Il paraît qu'on ne peut vivre que trois jours sans boire... | PV Kahina d'Ys

« … mais ce n'est certainement pas Morgane qui mourra comme ça ! »

Rire général autour de la table tandis que le plaisantin s'abritait derrière un plateau qui avait auparavant contenu une dinde farcie, dégoulinant encore de sauce, et qu'une coupe, étonnamment vide, rebondissait dessus, lancée par une sang-mêlée plus hilare qu'en colère. Elle se rassit et s'empara d'une coupe que lui tendait galamment son voisin, qu'elle vida de moitié en quelques gorgées, provoquant d'autres rires tout autour.
Les yssois s'étaient réunis ce soir, pour se détendre entre eux. N'eut été le cadre, ils pouvaient se croire de retour dans leur cité. Ils avaient invité trois troubadours trouvés dans la rue, quelques jongleurs et musiciens, commandé aux cuisiniers suffisamment de nourriture pour nourrir un régiment en marche et surtout assez d'alcool pour irriguer les gorges d'une trentaine de courtisans n'ayant rien de mieux à faire.
Ils riaient aux éclats, se lançaient diverses piques et moqueries, se provoquaient en duel -qui vu leur état ressemblait plus à une bataille de chats qu'à un véritable combat- et essayaient de faire de même avec les gardes du palais, qui restaient pourtant imperturbables, même quand certaines natives de l'estrévent venaient danser lascivement devant eux, leur physionomie largement révélée par les robes légère qu'elles affectionnaient en toutes occasions. Un grand moment de la soirée avait été le passage à tabac de l'un des ménestrels, qui avait osé se moquer de leur princesse au détour de quelques rimes. L'homme avait finalement été évacué en sang, à peine conscient de ce qui lui était arrivé, par les serviteurs et la fête avait repris pour ainsi dire sans interruption.
On avait finit par dire aux artistes de cesser leurs numéros et on les avait invité à table pour profiter de ce festin évidemment trop grand pour les seuls présents. D'ailleurs, l'heure avançant et les vapeurs d'alcool embaumant la pièce, les gardes avaient finis par suivre le même chemins, ainsi que quelques servante appréciée par certains de ces messieurs, et la table peinait à accueillir l'assemblée, qui s'était de fait dispatché dans toute la pièce.
Dans un coin, trois gardes et deux yssois comparaient leurs exploits au combat, parlant d'épiques chevauchés tout aussi bien que de vulgaires bagarres autour d'une cruche d'alcool, tandis qu'ailleurs un petit parterre composé aussi bien d'hommes que de femmes racontaient des faits d'armes d'une nature bien plus plaisante, mais à peine moins sauvage. Un estréventin mélomane s'était emparé d'un des instruments abandonnés et le troubadour normalement propriétaire avait entraîné l'une des dames dans une danse endiablée. A un bout de la table l'un des gardes affrontait un jongleur, également batelier, au bras de fer, sous les hurlements d'encouragement ou les hués d'une audience qui lançait en permanence des paris dont personne n'aurait été capable de tenir le compte. Un peu plus loin, les servantes avaient trouvé oreilles avides de rumeurs de couloir chez les yssois et tout ce petit monde rigolait avec enthousiasme en devisant sur tel noble qui avait de graves problèmes digestifs ou tel ponte qui était cocufié par l'entièreté de la cour. Affalés dans des sofas autour de tables basses, d'autres jouaient à des jeux de cartes, aux dés ou à des jeux de société importés d'estrévent auquel les péninsulaires essayaient de s'initier. C'était là que se trouvait Morgane, confortablement installée sur les genoux d'un des gardes qui essayait de comprendre les règles d'un jeu de plateau appelé 'échecs de Machiavel', du nom de son inventeur, un célèbre stratège thaari connu aussi bien pour ses traités sur la politique que pour son amour des jeux. Elle-même conversait volontiers avec sa voisine, aussi bien ici qu'à Ys puisque leurs manoirs respectifs n'étaient séparés que par un ruisseau, sur tout un tas de sujets, présentement le dîner au cours duquel l'ancien amiral avait été tué par une simple danseuse, la façon dont Kahina avait réagit et plus précisément certain sacrifice qu'elle avait du faire le lendemain...

« Un corset ! Elle a vraiment osé porté cette horreur ?
-Oui, j'ai du lui retirer moi-même. D'ailleurs ces trucs sont encore plus chiants à ouvrir qu'à porter si tu acceptes de le croire, finalement j'ai tout couper... »

Elle fut à ce moment interrompu par son siège qui la poussa un peu sur le côté, sans se gêner pour laisser traîner une main baladeuse, avant de se concentrer plus attentivement sur la partie qui commençait. Elle s'énerva faussement avant de reprendre son récit.

« Bon elle s'est retrouvé à moitié à poil mais au moins, elle pouvait respirer...
-Qu'elle ai accepté de porter ça montre bien qu'elle change, ces péninsulaires auront son âme, elle ne sait plus qu'à peine prendre le temps de s'amuser ! » Intervint un yssois juste à côté, en surveillant d'un œil son adversaire au dé. Morgane but un peu de vin en dissimulant un sourire, même parmi ses confrères elle était très proche de la princesse et savait des choses que la plupart d'entre eux ignoraient, notamment sur ses loisirs :
« D'ailleurs, la voyez-vous quelque part ici ?
-Oh mais la bonne idée que voilà ! » s'exclama-t-elle.

Elle se leva en trombe, enjamba le sofa pour s'approcher de la table et s'emparer d'une cruche de vin encore pleine, attirant au passage un certain nombre de regard curieux par son empressement. Alors qu'elle allait sortir de la pièce, le garde qui l'avait précédemment accueilli sur ses genoux lui demanda :

« Mais qu'est-ce que vous allez faire ?
-Et bien je vais inviter la princesse, quelle question !
-Hein mais, vous êtes sérieuse ? » demanda-t-il tandis que son visage perdait la plupart de ses couleurs.
« Bah ne t'inquiètes pas, elle est si saoule qu'elle s'effondrera derrière une tenture après avoir fini la cruche.
-Vas sucer ta propre queue Erbett, je tenais déjà l'alcool tandis que ton père n'était pas encore sorti de la verge de ton grand-père, que celui-ci avait fort vaillante d'ailleurs ! »

