pas vraiment, il n’avait aucune raison d’attendre de la rousse une honnêteté à toute épreuve, pas après les épreuves - justement - qu’il lui infligeait sans le moindre remord. Mais tout de même, il aurait apprécié qu’elle suive ses propres règles, et qu’elle lui épargne des heures d’enquête. Tous deux savaient qui il était et ce dont il était capable… Et interroger un ivrogne n’était pas la pire chose qu’il pouvait faire.

« Apprendre que je peux désormais tenir ton soutien pour acquis est un soulagement, dans tous les cas. »

Car sur ce dernier point, il la savait sincère. Pourquoi ? Son instinct, lui qui ne l’avait jamais trompé, le lui murmurait avec insistance. C’était d’ailleurs amusant… « Méfie toi » et « Fais lui confiance » étaient deux choses bien contradictoires, mais c’était ce qu’il ressentait quand il était avec elle. Un mélange étonnant et détonnant, comme la jeune femme. Fouillant dans sa poche, il récupéra la clé de son « antre » et la lui lança négligemment, en faisant bien attention à ne pas viser par-dessus le bastingage. Il aurait été dommage de perdre le précieux morceau de métal.

« Tiens, elle est à toi jusqu’à demain matin. Juste une chose, tu peux regarder, mais ne touche pas aux cartes, même si l’envie de les ranger te démange. Je n’apprécierai pas la plaisanterie. »

Il lui coula un regard lourd d’avertissement, puis il reprit un visage plus avenant.

« Que vas-tu faire, désormais ? »

Passer à autre chose, hein ? Le plus amusant était qu’aucun des deux n’allaient oublier les paroles échangées… Kassandra se souviendrait de l’insistance de son capitaine, Ajilah lui garderait en mémoire les menaces et les faux semblants. Surtout les menaces. Car s le demi-elfe détestait bien quelque chose, c’était des menaces inconsidérées, même prononcées sur le coup de la colère. Bien entendu, il ne serait pas aussi méchant qu’il devrait, mais il comptait bien lui faire payer… gentiment sa petite erreur de parcours. Mais soit, il fallait passer à autre chose.

« La confiance est une vertu, je ne suis pas vertueux. »

Il esquissa de nouveau un sourire moqueur, secouant légèrement la tête. Il n’avait réellement confiance qu’en lui-même, la piraterie était un monde dur où la fraternité côtoyait la méfiance en permanence. Même Haer n’avait pas la confiance d’Ajilah, et pourtant les deux étaient « amis » depuis trois ans. Alors Kassandra, même s’il avait de l’affection pour elle, était loin de pouvoir prétendre à un tel honneur. Mais il lui répugnait de briser ses illusions.

« Tu sais bien que je ne te mérite pas. » Grand sourire, il n’avait pas pu s’en empêcher.

Bon, il abusait un peu, mais au moins, il était sûr de détendre un peu l’atmosphère. Kassandra n’aurait aucun mal à aller dans son sens, pour une fois qu’il se dévalorisait même en plaisantant. Ceux qui croyaient qu’il était difficile de faire plaisir à une femme n’avaient tout simplement pas compris qu’il suffisait d’aller dans leur sens pour qu’elles soient ravies. Pauvres hommes, sans défense face aux charmes féminins, Ajilah les aurait presque plaints, mais il devait bien avouer qu’il trouvait ça amusant.

« Enfin, c’est pour ça que tu m’aimes. »

Parce qu’il ne fallait pas qu’elle croit qu’elle était toute puissante, eh, il avait quand même sa fierté. Il lui lança la clé et écouta son rire comme une petite récompense… Bon, il devait bien avouer qu’il aimait bien son rire, il était presque aussi agréable que ses mimiques énervées. Elle les rattrapa lestement et sembla réfléchir un instant… Ce fut à son tour d’éclater de rire.

« Une invitation, vraiment ? C’est… tentant. »

Il la jaugea du regard. Il n’avait pas prévu ça, il devait bien l’avouer. Bon, ça ne le dérangeait pas vraiment, Kassandra était loin d’être laide et elle avait des charmes qu’il ne pouvait résolument pas bouder. Il était un homme, après tout.

