De l'avenir du Nord [Jérôme]

[Ce RP se situe pendant l’hiver]


Le martèlement des gouttes de pluie sur les fenêtres rythmait la vie du château d’Arétria. Les bras croisés dans le dos, se réchauffant auprès d’un feu de cheminée, Wenceslas contemplait le paysage morne et gris dans un silence monotone.

L’hiver avait été long et rude dans la malelande, songeait le comte. Mais cela n’avait pas été une si mauvaise chose. Les trêves hivernales lui avaient fourni l’opportunité d’avancer ses derniers pions sur l’échiquier, d’obtenir des garanties de ses vassaux les plus instables, tandis que le froid et la famine avaient mis au pas les plus réfractaires. Que de chemin parcouru depuis qu’il s’en était allé à Diantra, en simple seigneur d’un obscur château de la malelande, pour quémander à la régente du royaume un titre sur-lequel sa famille n’avait jamais eu aucun droit. Son accession à la suzeraineté du comté n’avait été que pur opportunisme. A présent l’hiver s’achèverait bientôt, Wenceslas avait restauré la paix en Arétria, et reçu les serments de ses vassaux. Certes, il continuait de ménager certains d’entre eux, et en premier lieu Roderik de Wenden, qui occupait un siège permanent au conseil. Mais Wenden attachait plus d’importance à l’honneur de disposer d’un tel siège que d’user véritablement de ses prérogatives, si bien qu’en droit comme en fait, Wenceslas régnait. Mes ancêtres ont tous baisé les pieds des comtes d’Arétria. Aujourd’hui, il m’appartient de fonder une dynastie. Notre emprise sur ce pays sera… éternelle. Ce pays pluvieux, ces plaines boueuses et les collines du nord, c’était le sien, et Wenceslas l’aimait. Il n’aurait pour rien au monde troqué cette terre capricieuse pour une province sudienne. Le climat, tout comme les habitants du sud, était pompeux, faux, trompeur. Et leurs villes sentent la merde, se souvenait Wenceslas, lui revenant en mémoire son dernier séjour à la capitale lors des funérailles des princes royaux.

De la capitale, il avait à vrai dire peu de nouvelles. Il s’était, au cours de l’hiver, tenu assez peu informé des événements qui s’y tramaient, occupé qu’il était à gérer les affaires de son comté et surtout à le réorganiser après la longue vacance du pouvoir. Il s’était employé à cette tâche avec patience et minutie, ainsi qu’il l’avait promis en prêtant serment à l’enfant-Roi Bohémond. Mais de la couronne, il ne s’était que peu soucié depuis lors. Ni de la situation dans le nord. Le Roi de Sgarde n’était plus, avait-il apprit. Une menace s’était éteinte, tout comme les revendications de nombreux opposants à la politique de la régente. L’ordre revenait peu à peu dans la péninsule… semblait-il. Mais il reste encore beaucoup à faire.
Et il était temps pour Wenceslas de prendre part à ces choses.

C’est sous bonne escorte que le comte d’Arétria quitta le château, de bon matin. Chevauchant un palefroi noir, accompagné de la fine fleur des cavaliers arétans, il s’en allait à Etherna, ayant sollicité une entrevue avec le baron Jérôme de Clairssac. Les deux hommes ne s’étaient jamais rencontrés – si l’on exceptait leur présence simultanée à Notre-Dame-de-Deina, lors des funérailles royales tenues à Diantra presque un an plus tôt. L’homme n’était pas un novice des campagnes militaires serramiroises. Seigneur de Bastylle et d’Hiviène, il avait récemment prêté hommage à la couronne, qui l’avait chargé de ramener Oësgard et Alonna, vestiges de la folle entreprise sgardienne, dans son giron. Nul doute que ce Jérôme de Clairssac remplira brillamment sa mission… tant qu’il y a récompense à la clé. Wenceslas n’oubliait pas que le baron d’Etherna avait tardé à prendre le parti d’Arsinoé. Mais il ne pouvait pas vraiment lui en vouloir d’agir de façon intéressée. Ne s’était-il pas lui-même grandement élevé en quémandant les faveurs de la régente ?

*

A l’issue de plusieurs jours de chevauchée, Etherna enfin était en vue. Les hommes de la malelande avaient longé les champs, et Wenceslas n’avait pu réprimer un sentiment de jalousie devant les terres cultivables dont jouissait la région. Arétria n’avait jamais tiré richesse de son sol ; elle bénéficiait heureusement d’autres atouts. Les hommes les plus intrépides viennent de mon pays, c’est de notoriété publique. Ils traversèrent la cité sous l’œil curieux de la populace et firent halte devant le pont-levis du château, là où l’un des cavaliers arétans lança aux gardes tenant la porte :

- Annoncez à votre maître que Sa Grandeur Wenceslas, comte d’Arétria et seigneur de Karlsburg, demande une entrevue avec lui.