Nouveau fou rire général tandis qu'elle s'éclipsait dans les couloirs. Le bruit de la soirée décrut rapidement. Pas pour laisser place au silence, le Palais de Soltariel ne l'était jamais, mais à un espèce de calme affairé : les serviteurs de toutes sortes vaquaient à leurs occupations en essayant de ne pas déranger les seigneurs qui dormaient, se réunissaient pour discuter d'affaires importantes ou, comme elle, festoyaient. Les gardes patrouillaient, l'on pouvait croiser un messager occasionnel ou un scribe occupé avec une missive. Finalement, après un enchaînement de couloirs somptueux et un étage à monter, elle arriva devant la chambre de la princesse. Ce n'était pas véritablement la chambre ducale, celle-ci était occupée par Maciste, qui ne la quittait jamais -et vu l'odeur qu'il dégageait Morgane préférait s'en tenir aussi loin que possible- mais ça avait été une chambre souvent utilisé lorsque les couples précédents n'étaient pas du genre à dormir chaque soir dans le même lit -ce qui était bien souvent le cas-. Il y en avait deux, une pour le duc et une pour la duchesse, chacune communiquant avec la chambre principal. En fait de chambre, il s'agissait plutôt d'appartements à part entière, qui pouvait accueillir les invités privés, la fidélité ayant toujours été un concept très relatif à la cour soltarii : seule la chambre ducale devait rester pure de toute tromperie, selon la coutume. Un duc en avait même perdu son titre d'après les récits. En ces temps particuliers, les appartements privés du duc, inutiles à Maciste, étaient occupés par Bohémond, tandis que Kahina passait pour ainsi dire tout le temps qu'elle ne consacrait pas aux réunions, négociations et autres cérémonies dans ses appartements. Sauf quand elle disparaissait personne ne savait où, sauf Ryl'antar qui comme de bien entendu n'en lâchait pas un mot. D'ailleurs le colosse était devant la porte, fidèle à son habitude.
Morgane vint se planter devant lui, les joues un peu rouges, le regard légèrement fluctuant et la démarche pas tout à fait assuré. Elle posa un index moqueur sur le poitrail du garde et, lui soufflant son haleine avinée au visage, lui dit :

« Je suis ici pour transmettre à son Altesse l'invitation très officielle de ses vaillants et loyaux sujets d'Ys de venir assister à leur petite sauterie parce qu'on pense qu'elle doit bien se faire chier, avec ces couillons de péninsulaires toute la journée. »

Elle tapota du doigt contre les muscles saillants de Ryl'antar, vacilla un peu vers l'avant avant de se redresser d'un coup et de manquer partir en arrière dans la foulée, faisant un pas de recul bien involontaire pour garder son équilibre.

Rylant’ar ne s’était jamais démarqué par sa volubilité ; face au spectacle pittoresque que lui improvisait Morgane, il préféra le silence du mépris à un quelconque commentaire. L’envie lui vint de simplement renvoyer la mage de guerre, mais il n’était pas sans savoir que la — trop jeune — princesse n’était pas sans apprécier ses frasques. Elle serait capable de lui reprocher son initiative et s’il y avait une chose que Ryl’antar préférait éviter, c’était bien de fournir des motifs de griefs à Kahina.

« Elle est avec Aléandre, » lâcha-t-il finalement de mauvaises grâces. Morgane ne devrait pas être surprise outre mesure : depuis la mort d’Alastein, la petite comtesse d’Ydril passait littéralement tout son temps avec la princesse d’Ys. Il avait fallu beaucoup d’efforts à l’estréventine pour retrouver la confiance de sa cadette, après qu’elle eût décidé de rendre à Arichis son titre de régent ; il n’était cependant pas une tête blonde en Péninsule qui eut pu jamais résister aux charmes de Kahina. Au-delà du calcul purement politique, cependant, la princesse avait un jour avoué à la mage de guerre qu’Aléandre lui rappelait, pour beaucoup, sa propre personne. Une manière de dire, à demi-mot, qu’elle appréciait réellement la petite ydriolote.

Et, de fait, la scène qui se jouait dans les appartements de Kahina quand Ryl’antar introduisit Morgane n’avait rien du plan machiavélique. La Princesse des Deux Soleils, vêtue d’une simple robe de chambre, se laissait coiffer par une Aléandre concentrée sur son œuvre. Elle ne prit pas même la peine de bouger le menton pour voir qui approchait et préféra plutôt demander — usant de sa langue natale pour l’occasion — à sa pupille, laquelle lui répondit — dans la même langue, non sans encore quelques difficultés évidentes — : « Ton garde du corps et… » Elle sembla chercher le nom de la mage de guerre le temps d’une seconde d’hésitation. « Morgane, je crois.

— La petite veut que tu participes au festin qu’elle organise, résuma Ryl’antar avec la concision que ceux qui l’entendaient parler lui connaissaient.

— Elle le veut, pas vrai ? demanda Kahina avec un amusement audible. Je suppose, vu l’heure tardive, que les réjouissances ont déjà commencé. Je me trompe, Morgane ? » La teneur de la réponse de la concernée, tout autant que son ton et sa diction, indiquèrent clairement à la princesse que sa consœur était ivre. « Peut-être est-ce une bonne idée, finalement. Aléandre, finis donc de me coiffer et file te préparer. Tu viens aussi. »

Il ne fallut qu’une dizaine de minutes aux deux femmes pour s’apprêter convenablement. À cette occasion, Kahina se rendit compte de la monotonie de la garde-robe de sa pupille et lui promit d’y remédier au plus vite. Elle-même se présenta à nouveau à Morgane vêtue avec simplicité d’une robe cramoisie légère à en faire rougir le Haut-Prêtre de Néera — mieux valait que le vieux bougon ne la vît jamais dans pareille accoutrement, pour sûr.

À la mage de les guider, désormais, jusqu’à la « petite sauterie ».

« Et bien qu'elle vienne aussi ! »

Eusse-t-elle été sobre, Morgane se serait peut-être dit qu'inviter la jeune fille n'était pas une bonne idée. Peut-être. Mais présentement elle était définitivement ivre et, si elle tenait debout, elle n'avait plus guère le sens de ce qui était raisonnable et de ce qui ne l'était pas. Tout du moins, elle l'avait encore moins que d'habitude. D'aucun disait que si elle tenait aussi bien l'alcool, c'était parce que ça ne changeait finalement pas grand chose qu'elle en boive ou non.
Quand Ryl décida finalement de la laisser passer, elle se demanda un instant à quoi elle allait trouver les deux jeunes filles. Elle ne fut guère surprise, et à dire vrai une légère moue de déception se peignit sur son visage, quand elle vit Aléandre occupé à tresser les cheveux de Kahina. S'il était bien une activité de la princesse que ne pouvait comprendre la mage de guerre -hormis supporter ces empoudrés qui constituaient la majorité de sa cour- c'était les tresses. Et ce n'était certainement pas faute d'avoir essayer de l'initier à la pratique, mais rien à faire, elle n'y arrivait pas. Elle n'aimait pas qu'on lui en fasse, préférant ses cheveux libres et bienheureux, et celle qui se serait risquée à lui demander d'en faire aurait bien vite eu la majorité de sa chevelure carbonisée par un saut d'humeur de la sang-mêlée après s'être une fois de plus emmêlés les doigts dans ces putains de cheveux. Définitivement, elle n'aimait pas ça.

