Une difficile reprise

La remontée de la rivière Sirilya s'était passée sans encombre notable, un courant léger ainsi qu'un vent favorable avaient porté la modeste embarcation le long de l’étendue aquatique, des terres ancestrales du beau peuple jusqu'aux frontières des contrées humaines. Evidement la traversée ne fut pas aussi aisée que lorsque le commerce des cousines Elruwiel et Hellenwën Nerdanel était à son age d'or, elles ne subirent non plus l’assaut de quelconques pirates ou de bandes de pilleurs, mais les relations entre les peuples demeuraient toujours tendues depuis le voile, des années auparavant. 

Les deux femmes devaient à présent faire face à des comportements, des réactions quant à leurs origines qu'elles ne comprenaient et ne maîtrisaient pas toujours, une méfiance des hommes à leur égard, une hostilité souvent non dissimulée. C'est dans ce climat troublé que leur commerce reprit peu à peu son essor, ce voyage n'étant que le troisième depuis leur long retour à Castamir, elles devaient avant tout redonner une place de choix à leurs affaires, avant de prétendre au succès d'antan. 

La fatigue du périple se faisait déjà ressentir, des jours et des jours de navigation sans interruption avaient mis à mal la santé aussi bien mentale que physique des deux elfes, bien qu'ayant l'habitude de ce mode de vie rigoureux, des baisses de régime étaient courantes. Cela faisait quelques heures que le bateau avait dépassé les premiers avant-postes humaines, et se profilait au loin les bastions et murailles de la cité d'Oësgard, première étape de leur commerce trans-racial.

Hellenwën pointa du doigt les silhouettes sombres qui s'élevaient des abords de la rivières.

Nous-y voilà, Elru ! Enfin nous arrivons à bon port. 


Lança l'elfe, enthousiaste malgré les appréhensions auxquelles elle était sujette.


J'espère que cette fois nous pourrons dépasser la ville et aller plus loin....

Ce trajet, les deux elfes l'avaient fait d'innombrables fois. Accoudée au bois poli du Castamir, Elruwiel contemplait sagement l'horizon qui se profilait devant elle. D'ordinaire, elle se serait sentie impatiente et pressée de percevoir la mine réjouie des humaines, de reconnaître les quelques clientes fidèles qui autrefois faisaient la queue devant leur petit étal bien garni. Avant, les deux cousines auraient été certaines d'écouler une grosse partie de leur stock en ces terres. Cette toute autre civilisation avait été curieuse de ce qu'elles pouvaient leur offrir tout comme elles-mêmes avaient fait le dur choix de quitter leur forêt ancestrale natale pour partir à l'aventure. Désormais c'était différent. C'était avec une certaine appréhension qu'elles avaient passé les premières frontières fluviales, comme si Elruwiel craignait qu'on ne leur refuse le droit de passage. Les ténèbres n'avaient pas obscurci que le ciel, elles avaient également assombri les esprits. Beaucoup de Nerdanel se réfugiaient à présent dans leurs demeures, se barricadaient contre de potentielles menaces,  reculaient dans leurs traditions conservatrices.  L'elfe rousse espérait de tout cœur qu'elles n'aient pas fait le mauvais choix. Que Kÿria ne les punisse pas de ce qui pouvait paraître comme un affront.

Le visage fatigué, Elruwiel noua ses longs cheveux en une tresse négligée. Elle rejoignit Hellenwën qui lui désignait les hauts remparts qui protégeaient Oësgard et son port. Sa cousine paraissait toujours aussi enthousiaste et c'était rassurant car elle-même supportait peu l'échec. Sa crainte de ne pas se voir accueillie comme autrefois se trahissait dans son regard émeraude. Elle esquissa cependant un sourire.
« Penses-tu qu'ils seront au rendez-vous ? »
C'était bien la seule chose qui occupait son esprit à cet instant. Le bateau suivait lentement le cours de l'eau qui s'était quelque peu rétréci, signe qu'ils allaient bientôt accoster. Elruwiel passa sa cape sur son dos pour dissimuler ses épaules découvertes.
« Après cette halte, continuerons-nous au Sud ou bien souhaites-tu traverser les terres à pied ? »
Elle ne préférait pas penser à l'hypothèse où ils leur refuseraient de continuer plus loin. Au moment même où elle eut fini de parler, un humain les interpella. Ils semblaient toujours décidément aussi petits et fragiles. Le visage d'Elruwiel s'adoucit pour prendre les traits d'une commerçante tandis qu'elle se pencha pour découvrir son visage.
« Elru et Hellen, nous venons vous faire profiter des riches produits et bijoux que nous proposons. »
Elle se présentait parfois sous leur diminutifs, moins elfique à l'oreille quand bien même leur physique ne laissait aucun doute sur leur race. Elle jeta un coup d’œil malicieux à sa cousine, persuadée qu'elle saurait les convaincre.

