Aux couleurs de l'Automne (PV)

Le nez au ciel, elle dodelinait doucement sa tête. Le soleil pâle criblait d’éclats la frondaison haute des arbres d’Anduram. Ses pieds frappaient en cadence le sentier de rocaille et de terre. De temps à autre, elle frictionnait ses bras enfouis quelque part sous une lourde cape sombre. Et dire que ce n’était que l’automne : Elle gelait. Seule au milieu de cet univers boisé, elle était perdue.

Pourtant, pour ce petit périple dans le nord, elle avait scrupuleusement suivi un mode opératoire logique qui aurait du la mener, sans détour, à l’endroit souhaité : écouter, trouver un aventurier ou un marchand qui se rendait dans le nord, s’incruster à ses cotés, profiter d’une assise confortable et chaude sur sa monture. Jusqu’à Alonna, plus ou moins, le plan avait parfaitement fonctionné. Hélas, quand le temps fut venu de continuer sa route en solitaire, malgré les indications très précises de son aimable guide, elle manqua une bifurcation vers le but de son périple pour s’enfoncer plus loin encore dans les bois.

Après un bref instant de panique, elle se tranquillisa grâce à un vieil adage des nomades d’Ithri’Vaan « Si tu traverses l’Olyia, cours vite et cache-toi » aussi tout irait bien tant qu’aucun fleuve ne barrerait sa route. Elle décida de flâner et suivre le vent. Cette technique, ô combien précise, d’orientation, elle la tenait d’une certaine Hirondelle. Hélas contrairement à l’oiselle, Fjama, créature terrestre jusqu’au bout des ongles, n’arrivait pas à « influencer » les courants pour qu’ils la portent là où elle devrait être depuis bientôt deux jours.

Heureusement pour son estomac, l’almée désorientée disposait d’une certaine habitude à l’errance et avait empaqueté quelques denrées alimentaires supplémentaires, appelons ça de la prévoyance. Profitant d’une clairière, elle s’installa sur un lit de fougères fraîches pour un frichti. Une fois son petit creux calé, la saltimbanque s’étala lascivement pour un petit somme réparateur, engoncée dans une épaisse couverture. Dormir de jour avait l’avantage de ne pas se laisser surprendre, et accessoirement attaquer, par des créatures nocturnes. Le métissage, de plus, lui conférait une excellent vision même la nuit, son sens de l’orientation ne se trouvait ainsi pas plus mauvais que de jour. Évidemment, cette technique faisait fi des promeneurs diurnes.

Quand quelques heures de rêves troublés plus tard, des brides de discussions et le martèlement de sabots la tirèrent de son sommeil, elle bondit rapidement sur ses pieds pour détaler à travers les arbres. Quelques mètres plus loin, à l’orée des lieux, une vicieuse racine agrippa son pied. Coupée brutalement dans son élan, elle s’écrasa lamentablement au sol avec un juron bien sonore, histoire de terminer d’alerter la petite troupe de plus en plus proche. Sur ses fesses, avec toute la dignité possible dans ce genre de circonstances, elle lissa ses jupons vermeils. Sur le qui-vive, malgré les apparences, elle s’apprêtait à détaler à nouveau en cas d’approche trop brutale… ou à mettre le feu à quelques arbres pour faire diversion.

Rompant l’apparente sérénité de leurs échanges, deux cavaliers tirèrent de concert sur les brides de soie qui habillaient élégamment le cou de leurs montures, s’écartant de fait l’un de l’autre de plusieurs pas. Adoptant dans le calme deux parcours égrainant leur route commune, ils débordèrent la voyageuse l’un par la gauche, l’autre par la droite, jusqu’à se considérer comme satisfait de leur position. Sans réel signe visible ni concertation, ils firent conjointement marquer le pas à leur monture, ne laissant que le retrait comme échappatoire à leur muette interlocutrice.