Les cavaliers arétans traversèrent le pont-levis et firent halte dans la cour du château. Wenceslas descendait de selle lorsque le baron d'Etherna se présenta à lui. Posant ses yeux gris sur le maître de céans, le comte d'Arétria jaugea son hôte du regard. D'une carrure habituelle chez un homme d'épée, doté d'une gueule d'ange qui devait plaire aux dames, Jérôme de Clairssac paraissait plus jeune que se le figurait Wenceslas, quoique sa mine sérieuse et grave complétaient le tableau. Ayant eu vent de la réputation que s'était bâtie Clairssac après ses dernières campagnes militaires, il lui imaginait une allure plus martiale, pleine d'orgueil, un seigneur belliqueux. Il n'en était pas ainsi. Tenant sans doute à observer les convenances et à mettre son visiteur dans de bonnes dispositions, le baron d'Etherna avait eu la politesse de venir l'accueillir en personne, et il parlait respectueusement sans pour autant en faire des tonnes.

Alors qu'on l'invitait à prendre du repos dans la chambre qu'on lui avait préparée, Wenceslas songeait que le voyage l'avait effectivement fatigué. Certes le trajet entre Arétria et Etherna n'était pas le plus éprouvant qu'il lui ait été donné d'effectuer; néanmoins, les hommes parlent de manière plus éclairée lorsqu'ils sont reposés. Les affaires dont ils avaient à traiter étaient importantes, mais pas assez urgentes pour qu'elles ne puissent être reportées au lendemain. L'hiver était là, guère propice à l'agitation des armées. Etherna serait toujours là demain, et son baron aussi. La patience, c'est ce que cinq ennéades passées dans une prison velterienne vous enseignent.

- Soyez remercié, Votre Honneur, pour cet accueil, répondit sobrement le comte. Nous avons à parler, et les sujets ne manquent pas. Mais le temps ne nous manque pas non plus, et il est vrai que cette chevauchée en plein hiver fut fatigante.

Il était vrai que le climat n'avait pas arrangé le voyage. L'air était frais, et Wenceslas, bien que protégé par d'épaisses fourrures, s'enrhumait facilement. Peu robuste, le comte d'Arétria devait veiller à sa santé.
Prenant rapidement congé du baron, Wenceslas confia sa monture aux bons soins d'un palefrenier et suivit le chambellan jusqu'à la chambre qu'on lui avait apprêtée. Après plusieurs jours d'un voyage aussi fatigant qu'inconfortable, il était plus qu'agréable de dormir dans un véritable lit. Wenceslas en profita sans tarder; le lendemain, les choses sérieuses commençaient.

Wenceslas prit place devant l'âtre. Il régnait dans la pièce une douce chaleur, et le comte se frotta les mains, se félicitant d'être au chaud en cette période de grand froid. Silencieux, le seigneur arétan posa ses yeux gris sur le baron d'Etherna. Peu affable, il laissa soin au maître des lieux d'entamer l'entretien, ce que celui-ci fit, commençant par le féliciter poliment pour sa récente ascension sociale. Wenceslas accueillit ces paroles d'un bref hochement de tête, mais ne releva pas davantage. Il savait respecter les convenances mais ne poussait jamais jusqu'à l'hypocrisie; or il semblait clair que ce Clairssac se fichait pas mal de qui pouvait occuper le trône d'Arétria, tant qu'il pouvait s'en faire un allié. Par bonheur, Clairssac n'aimait pas non plus perdre son temps en discussion, aussi les deux hommes purent rapidement aborder les questions essentielles.

Wenceslas prit alors la parole. Il était décidé à parler sans ambages, mais c'était d'une voix monocorde et d'un air assez distant qu'il s'adressait au baron. Le comte d'Arétria voulait démontrer qu'il était un allié de poids, mais ne faisait pas d'effort pour rendre sa compagnie appréciable.

- Arétria est désormais sous mon contrôle, et elle est acquise à la cause du Roi. Ce ne fut pas une mince affaire, mon prédécesseur ayant longtemps entretenu ses vassaux dans la défiance à l'égard du pouvoir royal, mais me voici prêt à honorer mon serment.