L'accueil de l'homme et de sa suite fût à la hauteur de ce qu'Hellenwën attendait. A l'écoute de son accent et de son parler il lui était facile de discerner que cet être là n'était pas coutumier (s'il était possible de l'être concernant les échanges hommes/elfes) à leur entreprise, affichant en plus cette hostilité, cette gène quant à leur présence en leurs terres.
Cela ne la décontenança pas, le passage d'Oësgard n'avait jamais été une étape facile, peut-être même la plus délicate étant donnée qu'elle marquait la véritable entrée dans les contrées de l'Ouest. Les deux cousines avaient déjà au cours de la traversée revêtit leurs atours de négoce, afin de ne pas effrayer les premiers humains qu'elle rencontreraient. Cela ne semblait pas être tellement efficace, mais c'était toujours un pas de plus vers une éventuelle acceptation.
L'homme leur proposa de l'accompagner voir le capitaine du Guet et de laisser à quai leur navire aux mains de la garde présente.

Mon bon monsieur, Lui répondit l'elfe de la façon la plus polie et avenante possible, C'est avec plaisir que vous nous suivrons. Quant à notre cargaison, n'en doutez point, nous ne transportons seulement des biens matériels relatifs à notre commerce...

Elle lui sourit afin d’espérer le rassurer.

...Et nous sommes les seules âmes vivantes à bord.

Hellenwën jeta un regard complice à Elruwiel, signe que tout se déroulait sans encombre pour le moment, et entreprit de descendre du Castamir. Elle arriva sur le quai gracieuse, à hauteur de l'homme qui semblait s'impatienter. Hellenwën se baissa afin de lui chuchoter à l'oreille.

Ceci étant dit, nos marchandises représentent une certaine somme et sont d'une certaine valeur, sans vouloir vous offenser j'espère qu'à notre retour nous ne subirons pas de perte ou autre de cet acabit.

Elruwiel trouvait que l'homme avait une façon de parler plutôt singulière. Apprendre leurs coutumes et leur propre langage, déjà ardu et bien différent de l'elfique qu'elle connaissait depuis sa naissance, avait été le principal obstacle à l'extension de leur commerce d'artefacts. Tandis que l'inconnu envoyait chercher le capitaine du guet, l'homme crucial qui déciderait de leur possibilité de passage, la jeune femme se retourna vers Hellenwën, partagée entre l'amusement et l'inquiétude. Le navire arrivait à quai et leur permit enfin de mettre pied à terre. Si la traversée avait été paisible, Elru était bien heureuse de retrouver la terre ferme sur laquelle elle se sentait plus confiante. Sa cousine se chargeait d'expliquer leur venue et de les rassurer quant au contenu du Castamir. Il aurait fallu être terriblement stratégique et n'avoir peur de rien pour tenter d'attaquer Oësgard par le fleuve ! Cette pensée eut au moins le don de détendre l'elfe qui affichait une mine presque hilare. Elle prenait cependant soin d'écouter tout ce qui se disait, félicitant intérieurement le talent de persuasion d'Hellen. Quand elle s'approcha à son tour de l'homme tout vêtu de fer et de maille, elle remarqua les légers pas de recul des quelques badauds qui s'était amassés près de l'attraction du jour. Trop pauvres pour être des clients potentiels, c'est pourquoi elle détourna vite son attention d'eux.
Son ouïe fine lui permit d'entendre aisément ce qu'Hellenwën murmura à l'oreille de l'homme. Un avertissement subtil et poli mais bien présent. Les deux cousines n'étaient pas femmes à se faire dérober leurs biens sous leurs yeux. Elruwiel se glissa de l'autre côté de l'homme avant d'imiter sa cousine. Une mèche rousse rebelle chatouilla un instant son visage, suant l'alcool.
« Ce serait... malheureux si toutefois nous venions à constater le moindre changement. Nous sommes très observatrices. »
Elle avait insisté sur le mot 'malheureux' d'une voix presque mielleuse avant de se redresser. Qu'on ne les accuse de quelconque intimidation elles ne faisaient que protéger leurs intérêts. Elles suivirent sagement le petit homme jusqu'au castel où le Capitaine du Guet l'attendait. Quelles autres questions pouvait-on bien leur poser, elle l'ignorait mais elle était prête. Elle intercepta ça et là des regards mi-émerveillés mi-effrayés d'enfants en guenilles qui regardaient ces grandes perches fendre la foule avec tant de grandeur. C'était à ce moment précis qu'elle était convaincue que cette fois-ci, elles pourraient aller plus loin. S'approchant de sa cousine, elle lui chuchota en elfique pour ne pas être entendue.
« Tu ne trouves pas ça incongru ? On n'a jamais été menées jusqu'à un... capitaine pour ce droit de passage. »
Elruwiel voyait toujours le côté suspicieux des choses.