« Et pour y faire quoi ? La dernière fois, je me suis réveillé avec un mal de crâne assez horrible, j’ai un peu peur de m’y aventurer de nouveau. »

Bon joueur, il rappelait sa presque défaite… sans oublier de briser le mythe de la presque victoire de la rouquine.

Ajilah n’était pas peu fier de lui. Il avait réussi à désamorcer la catastrophe qu’il avait lui-même mis en branle, et ce n’était pas un petit exploit, quand on connaissait le caractère très explosif de Kassandra. Ils s’étaient embarqués sur un statut quo aussi confortable qu’inutile… aucun des deux n’avait le caractère pour simplement passer l’éponge. Ils avaient été trop loin, surement de la faute du capitaine… quoi qu’il ne l’avouerait jamais. Mais cela ne le dérangeait pas, bien au contraire. C’était une sorte de défi, survivre à la furie de la lionne et pouvoir appliquer sa propre vengeance en toute impunité… Un joli rêve, mais il avait les moyens de le mettre en œuvre. Après tout, n’était-il pas le capitaine ?

Pour l’heure, la discussion était entière tournée vers l’amusement et la légèreté. Une ambiance qui n’était pas pour déplaire au sang-mêlé qui, s’il aimait la confrontation, n’en restait pas moins homme et avait besoin de souffler de temps en temps. Esquissant un sourire alors que Kassandra entra dans son jeu, il baissa légèrement la tête, mimant la honte alors que son regard pétillait malgré lui.

« Je ferais de mon mieux. »

Il aurait pu pousser le vice un peu plus loin et ajouter un « Tu m’apprendras ? » niais mais ô combien évocateur… Mais il s’abstint. Mieux valait garder quelques cartes pour plus tard, s’il se laissait aller trop vite à la plaisanterie, qui savait où il pourrait se retrouver ? Dans sa propre cabine, saoul comme le premier des ivrognes, une rouquine confortablement installée sur son torse ? Le réveil avait été désagréable, certes… Mais le jeu n’en avait-il pas valu la chandelle ? Il devait avouer que, du peu qu’il s’en souvenait, Kassandra était une virtuose dès qu’il s’agissait d’utiliser ses doigts.

« Et tellement agréable. »

Oui, c’était agréable. Rêver était un moteur, le sien depuis bien des années. C’était ses rêves, ses désirs qui le maintenaient hors de l’eau de l’apathie. Philosophe, Ajilah l’était, au moins un peu. Il avait sa propre façon de penser, sa propre façon de concevoir le monde… incroyablement égoïste, certes, mais néanmoins terriblement efficace, et il n’avait jamais rencontré personne qui avait pu décemment le contredire sans le faire éclater de rire. Elle réagit de façon plutôt positive à sa « surprise » improvisée, acceptant la clé et… poussant le vice jusqu’à l’inviter dans sa propre cabine ! Il éclata de rire. Un vrai rire, ni moqueur, ni méprisant, un rire qui n’avait d’autre but que d’exprimer son amusement et sa joie. Ah… sacrée Kassandra ! Si son capitaine riait souvent, elle avait eu le privilège de faire naître l’un de ses plus simples, et peut-être l’un de ses plus agréables à l’oreille. Lui ne faisait pas grincer des dents. Il était tenté, d’un coup.

« Hum… »

Mais déjà, elle s’éloignait, la clé fièrement serrée dans son poing. Il ne la suivit pas directement, la laissant s’éloigner alors qu’il pesait le pour et le contre. Mais il était Ajilah, non ? Celui qui ne prenait pas le temps de réfléchir et qui fonçait dès que quelque chose lui plaisait ? Kassandra lui plaisait, à sa façon. Attention, pas à la façon du bel amant courtisan sa dame avec classe et élégance, non… Il pouvait l’être, bien sûr, mais il était avant tout naturel. Que cela plaise ou non, peu lui importait. Impatiente de rejoindre son antre, elle lui demanda si elle était de la partie.

« A une seule condition. Tu restes sage, et tu ne casses rien… tant que je suis là. Je sais qu’il est trop demandé à une femme de laisser intact les endroits dans lesquels elle s’installe, même très peu de temps. »

Il franchit la distance qui les séparait, et esquissa un léger sourire.