La situation n'était pas aussi idéale qu'il semblait le dire, en vérité; mais si l'on tenait compte de la situation chaotique dans-laquelle se trouvait le comté avant sa prise de pouvoir, on pouvait admettre que les choses évoluaient dans le bon sens. Quelques bannerets réticents continuaient à poser problème, mais ce n'était plus qu'une question de temps. Les principales places fortes étaient acquises à Wenceslas, et une fois l'hiver passé, tout serait rentré dans l'ordre.
Aussi, il était temps de s'intéresser à ce qui se tramait hors des frontières de la malelande.

- J'ai juré de protéger l'intégrité du royaume, et c'est la raison pour-laquelle je suis ici. Votre... récent... rapprochement avec la couronne fait de vous un partenaire de premier plan. Nous occupons tous deux une place privilégiée pour représenter les intérêts du Roi Bohémond dans le Nord. Et les dieux savent qu'il y a beaucoup à faire pour restaurer l'ordre dans certaines provinces qui ont cru pouvoir faire sécession.

Le défunt royaume de Sgardie devait revenir à Diantra, maintenant. La péninsule devait être unie. Un royaume divisé ne servirait les intérêts de personne : les hommes se querellaient depuis trop longtemps. Une chance qu'à l'extérieur, les peuplades hostiles n'aient pas su profiter de cet état de fait. Certes, les drows ne représentaient plus vraiment une menace pour la péninsule, eux-même divisés aujourd'hui. Mais le souvenir demeurait vivace pour Wenceslas, dont le frère aîné avait succombé à la peste introduite par ces immondes peaux-grises.
Enfin... la vérité était surtout que Wenceslas croyait à l'unité du royaume, tant qu'il se trouvait dans le camp des privilégiés.

- Il me paraît donc important de vous assurer que toute campagne militaire que vous mènerez en ce sens pourra bénéficier de mon soutien.

Le plateau de jeu que représentait le Nord se dessinait plus précisément à mesure que Jérôme détaillait la situation. Wenceslas l'écouta avec attention, sans manifester pour autant la moindre réaction. Qu'Arsinoé ait placé une telle confiance et attribué une telle mission sur les épaules de ce jeune homme pouvait paraître étonnant. Maréchal du nord, rien de moins, avec Oësgard pour cadeau et les clés d'Alonna. Et, plus curieux encore, la régente avait été jusqu'à le relever de son serment envers Odélian, ce qui octroyait à Etherna une relative indépendance. Intérieurement, Wenceslas se demandait si Jérôme n'allait pas devenir un voisin un peu trop étouffant au cours des prochaines années. Les titres promis et l'influence qu'il gagnerait dans le nord en cas de victoire en feraient un partenaire forcé, bénéficiant d'une position dominante dont il n'aurait aucun mal à abuser. Arétria pourrait en pâtir. Il faudra que je surveille cela, songea-t-il, gardant pour lui ses doutes.

Le fait est qu'il devait appuyer Jérôme dans l'immédiat. La situation actuelle ne pouvait perdurer, il fallait restaurer l'ordre dans la région, faute de quoi l'anarchie qui avait régné sur le comté d'Arétria avant l'arrivée de Wenceslas au pouvoir pourrait recommencer. Reste qu'il me faudra, en temps utile, prendre des garanties pour l'avenir. Il aurait le temps d'y réfléchir.

Il demeura un instant silencieux lorsque Jérôme lui demanda jusqu'où son aide pouvait aller, et ce qu'il attendait en retour. Wenceslas n'aimait pas avoir l'impression de marchander. Et puis, ce n'était pas au baron d'Etherna et futur comte d'Oësgard, maréchal du nord, qu'il rendait ce service, mais au royaume. Je sers le royaume avant tout. La couronne le récompenserait, il n'attendait pas qu'il en soit autrement.

- La récompense que j'attends, c'est un royaume unifié qui puisse enfin trouver la paix, même si celle-ci doit être obtenue par les armes. Mon aide ira aussi loin qu'il m'en sera possible. Je m'engagerais personnellement dans cette campagne, avec tout le soutien de mon comté, Votre Honneur.

Wenceslas avait une autre raison d'agir : ses vassaux avaient fini par admettre son autorité sur le comté, mais il pouvait toujours être contesté à un moment ou un autre, dès lors que les seigneurs arétans trouveraient une raison d'exprimer un quelconque mécontentement. Son autorité était toujours fragile, il n'avait pas d'héritier, et il était le premier de sa maison à occuper le trône d'Arétria. Engager maintenant son armée dans un conflit hors de son territoire occuperait ses vassaux. Pendant qu'ils se battraient contre l'ennemi, l'idée de rébellion resterait éloignée de leurs pensées. Wenceslas préférait les voir mettre à feu et à sang des villages oësgardiens et alonnais plutôt que de voir renaître des complots à sa cour.

