La magie est sans âge et dans tout être [PV Aerlynn]

Panahos de la troisième ennéade de Vérimios, VIII° année du XI° Cycle,
Lac Uraal.

Seul, il s'avançait en les arbres, ses pas glissant sur le sol tel un fantôme surgi du passé. Sans rien dire ni penser plus qu'il ne fallait il marchait, la légèreté de ses pas contrastant avec le poids de son coeur. Alors qu'il s'approchait du lac Uraal, il ne pouvait s'empêcher de revoir des scènes s'étant passées il y a de cela trois cent ans : les rires, la tension d'avant bataille, l'incompréhension, le combat, la mort... Il se souvenait parfaitement de ce que la toute première bataille contre les Drows avait été et cela le laissait à réfléchir quant à la démarche à adopter concernant le front du sud. Un sujet dont, étrangement, son avis n'était pas encore tout à fait tranché.

Neraën regarda autour de lui et fit les quelques pas qui le séparaient désormais de l'eau calme du lac. Il soupira, posa son arme contre l'arbre le plus proche et s'assit au bord de l'eau. Ce n'était que folie. Qu'était-il venu faire ici ? Essayer de se remémorer le passé ? Trouver le fameux arbre millénaire auquel il s'était apparemment lié ? Chercher un point de vue extérieur pour arriver à déterminer ce qui l'avait ouvert à la magie ou bien encore trouver et comment était mort son vieil ami Tinrael ? Il ne savait plus. Il était venu avec une idée bien précise en tête, l'avait perdue et avait fini par errer. Au moins cela lui avait fait prendre conscience de sa bêtise, d'autant qu'il préférait éviter de vraiment utiliser cette maudite magie, ce "don" comme l'appellent ceux de l'Académie d'Alëandir. Un "don" qui n'avait fait que détruire ce qu'il avait construit en lui-même pour recréer un nouveau Neraën. Un "don" qui lui faisait toujours peur malgré les avantages qu'il pouvait lui donner dans certaines situations.

"Tu n'es qu'un idiot, Neraën. Bien plus idiot que tu ne le pensais ! Mais qu'est-ce qui t'a pris ?"

Le seigneur-protecteur d'Eteniril prit une brindille et commença à jouer avec, la faisant tourner entre ses mains tout comme ses pensées tournaient dans sa tête. Il se trouvait bête, idiot, débile, tous les adjectifs pouvant avoir un sens similaire étant bons à être pris. En somme : il doutait. Il doutait de lui, de sa volonté, de son lien avec la magie... Encore une fois il était déchiré entre l'envie de savoir et le rebut de tout ce qui l'entourait - notamment l'utilisation de la magie. De plus, trouver un endroit où étaient morts tant des siens aujourd'hui calme et serein n'aidait pas à améliorer son humeur. Aussi après un long moment retourner dans sa tête ses pensées et à triturer la brindille jusqu'à la briser, il se releva et prit son épée double. Il se retourna une dernière fois vers le lac et se vit, l'eau stagnante le reflétant comme un miroir. Ses traits tirés par la fatigue, la volonté de ne pas dormir lorsque son corps en ressent le besoin ainsi que les lourdes décisions à venir le rendaient plus vieux qu'il n'était. Ses longs cheveux blancs noués de sorte à ce qu'ils ne gênent pas sa vue donnaient l'impression que ses traits étaient plus tirés qu'en réalité. Ses habits étaient comme à son habitude assez pâles. Tout cela ne donnait pas l'impression que celui qui se tenait au-dessus de l'eau était un seigneur-protecteur. Mais qu'en avait-il à faire, dans le fond ?

Se détournant de son reflet, il reprit sa marche vers ce qui avait été le lieu du campement de l'armée elfique, selon ses souvenirs. S'il ne savait plus vraiment quoi faire, alors qu'il aille au moins résoudre un mystère, voir un certain être. Puis il partirait, retournerait à Alëandir où il pourrait prendre le temps de revoir des personnes, leur parler, et réfléchir à la proposition qu'il s'apprêtait à faire lors du conseil du lendemain. Plongé dans ses pensées, sa concentration pour éviter d'être trop sensible à la magie environnante s'effrita. Son esprit commença à être comme ce qui l'entourait - c'est-à-dire plus calme et serein - et ses pas furent guidés par autre chose que par une réelle volonté de sa part. Les minutes passèrent et, enfin, Neraën s'arrêta ; il commençait à ressentir une présence, ancienne. Ce n'est que lorsqu'il fut proche d'elle qu'il décela que cette présence n'était celle qu'il pensait.

"Tu sembles troublé, Fils, nul besoin de nos Frères pour le sentir, la Blanche elle-même l'a comprit, bien qu'elle aurait préféré demeurer ignorante...