En entendant le garde du corps l'appeler petite, elle se mit à l'invectiver à voix basse de tous les surnoms, fantaisistes au possible quand elle parvenait à les articuler correctement, qui lui passèrent par la tête. Il fut bienheureux qu'Aléandre ne pouvait qu'à peine l'entendre et encore moins la comprendre, où sa connaissance de la langue estréventine se serait vu émaillé d'un grand nombre de qualificatifs peu gracieux et de termes anatomiques qui ne seyaient guère à une conversation de tous les jours.
Quand Kahina répondit, la mage de guerre cessa nette sa diatribe et tourna la tête vers elle, un air mi-ravi mi-stupéfait qui disait plus clairement que n'importe quelle parole : Vraiment ?
Elle ne se laissa pas démonter longtemps cela dit puisqu'elle chercha du regard des coupes qu'elle pouvait remplir pour finalement en trouver deux sur une petite table. Elle balança négligemment leur contenu -de l'eau, comme si l'on pouvait boire ça- dans le couloir et les remplit généreusement avec la carafe de vin qu'elle avait amené. Lorsque les deux nobles furent apprêtées, elle leur tendit chacune une coupe avec un grand sourire avant de les guider à travers les couloirs d'une démarche un peu moins hésitante.
Se faisant elle les abreuvait d'un babillage incessant, partant d'abord des robes d'Aléandre, abondant dans le sens de la princesse comme quoi il lui en fallait de nouvelles, avant de dériver sur la soie des Vossula puis sur les derniers ragots en provenance de Thaar -déjà daté de trois ennéades au vu de la distance, mais qui s'en souciait ? Elle parlait la plupart du temps en oliyan, mais n'était pas gênée d'expliciter en péninsulaire lorsqu'il lui semblait que la plus jeune ne comprenait pas.

Finalement elles arrivèrent devant la salle où se tenait la fête, comme le bruit le leur indiquait depuis un moment. En écartant les tentures qui servaient de portes, elle se demanda vaguement ce qu'elle allait trouver, mais désormais peu importait, alors elle écarta en grand les tissus.
Le cadre n'avait, en fait, quasiment pas changé. Visiblement aucun ne l'avait pris au sérieux. En voyant les trois femmes pénétrer dans la pièce, la plupart des gardes se mirent à ouvrir des yeux grands comme des soucoupes et vainement chercher leurs armes pour se remettre en faction, non sans provoquer de grands éclats de rire. L'un d'eux, apparemment en conversation très intime avec une yssoise, se leva d'un bond, projetant sa compagne sur le côté dans un cri indigné. Quant aux serviteurs ils essayaient de se faire le plus petit possible.

« Qu'est-ce que c'est que cette ambiance ? Musique ! » lança Morgane sans laisser le temps à la situation de devenir vaguement gênante.

Les artistes s'exécutèrent rapidement, trop heureux de pouvoir jouer pour la princesse en personne, surtout suffisamment près pour qu'elle puisse les reconnaître si jamais elle appréciait le spectacle : il était toutefois regrettable pour eux que leur état d'enivrement, léger mais bien présent, ne permettait pas à la prestation d'être particulièrement agréable pour quiconque n'aurait pas déjà ingurgité plusieurs verres.
Toutefois les airs enjoués suffirent à relancer la soirée, tandis que les courtisans saluaient l'entrée de leur dame et de sa pupille, puis reprenant pour la plupart leur activités précédentes, invitant bien souvent Kahina à se joindre à eux et c'est une multitude de proposition à jouer, danser ou simplement parler, vautré dans de somptueux fauteuils, qui s'abattit sur les Kahina et Aléandre. Les servantes invités avaient repris leur mimétisme, espérant probablement ne pas être remarquées, et seuls les gardes restaient maladroitement dans l'attente, se demandant ce qui allait leur arriver.

Au moment d’entrer dans la vaste salle de banquet, Kahina marqua imperceptiblement un temps d’arrêt. Un battement de cœur lui suffit à prendre la mesure de ce qui se déroulait sous ses yeux, de la danse lascive de vieilles amies aux regards presque choqués des gardes soltarii. Voulait-elle vraiment se mêler aux réjouissances des siens ? Ou plutôt, car cette question elle avait déjà une réponse toute trouvée, le devait-elle ? Elle avait travaillé si dur pour arracher à la Péninsule ce qui était, désormais, dans les faits sinon dans les traités, son royaume. Elle savait, mieux que quiconque, que son édifice était tel un château de cartes qui attendaient le moindre zéphyr pour s’effondrer. Que penseraient ses sujets d’elle, s’ils avaient vent de ses occupations ? Kahina n’était pas sans savoir le peu d’amour que portaient les péninsulaires pour les peuples hétéroclites de l’Ithri’Vaan. Ils toléraient la présence des Ysois et leurs excès, parce qu’ils leur ouvraient des portes sur une manne marchande qu’ils ne pouvaient pas négliger. Mais se faire gouverner par une estrévente ? Ça, ils avaient beaucoup plus de mal.

D’un geste vif, la princesse se saisit de la main d’Aléandre, qui lui lança un regard surpris. La petite comtesse avait dévoré des yeux cette fenêtre ouverte sur une culture que sa tutrice se mettait un honneur de lui présenter. Un instant, Kahina l’envia ; l’enfante n’avait guère à se soucier des turbulents vassaux du Sud, c’était sa tante qui s’en chargeait pour elle. Le moment venu, elle s’assiérait sur le trône de l’Estréventine et ce serait Athanase qui, à son tour, la protégerait des requins nobliaux. L’adolescente ne parvenait pas même à se souvenir de la dernière fois où sa plus grave préoccupation était de savoir de quel diadème se parer. « Je me souviens, oui, maintenant, je me souviens ! Un jour, tu étais jeune et belle et le lendemain, tu étais toujours belle, mais tu étais si vieille, » lui avait dit le Premier Elfe, quelques jours avant leur départ pour la Péninsule. Encore une prophétie qui s’est trouvée réalisée, en fin du compte.

« Devenons-nous renoncer ? » lui murmura discrètement Aléandre. Elle semblait déçue. Sincèrement déçue. À sa propre surprise, son aînée secoua légèrement la tête.