- Mais vous avez vu juste, le retrait de votre serment à Odélian pourrait causer préjudice à notre entreprise. Il serait regrettable que les rangs de nos ennemis soient complétés par une armée qui, jusqu'à présent, était acquise à la couronne. Que comptez-vous faire pour Madeleyne d'Odélian ? Allez-vous lui proposer un compromis ?

Quelles qu'en fussent les raisons, Wenceslas aurait du mal à digérer le fait qu'un de ses vassaux se délie de ses obligations envers lui, sans lui rendre sa terre, même en vertu d'une décision royale. La décision d'Arsinoé sur ce point lui paraissait rapide et dépourvue de toute prudence. Son défunt époux le régent Aetius lui avait transmis une part de son courage politique, mais elle demeure malgré tout une femme. Elle gouverne avec le cœur, et se laisse trop guider par ses émotions.

Wenceslas demeura silencieux, songeant à Odélian, à l'enjeu de cette campagne et aux explications de Jérôme quant à ce fameux serment dont il avait été relevé. Que le maréchal du Nord n'ait de comptes à rendre à personne, cela se concevait tout à fait. Il n'en demeurait pas moins que Wenceslas pensait, en son for intérieur, qu'Arsinoé avait prit une décision irraisonnée et trop rapide, mais il ne lui appartenait pas de la discuter. Restant à sa place, Wenceslas convint qu'il devrait en assumer les conséquences auprès du baron d'Etherna. Il était, de toute façon, trop tard pour faire marche arrière.

- Il nous faudra garder un œil ouvert en permanence de ce côté-là, dit-il en faisant allusion à Odélian. La région de Serramire est le théâtre de guerres successives qui n'en finissent pas et ce depuis des années, vous êtes bien placé pour le savoir, vous qui y avez prit part. Si nous nous préparons à intervenir et qu'un nouvel acteur intervient dans ce conflit, ce sera à nouveau l'enlisement.

Tout devait être fait pour éviter que Madeleyne d'Odélian n'en vienne aux armes. Seulement voilà, comment l'éviter ? Wenceslas songea qu'elle était une femme, peu disposée pour la guerre au premier abord. On pourrait éventuellement discuter, mais encore fallait-il que la discussion aboutisse à quelque chose de concret. Et puis, elle dirigeait probablement Odélian avec l'aide d'un conseil, dont les membres pouvaient avoir un tempérament plus belliqueux.
Un mariage, peut-être ? Ce Jérôme de Clairssac n'est pas engagé, il me semble. Et la marquise d'Odélian est veuve. S'ils s'unissaient, cela pourrait peut-être calmer le jeu. Enfin, ce n'est pas à moi de faire une telle suggestion. Ou alors peut-être pourrait-il lui-même la marier. Il s'imagina un instant uni à la marquise d'Odélian, ce qui renforcerait sa propre position dans le Nord, le rendant un peu moins soumis à l'hégémonie d'un maréchal s'attribuant Etherna, Oësgard et peut-être Alonna. Le risque, évidemment, serait que si cela arrivait, on pourrait lui demander de venger lui-même l'affront causé par cette rupture de serment.
De toute façon, il avait entamé quelques jours plus tôt une correspondance avec une famille du sud en vue d'une demande de fiançailles. Rien ne l'engageait à cette heure, mais il se voyait mal organiser un mariage dans l'urgence pour réparer les torts causés par ses alliés.

Non, là n'était pas la solution. Et si point de solution il y avait, eh bien ! Les épées mettraient d'accord tout ce beau monde. Au prix d'un conflit plus long et à l'issue plus incertaine.

Jérôme le tira de ses pensées en évoquant les tractations en cours à Alonna. Voilà qui tombait bien; Wenceslas avait besoin d'éclaircissements sur ce point.

- Et que prévoyez-vous pour Alonna, Votre Honneur ?

La situation de cette baronnie lui échappait. Tout comme Oësgard, Alonna avait fait sécession et serait ramenée dans le giron de la couronne, mais à quelles conditions, à quel prix, et surtout, au profit de qui ? Wenceslas avait déjà compris que son interlocuteur se verrait récompenser par Oësgard, qu'on érigerait en comté. Mais Alonna ? Lorgnait-il dessus également ? Ou bien cette baronnie tomberait-elle en d'autres mains, et si oui... lesquelles ?