Il s'arrêta là où il était, relevant les yeux vers celle qui venait de lui adresser la paroles. Une femme de taille moyenne aux traits fins et à la longue chevelure aussi blanche que la neige, d'une très grande beauté. Bien que son visage montrait une jeunesse que certains Elfes n'avaient plus, Neraën ressentit en elle un esprit de bien plus ancien que celui d'un Elfe de son âge... ou peut-être autour d'elle ? Il préféra ne pas chercher la réponse. Pas maintenant du moins. En fait, il se sentait bien bête à se retrouver là devant quelqu'un qui lui était inconnu, au lieu d'être devant un être ayant créé un lien magique avec lui. Enfin... fallait-il déjà que cet arbre dont lui avait parlé Anorn existe toujours - ce qu'il espérait pour l'être végétal - et qu'en plus il se soit réellement créé un lien. Mais vu celui qu'il entretenait avec Anorn, il ne doutait pas vraiment de la chose ; jusqu'à être en face d'elle.

Comme toujours, son visage se ferma. Mais contrairement au reste du temps, ni assurance ni distance ni froideur ne se faisaient ressentir de la part du seigneur-protecteur. En fait, il se sentait vraiment bête, au point qu'il lui fallut du temps avant de pouvoir répondre à l'inconnue.

- Je... je recherchais juste l'un de nos frères arbres... ou des traces du passé, je ne sais plus.

Il se rappela alors de la façon peu commune dont elle avait parlé, du fait d'avoir parlé de la Blanche... Parlait-elle d'elle-même à la troisième personne ou la Blanche était-elle une autre personne ? Ou bien était-elle une druidesse, et dans ce cas parlait-elle de son totem ?

- Puis-je savoir qui est celle qui est venue à la rencontre d'un elfe perdu dans ses pensées ?"

Il sourit, s'obligeant à détendre quelque peu les traits de son visage. Peut-être que le passé attendrait, finalement.

"Tu ne sais plus... Cela peut expliquer que tu sois perdu, mais peut-on vraiment s'égarer lorsqu'on erre sans but précis ?

Elle pencha légèrement la tête en signe de curiosité et, avec un fin sourire au bord des lèvres, commença à faire le tour de celui qui ne savait plus vraiment ce qu'il cherchait. Réaction bien étrange, certes, mais Neraën ne s'en formalisa pas outre mesure. Il savait pertinemment que les réactions des Noss étaient souvent différentes que celles des Citadins, surtout s'il s'agissait de druides ou équivalents. Alors il la regardait faire, ne la quittant pas des yeux sans pour autant montrer la moindre méfiance : de ce qu'il avait pu ressentir avant qu'il ne se referme à la magie, elle était une âme bien plus ancienne que la sienne... et faisait donc partie des entités pour qui l'elfe vouait un profond respect. A partir de là, il ne se serait aucunement permis une quelconque remarque. Puis il y avait cette question qui n'attendait pas de réponse... Errer sans but précis revient-il à s'égarer ? Non, il ne le pensait pas. Parce qu'il avait suivi ce qu'il ressentait, marchant vers là où la magie ou plus particulièrement la Symphonie le guidait. Sans le savoir, il avait marché en sa direction.

- Nous portons bien des noms, mais ici et maintenant, nous sommes Celle-Qui-Guide.

Il avait du mal à comprendre. Comprendre pourquoi. Peut-être cherchait-il trop à comprendre, en fait. Peut-être devait-il juste se laisser aller, être guidé par quelque chose qu'il ne maîtrisait que peu. Ou se laisser guider par quelqu'un. Celle-Qui-Guide... Alors qu'elle lui proposait de lui raconter ce passé qu'il cherchait, il essayait de se mettre en confiance par rapport à son interlocutrice. Un temps se passa pendant lequel il ne répondit pas, instaurant ainsi un silence entre eux. Il soupira lentement puis prit la parole.

- Il y a quelques siècles s'est déroulé une bataille ici-même, la première contre ceux que l'on appelle les Drows. J'étais soldat à l'époque et j'ai fait partie de ceux qui ont défendu l'Anaëh. Mais les choses se sont passées moins simplement qu'elles n'auraient pu et la magie a laissé ses traces. Pour me protéger les miens m'ont séparé des autres elfes. Là où j'étais se trouvait un arbre, plus âgé que je ne le suis aujourd'hui à ce que l'on m'a raconté. Je n'étais pas en état de pouvoir me rappeler de quoi que ce soit. L'esprit de cet arbre m'aurait sauvé. Comme je dois aller à Alëandir... je me suis dit que peut-être faudrait-il que j'aille le voir. Pour le reste, ce sont des questions auxquelles nos frères n'auront peut-être pas de réponse."