La cité d'Oësgard, à vrai dire Hellenwën préférait en avoir un meilleur souvenir, ce passage signifiait souvent un retour prématuré en leurs terres, signe d'un voyage souvent peu fructueux. Leur précédente équipée s'étant interrompue guère loin de la ville, plus bas dans le plat pays, l'elfe ne savait qu'espérer de la situation. Bien-sûr leur embarcation se faisait toujours arrêter de la sorte, par des badauds ou autres marchands intéressés par leur commerce, mais de là au point de devoir faire halte et ce devant un représentant de la garde!
La traversée de la ville se déroula sans événements notables, bien que les âmes errantes dans la rue se retournèrent à la vue des deux représentantes du beau peuple ainsi escortées entre leur bâtisses de pierre, peu habituées à une telle visite. Effrayés ou bien curieux, l'accueil se fit tout de même froid et distant. Hellenwën était rassurée par la présence du sergent à leurs côtés, bien que quelque peu rustre, il émanait de lui une certaine aura de tranquillité, ce n'était pas le genre d'homme à ouvrir les hostilités sans raisons, et elle comprenait l'animosité qui régnait entre les deux peuples.
C'est avec le plus grand soin quant au choix de ses mots que l'immortelle répondit au capitaine, après s'être installée dans la pièce chaleureuse mise à disposition pour leur entretien.

Monsieur le capitaine, il est important pour vous de savoir que nous ne prenons en aucun cas parti concernant l'inimité de nos deux peuples, dit la jeune femme calmement. Effectivement nous venons pour des affaires d'ordre commerciales et uniquement, d'ailleurs vous même pouvez être intéressé par nos marchandises.

L'accent prononcé du capitaine lui lassait entendre qu'il n'avait jamais entendu parler de leur entreprise, peut-être était-il nouveau venu à ce poste, bien que n'ayant jamais particulièrement commercé avec le royaume de Sgarde, cette escale marquait-elle une ouverture de plus dans la péninsule. Hellenwën continua d'emblée, étant plus à l'aise que sa cousine en pourparlers, il leur fallait défendre et obtenir le droit de passage à tout prix.

Le commerce est un exercice que nous pratiquons depuis des années, bien que le voile ai quelque peu interrompu nos activités, d'aventure nous allions jusqu'à Diantra votre capitale, afin de proposer à la cour notre fret.

C'était là un de leur meilleur argument, bien qu'en s'exprimant l'elfe ne cessait de manipuler entre ses longs doigts une bourse de cuir qui semblait plutôt replète, au cas où l'argument monétaire qui pesait sur leur gracieuses têtes ne tombait. La situation était plutôt tendue, ne sachant l'issue de la discussion, Hellenwën fit don au capitaine de son plus beau sourire avant de retourner dans un silence de contemplation.

La traversée d'Oësgard comme ces étranges humains l'appelaient se faisait dans un silence de plomb. Elruwiel glissait ses doutes à l'oreille de sa cousine qui paraissait bien plus détendue. Que pouvait-il bien leur arriver de plus, le pire n'était déjà pas survenu ? Elle se souvenait comme de la veille des ténèbres qui avaient envahi le ciel, dominé tous les royaumes, qu'importe les races ou les frontières. Elle se remémorait de la peur qui l'avait pris à la gorge, du besoin de revenir à Anaëh dans l'espoir que la forêt ne les protège d'une prochaine apocalypse. Elle avait prié durant cette longue période, elle avait tenté de quérir une réponse dans les arbres mais rien n'était survenu. Si les menaces ne venaient plus d'en haut, elle craignait désormais que les humains ne s'en chargent. Elle ne pouvait pas blâmer les regards curieux, ni le pauvre badaud ivre qui les menait jusqu'à leur supérieur. Seul ce dernier déciderait de l'avenir de ce périple dans lequel elles avaient fondé tant d'espoir. L'Isle de la Cité se dressait devant elles, fier et imposant. L'ancienne archère était toujours impressionnée et fortement intriguée par l'architecture des monuments de ces humains. De la pierre toujours, froide et dure. Des fortifications intimidantes, de nombreux guets et des gardes toujours à l'affût. De toute évidence, l'eclipse avait plus que jamais renforcé les défenses de chacun. Les elfes quant à eux avaient préféré se reclure dans leurs terres rassurantes. Quand Elruwiel pénétra dans l'antichambre, destinée à faire attendre les visiteurs, elle ne put retenir un regard curieux. Ses longs doigts tripotaient machinalement le carquois vide qu'elle traînait habituellement pendue à ses hanches fines. Elle n'avait rien pour se défendre si toutefois leurs hôtes décidaient de se montrer hostiles mais un regard en direction de Hellenwën suffisait à l'apaiser. Celle-ci était parfaitement sereine et déterminée.