« Hors de question. Maintenant que nous sommes là, autant en profiter. »

Il ne lui fallut que quelques secondes pour comprendre qu’elle avait effectivement pris la bonne décision. La chaleur des réactions de ses compatriotes à sa vue lui furent de fait chaud au cœur ; Ys l’aimait et saisissait sa chance pour le lui montrer. Alors, certes, ils ne se jetaient pas à ses pieds, ne versaient pas des larmes de pure adoration dès qu’elle leur répondait et ne calculaient pas la moindre de leurs paroles dans l’espoir de gagner ses faveurs. Mais ces gens, avec qui elle avait grandi ou qui l’avaient vu grandir pour la plupart d’entre eux, l’accueillaient à bras ouvert, comme l’une des leurs.

Par l’Unique et ses Titans, j’en avais presque oublié ce que cela faisait.

C’était encore différents d’avoir des consœurs jurés, ces femmes qu’elle avait poussé à boire leur propre sang ; elle les aimait toutes, mais pour la plupart, elles étaient aveuglées. Ses compatriotes eux gardaient les yeux grands ouverts.

« Allons, il est grand temps que tu apprennes ce que c’est, de danser, » déclara Kahina à Aléandre, tout en lui saisissant la main. Avec simplicité, elle fit de même avec Morgane et les trois femmes commencèrent à danser comme on le faisait à Ys. Comprenant ce qui était en train de se jouer, Ryl’antar rejoignit les gardes qui avaient très vite pris le parti de profiter du spectacle ; ils eurent du mal à cacher leur déception quand il leur annonça qu’il prenait leur relève.

Le visage de la princesse faisait plaisir à voir. C'était comme si elle renaissait un peu à travers cette fête, certes non pas organisé en son honneur mais dont elle était incontestablement devenue l'invité centrale et de marque. Morgane se laissa volontiers entraîné dans la danse. Elles tournèrent, bondirent, virevoltèrent et se déhanchèrent aux sons entraînants que tiraient de leurs instruments les troubadours enthousiastes. Bien sûr d'autres courtisans les avait rejointes et ils n'étaient pas loin d'une dizaine à se laisser porter par la musique. Ils avaient réussit à trouver des troubadours connaisseurs des airs de l'Oliyan, la chose étant de plus en plus facile, et l'ambiance n'avait pas grand chose de commun avec les bals enfarinés des cours péninsulaires les plus classiques. Ils alternaient les danses de groupes et les danses à deux. Lors de ces dernières Kahina étaient sollicitée de toutes parts, allant d'un partenaire à l'autre sans sembler s'en soucier, tandis que Morgane avait décidé de montrer les bases de la danse oliyane à Aléandre, qui se montrait tout à fait désireuse d'apprendre. Elles continuèrent ainsi jusqu'à ce que Morgane, terrassée par des bouffées de chaleur dues à l'alcool, n'aille s'affaler dans un fauteuil.
Ce qui ne l'empêcha nullement d'accepter gracieusement la coupe pleine tendue par Erbett, qui avait visiblement délaissé les dés pour un jeu de cartes qui semblait plus un prétexte vu l'investissement de chacun des participants. Tandis qu'elle s'humidifiait le palais, celui-ci lui dit :

« Franchement, je ne pensais pas que tu arriverais à la convaincre.
-Ton manque de foi me sidère, je suis capable d'inviter n'importe qui à une fête, et aucun refus ne peut m'être donné comme réponse !
-Ohoh, entendez-vous ça ! Qui aurait un défi à proposer à notre sang-mêlée trop sûre d'elle ici ? Allons, personne ? »

HRP:

Il y eut un moment de battement, le temps que la rumeur ne parvînt aux quatre coins de la salle, puis une clameur sourde et enthousiaste salua le défi lancé à la face des invités. Morgane se serait bien passée, sans doute, de pareille publicité ; cela étant dit, elle ne devait pas être en état de le savoir elle-même et Kahina, qui la cherchait du regard, ne fut pas étonnée de la trouver enthousiaste d’être ainsi le centre des attentions. Bien que bientôt centenaire, la sang-mêlé lui donnait souvent l’impression de se comporter en adolescente. Déjà, les propositions pleuvaient, tout le monde y allait de son idée, qu’elle fût loufoque, dangereuse ou amusante. « Honneur à la Princesse ! » cria finalement un hôte et tous les regards se tournèrent vers une Kahina ravie. L’appel fut repris plusieurs fois et tous les regards se tournèrent vite vers le Soleil Blanc qui savoura un instant sa popularité. Elle leva finalement une main pour demander le silence, puis annonça : « Je te défie de tenir tête à Ryl’antar le temps d’une chanson. »

Le colosse retint avec grand peine un grognement agacé ; l’ancien esclave n’était pas homme à se satisfaire d’être mis ainsi en spectacle. Il avait été gladiateur, jadis, et avait eu son comptant de foules venues le voir combattre. Cela dit, l’idée de malmener un peu la mage de guerre n’était pas forcément pour lui déplaire et, n’ayant de toute façon pas le choix, il finit par hausser des épaules ; cet assentiment muet arracha un tonnerre d’applaudissement à la salle, qui se fit un devoir de préciser dès à présent les règles de ce petit duel improvisé. Il fut ainsi décidé que les combattants n’utiliseraient pas d’armes blanches. On dégagea la table, entassant contre un mur vaisselles sales, victuailles entamées et alcool réchauffé. Quand Ryl’antar y grimpa, le bois grinça sous son poids, mais le meuble tint bon. Morgane devrait parvenir à demeurer perchée le temps d’une ritournelle. La tâche paraissait ardu, tant elle avait fait plusieurs fois montre de sa perte d’équilibre ; cela dit, il semblait qu’elle avait déjà commencé à décuver, le sang fouettait par les encouragements d’une partie des convives.

Bien entendu, les paris battaient déjà leur plein, avec un certain avantage pour l’opposant le plus sobre. En temps normal, la Princesse aurait bien été en peine de faire un choix. Elle savait les deux sang-mêlés redoutables. L’art de Morgane pouvait sembler être un avantage certain, mais elle n’était pas le premier praticien que le colosse aurait à affronter. Solide comme un rocher, il donnait souvent l’impression de tout pouvoir encaisser.

« N’est-ce pas un peu dangereux ? demanda timidement Aléandre.