Entrer dans les détails n'était pas dans sa volonté, aussi n'aborda-t-il pas le sujet de Tinrael ou encore celui de la magie qui l'avait changé. Il regarda Celle-Qui-Guide dans les yeux. Il ne voyait pas quoi rajouter.

"Nous nous souvenons les chants d'alors, quoique moins que le douloureux silence qui leur donna naissance.

Cela aurait pu être tout, juste une phrase signifiant qu'elle était capable de se souvenir des chants nés il y a de cela trois cents ans. Qu'elle était capable de trouver ce qu'il avait peur de chercher. Mais non. Ses lèvres se fermèrent et sa tête se baissa. Elle qui avait seulement quelques secondes auparavant affiché un doux sourire fermait à présent les yeux et prenait de profondes inspirations avant d'expirer lentement. Autour du protecteur, il y eut comme un trouble qu'il ne ressentit qu'inconsciemment. Autant qu'il pouvait comprendre la peine de Celle-Qui-Guide de par la réaction qu'elle avait, autant il la ressentait en lui ; comme si cette peine était sienne. Dans sa tête des images revenaient, vieilles de nombreux siècles, toutes empruntes du même sentiment qui le tenaillait.

Cette dernière fois où il avait serré son ami d'enfance dans ses bras ; cette fois où il avait essayé en vain de maintenir en vie l'un de ses frères d'arme blessé à mort, en vain ; cette fois où il était resté auprès de son capitaine qui avait décidé de s'éteindre après près de cinq millénaires de vie ; cette fois où ses parents avaient discuté entre eux en pensant qu'il était couché, se demandant si leur unique fils était sensible à la Symphonie ou bien s'il avait beaucoup d'empathie... et ces fois où sa brusque ouverture à la magie le torturait tellement qu'il ne pouvait plus que se recroqueviller sur le sol, parfois en hurlant de douleur, parfois en ne pouvant s'empêcher de verser des larmes.

Pardon... Pourquoi un tel mot ? Si elle s'adressait à lui, alors il lui aurait volontiers répondu qu'elle n'avait pas à s'excuser. Que ce n'était rien, que chaque être avait le droit de ressentir des émotions. Alors qu'elle respirait profondément quelques dernières fois, Neraën fit doucement les quelques pas qui le séparaient encore d'elle. Reprenant pleinement ses esprit, il s'étonna même qu'il n'en eut que si peu à faire ; à croire qu'il s'était avancé vers elle dès qu'il avait ressenti sa peine, ce qui dans le fond ne l'aurait pas étonné de lui-même. Il avait beau se montrer froid et distant face à la majorité des siens... il restait quelqu'un de très empathique.

Il ne la toucha pas, ne la prit pas dans ses bras ou ne lui releva pas la tête comme un père aurait pu le faire envers n'importe quelle personne envers qui il compatissait. Non. Il la respectait trop pour pouvoir faire de tels gestes sans même la connaître et quelque chose au fond de lui lui insinuait que ce n'était pas la meilleure réaction à avoir. De toute façon, vu qu'il n'était à l'instant pas en posture de pouvoir pleinement maîtriser sa relation à la magie, il était hors de question qu'il effleure son interlocutrice. Il manquerait plus qu'un lien se crée entre eux, sans qu'il ne le veuille... Alors il garda un bon pas de distance avec elle, n'entrant en même temps pas dans sa vie privée. Il ne parla pas. Il attendit juste qu'elle soit prête, et elle le montra en relevant la tête afin de lui parler. Elle put percevoir que le regard du protecteur était fort triste.

- Pourquoi prétendre que tu ne sais plus, alors, si tu sais précisément ce que tu cherches ? Tu ne sembles pourtant pas ignorer le caractère unique de chacun des Frères qui nous entoure, alors si il en est un avec lequel tu partages un tel souvenir… N'est-il pas digne d'une résolution affirmée plutôt qu'un doute confus ? Leurs as-tu demandé ? A moins que tu n'en sois pas capable… Ça n'est pas un reproche, il en est tant, parmi les Filles et Fils incapable, tout du moins, sans en avoir la conscience... Elle laissa un temps passer. Veux-tu que nous le fassions, Fils ? Veux-tu que nous te conduisions à lui ?