Silencieux, marquant bien là l’un des signes trahissant leur nature Elfique, ils abandonnèrent leurs capuches et livrèrent leurs dorées chevelures aux quatre vents. Suspendue, la réciproque observation dura quelques improbables instants, seulement rompus par le raclement de gorge des chevaux. Bien qu’en armes, ces dernières pendaient à des fourreaux suspendus à leurs harnachements respectifs, dans des gaines tirées d’une matière sombre ; potentiellement un bois d’essence rare. Leurs tenues, tissées et tressées de fils fins, semblaient avoir été conçues pour permettre à leurs porteurs de passer des bois aux résidences les plus princières d’un même élan. Aux coupes nettes et précises, elles pouvaient se révéler tantôt d’un usage martial, d’une praticité naturelle ou faire illusion d’élégance auprès des Cours les plus exigeantes. Bêtes splendides, les deux montures affichaient une robe claire et un regard vif. Le poitrail haut et joliment formé, les étalons semblaient provenir d’un héritage dont la noblesse ne paraissait pas moins évidente que celle de leurs cavaliers.

Peut-être s’agissait-il là d’une paire de messagers, porteurs des nouvelles que seuls des yeux de rois pouvaient lire ?

Perturbant le silence relatif du sous-bois, un troisième membre de cet étrange équipage émergea à son tour de la ronde des arbres, fermant toute porte de sortie à la Dame, si tant étant qu’à son allure et ses étranges usages, l’on ait pu la considérer comme tel. Penché sur sa monture, le nouvel arrivant la toisait ouvertement de haut. Visiblement partagé entre une indifférence de principe et une curiosité temporairement piquée au vif, il portait sur la Danseuse un regard attentif. Loin de la concupiscence qu’aurait pu éprouver un humain, il détailla longuement la jeune femme d’un air bienveillant, sans mot dire. Sans s’en cacher, il prit connaissance de ses traits, de sa physionomie et de ses atours. Il nota mentalement ses expressions, interdites pour l’instant et la durée de ses souffles, pour le moins réguliers. Toujours muet, il inclina légèrement le visage pour l’observer sous un nouvel angle, avec l’intensité d’un enfant croisant un nouvel animal pour la première fois.

Plissant des yeux et forçant de son regard, comme s’il pouvait percer à jour l’histoire du sujet lui faisant face par ce seul fait, il tenta de distinguer ce qui provenait de l’héritage pervers de ses Cousins, injustement surnommés « sombres » et de ce qui provenait de la nature humaine. L’instant resta figé le temps de quelques échanges de regard avant que l’Elfe ne se redresse sur sa monture, rebroussant le chemin de ses investigations. D’une voix légère mais dont les accents dégageaient l’usage d’être écouté, potentiellement d’être obéi, il s’adressa à elle dans un langage commun, propre à être compris de nombreux peuples, ethnies ou familles recluses.

Du haut de sa monture, étrangement calme, comme si elle-même s’intéressait à la prochaine conversation, il lui tendit une main ouverte en signe d’invite.

Toujours au sol, elle se laissa encercler en apportant un soin attentif à la distance la séparant des encapuchonnés. Avec leurs montures élégantes, les broderies sur leurs vêtements, des nobles assurément : voilà qui n’était pas fait pour rassurer la demoiselle. La vue des oreilles dévoilées lui tira une rapide grimace. Des elfes évidemment, il fallait que ça soit des elfes. Des sombres, des humains, elle aurait su à quoi s’attendre mais difficile de cerner des mangeurs d’herbe. Elle ne pouvait s’appuyer sur aucune expérience préalable pour calquer ses réactions. Sa seule connaissance elfique était la volage hirondelle et elle doutait que l’oiselle soit réellement aux faits des coutumes des puissants de son peuple.

A l’invite, elle replia un genou sous elle et se redressa lentement. D’un revers de la main, elle épousseta sa tenue. Fomentant dans sa petite caboche l’ébauche d’une ligne de conduite, elle ne put s’empêcher un sourire railleur et une remarque des plus innocentes.

- Ma maman m’a appris à ne pas donner mon nom à un inconnu.