— Pour les convives plus que pour eux, répondit Kahina en s’esclaffant. D’ailleurs, nous prendrons bien garde de nous écarter un peu. Il serait dommage que Morgane te roussisse les sourcils dans la précipitation. »

Et voilà que sa grande gueule allait encore la mettre sur le devant de la scène pour le plus grand amusement de la galerie... et le sien aussi. Puisqu'il fallait bien le dire, elle prenait un pied monstre à satisfaire aux exigences de la foule. Faire n'importe quoi et être au centre de l'attention étaient deux des choses qu'elle préférait dans sa vie. Lorsque l'un des convives proposa de laisser la princesse décider du défi, elle n'en était que plus enthousiaste. Lorsque finalement elle énonça son défi, il y eut un léger instant de flottement avant que Ryl'antar n'acquiesce à sa manière très personnelle. Le tonnerre d'applaudissement qui s'en suivit dut se faire entendre jusqu'au bout de l'aile du palais.

Et tandis que les convives préparaient les lieux, Morgane attrapait une coupe dont elle but une longue gorgée avant de la reposer sur un plateau porté par un serviteur. L'alcool lui semblait différent à la perspective du défi, plus euphorisant et moins troublant. Elle se sentait le visage réchauffé, ses tempes battant le rythme de son cœur affecté par l'adrénaline et ses pieds un peu plus sûrs. On l'aida quand même à monter la table, utilisée comme scène et enjeu du duel, ce qui allait déjà lui poser un problème : se 'battre' sur un sol qu'elle ne pouvait utiliser par magie n'était pas dans ses habitudes. Au moins son objectif n'était que de rester sur la table, pas d'en faire choir le colosse.
Est-ce qu'elle prenait Ryl'antar au sérieux ? Bien sûr, absolument. Est-ce qu'elle ne le sous-estimait ? Plus difficile à dire mais c'était fort probable. En particulier les idées enivrés par l'alcool il n'est pas grand monde que la mage de guerre aurait refusé d'affronter ce soir. Dans le pire des cas elle en serait bonne pour paraître ridicule et pour écoper de sévères courbatures et de quelques bleus qui iraient merveilleusement bien avec sa gueule de bois prévisible.

Et le silence tomba. Enfin, le silence, chacun y allait de ces encouragements et de ses paris, mais le volume sonore avait drastiquement chuté tandis que, juché sur un tonneau, l'un des troubadours accordait son luth. Les différents artistes s'étaient presque battus pour avoir ainsi le droit d'apparaître en privilégié et finalement la méthode de sélection retenu avait été fort simple : le moins saoul serait le joueur. Or donc l'instrumentiste pinça quelques cordes, tourna une ou deux clés -uniquement pour faire son intéressant d'après Morgane-, passa son instrument en bandoulière et commença à jouer.

Et le duel s'engagea très vite, puisque Ryl'antar qui n'avait visiblement aucune envie de faire durer les choses -ou furieusement envie de profiter de cette occasion de lui en coller une- fit le premier mouvement en lui bondissant presque dessus. Elle recula d'un bond tout en faisant un cercle de sa main dans les airs, y faisant naître des flammes. Elle souffla dessus pour le projeter sur le sang-mêlée qui se baissa pour éviter l'assaut.
Il profita de sa posture pour reprendre sa charge presque sans interruption mais cette fois encore son bras ne rencontra que le vide puisque la magicienne lui avait littéralement bondit dessus et, s'appuyant sur les larges épaules du guerrier, avait imité l'un de ces jeux d'enfants populaires qu'on appelait le saute-malour.

Les malours sont des bêtes à longs poils que l'on pourrait vaguement rapprocher des moutons péninsulaires. Cela dit leur fourrure n'est pas utilisée dans la conception de vêtements ou autre mais de cordages, où les poils de malour convenablement tissés offrent une solidité assez exceptionnelle. Le problème étant la rareté d'un tel cordage, puisque les malours vivant sous un climat chaud possèdent des poils longs, certes, mais aussi extrêmement fins et peu nombreux, ce qui rend la fabrication de cordage très coûteuse. On ne s'en sert donc généralement que pour les plus beaux et les plus chers bateaux -et donc les moins susceptibles d'avoir à éprouver la solidité des cordes- et leurs formidables capacités restent relégué au rang d'accessoire derrière leur joli couleur cuivré. Comme le malour a toutefois une viande très goûteuse, bien qu'un peu ferme, il reste très commun dans les régions sud de l'Ithri'Vaan. Il a de plus incroyablement bon caractère pour une bête à corne -qui ont habituellement plutôt envie de les planter dans tout ce qui ne leur revient pas.

La parenthèse zoologique refermée, revenons au combat. Morgane se réceptionna sur ses pieds, un peu emportée par son élan elle eut besoin de deux pas supplémentaires pour s'arrêter. Assez pour permettre à Ryl'atnar, avec une vitesse surprenante pour sa corpulence, pour venir la pousser dans le dos. Elle plongea littéralement en avant, bien au-delà des limites de la table et, par réflexe, tandis ses mains ouvertes devant elle en faisant appel à la magie et un souffle d'air puissant s'en échappa sans prévenir. Les coupes s'envolèrent de la main de leur propriétaire, aspergeant tout sur leur passage, les chevelure furent saccagés et les robes et autres voiles qu'affectionnaient les yssois balayés, ce qui fit naître de grands rire parmi les spectateurs qui n'étaient pas directement concernés.
Du reste, la poussée suffit aussi pour faire repartir Morgane en arrière, laquelle, n'ayant pu se camper sur ses appuis comme d'habitude, vola littéralement dans Ryl'antar. Le demi-drow ne devait pas s'attendre du tout à cette situation puisque cela suffit à le faire chanceler et les deux se rebondirent dessus.
Morgane roula sur la table avant de se relever tandis que son opposant semblait essayer encore de comprendre ce qui avait bien pu se passer. Avisant une cruche de vin tenue par un serviteur non loin, elle tendit ses mains devant elle, droit vers le serviteur, et les replia en les ramenant contre son torse, répétant le geste plusieurs fois de suite. D'abord intrigué, le porteur de la cruche poussa un glapissement de surprise en constant que le vin de son récipient remontait lentement à travers le goulot et s’élevait dans les airs sous forme d'un mince serpent liquide qui vint tourner paresseusement autour de la mage de guerre qui gardaient ses mains mobiles, fluides et souples. Le spectacle incongru fit rire et jaser par mi l'audience tandis que Ryl'antar haussa un sourcil en se demandant probablement ce qu'elle allait en faire.