Il ne répondit pas de suite. C'était bien plus compliqué que cela, pas une simple question de vouloir retrouver ou non un arbre. C'était une question liée à la magie, au défaut de ne pouvoir se souvenir par soi-même, et au conflit intrapersonnel de vouloir savoir ou non, de vouloir pleinement comprendre ce qu'il s'était passé ainsi que ce qui l'avait changé lors de cette bataille. Ce à quoi elle faisait référence de manière plus ou moins volontaire puisque c'était vraiment par cette ouverture à la magie qu'il avait pu pleinement comprendre que chaque être avait sa propre voix, même s'il ne parlait pas la même langue. L'elfe chercha ses mots puis, d'une voix assez faible, répondit à celle qui connaissait.

- Je ne sais pas exactement ce que je cherche, seuls les dires d'une personne m'ont amené ici. Je n'ai aucun souvenir de ce moment, aucun autre que la douleur, l'incompréhension et la déstabilisation. Est-ce vraiment cet esprit qui a parlé à mon confrère ? Je n'en sais moi-même rien. Et si je leur ai demandé... si j'ai suivi leurs chants... c'est vers vous que cela m'a mené. Pour le reste je ne suis pas à même de comprendre.

Il se recula. L'air autour de lui s'était adouci, mais en lui la peine se montrait peut-être encore plus grande encore que lorsqu'il s'était simplement rapproché d'elle. Il fit quelques pas, s'assit à même le sol, et ferma les yeux à son tour. Qu'est-ce qui lui avait pris ? Comment avait-il put dire autant sur lui-même ? Et pourquoi ressentait-il le besoin d'en dire plus encore ? Il rouvrit les yeux et regarda autour de lui : les arbres. Il devait encore être en train de se perdre, même s'il avait au départ bloqué son esprit à la Symphonie. Il fallait qu'il se reprenne... vraiment ! Il fallait qu'il reste lui. Il se calma un peu et reprit.

- Le passé est complexe... surtout qu'il n'englobe pas qu'une seule âme, qu'une seule incertitude. Si cet arbre existe réellement, alors il mérite plus que ma considération. Ce serait même un honneur pour moi de pouvoir discuter avec lui - enfin si seulement je le pouvais.

Il y eut un instant de silence, pendant lequel il ne bougea aucun membre de son corps. Une légère brise faisait danser la pointe de ses longs cheveux blancs, caressant au passage son visage dont le masque ne cessait de se morceler petit à petit.

- Si vous pouvez m'aider à le trouver... alors je vous suis."

Troublé... c'était bien ce qu'il était, et non pas cette fois à cause de ce qu'il était lui-même. Non à ce moment précis, c'était cette femme quelque peu étrange qui se trouvait en face de lui qui le déstabilisait. Il n'était pas encore prêt à ce qui allait suivre ; mais le serait-il un jour ? Il n'était pas dans le partage ; mais avait-il seulement un jour arrêté de partager ? Il entendait ; mais pouvait-il réellement écouter ? Elle l'aiderait... mais comment ? Toutes ces questions se posaient dans la tête du seigneur-protecteur en même temps qu'intuitivement il essayait de se refermer encore plus à la magie, de se "couper du flux" comme diraient certains praticiens. Il avait toujours accordé de l'importance à ce qu'il pouvait considérer comme étant de l'ordre privé et depuis qu'il s'était ouvert à la magie bien trop souvent elle tentait de détruire ce respect de l'autre qu'il s'était construit au fil des siècles. A commencer par ces liens particuliers qui se créaient sans qu'il ne le souhaite. Pour continuer, ce lien si particulier qui existait désormais entre lui et Anorn - au point qu'il était au courant d'un secret que le seigneur-protecteur de la Quatrième Saison ne voulait surtout pas voir devenir public. Et désormais, sans qu'il n'ait vraiment à lui parler, cette femme qui ressentait ce qu'il cachait au plus profond de lui tant la magie était pour lui un sujet délicat et difficile. Et c'était bien là une chose qu'il vivait mal.

Il baissa la tête, semblant réfléchir aux mots prononcés par l'elfe tout en caressant doucement quelques brins d'herbe se trouvant juste à côté de lui. Il se passa un long moment avant que sa bouche ne s'ouvre pour se refermer puis, après deux autres tentatives, des sons finirent enfin par échapper de ses lèvres.

"Si le partage était si peu naturel pour moi, je ne pense pas que je serais devenu protecteur... cette fonction appelle à partager bien plus que ce qu'un elfe peut penser. Mais que partager, dans les circonstances qui font que nos routes se sont aujourd'hui croisées ? Il est bien possible que je ne comprenne pas, en effet. Dans ce cas votre aide me sera très certainement utile... si vous pensez que j'ai assez récouvré mes esprits pour pouvoir apprendre ou ne serait-ce qu'essayer de comprendre. Mais je crains que si je suis trop... troublé pour pouvoir continuer, qu'il en sera éternellement ainsi."