A l’esquisse rapide d’une moue mécontente sur les lèvres d’un des gardes présumés, elle se dépêcha de rectifier en chassant d’air d’un geste gracieux et dédaigneux de la main.

- Mais soit, je présume que les mœurs elfiques sont différentes et qu’un gentilhomme ne se présente qu’après une demoiselle.

Le regard rivé sur l’elfe automnal, son pied gauche traça un fin sillon dans la terre meuble et sa main droite chuta lentement jusqu’au sol tandis qu’elle s’inclinait. La révérence, théâtrale au possible, aurait été directement cataloguée comme un pied-de-nez à la légitimité hiérarchique par une cour humaine. Cependant, l’endroit n’était ni une cour, ni sur territoire humain apparemment. De plus, Fjama n’avait rien d’un noble vassal et encore moins d’un loyal sujet. Le haut de cuir sombre couvert d’arabesques galbait la poitrine généreuse et soulignait la taille étroite de la jeune femme. Seule la broche dorée, de très bonne facture, retenant la lourde de cape sombre pouvait contredire ce que la posture et le regard franc hurlait : saltimbanque.

- Fjama, danseuse de l'Ephémère. A qui ai-je l’honneur ?

Les mots roulaient sur sa langue. Sa voix suave, grave, brûlante, tranchait avec les notes cristallines du vent et l’ambiance épurée appréciée des elfes. Aux yeux des Sylvains, elle ne pouvait cacher sa nature double alors que sa part sombre criait à la vengeance, autant en jouer dans ce cas. Évidemment, Fjama n’avait aucune idée des différents opposants les frères ennemis depuis de si nombreux siècles. Pire encore, elle s’en contrefichait. Hélas, l’instinct se gravait aussi profondément en elle que ses oreilles s’effilaient. Jouant de franchise crue et d’une semi-vérité, elle expliqua sa panique.

- J’ai cru à quelques bandits souhaitant me détrousser ou me trousser, ce qui revient sensiblement au même je vous l’accorde, voilà pourquoi je souhaitais m’enfuir. Cependant, je gage que vous êtes des hôtes ayant à cœur ma sécurité, aussi pourriez-vous m’indiquer comment regagner les terres humaines ? Voyez-vous, je me suis, pour ainsi dire, perdue et j’ignore si j’ai pénétré quelque domaine sylvain interdit aux mortels. Si tel est le cas, je vous prie de m’excuser et de bien vouloir m’escorter jusqu’à la sortie.

L’elfe de tête éluda longuement la question. Resté silencieux pendant les petites incartades de l’esseulée créature, il semblait poursuivre le fil de ses pensées de manière inéluctable, n’accordant de prime abord que peu d’intérêt aux dires de son interlocutrice. Tenant l’ignorance pour un état de fait et non comme un défaut, il n’étudia que fort peu les carences du discours de la métisse et s’attacha à poursuivre ses investigations.

Les parties du corps laissées à nu de l’hybride l’instruisirent de la nature de son probable passé. L’absence de blessures, de traces de fouet ou de fers, réduisait la possibilité d’une enfance vécue au Puy, où la bâtardise qu’elle affichait sur ses traits se payaient usuellement de corvées, salissures et autres atrocités que seul l’esprit d’un sombre pouvait imaginer. L’hypothèse la plus probable résidait dans une ascendance majoritairement humaine, laissait peu de doutes sur les qualités de violeur patenté de son indélicat géniteur. Ses manières étaient celles de ces itinérants du peuple des hommes et ses paroles, inspirées par les règles de courtoisie telles qu’on les pratiquait à la cour de Diantra, dans ses jardins et de manière dévoyée, jusque dans ses caniveaux. En ce sens, l’histoire secrète de cette Fjama ne pouvait s’inscrire qu’en deux provenances : un agent du Puy ou une métisse née du corps violenté lors d’une épopée sombre.

Portant un regard bienveillant sur le personnage lui faisant face, il poursuit d’un ton courtois et d’une voix souple.

- C’est ici que nos usages diffèrent : connaitre l’identité d’un visiteur nous indiffère, si tant est que ses intentions à notre rencontre sont hostiles.