« Me conduirez-vous chez vous, très chère ? »

Quelle valeur donner à la parole d’une femme ? Surtout une femme comme Kassandra. En plus, elle était rousse, et c’était bien connu que les roux n’avaient pas… Enfin, vous connaissez la suite. Toujours était-il qu’Ajilah demandait à voir avant de croire, monstre de doute devant la gente féminine qu’il ne déconsidérait pas tant que cela, au final. Après tout, n’avait-il pas deux femmes à bord ? Oh, certes, elles étaient toutes deux mousses, et il n’avait pas été un tendre avec Sendra, mais… il leur avait ouvert les portes bien trop souvent closes de la piraterie. Il leur avait permis de goûter à une vie honnie, mais une vie vivante, la seule qui valait la peine, selon lui, d’être vécu. Misogyne, il l’était surement dans les paroles, mais il laissait tout de même sa chance. Peut-être un héritage de son père ? Il ne s’était jamais posé la question.

Joueur, il lui demanda de la conduire dans sa cabine. Il se saisit de son bras avec un sourire, et se laissa entraîner. Il prit un malin plaisir à observer les quelques réactions que l’étrange couple qu’il semait avec sa mousse faisait naître. Oh ! Il devait le jalouser, certainement. Kassandra était une très belle femme, idéale pour un pirate qui voguait sur l’indomptable Eris le jour, et qui cherchait la même chose la nuit. Ajilah savait, sans l’ombre d’un doute possible, qu’on lui prêtait une faiblesse face à la sulfureuse. S’ils savaient, les idiots… Il n’était pas du genre à se cacher pour préserver les apparences. Ils se retrouvèrent bien vite devant la porte de son antre… Sa cabine. Il aurait pu y vivre, trésor de désordre incomparable où s’entassaient cartes et autres documents divers. Il y avait aussi un lit, bien souvent défait, dans une pièce plus petite dissimulée juste derrière. Elle prit son temps pour l’ouvrir, et le laissa entrer. Il crut distinguer un léger bruit, grâce au petit d’ouïe supplémentaire que lui donnait son héritage, mais il ne fit pas le lien avec ce qu’il était vraiment…

Ils étaient enfermés, et il ne se doutait de rien.

Il engloba la pièce du regard, avant d’observer son… invitée ? On ne pouvait pas vraiment dire ça, ils avaient beau être chez lui, c’était lui qui restait l’invité, et non le contraire. Etrange situation, en vérité, mais il avait décidé de jouer le jeu.

« Je reste un homme, il me faut un peu de désordre pour me sentir à l’aise. »

Il secoua la tête alors qu’elle prenait la direction de sa réserve d’alcool. Un petit coffre qu’aucune clé ne pouvait ouvrir, mais qu’un petit coup de pied adroitement placé déverrouillait. Il le faisait depuis si longtemps maintenant que le geste était ancré en lui, une sorte de reflexe. Mais Kassandra elle n’y arriverait pas si facilement. Il hésita à la prévenir, mais décida de s’amuser un peu.

« Encore ? On a déjà joué au jeu du "celui qui bois le plus" une fois, on ne va pas recommencer, quand même. »

Elle l’avait vu agir, avait vu la façon négligente dont il avait ouvert le coffre… Essaierait-elle de l’imiter, quand elle verrait l’état pitoyable de la serrure ? Qu’elle essaie, il doutait fort qu’elle parvienne à quelque chose du premier coup. Il avait hâte de savoir.

Il y avait toujours quelque chose de jouissif dans le fait de voir un événement prévu, attendu, espéré, se produire enfin. Un coup d’œil avait suffit à la rouquine pour comprendre qu’il n’y avait plus aucune clé capable d’ouvrir la serrure qu’elle convoitait, et comme elle n’était pas bête - ce dont Ajilah n’avait jamais douté, d’ailleurs - elle s’était souvenu du sésame avec une rapidité déconcertante. Il ne lui avait pas fallut bien plus de temps pour tenter sa chance et… échouer lamentablement. Le pied se reposa sur le plancher sans que le coffre n’ait seulement bronché, et elle lança un regard méfiant à son capitaine qui avait toute les peines du monde à ne pas éclater de rire. Il haussa simplement les épaules, conscient que n’importe quelle autre réaction serait de trop.

« Je suis sûr que tu y arriveras, un jour. »

Voilà pour l’intervention de trop.