Il s'arrêta là mais, contrairement à son habitude, ne regarda pas dans les yeux son interlocutrice. Cette situation n'était pas pour le mettre à l'aise, elle pouvait en être sûre. Et il était bien possible que devant les yeux de l'elfe aux cheveux blancs se trouvent de nombreuses images, souvenirs du passé.

La question de celle qui se tenait debout devant lui avait de quoi donner réflexion. Un protecteur avait-il à partager ? Devait-il ouvrir ses pensées et ses sentiments aux autres ? Certains diraient que oui, d'autres que non, considérant que cela touchait à la vie privée de la personne. Pour Neraën, la question était quelque peu mal posée ou, plutôt, elle était mal dirigée. Et c'est uniquement lorsqu'il lui donna sa réponse - si cela pouvait vraiment en être une - qu'il regarda à nouveau la belle étrange elfe.

"Le rôle de protecteur, que l'on parle du titre ou de la volonté d'une personne de protéger une autre, n'est-il pas de se donner pour les autres ? C'est ainsi que je le vois en tout cas. Et si je souhaite me donner pour mon peuple, pour chaque elfe se trouvant dans le protectorat d'Eteniril voire plus loin, alors j'ai besoin de partager. Même si les pensées et sentiments n'entrent pas vraiment dans ce qu'il faut partager, qu'il en va plus de la force, la volonté, le temps... des choses dans le fond plus complexe. Mais cela n'est que ma vision des choses, peut-être en avez-vous une autre."

C'était difficile à expliquer, aussi espérait-il être assez clair. Se donner corps et âme pour une cause, tout en gardant une partie de soi privée. Voilà ce qu'il voyait de la fonction qu'il occupait depuis peu. Il laissa la parole à celle qui se présentait comme étant Celle qui Guide qui, au bout d'un moment, lui proposa de repartir à la recherche de cet arbre dont il avait entendu parler mais dont sa mémoire ne voulait se rappeler. Il hocha affirmativement la tête puis se releva, prêt à la suivre. Il avait eu le temps de se refermer un minimum à la Symphonie, ce qui lui assurait pour l'instant de ne pas commettre d'impair. De ne pas créer de nouveau lien magique ou encore autre chose qu'il n'imaginait pas en cet instant-même. C'était tout de même le coeur serré qu'il suivit son interlocutrice, dans le fond trop peu confiant en l'ouverture qu'il avait à la magie. C'était l'unique raison pour laquelle il évitait de se tenir trop près d'elle.

"Pourquoi crains-tu de t’ouvrir à la Symphonie, Fils ?"

Ses yeux froids rencontrèrent ceux de sa guide, le ramenant quelque peu à une réalité qui ne lui faisait aucunement plaisir. Il n'apprécia pas la question, clairement, ce qui put se faire ressentir dans le très long moment qu'il mit avant d'oser répondre et d'ainsi "partager" ce qui était au plus profond de lui, ce qui le faisait craindre de nombreux moments de sa vie. Mais là il avait face à lui quelqu'un qui était en mesure de mieux comprendre que lui la Symphonie et possiblement le lien que le nouait à elle. Ses avant-bras étaient croisés devant son ventre, en geste instinctif de protection.

"Je... C'est... Il s'arrêta dans leur marche. Disons que c'est plus à la magie en elle-même. Je ne suis pas né avec une sensibilité particulière et..."

Il s'arrêta. Il sentait son coeur commencer à s'emballer, sa respiration se faire plus difficile, ses craintes resserrer leur emprise sur lui et sa stabilité fléchir. Et il savait que c'était ce genre de moment où ce qui l'entourait essayait de prendre sur lui, où il ne pouvait plus contrôler ce qu'il se passait, où il ne pouvait plus rester réellement lui. Aussi se força-t-il à fermer les yeux et à se concentrer, reprenant une respiration calme. Voilà ce que contenait son jardin secret, malheureusement fortement relié à une douleur qu'il n'avait jamais su oublier. Lorsqu'il fut enfin prêt à continuer de parler, il le fit rapidement et sans plus la regarder dans les yeux.

"Parce que je veux rester moi-même et que je préfère ne pas tout savoir sur la vie de ceux que je rencontre."

C'était tout, en trop simplifié. Mais là cela lui demandait trop de forces pour aller dans les détails. Il n'était pas encore prêt pour se livrer sur le sujet. Aussi avança-t-il, les mains tremblantes, dépassant Celle qui Guide sans pour autant savoir par où il devait aller. Comme si ce geste pouvait permettre d'effacer cette partie de la conversation et d'éviter les questions qui risquaient fort d'arriver, risquant de le mettre dans un état qu'il regretterait d'une façon ou d'une autre.

