La culpabilité d'un père [pv Alric]

L'automne allait toucher à sa fin... L'air était froid et humide. La pluie et les orages avaient fini par rendre le sol mou et boueux. Presque impraticable. Le ciel était rempli de nuages gris, assombrissant l'air et réduisant la luminosité. La nuit apportait avec elle le givre figeant la terre jusqu'à la pluie suivante.

C'était le milieu de la journée lorsqu'un messager à cheval entra sur les terres de Vareg. Au grand galop, il filait droit vers le village et le vieux Temple qui abritait l'Ordre de chevaliers qu'il cherchait. Arrivant aux portes du bâtiment, il ralentit progressivement pour finalement s'arrêter. Sa monture était toutefois agitée par le voyage qu'elle venait de faire et l'allure que son cavalier lui avait faite tenir. Le messager cria pour appeler les gardes. L'un d'eux finit par pointer le bout de son nez.

Ouvre la porte ! J'ai une lettre pour ton Seigneur ! Allez, dépêche-toi ! J'en ai des milliers d'autres à porter avant que la nuit tombe !

Le messager attendit tandis qu'une pluie fine commençait à tomber. La boue recouvrait déjà les membres de son cheval, ainsi que son ventre, jusqu'à atteindre ses bottes. Il laissa tomber dans son dos le capuchon qui recouvrait son visage, faisant apparaître ses cheveux mi-longs largement humidifiés par l'air ambiant et sa course récente.
C'était un bien pénible travail qu'on lui avait donné là... Porter des lettres à tous les Seigneurs célibataires des environs. Sa journée promettait d'être encore longue.

Le messager ne parut pas plus ravi que cela d'apprendre qu'il pouvait rentrer car s'il n'avait plus à aller de domaine en domaine il lui fallait à présent aller jusqu'en Ysari pour porter son dernier message... Aller, en faisant vite et en changeant sa monture en chemin, il pourrait y être avant la nuit et tout cela serait terminé. Il prit donc soin de retenir le nom du patelin et du maître des lieux avant de faire demi-tour et de filer vers le Sud-Ouest.

Le soir-même, alors que la Cour d'Ysari retrouvait lentement le calme qui annonçait l'heure du coucher, les sabots d'un cheval raisonnèrent sur le pavage à l'extérieur. Le messager crasseux descendit de monture et entreprit d'entrer dans le château mais on ne lui permit pas de quitter les locaux des domestiques. On dépêcha alors une servante pour porter le message à qui de droit.
Dans les appartements des de Milahn, le Seigneur et son épouse lisaient à la lumière des chandelles devant un bon feu. Le silence qui régnait dans le couloir fit raisonner les pas qui se pressaient pour atteindre leur chambre. Les deux nobles n'y prêtèrent aucune attention jusqu'à ce que l'on frappe à leur porte. On fit alors entrer.

Mon Seigneur. Un des messagers de Sybrondil est revenu avec un message. Il a dit qu'Alric de Hortelant acceptait. Il se trouve à Vareg au Nord-Ouest de Sybrondil, près de la frontière.

Le couple se regarda alors. Sur leur visage se lisait la même expression de stupeur et d'émotion.
Une réponse ! Enfin.

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Deux jours plus tard, un nouveau cavalier se présenta aux portes de l'ancien Temple. Plus poli que le précédent messager, celui-ci était en réalité un éclaireur faisant partie de l'escorte du Seigneur de Milahn. Il avait été dépêché pour annoncer son arrivée qu'il évaluait survenir d'ici un peu plus d'une heure. Ce vieux fou avait probablement pris la route dès le lendemain du jour où il avait reçu la réponse. Il convenait effectivement de se déplacer. De nombreux points restaient encore à éclaircir. Ou plutôt à négocier. Mais avant toute chose, le Seigneur voulait rencontrer cet homme, ce "Alric de Hortelant" afin de juger de sa noblesse d'esprit. Il s'agissait du sort de sa fille après tout.