Ah, il l’aimait bien, sa mousse. Elle était bien différente de Sendra… Et pour cause, elle était ce que la gamine maladroite et dépressive qu’il s’amusait à torturer depuis quelques années déjà avait des chances de devenir, un jour… Si elle se libérait l’esprit des chaînes inutiles qu’elle avait passées comme des colliers. Kassandra osait, et osait encore… Mais elle allait apprendre qu’il ne fallait pas trop s’obstiner, surtout quand il fallait faire flancher un coffre fait de bois et de métal. Quand l’insulte fort bien choisie résonna dans sa cabine, le pauvre homme ne put cette fois retenir son hilarité. A noter que sa bonne humeur ne l’empêcha pas de noter une fois encore que la victime improvisée de sa misérable cachette d’alcool était une femme superbe. Superbe, et désirable.

« Un peu d’aide ? »

C’était joué avec le feu, mais Ajilah était un favori d’Eris, et le jour où il craindrait une flamme, qu’elle soit d’Arcam ou de Mogar, n’était pas encore venu. Surtout qu’il n’était pas non plus si faible que ça, et qu’il voyait dans cette proposition - tout à fait innocente au demeurant - un moyen comme un autre de taquiner la jeune femme. Il observa la courbe parfaite de la chaussure vengeresse, et esquissa un sourire quand elle tapa mollement contre le fauteur de trouble. Le pauvre n’avait déjà pas mérité ses coups de pieds, voilà qu’il devait maintenant subir cette agression d’un nouveau genre ?

« Tu es injuste. Je suis sûr que si tu prenais le temps de le connaître, il t’apparaîtrait toute suite plus agréable. »

Ajilah élevait parfois le foutage de gueule au niveau d’art, au grand désarroi d’un entourage qui devait en permanence se souvenir qu’il était capitaine et qu’il ne fallait pas se jeter sur lui pour l’étrangler. A se demander comment il avait survécu si longtemps sans la protection que lui offrait son grade relativement neuf - mais on s’habituait vite à être le capitaine.

« Un nouveau jeu, hein ? C’est vrai qu’il y a un bon moment que nous n’avons pas joué. »

Il lui fit un clin d’œil complice, alors qu’il se remémorait les derniers jeux… Ils n’étaient pas si nombreux, d’ailleurs. Et ne s’était jamais fini réellement. Bah, les meilleures parties étaient les plus longues, c’était durant celles là qu’on pouvait à loisir tester l’endurance de l’adversaire. Endurance dont il avait frôlé les limites quelques secondes plus tôt.

« Dis-moi, Kassandra. Maintenant que tu as pu te familiariser avec la bête, l’Onirique te convient-il ? »

Question piège ?

« Il est intimidé, je dirais. »

Pauvre Kassandra, elle ne devait pas avoir prévu pareil scenario quand elle avait reçu la clé de la cabine de son capitaine. Ajilah non plus, d’ailleurs, qui n’avait à aucun moment prévu de se moquer ainsi d’elle. Mais la pauvre lui offrait de telles occasions qu’il ne pouvait décemment pas passer à côté sans l’offenser, tout simplement. Comment aurait-elle réagit s’il n’avait pas réagi en la voyant s’acharner sur un pauvre assemblement de bouts de bois épars ? Elle ne l’aimait pas simplement parce qu’il avait un joli navire portant un aussi joli nom - quoi que ça devait aider, en quelque sorte, mais il ne s’en offusquait pas - mais bien parce qu’il avait un caractère unique qui ne méritait pas d’être bridé injustement.

« Je n’oserai pas, pas tant que je ne serais que l’humble et chanceux invité, en tout cas. »

Tu parles… Il était chez lui, et il y avait quelque chose dans son attitude qui le prouvait. Il connaissait cette cabine comme s’il l’avait faite, y avait passé ses journées et ses nuits, parfois des mois durant. Il ne pouvait tout simplement pas faire comme s’il était intimidé, comme s’il découvrait, non… Il savait exactement où se trouvait chaque composante de ce tout qu’était son foutoir organisé. D’ailleurs, il y avait une carte qu’il avait oublié de « ranger », et il mourait d’envie d’aller la remettre à sa place. Mais il ne lui accorda pas même un regard, il fallait avouer qu’il y avait plus… intéressant à voir. Le faisait-elle exprès ? Le demi-elfe en aurait mis sa main à couper ! Mais il n’allait pas s’en plaindre, car s’il savait encore se contrôler, il savait encore apprécier les spectacles qu’on lui offrait.