Il écouta, se laissant à nouveau diriger par Celle-qui-Guide, cherchant intuitivement à comprendre le sens caché de ce qu'elle racontait. Des vies, des chemins, une décision à prendre sans plus se retourner... Elle racontait là non pas une parabole mais une partie de sa propre vie, ce qui étonna tout autant le protecteur que cela lui apprit. Elle n'avait pas toujours choisi, mais s'était toujours donnée dans la tâche qui s'offrait à elle comme si c'était son propre choix. Ce qu'il ne faisait pas, ce qu'il refusait de faire même. S'il devait prendre cette histoire pour lui-même, il se retrouvait dans un carrefour où la magie le traînait avedc des menottes dans une direction alors que tout ce qu'il voulait était aller dans l'autre direction. Alors il avait fini par arrêter de s'écarteler et s'était avancé dans la forêt, ne choisissant pas les chemins qui lui étaient proposés mais un autre peut-être moins tranquille. Peut-être. Il ne pouvait oublier le guerrier qu'il était et quelles étaient ses valeurs. Et il était obligé de faire avec une magie qui l'empêcher une voire plusieurs de ces valeurs.

"D’où tiens-tu que tu puisses te perdre, Fils ? Et crois-tu que nous sachions tout de ta vie ? Il ne nous appartient que de comprendre ce que tes traits, tes gestes, ta voix nous révèlent, ce sont ensuite tes mots… Et l’expérience que nous avons des êtres. Quant à se perdre… Tu n’en as pas la sensibilité, tu le sais… Celle qui se nommait Aerlinn était une Fille à la sensibilité rare, pourtant, elle demeura elle-même, pour ce qu’elle entendait conserver à travers les âges. Et toi qui a à cœur la protection de ta forêt… Nos Frères t’aideraient, ils te guideraient… à leur façon, même sans que tu en sois conscient, si tu daignais t’ouvrir un peu plus plutôt qu’y voir une menace."

Il ne répondit pas aux questions de celle qui se révélait être bien plus aux yeux de Neraën que ce qu'il se doutait jusqu'à présent. Ses paroles l'avaient calmé, il ressentait moins cette oppression que pouvait exercer la magie ou la Symphonie sur lui. En fait, il avait envie de lui expliquer. Mais pas avec des mots, seulement avec des images, des sons et des ressentis. Qu'il ne se trompe pas dans ses phrases, qu'elle puisse appréhender ce qu'il était vraiment. Mais il ne savait pas faire et surtout il ne pouvait encore psychologiquement mettre tout cela en mots.

Ils approchaient. Elle le dit clairement, aussi s'ouvrit-il assez à la magie pour pouvoir ressentir ce lien qui n'avait pu qu'être créé lorsqu'il était encore inconscient de ce changement qui s'était opéré en lui. Et il le ressentit. Cela avait à la fois quelque chose d'inconnu, à la fois la marque d'un vieil ami. Comme s'ils avaient à un moment donné été proches. L'elfe se tourna vers son interlocutrice puis prit la direction de cet arbre - enfin le pensait-il - qu'il ressentait désormais. Que dire après trois siècles, hormis un merci ? Il n'en savait trop rien. Mais les mots lui viendraient en temps voulu.

Alors qu'ils se rapprochaient encore plus, que des images et des sensations lui revenaient en mémoire, que son esprit était de plus en plus touché par ce qu'il vivait à l'instant présent, il se surprit à enfin parler, à enfin répondre aux questions de sa guide. A enfin accepter l'aide qu'elle lui tendait.

"Je me suis déjà perdu. Peut-être pas auprès de la Symphonie, mais dans le domaine magique. Je me suis perdu sans pouvoir comprendre et me ramener n'en a été que plus douloureux. J'ai failli tuer de mes frères, appris à connaître la vie de personnes qui pour certaines ne m'ont jamais adressé la parole. Peut-être ne connaissez-vous rien de ma vie. Mais il se pourrait que je vienne à découvrir la vôtre, sans même le vouloir. Et ne serait-ce parce que j'ai du respect pour vous, c'est quelque chose que je me refuse à laisser des risques d'être. Etre mage de l'esprit n'est pas simple... surtout lorsque l'on n'a pas choisi et que cela arrive sans raison apparente."

Il s'arrêta. Ils étaient tout près, il le ressentait. Il avait même l'impression de pouvoir entrevoir parmi les arbres l'être de lumière, celui qui avait ce lien avec lui. Avant d'aller le voir, avant de faire quoi que ce soit, il préférait laisser la possibilité à Celle-qui-Guide de lui parler là maintenant ou de faire une quelconque autre action. Pendant ce court laps de temps, les souvenirs se faisaient plus nets dans son esprit. C'était il y à trois cents ans... et pourtant, c'était comme si ce n'était qu'il y a une seule ennéade.