Avec une lenteur composée, il mit pied à terre et composa la conversation à une hauteur équivalente, quoique étant un brin plus grand que la saltimbanque. Avant de reprendre, il distribua quelques muettes consignes à ses deux compagnons de route, se passant de toute communication orale tant leur entente semblait avoir été avalisée par le temps.

- Pour ce qui est d’assurer votre sécurité, nous ferons en ce sens et au mieux.

Mettant pied à terre à leur tour, les deux autres elfes s’affairèrent chacun à leurs tâches. L’un s’éloigna entre les arbres pendant que l’autre, tenant son arme par le fourreau, sous la garde, faisait œuvre de vigilance auprès de la visiteuse. Aucun des deux ne prit la peine d’attacher les chevaux, ceux-ci prenant visiblement déjà leur aise à quelques pas de proximité.

- Car nous sommes ici en Terres étrangères.

Il échangea quelques mots dans la langue maternelle à l’usage de ses compagnons puis les présenta l’un et l’autre à la voyageuse dilettante.

- Elinwë, de la lignée de Fingolfin, intendant de bien de mes affaires.

Il orienta ensuite sa main vers celui qui montait une veille silencieuse sur lui.

- Minwë, de la lignée de Lyumine, Lige de la lignée de Narándilyë.

Il en revint à des affaires plus urgentes.

- Fjama, Danseuse de l’Ephémère : vos pas vous ont mené en un lieu fort dangereux, où nous sommes venus régler quelques affaires datant de l’ancien temps. Mon conseil serait de profiter de notre présence et de vous placer sous notre Protection. Bien entendu, il est de votre libre choix de faire à votre guise.

Il lève la tête vers le ciel, déjà assombri par l’heure. Les branchages , sous la lumière déclinante, prirent un aspect bien plus inquiétant. Puis, sans ajouter un mot, s’oriente vers sa monture par la délester d’une partie de son chargement. Minwë s’approcha subrepticement de la jeune femme et reprit la conversation à son compte.

- Peut-être considérez vous n’avoir point reçu sa présentation, pour autant, il s’est bel et bien présenté à vous par les termes « sous notre Protection »…

Il garda un œil alerte pendant qu’il devisait.

- … terme suffisant, puisqu’il s’agit du Protecteur Rhán-Sigil de Narándilyë, Héritier de la Lignée Narándilyë.

Fjama se détendit sensiblement. Aux présentations, elle s’inclina légèrement vers chacun. La bonne nouvelle, elle ne s’était pas introduite sur les terres elfiques où elle donnait moins cher de sa peau. La mauvaise, elle ne pouvait pas décemment refuser de les accompagner. Aussi s’embarquait-elle dans une quête inconnue sans bénéfice. Peut-être était-ce l’idée de « sans bénéfice » qui la contrariait plus que le reste. Pourtant, sur ses traits fins – et indubitablement ciselé par un sang sombre dominant – s’étala une expression incongrue : de la curiosité enfantine.

Lorsque des paroles furent échangées en elfique, les oreilles en alerte, elle tenta de mémoriser le tempo, les consonances des mots. Presque douce, la langue sylves tranchait assez agréablement de la musicalité suave de celles des sombres. Malgré tout, certains parallèles pouvaient être établis, preuve qu’elles venaient de la même souche. La tête penchée sur le coté, la mine presque studieuse, elle se rapprocha, à distance toujours respectable, du dénommé Minwë.

- Sans offense aucune, cela ne m’aide pas vraiment. Je n’ai aucune connaissance de vos us et coutumes, alors de votre système de … protectorat.

Elle haussa les épaules avant de relever les yeux vers son interlocuteur et de le détailler sans gène aucune. Si les sombres ont été forgés par le feu et la terre, les elfes avaient été taillés comme des diamants. Avec douceur, elle leva les mains vers le visage de l’elfe avant de les laisser choir à nouveau. Son attrait pour eux se rapprochait de celui qu’ont les prédateurs terrestres pour les créatures aériennes : un mélange d’envie et d’émerveillement.