« Addictif ? Mouais… Il y a mieux, je dirais. »

Tellement mieux. La boisson n’était pas le péché mignon du capitaine de l’Onirique, loin de là. Il préférait de loin l’adrénaline, celle qui ne s’obtenait que quand on risquait quelque chose, sans aucune certitude de réussite. Celle qu’il ressentait quand il voyait brûler sa marque, sur la place d’un village déjà partiellement en feu. Cette adrénaline là, celle qui faisait que dans certaines contrées, on le prenait pour un monstre. Mais il n’était qu’un homme, mais un homme qui s’assumait pleinement. Il n’aimait pas tuer, pas plus que cela, et il n’était pas rare qu’il laisse derrière lui plus de blessés que de cadavres… Mais il aimait voir ses victimes tenter l’impossible pour s’en sortir, il aimait les voir fuir devant lui, pauvres moutons sans cervelles, incapable de réfléchir par eux-mêmes.

Il esquissa alors un sourire alors qu’il lui demandait comment elle trouvait sa nouvelle vie à bord de l’Onirique. Une drôle de question, surement, et pourtant… Il était toujours intéressant de savoir ce que ressentait le mousse, quand on était capitaine et coupé des réalités du membre d’équipage. Demander à un, c’était une façon comme une autre de prendre la température de toute la population qui composait sa « nation ».

« Mais… Ne savais-tu pas que ton avis m’intéressait ? Enormément ? »

Oui, bon, il pouvait très bien vivre sans. Ajilah était ce genre d’êtres qui se satisfaisaient à eux-mêmes. Du moment qu’il était d’accord avec ses idées, tout allait bien. Une façon simple de voir les choses, mais qui ne l’avait jamais déçu.

« Je pense que la plus part de tes frères sont pris d’envie incestueuse quand ils te voient. » ajouta-t-il, amusé.

Ajilah esquissa un léger sourire. Mourir déshydraté ? C’était un risque, bien entendu, mais il était prêt à le prendre. Parce qu’il n’était pas, étonnamment, un pirate avide de boisson, et qu’il se savait moins résistant que Kassandra quand il s’agissait d’endurance éthylique. Sa fierté en prenait un coup, certes, mais c’était toujours mieux que de se réveiller dans sa propre cabine, le crâne martelé, et une - magnifique, certes - rouquine se servant de son corps comme d’un matelas.

« Courage, nous pouvons le faire. »

Il l’observait l’air de rien, autant son corps offert à son regard pas vraiment chaste et pas du tout pur que les yeux violines de la rouquine. Que regardait-elle au juste ? Admirait-elle le désordre ambiant ? Le chaos organisé qu’il avait élaboré au fil des années. Chaque objet était à la place qui était à la sienne, parfois sous un tas de carte, parfois au dessus, parfois derrière un coffre, parfois sous un lit… Cela dépendait de l’objet considéré, en fait. Mais cela, Kassandra ne pouvait sans doute pas le comprendre. Elle était une femme après tout. Un sacré bout de femme, certes, mais tout de même. Il aurait été près à parier qu’elle aimait l’ordre, ne serait-ce que l’ordre naturel qu’elle s’était imaginé, où elle dominait son monde, à la baguette.

« Ma pauvre, si tu savais à quel point je peux être fort. »

Elle voulait jouer à ça ? Il n’était pas vraiment du genre à renier les compliments qu’on pouvait lui faire, aussi hypocrite soient-ils. C’était le meilleur moyen qu’il avait trouvé pour les éviter, d’ailleurs. A les prendre toujours au premier degré, il arrivait toujours à énerver ceux qui voulaient se moquer de lui… Les pauvres finissaient par maudire ce capitaine obtus et lui déballaient tous ce qu’ils avaient sur le cœur, ce qui équivalait bien souvent à « beaucoup », quand on connaissait le caractère social d’Ajilah. En réalité, la véritable force du demi-elfe n’était pas physique, même si son sang mêlé lui donnait quelques avantages bienvenus.