"J'ai participé à la bataille qui s'est déroulée ici, en tant que militaire. Parmi les Elfes comme les Drows se trouvaient des mages et nous pouvions être tout autant bénéficiaires que victimes de la magie. Je fais partie des victimes. C'est ce jour-là que mon être s'est ouvert à la magie, à la Symphonie. Je ne suis pas de ceux qui ont toujours vécu avec."

Elle avait raison, il le savait. Mais c'était une peur trop intrinsèque, qui était capable de lui tordre le ventre alors qu'il était habitué à voir des horreurs du fait des batailles et à prendre de lourdes décisions. De plus, le réel problème n'était pas qu'il refusait complètement la magie... c'était qu'il croyait sincèrement se connaître et s'accepter en tant que mage, ce qui n'était en réalité pas le cas. Et comme la magie se refusait au contrôle, alors il réagissait dans ce que des mages appelleraient un extrême. Aussi, finalement, cela revenait à ce qu'énonçait Celle-qui-Guide.

Il ne répondit tout d'abord pas aux questions de l'Eäla. Il la laissa parler, sans la couper, mettant de façon plus claire les mots qu'elle avait compris. Et pendant ce temps-là, une fois qu'Aerlinn eut fait sa démonstration, ils marchèrent. Jusqu'à ce qu'il le voit, jusqu'à ce qu'il soit si proche de lui qu'il pouvait lui parler sans avoir à hausser le ton. C'était un arbre, du moins de ce qu'on lui avait dit. A l'heure actuelle, il était incapable de le voir : c'était un être de lumière, une personne dont il ne pouvait plus voir l'enveloppe corporelle. Neraën s'arrêta alors et se tourna vers son interlocutrice. Enfin, il lui répondit.

"Le sens d'un esprit des plus sages, certainement. Si ce sens était facile à trouver pour chacun d'entre nous, alors le hasard ou Kÿria ne m'aurait pas amené jusque là. C'est ainsi que je vois ce qui m'est arrivé : ce ne sont pas les Drows qui m'ont mis la Symphonie en tête, mais le fait que si j'avais été à seulement quelques pas de là où j'étais au moment où la magie est intervenue, il en aurait été tout à fait autrement. Que cela mène à la vie ou la mort. Tournant la tête vers celui qu'il cherchait, il continua. Merci."

Il s'approcha alors de l'être, oubliant quelque peu qu'il s'agissait d'un arbre, attendit. Un mot, un geste... ou rien. Il ne savait pas. Aussi tendit-il doucement la main et, comprenant qu'il serait à lui de faire le premier pas, il ferma les yeux et osa toucher l'être à qui il devait le fait de vivre.

Vide je suis, Heureux j'étais
Coque solitaire au milieu des futaies
Le manque me tenaille
pour vu qu'il s'en aille...
Mais je sais que non
Son absence, ma prison...

Pourtant je suis là, multitude dans le Tout
Ma voix vogue entre les houx
J'entends les leurs
Ils rient et pleurent
Ils vivent chacune de ces heures
Mais ma voix ne délivre que des pleurs

La Mélancolie m'étreint
depuis toujours me semble-t-il
Elle creuse ma tombe de ses longues mains
Et ma vie ne tient plus qu'à un fil.

Elle m'a quitté
Ma dulcinée...
Quelle rengaine
Pour un vieux chêne
Mais que dire sinon
que je ne pense qu'à son nom
Et depuis trois siècles enfuis
c'est son souvenirs qui m'emplit.

Tout autre resterait bien fade
Et je ne puis vouloir que Dryade.

Une voix telle un soupire gonflait l'écorce. Une voix ancienne, fatiguée de porté un souvenir trop lourd. Fatiguée de porter un éternel espoir plus pesant encore. Il n'écoutait plus vraiment autour de lui, chaque bourgeon naissant, chaque voix qui formait le Tout était une souffrance. Et pourtant il continuait à grandir et à s'épanouir. Un hommage qu'il comptait tenir aussi longtemps qu'il pourrait.

Il n'écoutait plus... et pourtant.

Lorsque ce tout jeune être de chair effleura son écorce, un rire lointain le secoua comme une bourrasque. Un rire ? Une pleur ? Un cri ? Une supplique ? L'écho d'un souvenir. Ses longues branches accusèrent le coup, murmurant entre elle, bruissant de surprise et d'espoir.