Toujours est-il que si des tractations existaient avec Alonna, on n'aurait peut-être pas besoin d'en recourir aux armes pour cette partie-là. Wenceslas n'y croyait pas trop, mais l'espoir était permis. Et puis, maintenant que l'ost du maréchal se voyait épauler par l'armée d'Arétria, le parti d'en face avait d'autant plus intérêt à négocier.

Plus la discussion avançait et plus Wenceslas songeait que le jeu de Clairssac et d'Arsinoé vis-à-vis d'Odélian et du Nord en général était bien louche. A première vue, relever Jérôme de son serment était une décision bien imprudente d'Arsinoé. Et l'ennui, c'est que les dernières actions du baron d'Etherna n'amèneraient guère à calmer le jeu; non content de rompre son serment auprès de la marquise, voilà qu'il démarchait des partisans parmi les autres vassaux, "au cas où", disait-il. Mais Wenceslas n'était pas dupe. Pour qu'il cherche à semer la zizanie et à retourner les autres vassaux de Madeleyne contre elle, c'est que tout a été préparé à l'avance. Et Wenceslas d'en tirer les conclusions les plus alarmantes : Clairssac ne veut pas seulement soumettre Oësgard et Alonna. Et il ne fait pas cela pour la couronne, mais pour lui-même avant tout... il a tout anticipé avec minutie. Odélian est dans le giron de la couronne pour l'instant, mais vu les derniers événements, on peut s'attendre à ce que Madeleyne réagisse. Si le conflit s'étend et que Jérôme soumet Odélian, il prétendra l'avoir fait pour la couronne. Arsinoé ne trouvera rien à y redire. Et pratiquement tout le Nord lui serait soumis. Resteraient, isolés, les domaines de Serramire et le comté d'Arétria. Pour combien de temps ?

Une phrase malheureuse de Jérôme accentua encore la défiance du comte d'Arétria. "Il va de soit que tous les seigneurs n'apprécient pas forcément d'avoir un enfant comme marquis ou une femme comme régente", disait Clairssac. Wenceslas tiqua. N'avait-il pas lui-même un enfant comme Roi et une femme comme marquise et régente ?

Il fallait raison garder, évidemment. Peut-être Wenceslas interprétait-il les choses d'une manière un peu trop alarmiste. Peut-être qu'Odélian n'était qu'une coïncidence au milieu du tableau. Mais tout cela ressemblait si bien à une stratégie parfaitement ficelée qu'il semblait improbable que Clairssac n'y ait pas pensé. Après tout, placé dans la même situation, Wenceslas aurait sans doute fait la même chose. M'accaparer pour moi tout le Nord, tout en brandissant le sceau royal justifiant toutes mes actions... ce serait stupide de refuser. Il suffisait de voir comment Clairssac parlait du marquis de Brochant pour comprendre qu'il considérait ce dernier comme s'il était à sa botte : "le marquis de Brochant m'a fait des promesses"... et bien que Clairssac omit d'évoquer le serment qu'il recevrait du prochain baron d'Alonna, il ne chercha même pas à cacher le statut d'homme de paille de ce dernier. Un homme "malléable", voilà à qui il pensait. Wenceslas se demanda combien de temps passerait avant que Clairssac ne manœuvre pour le soumettre lui aussi. Par chance, Arétria jouxte le Médiant. Enfin, c'est une bien maigre consolation... on ne peut pas dire que je compte grand nombre d'amis dans le Médiant, songea-t-il amèrement au souvenir de sa captivité en Velteroc.

Toujours est-il que Jérôme de Clairssac était un allié. Ils étaient du même parti, ils devaient s'entraider. Il ferait la guerre à ses côtés, et ses soupçons n'infirmeraient pas sa décision.
Mais c'était un allié dont il devrait se méfier comme la peste. Et qu'il garderait à l’œil, constamment, pour s'assurer que la situation ne lui échappe pas. Cette campagne ne devait pas, à long terme, tourner au désavantage d'Arétria.

- Mes troupes seront prêtes au printemps, Votre Honneur. Je pense que nous sommes d'accord pour nous tenir mutuellement informés d'ici-là.

Wenceslas pensait beaucoup et parlait peu; de cette première rencontre, Jérôme de Clairssac avait déjà dû cerner ce trait de personnalité. Clairssac, lui, était un autre genre de politicien. Il faisait de grandes phrases, mais il n'était pas de ceux qui les chargeaient de mensonges : il omettait seulement les vérités les moins avouables. Le comte d'Arétria avait vite apprit qu'à l'écoute des grands hommes, le plus intéressant se trouvait dans ce qu'ils ne disaient pas.