Arrivé sous le porche, le maître du domaine se présenta brièvement. Les deux sangs bleus ne prirent pas la peine d'en faire de même. Leur identité semblait évidente.
Alors qu'il s'adressait à eux, Cyprien était déjà en train de se faire une idée sur le Seigneur. Au moins pouvait-il être rassuré : ce n'était pas un vieillard grabataire en mal d'héritier, d'argent ou même de jeune compagnie. L'homme était au contraire jeune et plein de vigueur. Seren serait sans doute sa première épouse. Au vu de sa posture et de ses manières, le de Milahn conclut rapidement qu'il était de sang noble, ce qui lui faisait un bon point supplémentaire. Par leur union, sa fille pourrait retrouver son titre perdu. Certes, il aurait moins de prestance mais c'était déjà bien mieux qu'un bourgeois !

Alric les invita ensuite à entrer à l'intérieur. A en juger par les travaux récents (et encore en cours par endroit), Cyprien conclut bien avant qu'on ne l'en informe que le jeune homme avait récemment obtenu ses terres. Quoi de plus surprenant que de se chercher à présent une épouse pour prendre soin du domaine en son absence et lui donner descendance. C'était le moment idéal. Et avec la dot qu'il comptait offrir, il aurait de quoi régler les dettes qu'avaient dû engendrer les travaux de réfection du bâtiment.

Enfin, on les fit entrer dans un petit salon. A l'intérieur, plus de gardes, plus de serviteurs. Rien que les trois nobles prêts à commencer les négociations.
Cyprien eut un sourire alors qu'Alric leur demandait de parler de son enfant.

Que dire de ma fille...
Il me semble en avoir déjà beaucoup dit dans ma lettre. Seren a 17 ans. Elle est intelligente, douce et attentionnée envers son prochain dont elle aime prendre soin. Elle est certes jeune mais elle apprend vite et je ne doute pas qu'elle saurait rapidement gérer un domaine tel que le vôtre si son époux était amené à s'absenter.
Comme vous le savez, elle a un fils conçu hors mariage et l'homme s'est enfui sans honorer ses engagements et obligations dus à cette situation. Nous n'avons pas pu le retrouver et toutes mes lettres m'ont été retournées. Je suppose qu'il nous a donné un faux nom ce qui ne fait qu'ajouter à l'ignominie de son acte.
Seren s'est montrée très forte. Elle s'est prise en main à son départ d'Ysari et a travaillé pour faire vivre sa famille. Elle est accompagné d'Ewen, son frère jumeau, qui veille sur elle le temps que sa situation se stabilise. Il a toujours été très protecteur et attentionné lorsqu'il s'agissait de sa sœur. Il l'est sans doute plus encore aujourd'hui.

Cyprien décida de s'arrêter là sur la partie concernant son fils. Si l'accord de mariage devait aboutir, il était clair qu'Ewen resterait méfiant à l'égard du Seigneur, le temps de le cerner, mais le de Milahn estimait que ce serait son problème et non celui de son futur genre. Qu'avait-il à faire du fils quand c'était la fille qui l'intéressait ?

Seren se trouve actuellement à Missède. Elle réside à la Cour sous la protection de la Baronne qui l'a prise en affection. Elle est donc actuellement à l'abri. Toutefois, nous avons conscience que cette apparente sécurité tient du simple bon vouloir de la Dame de Missède et aussi de son époux. C'est pourquoi nous n'avons pas cessé les recherches de prétendants, bien que la situation soit bien moins pressante qu'auparavant.

Bien, le cadre était donc posé. Seren avait le soutien d'une personnalité d'importance et les de Milahn n'étaient pas dans l'urgence. Aussi, si Alric voulait épouser la jeune fille et obtenir sa dot, il ne devrait pas se montrer trop exigent car ils avaient le temps de trouver un autre mari potentiel.
Cyprien se réinstalla un peu plus confortablement dans son siège, apparemment serein. Il jeta un rapide coup d’œil sur la pièce.

Comment avez-vous acquis ce domaine ? Un homme vaillant comme vous, je suppose que ce fut pas un fait d'arme ?

Ah ce que la vie de chevalier pouvait lui manquer ! Il avait été difficile de rendre les armes mais il lui avait fallu reprendre sa place à la Cour après la mort de son père. Aujourd'hui, eh bien... C'était un peu tard pour y repenser.