Il eut la réponse quand il essaya de s'avancer et que, sous l'impulsion d'un geste rapide du poignet de Morgane, un filet de vin le frappa comme un fouet, laissant une marque rouge sur sa peau et le faisant se reculer sous la surprise. Il eut un mince sourire et recommença son approche, prudente. Attentif aux moindres mouvements de la sang-mêlée, il guettait le coup de poignet annonciateur tandis qu'elle cherchait les meilleurs endroits où frapper pour le forcer à se tenir à distance. Parfois le guerrier esquivait, d'autres fois il écopait d'une longue traînée rougeâtre, laissant éventuellement perler quelques gouttes de sang. Mais petit à petit la distance entre les deux se réduisait, tandis que les notes qu'égrainait le ménestrel indiquaient, par leur rythme, que la fin du défi était proche.
Finalement, quand Ryl'antar n'était plus qu'à quelques pas d'elle et qu'elle sentait qu'il allait bondir, Morgane projeta ses mains en avant, jetant littéralement le serpent liquide à la figure de l'ancien gladiateur, surpris et pensant devoir esquiver un autre coup de fouet. Elle enchaîna d'un coup de pied d'où partit un véritable missile d'air qui frappa le demi dans l'abdomen. Celui-ci tint quand même bon, se ramassant sur lui-même sous l'impact avant d'essayer de mettre un coup de poing à la mage de guerre qui se décala pour éviter le coup. Mais il se laissa tomber au sol et lui faucha les jambes d'un coup de pied rotatif, l'agrippant par une épaule dans sa chute avant de la projeter dans le public.
Elle essaya vainement de lui faire lâcher prise, balayant l'espace d'un mouvement de bras qui provoqua un jet de feu tout à fait inapproprié et fit bondir en arrière les quelques spectateurs au premier rang qui n'avaient pas encore compris que c'était une mauvaise idée. Il se contorsionna pour éviter les flammes qui léchèrent quand même une belle partie de son dos et parvint à dégager la mage de guerre sur le côté. Morgane partit en vol plané au dessus de l'assistance, tournoyant tout en crachant aléatoirement du feu avant d'atterrir dans un sofa qui se renversa en arrière sous le choc tandis que mourraient les dernières notes.

Il y eut un petit instant de flottement où les plus avertis se demandèrent si la sang-mêlée allait bien jusqu'à ce qu'elle se dresse par-dessus le sofa à la renverse, décoiffée, les cheveux visiblement en partie roussie par ses propres flammes et le regard un peu perdu de ce qui venait de lui arriver. Elle parcourut du regard l'assistance avant de lâcher, d'une voix très innocente :

« Alors, j'ai gagné ? »

Puis, le mélange d'alcool et d'acrobaties se rappela à ses bon souvenirs, elle eu un haut-le-cœur et elle vomit par-dessus les restes du sofa.

L’audience fit bien peu de cas des malheurs de Morgane ; entre ceux qui arguaient qu’elle avait perdu dès le moment où elle avait usé de la magie pour revenir sur la table, ceux qui affirmaient qu’elle avait chuté avant la dernière note et les partisans de sa victoire, la salle s’emplit bien vite de débats agités, qui tournèrent par endroit à la foire d’empoigne. Les oreilles chauffées par l’alcool, Kahina se garda bien d’intervenir et se fraya plutôt un chemin jusqu’à la sang-mêlé. Aléandre la suivait avec circonspection, un petit air chagriné collé au visage. Elle avait secrètement espéré la défaite de Ryl’antar, mais le spectacle du colosse faisant jeu égal avec une mage de guerre — fût-elle enivrée — l’avait convaincue plus encore de sa dangerosité.

« Quand tu auras décuvé, commença-t-elle en lui tendant un linge frais, il vous faudra vous affronter à nouveau. » Le combat, à n’en pas douter, ne manquerait pas de panache, mais en vérité, Kahina jamais n’y consentirait. L’idée que ces deux-là s’entre-tuassent plutôt que de perdre la face n’était pas pour la tenter.

« Tu étais impressionnante, Morgane ! » affirma pour sa part la petite comtesse d’Ydril, qui se découvrait pleine d’admiration pour l’Yssoise. Sa victoire était certes contestée et assurément contestable, elle avait tenu tête au terrible Ryl’antar. C’était peut-être pour cela qu’elle avait spontanément choisi la langue de l’Estrévent pour la congratuler. Rien ne l’y obligeait : la Princesse elle-même avait usé du Diantrais. « Le jeu n’était de toute façon pas juste. C’était fourbe de ta part, Kahina !

— Oh, vraiment ? » demanda innocemment l’accusée, reprenant par la même occasion le bas olyian. Dans leurs dos, les choses semblèrent se calmer un petit peu, à mesure que les différents partis trouvaient un arrangement. Un homme s’approcha des trois femmes l’air solennel et racla son palais pour attirer leur attention. « Princesse, comme personne n’est capable de prouver que Morgane s’est joyeusement mangée le sofa avant ou après la dernière note, nous pensons qu’il n’est que justice que… » Le bougre retint un sourire torve. « … les participants s’affrontent une nouvelle fois. »

Le regard choqué d’Aléandre offrit un joli contraste avec le rire clair de Kahina, qui refusa pourtant, arguant que la soirée ne faisait que commencer et qu’il serait tant de départager les sang-mêlés un peu plus tard. Ryl’antar, du haut de sa table, lui en sut gré. Il connaissait assez les Yssois pour savoir qu’avec eux, tout était possible, et n’avait donc pas jugé bon de descendre de son perchoir avant d’être certain qu’il n’aurait pas à y retourner. Il sauta lourdement au sol et retint une grimace de douleur ; c’était que la donzelle ne l’avait pas manquée, au final. Son dos, surtout, le tiraillait méchamment. La blessure n’était pas bien grave, mais elle lui couvrait toute l’échine ; à n’en pas douter, elle le torturerait quelques jours durant.

Avec paresse, Kahina se lova dans un large coussin non loin et invita sa protégée à l’y rejoindre. L’enfant ne se fit pas prier. « J’avais besoin de tout cela, je crois, lui avoua sa tutrice à demi-mot.

— Tu participais souvent à ce genre de soirées, à Ys ?

— Tous les soirs, rit Kahina tandis que Morgane les rejoignait.

— J’aimerai y retourner, un jour. » Devant l’air surpris de son aînée, Aléandre se crut obligée d’ajouter. « Tu m’en as si souvent parlé, aussi, qu’il me tarde de revoir ta cité. Nous n'y étions resté que quelques jours à peine, je n'en ai rien vu. »

Morgane accepta gracieusement le linge frais tendu par la princesse et s'en tamponna le front en poussant un soupir de félicité. Elle fit ensuite signe à un serviteur de lui apporter un linge humide tandis qu'elle se relevait, le dos en vrac de ses cabrioles aériennes et sous l'effet de vertiges causés par l'alcool, qui n'avait alors plus rien d'agréable. Elle refusa même une coupe que lui tendit un autre courtisan attentionné.