Il esquissa son éternel sourire en coin, à mi-chemin entre moquerie et amusement, quand elle lui demanda son petit plaisir. Il en avait tellement, en réalité, mais ils pouvaient se résumer à une seule chose, simple, évidente… A sa liberté absolue, qu’il chérissait tant, et qu’il ne sacrifierait pour rien au monde.

« Me faire plaisir. »

On aurait pu croire à une plaisanterie, à une quelconque tentative pitoyable d’éluder la question, mais il y avait quelque chose dans son regard qui disait « Ecoute, et n’oublie pas, Kassandra, ce que je viens de dire ». Car telle était la clé pour comprendre Ajilah, le fameux et controversé capitaine de l’Onirique. Comme pour détendre un peu l’atmosphère, qui tournait au solennel, il lui demanda ce qu’elle pouvait penser du navire qui était devenu… disons, son foyer. Sa seconde famille, du moins c’est ce qu’elle affirma, et il s’amusa à relever le fait que sa chère famille pouvait très bien se relever incestueuse.

« Tu es une créature sublime, ne le savais-tu pas ? »

Sincère ? Peut-être, peut-être pas. C’était toujours dur, avec le demi-elfe, de savoir ce qu’il pouvait réellement penser.

Kassandra, une faible femme ? Oh, d’un point de vue terre à terre, c’était potentiellement vrai. Elle n’était pas taillée pour le combat, loin s’en fallait, et une bonne droite dans son visage d’ange avait de grandes chances de l’étourdir et pas qu’un peu. Mais pouvait-on réellement dire qu’elle était faible ? Elle était sur l’Onirique depuis un moment déjà, et elle ne s’était toujours pas faite violée… Bien entendu, on pouvait souligner que le fait que le capitaine ait constamment un œil sur elle la protégeait, en quelque sorte, mais tout de même, il s’agissait d’un exploit à part entière. Pire, ou mieux, elle s’était presque faite acceptée, malgré quelques rabat-joies qui continuaient à grommeler que sa présence ne pouvait rien faire de plus qu’apporter le malheur sur le vaisseau.

« Ta faiblesse vaut sans doute ma mansuétude. »

Et il était bien connu sur le navire que si Ajilah n’était pas rancunier, il ne pardonnait jamais. Qu’on le trahisse un jour, et il était certain qu’il ne tendrait plus jamais la main… quitte à laisser crever le fautif lors d’un raid. Parfois, la faute était si grave qu’il prenait de vitesse le temps capricieux et appliquait lui-même sa sentence. Mais comme il ne maudissait pas ensuite le défunt en lui promettant les milles tourments d’Eris, on ne pouvait pas réellement dire qu’il l’avait fait par rancune, juste pour se soulager d’un trop plein de tension.

« Alors tout va bien. Depuis le temps que tu me supportes, tu as eu tout le loisir de le remarquer, encore et encore. Dans le cas contraire, je serais obligé de m’inquiéter, car mon apprenti pilote n’aura pas la vue nécessaire à sa future fonction. »

Ou comment contrer avant qu’elle n’arrive le banal « Ah bon ? J’aurais du ? Ce n’était pas très flagrant, pourtant. ». Après, il n’était pas naïf, il connaissait les trésors d’ingéniosité de la mousse, elle trouverait bien un moyen de le gratifier d’un retour de bâtons bien senti. Et il répliquerait alors, et elle ferait de même… et le soleil se sera levé mainte fois avant que l’un d’eux ne s’avoue vaincus. Ils étaient si prévisibles, comme un vieux couple qui se connaissait par cœur. Etonnant, si on savait la réalité de leur relation somme toute encore récente.

Il s’approcha du bureau alors qu’elle sous-entendait qu’il était trop dur avec les matelots de l’Onirique, posant son royal fessier dessus une fois qu’il se fut aménagé une petite place parmi l’incroyable bazar qui y régnait. Le meuble protesta à peine, apparemment habitué au traitement. C’est qu’Ajilah avait prévu le coup, et avait fait en sorte que son bureau tienne aussi longtemps que lui.

