Où l'on s'en vient chercher son neveu | Libre

L’Éris léchait la coque boisée du bâtiment ducal, lequel arrivait enfin en vue des côtes ydrillotes. Thaar, en moins bien, pensa Kahina à la vue du plus grand port suderon. Décidément, il n’était rien en Péninsule qui trouva grâce à ses yeux.

Derrière les remparts du mal nommé Dragon l’attendait Alastein. Maciste avait aimé le bambin, comme s’il eut été le sien ; cette idée, toujours, avait mis en rage Kahina qui avait trouvé dès les premiers jours à cet amour des relents de trahison. Les seuls qui eussent jamais mérité pareille affection, c’était ses fils à elle. Et désormais, Athanase était né et pas même le vaillant Sybrond ne lui avait jeté un regard, pas même il ne l’avait pris dans ses bras. Les clercs pouvaient bien prétendre tout leur saoul que, foudroyé qu’il était, c’était déjà un miracle que Maciste fût encore en vie. Kahina n’avait que faire de pareil prodige. « Et on a dit mes dieux cruels, avait persiflé Kahina, mais c’est en putain jalouse que se conduit votre Néera. Est-ce cela messeigneurs ? Votre vierge, trop coincée pour trouver mâle qui voudrait la culbuter, s’est décidée à voler le mien ? »

Il avait fallu à Ryl’antar plus que quelques pots de vin pour qu’oubliassent ces bons fidèles les propos sacrilèges.

Mais cette ire-là appartenait au passé. Les fragrances d’Ys, si chères à son cœur, embaumaient encore sa cabine. Elles se dissiperaient bientôt, mais les souvenances, elles, perdureraient jusqu’à son dernier souffle. Ah, il aurait été fier d’elle, son benêt de père, s’il n’avait pas été l’objet de ses foudres. Elle l’avait fait mettre à genoux et, sous sa dictée, il avait dû abdiquer. C’était là belle vengeance, pour celle qui n’avait jamais pardonné à celui qui l’avait cru bétail à vendre. Il s’était imaginé se débarrasser d’elle, cette tornade trop turbulente à son goût, pour mieux préparer son fils à lui succéder. Le fils, elle lui avait ravi sans pouvoir le clamer, mais le trône, ça, elle s’était juré de le lui arracher sans le quitter des yeux.

Alors, certes, il demeurait régent et le resterait jusqu’à ce qu’Athanase fût en âge de régner. Il fallait apaiser Thaar. Les jacques vendaient leurs filles tout leur saoul, sans jamais se dire que de leur ventre jailliraient de potentiels héritiers. On n’envisageait pas là-bas le mariage comme on le voyait dans le sud : c’était une route commerciale qu’on léguait grâce à ces contrats-là, pas plus.

Que Thaar lui appartînt enfin et ils comprendraient leur erreur !

Ys logée dans le giron soltari, c’était sa renommée qui s’en trouvait renforcée en même temps que sa position. Elle n’était plus seulement l’épouse, l’étrangère. Et quand les premières taxes finiraient d’être perçues, on ne la louerait encore que plus. Maciste pouvait bien décrépir dans leur baldaquin, elle continuait à vivre et elle tiendrait la promesse qu’il lui avait faite.

Tout à ses projets, Kahina ne pouvait ignorer l’importance d’Ydril. Elle avait besoin que l’ancienne rebelle demeurât, jusqu’au couronnement d’Athanase, un fidèle allié. C’était là tâche plus délicate qu’il y paraissait. Elle se méfiait de l’Anoszia, le vieux loup n’était pas si fatigué qu’il aurait dû, ses dents restaient longues et elle avait cru plus d’une fois les voir marquer le plancher. Elle l’avait fait régent d’Ydril à contrecœur, seulement dans l’idée de mieux le contrôler. C’était, de fait, des sybronds en grande majorité qui recevaient ses ordres. L’Anoszia n’était pas un problème.

Alastein, par contre, elle devait encore l’éduquer. Maciste l’avait tenue éloignée d’elle, lui fourrant dans les pattes sa jumelle comme pour l’occuper. Si la duchesse avait fini par apprécier sa pupille, jusqu’à se décider à la façonner à son image, c’était bien du frère dont elle avait cruellement besoin.

Et c’était lui qu’elle venait chercher.

Le regard de Kahina glissa malgré elle ; il accrocha bien les yeux du capitaine, mais descendit la seconde d’après jusque sous son ventre. Je me demande quelle taille elle a… pensa-t-elle non sans imaginer, l’espace d’une seconde, le marin nu au-dessus d’elle. En elle, même. Maciste était alité depuis plusieurs ennéades, maintenant, et elle n’avait pu profiter des attentions d’un homme depuis la naissance d’Athanase. Heureusement pour elle, quelques vieilles amies d’Ys étaient venues lui rendre visite ; elle en avait d’ailleurs profité pour les inviter à la rejoindre ce qui promettait d’égayer ses longues soirées printanières.

« Rien dans l’instant. » Le sourire qu’elle lui lança était espiègle. Peut-être un peu carnassier, aussi. « Mais il faudra que tu me racontes, un jour, comment tu as perdu ta jambe. »

La figure imposante de Ryl’antar lança un regard sombre à Enrico avant de se pencher vers sa maîtresse. Il lui murmura quelques paroles et la duchesse fronça les sourcils. Après un dernier regard pour le capitaine, elle s’éloigna.

