La grande bouffe.

La lune et les étoiles brillaient depuis longtemps dans le ciel nocturne lorsque le voyageur franchit les portes de la cité. D'après les indications qu'on lui avait donné, il aurait du arriver en fin d'après midi.
"T'en fouterai moi, des indications." Grommela-t-il dans sa barbe. "C'est bien la dernière fois que je me fie aux estimations de ces maudits colporteurs."
Durant les dernières semaines, le nain avait eu l'occasion de croiser tout un tas d'humains sur la longue route qui séparait Hautval de Serramire. Des voyageurs, des vagabonds, des saltimbanques, des artistes sans le sou, des marchands, des mercenaires, et même des nobles avec tout leur équipage. Mais aucun n'était plus malhonnête et retors que les colporteurs!

Sans doute le jugement de Kiran était-il alors déformé par sa mauvaise humeur, néanmoins celle-ci était compréhensible. Il avait traversé Serramire, Etherna et Olysséa en six jours, sans jamais s'arrêter plus d'une nuit dans une auberge. En fait, il n'était pas resté plus d'une nuit au même endroit depuis son départ de Thanor. Et la fatigue du voyage commençait à se faire sentir, même pour un être aussi endurant que lui.
Chassant de son esprit la pensée agaçante de celui qui l'avait mal renseigné, il se mit en quête d'une bonne auberge où il pourrait se restaurer et passer la nuit. Avisant un établissement un peu plus loin dans la rue enneigée, il se dirigea dessus sans plus réfléchir.

A l'intérieur, l'ambiance était à la fête. Kiran ne savait point quel heureux événement était célébré ce soir, mais en tout cas il était célébré dignement! Les clients avinés se pressaient autour des tonneaux de cidre, d'hypocras et de vin rouge, tandis que fusaient l'une après l'autre les chansons à boire. Le tout dans la plus grande débauche et avec beaucoup de bruit.
Kiran resta un instant interdit à l'entrée de l'auberge devant le spectacle qui s'offrait à lui. Comment pouvait-on penser à faire la fête et s'amuser ainsi en des temps si sombres ?!
Puis il se rappela qu'ici, personne n'était au courant des événement dans le nord. Les humains continuaient à vivre à leur rythme, dans l'insouciance et l'ignorance du reste du monde. Mais comment pouvait on leur reprocher de ne pas se préoccuper d'un événement qui avait lieu aussi loin de chez eux ? Et dont ils ne savaient presque rien. D'après ce que Kiran avait compris, le voile avait eu des effets bien moins dramatiques sur la péninsule. Au contraire, on racontait que Néera elle même était revenue prendre soin de ses enfants. Pourquoi donc devraient-ils s'inquiéter, si même leur déesse était avec eux?

Soudain, un des fêtards héla le nain, le tirant de ses pensées.
« Hé, là, petit père ! J'ai plus à boire que mon ventre n'accepte ! Sois mon invité ! »
Kiran en déduisit que l'homme devait être le généreux organisateur de cette joyeuse soirée. Et au vu de son était d'ivresse avancé, lui-même devait en avoir également bien profité.
« Prends place, prends place ! » déclara-t-il d'une voix avinée. Puis il ajouta « Tiens, prends celle-ci, elle est à ta taille ! » avant de pousser une des deux filles de joie assises à ses côtés dans la direction du voyageur.

Surpris, car ne s'étant pas du tout attendu à cela, Kiran ne savait pas vraiment comment réagir. Il resta un instant planté à l'endroit où il était, dévisageant tout à tour l'homme et la fille. Celle-ci semblait particulièrement jeune, même pour une humaine. Elle fixait le nain d'un regard hésitant, à moitié caché derrière sa chevelure rousse en désordre. Sa gène, clairement visible, était compréhensible. C'était sans doute le premier nain qu'elle voyait de sa vie, ce qui, ajouté à l'absence de réaction de Kiran, avait forcément de quoi la perturber.
Le voyageur fixa son regard dans les iris vertes de la jeune fille. Il y lut de la peur, la peur de l'inconnu ; mais aussi de l'étonnement, et peut-être une pointe de curiosité. S'avançant vers elle sans la quitter des yeux, il remarqua qu'elle le dépassait toujours d'une dizaines de centimètres.
Finalement, c'est avec une voix calme, mais emprunt de l'accent du peuple des montages qu'il s'adressa à elle :
« Je ne te demande rien petite. Si tu souhaites t'en aller maintenant, tu es libre de le faire. »
La fille sembla tour à tour surprise, puis un peu soulagée. Elle se retourna encore une fois vers son « employeur », pour s'assurer qu'il n'avait rien à y redire, puis elle s'empressa de sortir de la taverne sans demander son reste. Cependant, avant qu'elle ne parte, Kiran vit l'expression de gratitude qui traversa un instant son visage. Une certaine façon de dire : « Merci ».

Le voyageur se dirigea alors vers la table de l'homme -qui continuait à se faire abreuver par son autre jouet d'une soirée- et, répondant à son invitation, s'assit face à lui.
« Je te remercie de ta générosité, l'ami. Est-ce une coutume répandue chez vous d’accueillir les étrangers en leur offrant vos femmes, à peine adultes qui plus est ?  »

Assis à une table dans un coin reculé de la salle, Kiran observait son entourage tout en dégustant calmement sa bière. La fête avait atteint son paroxysme, c’est-à-dire ce moment où l’assemblée entière a succombée à l’ivresse, et dont seulement la moitié des personnes présentes pourra se souvenir le lendemain. La débauche régnant en ces lieux le laissait perplexe, et il ne savait que penser du spectacle s'offrant à ses yeux. Gueux de toute espèce venaient ici dépenser leurs maigres revenus en boisson, pour finir la soirée ivres morts ou étalés dans leur vomi. Des ribaudes passaient entre les tables, et venaient sans retenue ni pudeur aguicher les clients déjà passablement éméchés, qui de leur côté ne se faisaient pas prier pour se servir sur la chair fraiche qui leur était ainsi mise à disposition.
Le voyageur avait encore du mal accepter tout ce qu’il voyait. Chez le petit peuple, où un tiers des naissances seulement donnaient des filles, les femmes étaient considérées comme un bien précieux, et donc traitées avec beaucoup plus de respect. Le même spectacle dans les terres du nord aurait été inconcevable.