« C’est que tu ne les connais pas encore aussi bien que moi… et qu’ils sont devenus de bien meilleurs acteurs que dans mes souvenirs. »

Allons, que diable ! Kassandra et lui parlaient de pirates, tout de même. Certains ne pensaient pas avec leur entrejambe… mais presque. Les viols étaient toujours perpétués par les mêmes, après tout. Le sang-mêlé tolérait sans jamais participer… S’il pouvait comprendre la jouissance purement physique et anatomique de la chose, il lui trouvait un manque cruel d’attrait plus psychologique. Le pire était encore qu’ils s’y prenaient souvent à plusieurs pour la même victime… la privant par la même occasion de la moindre chance de se défendre.

« Enfin, tu es encore jeune, autant te laisser à tes illusions. »

Eh, il avait quand même deux fois son âge, ou presque, il pouvait se permettre de la rabaisser au rang de « jeunette naïve à laquelle il faut tout apprendre ». Même s’il savait que c’était totalement faux, et même s’il acceptait que sur certaines choses, elle le dépassait sans peine.

« Savais-tu que Thaar m’avait demandé l’autorisation de te violer ? »

Le pauvre garçon, il avait été frustré par les jeux cruels de « sa » belle, comme il avait appelé Kassandra quand il était venu se plaindre de la façon totalement honteuse dont la fourbe l’avait « chauffé » avant de « l’abandonner comme la première des fientes de mouettes* ».


^{*Version censurée du juron}

Etrangement, depuis que la discussion avec Kassandra était redevenue relativement calme et même un brin taquin, Ajilah ne pouvait s’empêcher de sourire. Et ce n’était pas le sourire mesquin et un brin cruel qu’il abordait d’habitude, non… Il était bien plus détendu, bien plus… partagé. Quand on connaissait le demi-elfe, on savait que la notion de partage était pour lui toute relative. Pour il ne savait quelle raison, l’avoir à sa barre était une perspective d’avenir intéressante. Il se voyait déjà se prélasser à côté d’elle, en train de lui faire la causette pendant qu’elle trimerait à garder l’Onirique sur le droit chemin. Mais elle avait encore des preuves à faire, il n’allait pas lui laisser une telle responsabilité juste parce qu’il « l’aimait bien ». Quoi que, il en était encore capable.

« Il n’y a pas que ma mansuétude qui est légendaire, si tu veux tout savoir. »

Ou comment balancer une remarque pleine de sous-entendus l’air de rien. Il pouvait tout dire et ne rien dire à la fois par cette simple phrase, mais dans tous les cas, il se vantait, encore et toujours. Drôle de personnage qui ne craignait pas le ridicule ou l’autodérision… teintée de sincérité, dans son cas.

« Ils ne te méritent pas. »

Clin d’œil entendu, alors qu’il s’amusait à imaginer sa réaction. Il voyait déjà le « et vous ? » venir gros comme une maison, et avait déjà sa petite réplique en réserve. Et il la sortirait, même s’il avait de fortes chances de la vexer et de se faire virer de sa propre cabine. Laissant ses jambes se balancer lentement dans le vide, il évoqua avec un sourire le souvenir de Thaar venant le chercher pour une demande assez… spécial. Kassandra ne s’en offusqua même pas, le prenant avec autant d’ironie que lui, et lui demanda même quelle avait été sa réponse.

« Petite curieuse, va. »

Comme ça la concernait au moins un peu, il ne lui laissa pas le temps de réagir et lui répondit.

« J’ai ri, d’abord. Il a du trouver ça étrange, mais il a ri aussi… Surement qu’il pensait avoir sorti une plaisanterie digne de ce nom, pour une fois. »

Sacré Thaar. Ce n’était pas un mauvais garçon, loin de là, c’était même un plutôt bon pirate dans l’ensemble, mais il était capable de se rabaisser parfois de façon impressionnante pour couvrir ses arrières.

« Je lui ai demandé s’il voulait que je le viole, histoire de voir, et il a continué à rire… Je crois qu’il ne savait pas comment réagir. Alors histoire de le calmer, je lui ai flanqué une bonne droite, et je l’ai invité à se rassasier d’une catin avec sa part du butin s’il était si en manque, mais que moi vivant, il ne toucherait à un membre de mon équipage. »

Il haussa alors les épaules, et son sourire changea… devenant un brin cruel.

« Il va essayer de me tuer demain. »