- Vous êtes les premiers elfes mâles que je rencontre.

Un nouveau sourire amusé naquit sur ses lèvres ourlées. Elle agita la main en l’air d’une vague arabesque.

- Soit, il semblerait que je sois dans l’obligation de me joindre à vous. Aussi, pourriez-vous me renseigner sur votre mission en ces terres afin que je sois à même de vous aider dans la limite de mes moyens ? Je refuse de simplement profiter de votre protection.

Car de choix alternatif, elle ne disposait pas réellement. Que ça soit les branches menaçantes ou la main proche de l’arme du garde, les faits lui rappelaient qu’elle était perdu au milieu d’un terrain inconnu, avec trois elfes entrainés et inconnus. Et puis, si elle se montrait utile, la possibilité d’une récompense n’était pas à négliger.

Elinwë revint au contact des autres participants. D’une stature plus fine et d’un physique plus doux, il correspondait à merveille à l’idée que se faisaient nombre de jouvencelles de la nature Elfique. Délicat dans ses mouvements, moins sur la défensive que son comparse et plus abordable que son protecteur, il invita la claire-obscure, ou demi-sombre, à se tourner vers lui. Bien que l’éternité soit difficile à quantifier, il semblait être le plus jeune des trois visiteurs nocturnes.

- L’objet de notre voyage n’a rien de secret, introduisit-il en ouvrant sa main, invitant Fjama à s’installer à ses côtés, lui-même se trouvant une place sur un roche plate semée là par la nature voilà des millénaires à sa seule attention.

- Nous sommes présents en ces terres pour visiter l’un de nos Cousins, poursuivit-il d’une voix légère, révélant un fait anodin tout en ouvrant un étui de son paquetage d’où il tira quelques rations de voyage.

Tirant quelques lambäs empaquetés dans une large feuille repliée sur elle-même, il en confia en égales proportions à chacun des présents.

- N’en révèle pas de trop, Elinwë : nous ne savons pas à qui nous avons à faire, glissa Manwë d’un ton sans détours. Lancé en langage commun, l’avertissement était tout autant destiné à Fjama qu’à Elinwë.

Ce dernier étudia la demande quelques instants, en silence, puis reprit sans paraître le moins du monde agacé par les dires de son compagnon.

- La nation Elfique est composée de lignées et de Maisons, lesquelles profitent de la noblesse des actes produits par leurs membres. Le protecteur est le dirigeant d’une communauté Elfique. Cette responsabilité est d’une importance capitale. A dire vrai…

Pour un elfe, Elinwë semblait d’un naturel ouvert et communiquant.

- … la plupart des hommes trouveraient nos lignées d’une complexité labyrinthique, et pourtant, n’est-ce pas le système des royaumes humains qui se révèle le plus troublant. Toute les quatre-vingt saisons, vos dirigeants changent et transmettent leur charge à leur descendance, quand l’on ne compte pas accidents, guerres ou jeux de pouvoirs forçant plus encore le renouvellement de …

Il stoppa soudainement son intervention, tournant son regard vers sa gauche, d’une intensité redoublée, affichant une concentration aiguisée. Conjointement, Manwë et le Protecteur fixèrent la même direction. L’instant perdura, les elfes semblant chercher à percer l’invisible. Comme s’ils voyaient plus loin, ou sur un plan différent de la réalité, ils restèrent concentré de longs instants jusqu’à ce qu’un courant d’air froid ne remue les herbes folles. Puis, prenant en confiance, le vent se glissa sur les vêtements, s’infiltrant dans les creux laissant la peau à nue puis, l’espace de quelques longues secondes, remua la frondaison des arbres.

Puis, aussi soudainement que le phénomène s’était montré au grand jour, il disparut soudainement.

Les trois elfes restèrent un instant interdit puis, comme si la normalité était de nouveau dominante en ce lieu, reprirent leurs activités. Elinwë devisa quelques instants de plus sur les affaires de succession du monde des hommes, Manwë reprit sa garde vigilante et le Protecteur acheva de déharnacher les trois montures. Ceci achevé, il prit place aux côtés des autres convives et partagea leur repas.