Kiran triturait pensivement les tresses de sa barbe en observant les soiffards qui s’affairaient à vider amphore sur amphore. Leurs rires gras résonnaient dans toute l’auberge, mêlés aux cris, chansons paillardes et autres obscénités qui fusaient régulièrement.
Bien sûr, son peuple aussi était un grand amateur de ripailles et de beuveries, sans doute même plus. Mais dans un tel désordre ? Dans une telle décadence ? De toute sa vie de nain il n’avait jamais vu un semblable bordel, que ce soit sur les quais de Thanor ou dans les halls de Kirgan.
« Les humains sont décidément bien étranges… » pensa le voyageur tout en finissant sa choppe. Puis il se leva et gagna la chambre qu’il avait réservée, estimant que les derniers clients encore debout n’allaient pas tarder à s’écrouler eux aussi et que son sommeil ne serait ainsi pas dérangé bien longtemps par leurs braillements.


Le soleil était déjà haut dans le ciel lorsque Kiran se leva le lendemain. S’étirant longuement, il se sentit remis d’aplomb par cette bonne nuit de sommeil, et prêt à reprendre la route. Après s’être habillé, il descendit dans la salle commune pour y prendre son petit-déjeuner. Celle-ci était bien plus calme que la veille. Seuls le patron de l’établissement et quelques employés étaient debout et s’affairaient à remettre les lieux en ordre.
Alors qu’il allait s’installer, Kiran buta contre une masse informe étalée à même le sol, et de laquelle émanaient de temps à autre des bruits sonores qu’on aurait pu apparenter à des ronflements. Il lui sembla que la chose lui était vaguement familière, et mit un temps avant de s’apercevoir qu’il s’agissait en réalité de l’humain fêtard qui l’avait invité la veille, cuvant son vin sur le sol froid de l’auberge. Le tas de chair remua faiblement au contact du pied du nain, grognant quelques bribes de paroles incompréhensibles.
Se penchant au-dessus d’un Erol qui commençait à émerger péniblement de son sommeil embrumé, Kiran salua l’homme d’un air amusé.
« Eh bien, mon ami ! A vous voir, la pierre qui pave cette maison semble être une couche fort agréable. Cela dit, je pense que vous devriez songer à la quitter. La journée est déjà bien entamée, et je suis sûr que vous avez de nombreuses affaires qui vous attendent. Tenez! Vous m’avez généreusement invité hier, laissez-moi donc vous rendre la pareille aujourd’hui en vous offrant une petite collation matinale. »
Et ce faisant, il désigna une table libre, se demandant si l’attrait d’un repas gratuit serait suffisamment motivant pour décider le bougre à se lever.

Kiran regardait l'homme avaler les victuailles à une cadence impressionnante, partagé entre l'étonnement et l'amusement devant un tel appétit. Par la barbe de Girdon, c'est qu'il mangeait presque comme deux nains, le bougre !
Pour sa part, notre ami s'était contenté d'un petit-déjeuner simple mais nourrissant. Non que sa bourse ne lui permette pas de s'offrir meilleur repas: il avait reçu assez d'argent à son départ pour être sûr de ne manquer de rien au cours de sa mission. Mais il est bien connu qu'on voyage plus à l'aise quand on a pas l'estomac qui vous tire vers le bas sous le poids de votre dernier gueuleton. Et Kiran comptait bien reprendre la route dès que possible.
Lorsque l'homme alluma sa bouffarde, les yeux du nain s'illuminèrent soudain. Sortant sa propre pipe dans sa besace, il la bourra convenablement et se joignit au concours de ronds de fumée entamé par son compère. Tous deux restèrent ainsi pendant un moment, sans parler, savourant ces plaisirs simples de la vie que sont un ventre comblé et une tabatière bien remplie.

Quand l'humain lui adressa de nouveau la parole, Kiran fut quelque peu surpris. Il ne s'attendait pas vraiment à ce que le bonhomme lui propose de l'accompagner. Ayant l'habitude de voyager, il ne craignait pas les dangers de la route, et savait très bien se débrouiller sans l'aide de personne.
Cela dit, les contrées humaines ainsi que leurs coutumes lui étaient toujours étrangères, et avoir un compagnon de voyage pour le guider lui permettrait sûrement d'en apprendre plus sur les humains.

Kiran tira pensivement sur sa pipe, observant de nouveau son vis-à-vis. L'homme était bourru, rustre même, mais il ne semblait pas malhonnête.
"J'ai encore beaucoup de route devant moi, tu sais. Je dois me rendre à Diantra, votre capitale."
Le nain prit le temps de vider sa choppe avant de poursuivre.
"Mais, si tu y tiens mon ami, je ferai volontiers un bout de chemin avec toi. Quitte à voyager, autant voyager en bonne compagnie."
Un sourire accompagna ces derniers propos, et il avança sa main tendue en direction de l'humain.
"Au fait, mon nom est Kiran. Kiran Godrikson."