« Évidemment qu'il le faudra, je ne vais pas rester sur une bête défaite. »

Elle n'aurait toutefois jamais accepté un véritable combat contre l'ancien gladiateur. Est-ce qu'elle se pensait incapable de le battre ? Non, tout résistant qu'il était personne ne survivait à un trou dans la poitrine large d'une main et elle était largement capable d'arriver à ce résultat. Mais un véritable combat serait extrêmement rapide : ni l'un ni l'autre n'avait véritablement de moyens d'encaisser de franches attaques. Tant qu'on en restait aux mains et aux défis, il n'y avait pas de plus graves blessures qu'une ou deux brûlures et quelques bleus, éventuellement un os déplacé. Rien d’irréparable pour n'importe quel guérisseur. Même si les os déplacés faisaient un mal de chien.

« Merci Aléandre, c'est gentil. Il faudrait que tu viennes assister à un duel magique à l'occasion, j'y suis moins éméchée... généralement. »

Et moins perdante, aussi, ne put-elle s'empêcher de penser. Mais ça ne devait pas avoir grande importance pour la jeune comtesse qui semblait presque la considérer comme gagnante. Ce qui était peut-être le cas, il lui semblait avoir entendu la dernière note avant de se manger le sofa. D'un côté elle n'aurait rien pu entendre après.

« Fourbe ? Non, c'était juste... difficile à prévoir. »

La nuance n'était pas grand, elle en convenait. C'est à ce moment qu'un des yssois, Erbett d'ailleurs, s'approcha des trois demoiselles avec son air grandiloquent habituel qui lui allait plutôt bien, il fallait le lui reconnaître. Par contre à sa déclaration, la mage de guerre ne put s'empêcher de faire une moue dépitée qui lui fit abandonner ses efforts pour garder son sérieux. Mais Kahina refusa, pour son plus grand soulagement. Faisant craquer son dos en s'étirant, elle décida que non, elle n'était vraiment pas prête à remettre ça.
Le serviteur revint et elle le remercia en récupérant le linge imbibé d'eau. En quelques gestes habitués, elle l'enroula autour de sa chevelure. L'ensemble était assez ridicule, certes, mais évitait que les cheveux ne continuent de se détériorer. Ce n'était ni la première ni la dernière fois qu'elle brûlait ou se faisait brûler une partie de sa chevelure et elle savait y faire pour éviter de trop lourd dégâts. A ses débuts, elle avait parfois du couper des dizaines de centimètres de cheveux pour garder une coiffure harmonieuse. Porter les cheveux longs et pratiquer la magie n'étaient pas évidents à combiner.

Elle se laissa tomber dans le coussin qu'avait choisit Kahina avec un soupir d'aise, savourant le tissu délicat contre sa peau. Elle écouta d'une oreille distraite les propos de la princesse et de sa protégée juste à côté d'elle, attirant d'un claquement de doigt les services d'un domestique pour leur apporter boissons et friandises. Ailleurs dans la salle, la soirée était repartie en roue libre, les yssois replongeant naturellement dans les jeux, les conversations, les défis et les histoires. Les artistes avaient remontés un semblant de formation musicale et faisait profiter les invités de leurs talents en la matière.
Attrapant d'une main un plateau de confiseries et de l'autre une cruche de vin doux, Morgane aperçut Ryl'antar non loin et lui adressa un léger signe de tête, un peu arrogant, auquel le colosse ne répondit que par un petit rictus satisfait. La mage de guerre se tourna vers les deux femmes à côté d'elle, leur proposant les mets qu'elle avait récupéré, tout en ajoutant :

« J'approuve son idée. Ça fait un certain temps que je n'ai pas revus les côtes yssoises. On pourrait y envisager un séjour bientôt ? Pour mon anniversaire pourquoi pas ! Tu me dois bien ça.
-Ton anniversaire... d'ailleurs quel âge as-tu ? Je sais que ceux comme toi vivent plus longtemps mais,
-Je vais avoir un siècle bientôt. Et je préfère le terme sang-mêlé. » La remarque était dite sans méchanceté, elle avait depuis longtemps dépassé ce stade et elle se doutait plutôt que la jeune fille était limité par la langue, non maternelle pour elle, que par ses préjugés. Toutefois à la mention d'un âge si avancé, Aléandre écarquilla les yeux, ne parvenant sans doute pas à appréhender ce que cela pouvait signifier. Morgane eut un rire clair.

« Ne fais pas cette tête, je ne perçois pas tout à fait le temps qui passe de la même façon que vous. Mais c'est un sujet compliqué que je ne suis pas en état de commenter ce soir. »

Et pour ne visiblement rien arranger à ça elle se servit une généreuse coupe de vin doux avant d'en proposer à celles qui auraient encore un récipient vide parmi ses voisines.

« Parlons plutôt de choses plus légères. Les ragots de cour par exemple. Je suis certaine qu'il y en a ici autant qu'ailleurs. Tiens, l'autre jour, je revenais d'un combat assez tard dans la nuit -parce que je ne sais pourquoi mon adversaire se pensait supérieur quand brillait la Lune. Pas assez en tout cas. Donc je revenais assez tard dans la nuit et dans un couloir je vois une dame de la cour, vous savez cette grande brune toute sèche qu'on se demande comment elle tient encore qui vient du Bétis ? Et donc elle sort d'une des chambres, jette un rapide coup d’œil à la ronde -elle ne m'a pas vu je pense- avant de s'éloigner. Curieuse je reste un peu et juste après je vois un jeune homme qui sort de la même chambre, le visage rouge et tout essoufflé. Lui je l'ai pas reconnu de suite mais je me suis souvenu avoir déjà vu sa tête lors d'une des cérémonies de la Compagnie, un blondinet, un peu rondouillard, pas très grand et à peine plus de vingt ans. Alors je sais pas lequel profitai de l'autre, mais les voir se traiter avec tout le protocole de cour le lendemain était un spectacle à mourir de rire ! »

À l’idée de revoir Ys, le sourire de Kahina perdit un peu de sa superbe ; il se mâtina d’une nostalgie sincère pour sa cité natale. Il lui semblait qu’elle avait sacrifié plusieurs éternités à s’échiner pour un destin plus grand qu’elle loin du Palais qui l’avait vu grandir. La demeure des Princes d’Ys avait beau être ridicule comparé à celle des Ducs soltarii, elle les aurait échangées sans la moindre hésitation. Malheureusement, il était peu probable qu’elle pût se soustraire à ses devoirs avant un moment. « Vous pourriez vous y rendre toutes les deux, » fit-elle remarquer avec regret. Transportée à cette idée, la jeune Aléandre ne remarqua pas la mélancolie soudaine de sa tutrice et laissa exploser sa joie avec la simplicité des jeunes adolescentes de son âge. Cette vision simple apaisa un peu Kahina ; la Princesse de Deux Soleils se souvenait de fait d’une époque pas si lointaine où la petite comtesse passait son temps à pleurer son frère plutôt qu’à rire.