Du plus profond des entrailles de ce fils muet, les reliefs d'un ancien chant. Un chant de guerre et de courage. Un chant de peur et de souffrance. Un chant de bonté et de sacrifice. Le souvenir de cette voix qui avait appelé à l'aide pour sauver un vie bien trop chérie pour être abandonnée. Cet appel qui lui avait volé son bonheur. La Symphonie s'était soudainement appauvrie. Maintenant il savait pourquoi...

Il vient à moi
Sans bien savoir
Que son émois
Est un mouroir.
Sa peine, sa gêne
autant de coups pour celle que j'aime.

Oh Mélancolie !
Oh haine ce cet ennemis !
Épargne moi !
Épargne la !
Le cœur est une Geôle
Et je ne peut que pleurer ce rôle

Les échos brisés
De cris étouffés
ne sont que souvenirs
Laisse là venir
A toi ou a moi
mais rend là au Tout
Fait au moins ce choix
d'écouter les Voies
qui mènent jusqu'à nous.

L'espoir est tel un poison
Je peux percevoir ses frissons
mais jamais ôter son bâillon
car son sacrifice est une prison.

Une pointe de colère et de courage renouveler avait prit le dessus. Doucement, les frères réagissaient à ce soudain changement. Leurs chants prenaient pour cœur ce fils éphémère et ce qu'il portait en son sein, mêlant rancœur et compassion, tristesse et respect.

J'implore le Tout et ses Myriades
Toutes les autres restent fade
Mais je retrouverai Dryade.

Au départ, ce n'était que quelque chose de ténu, un ressenti venant du fond de son propre être. Neraën ne sut ce que cela voulait dire, ne sut même dire si c'était son angoisse qui faisait en sorte qu'il ne soit pas assez ouvert à la Symphonie ou si c'était encore autre chose. Il inspira alors fortement et se força à passer à travers ce mur intérieur qu'il se construisait trop souvent. Vinrent à ce moment un mélange d'émotions, très fortes, mêlant mélancolie, joie, espérance, tristesse et colère. Il entendit le vent faire bouger les feuilles, crut ressentir les branches de l'être millénaire réagir à son contact, reçut comme une vague venant caresser quelque peu abruptement un rocher les paroles de l'arbre. Paroles qu'il ne sut comprendre. Paroles qui ne restèrent à ses oreilles qu'émotions, qui ne surent être transformées en mots. Les yeux toujours fermés, le protecteur ne sut comment réagir, comment interpréter. Sa main trembla, sa tête se baissa. Il fit un pas, puis deux, sa main toujours posée contre le torse de celui qu'il avait souhaité rencontrer, jusqu'à ce que son propre corps soit proche de lui et que son front repose dessus.

Il se passa un très long moment avant que Neraën ne fasse le moindre geste, ne fasse réellement un autre pas. Il n'était pas à son aise mais se sentait bien auprès de cet être. Il ne comprenait que trop peu mais continuait à écouter. Il avait envie de parler mais gardait le silence. Il n'était pas triste, mais une larme coula le long de sa joue. Etrangement... sans être lui-même, ce qui ne changeait pas de ces trois cents dernières années, il avait l'impression qu'une part de sa propre identité se trouvait là. Pourquoi ? Comment ? Encore des questions qui ne trouveraient aucune réponse. Alors, quand le chêne sembla avoir terminé sa litanie, l'elfe se permit de lui adresser une parole, malheureusement assez courte. Il ne savait que dire, il ne savait que faire... aussi pouvait-il ne serait-ce qu'accorder du temps et de l'empathie à celui à qui il devait la vie. Il ne savait si l'autre l'entendrait, le comprendrait. Au moins essayait-il.

*Mon coeur s'ouvre, mes oreilles écoutent... mais mon esprit ne peut malheureusement pas vous comprendre, vous qui m'avez sauvé il y a de cela trois cents ans et dont les multiples émotions me touchent. J'aimerais, et ce du plus profond de mon être. J'aimerais pouvoir vous remercier comme je le dois, vous montrer toute la gratitude que j'ai envers vous. Mais je ne sais si vous pouvez me comprendre, je ne sais comment et que faire. Je ne puis donc que vous dire merci, en espérant pouvoir plus tard vous rendre ce que vous m'avez donné.*

Il resta encore quelques minutes, écoutant du mieux qu'il pouvait, essayant de retenir les sensations qui s'offraient à son coeur. Puis, ne pouvant de toute façon pas comprendre plus qu'au départ, il dit au-revoir, ouvrit les yeux et se décolla doucement du chêne. Sans dire un mot, se refermant doucement à la Symphonie, il s'approcha de celle qui l'attendait. Il ne savait que penser de tout cela... et il était bien embêté de ne pas savoir.