Enfin le capitaine les reçut. Elles se présentèrent sagement devant lui, le saluant d'un geste poli de la tête. Elruwiel ne parvenait à se faire aux us et coutumes des étrangers, elle n'en comprenait pas toujours l'utilité ou la signification mais elle s'y pliait. L'homme dont le visage touffu portait des vestiges d'évidentes batailles prit la parole, visiblement en maître des lieux. Il s'étonnait bien sûr de voir des elfes chercher le commerce avec eux étant donné que leurs relations n'étaient pas toujours au beau fixe. Il n'avait aucun scrupule à rappeler les quelques crimes que ses semblables avaient perpétré, se moquant de généraliser les situations. Par chance, Hellen avait du répondant et Elruwiel l'écoutait, satisfaite de son intervention. Elle ne perdait jamais le nom en ce qui concernait la négoce !
« Le commerce existe dans nos terres, bien que très rare. Nous ne sommes ici que dans le but de faire profiter votre peuple du fruit des mains de nos artisans. »
Le regard émeraude de l'elfe n'avait pas manqué de remarquer la bourse que sa cousine tenait prête au cas où. Elle comptait bien ne pas avoir recours à ses manières-là.
« Nous n'avons aucun noir dessein concernant Oësgard, sinon un simple échange commercial. Peut-être votre femme a-t-elle déjà eu vent de notre réputation en matière de bijoux... »
Elle prenait des risques en mentionnant une dame qui peut-être n'existait même pas mais leur réputation passée était leur sauve-conduit. Autrefois, elles avaient été si appréciées...

Les paroles de capitaine laissèrent Hellenwën silencieuse, dans ses pensées. Ainsi le royaume de Sgarde semblait s'être renfermé lui même, au point qu'il se considère comme un terre indépendante, loin du joug de Diantra la grande, avec son propre système monarchique. Ah que les choses avaient changé depuis l'age d'or de leur commerce, quand les hommes étaient unis et fédérés par une même figure de proue! Ainsi s'ouvrait aux deux elfes un nouveau terrain d'attaque, à prendre en considération de part sa récente autonomie, non seulement comme un lieu transitoire ...
La décision de l'héritier de Sgare présent en ville scellerai la destinée de leur voyage, voyage qui menait les deux immortelles vers des conflits humains dont-elles n'avaient connaissance. Que le peuple fragile était belliqueux à ses yeux de sylvaine passive.

Fort bien monsieur, répondit Hellenwën dans un souffle. J'espère que les autres femmes d'Oësgard seront réceptives à ce que nous avons à proposer.
L'elfe s'excusa aussi platement quant à la référence peu glorieuse ici de la capitale des hommes.
Pardonnez-nous si vous nous avons offensé. A dire vrai, nous ne savions qu'elles relations étaient à l'ordre du jour dans vos contrées, l'ancienne Baronnie incarnait pour nous un lieu de passage et non une véritable halte commerciale. Ceci étant dit, pensez vous qu'il nous sera possible suite à un éventuel arrêt au marché des quais de continuer notre route ?

La question était un peu risquée, mais c'était la but premier de leur passage. Bien que la cité puisse potentiellement être un lieu tout à fait respectable quant à leur entreprise. De façon générales les humains étaient friands de leur marchandises exotiques.

Souhaitez-vous que nous attendions ici ? Ou nous est-il possible de rejoindre notre bâtiment afin d'y régler quelques affaires avant de nous rendre sur le marché, je suppose qu'il vous ai possible de nous prévenir sur place.
Demanda l'elfe en déposant la moitié du contenu de la bourse de cuir sur la table en bois devant elle.