Cyprien écouta avec attention le récit d’Alric. Si le conteur se plaisait à conter son histoire, le Seigneur de Milahn aimait à l’écouter. Cela lui rappelait le bon vieux temps…

Oh, ne croyez pas cela ! Je suis né courtisan et je l’ai été au moins la moitié de ma vie d’homme. Mais il est vrai que je ne suis pas resté sagement assis dans un fauteuil le reste du temps.
J’étais jeune, j’avais le temps avant de devoir reprendre le flambeau de mon père alors j’ai voulu partir à l’aventure. Mon histoire n’est guère différente de la vôtre, à ceci prêt que ce n’est pas des terres que j’ai gagné.

Le regard de Cyprien se posa alors sur sa femme, lui adressant un tendre sourire. A les voir, on ne pouvait douter de l’affection qui les unissait. Mais étaient-ils déjà amoureux lors de leur mariage ou était-ce venu au fil du temps ? Cela était difficile à percevoir.

On m’a permis d’épouser la plus charmante des filles d’un important Seigneur terrien de la région.
Et puis, mon rôle de mari associé à l’âge grandissant de mon père, j’ai dû retourner à la Cour. Ainsi s’achève l’histoire de Cyprien de Milahn, le chevalier !

Le Seigneur souriait à la chute de sa propre histoire. Il ne regrettait rien de ses choix. Il avait pris le temps de vivre avant de prendre épouse et il songeait à son fils qui semblait vouloir suivre le même chemin… A ceci près que son père à lui n’était plus un fringant jeune homme.
Toutefois, le vieil homme n’était pas sénile et gardait à l’esprit la raison de sa visite. L’avenir sa fille primait sur l’envie de conter ses récits d’aventures. Et, à ce propos, quelque chose le troublait.

Vous ne semblez guère curieux d’en apprendre plus sur la jeune fille que vous projetez d’épouser…

Cyprien laissa planer un silence, l'espace d'un instant. Puis il sortit un objet de sa poche qu'il regarda quelques secondes, comme en admiration. Il tendit finalement ledit objet à Alric. Il s'agissait d'un portrait de Seren, probablement réalisé quelques années plus tôt.

Elle avait 14 ans. Elle était en âge de se marier alors j'en ai fait peindre quelques uns. Je n'ai pas eu le cœur à lui imposer le mariage alors qu'elle était encore si insouciante... Je ne voulais pas être celui qui mettrait fin à ses jeunes années.
Peut-être aurais-je dû.

Cyprien fronça légèrement les sourcils. Quelque chose semblait le contrarier dans le discours du chevalier. Cela ne concernait nullement la dot, ni Ewen qui était le plus averti de ses deux enfants. Non, ce qui l'inquiétait, c'était sa fille.

Mon fils peut décider lui-même de son avenir, c'est un jeune-homme plein de bon sens. Concernant Seren en revanche, vous dites vous-même que je ne l'ai pas assez protégée. Et à présent vous me demandez de vous laisser discuter seul avec elle du sort de son fils ?
Je suis navré mais cela est hors de question. Vous devrez en discuter avec moi.

La question est simple. Vous l'acceptez dans votre foyer en tant que progéniture de votre épouse, et non la vôtre, ou nous l'emmenons avec nous.
S'il doit demeurer ici, aucun mal de quelque sorte que ce soit ne devra lui être fait ou vous devrez en répondre. Cela peut vous coûter notre soutien auprès du Comté d'Ysari ainsi que l'amitié avec la Baronnie de Missède.

Nous sommes prêts à céder à toutes les conditions exceptée celle-ci. Il en va de la santé de ma fille.

Cyprien tenait lui aussi à cet enfant qui portait le nom de son ami tombé au combat mais il avait conscience que Seren dépérirait s'il devait arriver malheur à Léandre. Il avait été sa raison de vivre après ce que lui avait fait ce Joshua, ou quelque soit son nom. Le vieil homme était prêt à rentrer sur le champ à Ysari si ces termes ne convenait pas à ce Seigneur. Seren était suffisamment belle pour plaire à d'autres.