- Au-delà de vos qualités évidentes, Fjama, auriez-vous quelques sapiences concernant le métier des armes, ou tout autre talent exploitable en cette affaire qui je le sens, doit vous paraitre encore bien obscure ?

Sans chichi, Fjama prit place au coté d’Elinwë. En tailleur, elle lissa sa jupe d’un geste presque précieuse en l’écoutant avec attention. Avec plaisir et un sourire, elle s’empara de la ration offerte. Certes, ça n’était pas une bonne viande ou un ragoût bien relevé, mais cela suffirait sans doute suffisamment à remplir son estomac. Avec une petite grimace, elle releva rapidement :

- Ils ne sont pas mes dirigeants, mais ceux des humains. Je n’ai pas d’allégeance envers un pouvoir en particulier. J’essaie de respecter les usages de mes hôtes, mais je n’appartiens à aucun peuple comme les autres demi-sang. Que cela soit ceux issu de votre race ou des sombres.

Durant l’interlude étrange, la danseuse fouilla la direction visée du regard sans rien apercevoir. Finalement, elle haussa une épaule et attendit de récupérer son interlocuteur. Une fois, le calme revenu, rien n’avait perturbé la danseuse à part le courant d’air trop froid dont elle s’était protégée en s’enroulant soigneusement de sa mante. Elle frissonnait d’ailleurs pendant le reste de l’échange anodin sur la politique humaine avec l’elfe sociable. Lorsque le Protecteur les rejoignit enfin, sa question manqua un blanc dans le babille sans fin de Fjama.

Que lui dire ? La vérité serait sans doute la bienvenue, mais l’almée n’aimait pas détailler ses dons à un inconnu qui pourrait se révéler ennemi dans un avenir plus ou moins proche. La surprise d’une flambée soudaine procurait toujours son petit effet délectable sur ses adversaires. Aussi, elle rechigna un long moment, plongée dans son mutisme et ses réflexions. Finalement, elle soupira.

- Soit, je n’aime pas me dévoiler à des inconnus et préfère, normalement, garder mes talents secrets.

Elle inspira lentement et fixa son regard vers le ciel et les premières étoiles. Un bref sourire l’illumina. Chadden n’avait pas encore eu le temps de lui transmettre un véritable enseignement de l’art de l’épée. Cependant, les bases acquises au fur et à mesure des escarmouches jalonnant ses pas lui permettaient de faire mouche régulièrement et, à cause de son dégoût du contact indésiré, de la danse, son agilité la tirait régulièrement des mauvais pas en dérobades et esquives rapides et virevoltantes.

- Je me défends au corps à corps, plutôt bien d’ailleurs. Disons qu’à force d’écarter des mains avides lors de mes spectacles, j’esquive plutôt bien. Je connais suffisamment bien l’anatomie pour frapper avec précision.

Une moue peu satisfaite s’étala sur ses traits toujours hésitants. Finalement, une main s’échappa de sa cache de tissu. D’une torsade du poignet, elle y concentra l’énergie. Entre les longs doigts fins naquit bientôt une flamme. Vacillante d’abord, elle apporta sa maigre chaleur et lueur dans la pénombre. Puis, un observateur attentif remarquera qu’au lieu de se crépiter au gré des courants, elle dansait sur sa propre mélodie. Fjama jouait, presque amusé, du ruban de feu, le glissant lentement entre ses doigts comme on le ferait d’une bande de tissu doux. Puis, elle referma le poing étouffant la flamme et laissant l’énergie s’échapper lentement dans l’air nocturne. Les iris rubis se détachèrent alors de leur contemplation pour se reposer sur les trois elfes.

- Peut-être pourriez-vous me donner plus d’informations sur votre affaire, afin que je ne commette aucune bévue. Et m’indiquer également quelles sont vos domaines de compétences martiales ou magiques afin que… je sache éventuellement comment réagir lors d’un combat.