Il fut très vite acté que Morgane amènerait Aléandre avec elle pour fêter dignement la fin du premier siècle de sa longue vie et en profiterait pour lui faire découvrir Ys de fond en comble. L’adolescente semblait particulièrement intriguée par l’Agora, dont elle ne parvenait pas à comprendre l’importance.

Morgane orienta ensuite la discussion vers de nouveaux horizons et Kahina s’amusa de voir sa protégée rougir à l’évocation des activités nocturnes de deux courtisans soltarii. À son âge, la Princesse d’Ys avait déjà satisfait son premier mâle et connu quelques agréables expériences elle-même. Bien entendu, son père, qui toujours avait nourri d’user de sa fille pour nouer de nouvelles relations par-delà l’Olienne, lui avait formellement interdit d’offrir à quiconque ce que son futur mari réclamerait dès leurs noces célébrées. Ce commandement-là, elle n’avait jamais osé le défier tout à fait. « Je me demande comment ce sera, avec Athanase, » souffla finalement la jeune Ydriote. « Quand nous nous unirons, je serai déjà vielle. »

Kahina, que la confession surprit, ne sut que répondre et lança un regard incertain à Morgane. De treize ans l’aînée de son promis, Aléandre frôlerait les trois décennies le jour de ses noces. Kahina ne l’avait jamais ignoré, mais c’était la première fois qu’elle songeait à ce que cela impliquait vraiment pour la petite comtesse. Si elle n’avait pas été aidée par l’alcool, la damoiselle ne se serait jamais épanché sur la question. Elle-même n’avait toujours pas touchée à la boisson ; l’idée d’errer, ivre morte, dans les couloirs de son Palais — elle l’avait déjà fait à Ys, plus d’une fois — la dissuadait de se laisser tenter. « Y as-tu déjà songé ? » demanda finalement Kahina avec maladresse. « Lorsque tu montras sur mon trône, tu deviendras la Princesse d’Ys. » Polie, la petite comtesse sourit, mais ses préoccupations demeuraient inchangées.

Morgane était-elle déçue de savoir que sa suzeraine ne se déplacerait pas pour célébrer avec elle son siècle d'existence ? Oui, sans doute un peu. En fait elle avait espéré réussir à éloigner un moment Kahina de ses responsabilités et de la pression qu'elle subissait en permanence. C'était sûrement mauvais pour le corps tout ça. En tout cas ça aurait été mauvais pour elle, elle ne pouvait donc que supposer que c'était mauvais pour la jeune princesse estréventine. En tout cas Aléandre semblait ravie de l'occasion qui lui serait fournit de visiter la ville d'Ys. Bon, ça voulait aussi dire que Morgane allait devoir un peu jouer les guides touristiques pendant la durée du séjour, mais faire découvrir la culture estréventine à Aléandre ne lui semblait pas une perspective trop déplaisante.

Celle-ci se confia alors aux deux femmes sur ses appréhensions quant à l'âge où elle aurait l'occasion de découvrir certains plaisirs. La remarque doucha légèrement l'enthousiasme de la conversation, et Kahina lança à Morgane un regard auquel celle-ci répondit par un haussement d'épaules : que pouvait-elle dire, trente ans ne lui paraissait pas énorme, mais elle avait plusieurs siècles d'existence devant elle, là où les humains n'en avait guère qu'un. Et bien moins encore à profiter de leur jeunesse.
Par contre, la réponse de Kahinala surprit : pensait-elle vraiment qu'une promesse de pouvoir -loin d'être assurée pour ce qu'elle avait vu du fonctionnement de la région- allait éloigner la jeune fille de ses envies de découverte ? Si c'était le cas, elle devait définitivement avoir oublié quelle jeune adolescente elle avait elle même été.

La mage de guerre se leva soudainement et rejoignit en quelques pas qui ressemblaient presque à des bonds le groupe de musiciens. Après quelques paroles échangées à voix basse pour déterminer ce qu'elle voulait et ce qu'ils étaient en mesure de jouer et une poignée de pièces échangée, ils se mirent à jouer un air entraînant, très rythmé. Quelques applaudissements saluèrent ce nouveau morceau tandis que les danseurs s'y adaptaient avec tout le talent de ceux qui sont habitués à fréquenter les fêtes de tous horizons. Morgane revint vers la duchesse et sa petite protégée et, tendant une main à cette dernière, lui dit avec un sourire :

« Allez, l'heure n'est pas à l'introspection, mais à la fête. Je suis persuadée que tu vas aimer celle-là ! »

Aléandre n'hésita qu'un bref instant avant de prendre la main de l'ysoise et de se laisser entraîner au milieu de la piste de danse. Du coin de l’œil Morgane aperçut l'un de ses compatriotes inviter Kahina elle-même à une danse.
Il fallut à Aléandre quelques minutes pour bien assimiler les pas de bases, le rythme était bien différent de ceux des bals de la cour habituels, plus proche des danses de courtisanes. Elles tournaient, virevoltaient, Morgane guidant les pas de l'adolescente du mieux qu'elle le pouvait. Déjà la petite comtesse semblait avoir retrouvée le sourire. Morgane ne pouvait s'empêcher de songer à tout ce qu'elle allait pouvoir découvrir en Ithri'Vaan. Elle se séparèrent à un moment, trouvant d'autres cavaliers. Morgane se laissa doucement glisser en dehors de la foule de danseurs, surveillant du coin de l’œil Aléandre tout en allant s'asseoir dans l'un des sofas, près de joueurs de dés qui l'invitèrent à rejoindre leur partie, ce qu'elle accepta.
Quelques minutes plus tard Kahina revenait aussi s'asseoir, seule Aléandre continuant encore de profiter de danses qu'elle n'avait jamais eu l'occasion de tester jusque là. En la désignant brièvement, lamage de guerre s'adressa à sa suzeraine, presque sur le ton de la confidence :

« Tu penses qu'elle va suivre tes recommandations combien de temps ? Athanase ne sera pas en âge de se marier avant plus d'une décennie, pour l'instant elle t'adore mais je ne suis pas certaine qu'elle restera très longtemps satisfaite de sa situation. Et je ne te sens pas vraiment prête à la forcer à t'obéir. »

Elle ne doutait pas que, si elle le voulait, Kahina aurait largement les moyens de forcer sa nièce à suivre les plans qu'elle avait tracé. Mais ça ne se ferait pas sans froisser largement l'amitié que lui portait la jeune fille et, ça, Morgane n'était pas sûre que Kahina était prête à l'accepter. Ni qu'elle y avait bien réfléchi, en fait.

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