La plupart des vaisseaux qui avaient pris part à l’expédition vers l’Estrévent était rentrée à Soltariel. Ne l’accompagnait plus que trois autres navires, essentiellement peuplés de nobles sybronds fidèles à Maciste, sinon à Kahina elle-même. Elle n’avait aucunement confiance en le régent d’Ydril, dont elle n’oubliait pas l’attitude trouble pendant la courte guerre. Pour autant, elle savait ne pouvoir aisément l’évincer. Le brigand possédait pignon sur rue en Ydril et entretenait des liens plus ou moins étroits avec beaucoup — trop — de grandes familles.

L’important était qu’il demeurât le régent ; Alastein serait bientôt en âge de régner et le vieil Anoszia ne serait dès lors plus un problème si pressent. Il suffisait que l’enfant lui fît confiance à elle et le Sud serait à elle. Puis à Athanase après elle.

Non sans une certaine anxiété, une dizaine de gardes du guet d’Ydril maintenait les badauds à une distance raisonnable de leur maître. Marchant d’un pas leste, le comte d’Ydril accompagnait sa tante en tête de cortège ; la duchesse n’aurait pu en jurer, mais il lui semblait que l’adolescent était impressionné par l’exercice. Fendre la foule du haut de son cheval était une chose, il en était une tout autre que de se frayer un chemin tant bien que mal en évoluant à leur hauteur. D’autant plus que, jeune encore, il n’en était pas au bout de sa croissance et ne dominait personne. Kahina non plus ne brillait pas par sa grande taille et c’était une bien étrange vision de la noblesse qu’ils offraient à eux deux.

Derrière eux se mêlaient chevaliers et notables d’Ydril, Sybrondil et Soltariel. On avait, à la hâte, sorti les étendards et c’était une forêt de blasons qui progressait lentement du port jusqu’au château du comte. Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, Kahina esquissa un sourire satisfait.

L’Anoszia avait voulu se jouer d’elle en l’affublant sur un étalon noir là où tous les autres étaient blancs. Arguant qu’il n’y aurait jamais assez de bêtes pour tous les seigneurs qui l’accompagnaient — en plus de son navire, deux bâtiments supplémentaires avaient fait halte à Ydril avec elle —, elle avait proposé à Alastein de « rencontrer son peuple avec humilité, à leur hauteur, » affirmant que l’Histoire se souviendrait sans nul doute de son geste comme de la marque d’un grand homme. Il n’en avait pas fallu beaucoup plus pour qu’il s’enthousiasmât de cette perspective. Enfant, il ne l’était plus vraiment, et ce malgré son âge. Ses yeux étaient ceux d’un jeune adulte et s’ils brillaient aisément de l’énergie de premières années, ils étaient aussi voilés par… le devoir ? Kahina n’aurait su le dire.

Toujours était-il qu’ils étaient là, à marcher dans les pas des petites gens. Elle considérait cela comme une victoire. S’il avait voulu lui passer un message, Arichis pouvait s’estimer heureux : elle l’avait reçu. Elle reporta son regard sur Alastein quand ce dernier, presque avec hésitation, lui demanda des explications sur le mal de Maciste. Le régent le premier s’était enquis de la santé du duc de Soltariel, mais elle était restait vague.

« J’ai bien peur, Alastein, que l’homme que tu as connu n’est plus. Maciste ne quitte plus son lit et réagit à peine quand on lui parle. » Malgré les mois passés en compagnie de péninsulaires, son accent ne s’était pas adouci. Avec sa peau mate et ses yeux sombres, il était impossible de la confondre avec même une pharétane. Elle était l’étrangère, mais semblait se complaire dans ce rôle qui la singularisait et lui permettait d’exister.

Elle allait ajouter quelque chose quand quelque chose la frappa à la jambe. La duchesse manqua trébucher, se retenant à son neveu. D’un rapide coup d’œil, elle put voir le jus poisseux d’une tomate maculer sa robe aux teintes crème, mais ce furent surtout ses joues qui rougirent sous l’humiliation et la surprise. Réactifs, les hommes du guet s’étaient déjà saisis de l’impudent et commençaient à l’éloigner de la scène, mais la voix sans appel de la jeune femme les arrêta.

« Qu’on me l’amène ! » ordonna-t-elle, son visage jusqu’alors affable désormais déformé par la rage. Elle reprit pourtant bien vite le contrôle de ses émotions : se recomposant un masque digne, elle jaugea avec mépris le faquin qui l’avait ainsi insultée. Le silence s’était installé dans la procession. « Quel est ton nom ? » l’interrogea-t-elle, tout en gravant ses traits dans sa mémoire. Tu es un homme mort, lui promit-elle en pensée ; sourd à cette menace qu’il ne pouvait deviner, le malandrin se contenta de cracher à ses pieds — ou sur sa robe, selon les versions — avant de fanfaronner : « Tù seras jamais una duquessa, juste una puttanè què fricotté con lé sombrè, comme touto la vermine dè ton país. »

Autour d’eux, quelques courageux clamèrent leur assentiment. Elle était l’étrangère et cela lui permettait d’exister. Mais elle était aussi la suzeraine du Sud et le regard qu’elle lança à Alastein était sans appel. Fais ton devoir, petit homme. Et ton devoir est de me venger.