Certains me reprochent d'avoir toujours l'air triste ou ailleurs. Peut-être bien. En tout cas je sais que je n'ai pas toujours été ainsi. Lorsque j'étais une jeune enfant, je laissais toujours mes émotions s'exprimer – ce qui est encore un peu le cas, dans le fond – et je n'avais jamais cet air mélancolique lorsque je n'étais pas touchée par de forts sentiments. Non, cela arriva bien plus tard. Née en l'an 305 du Xième Cycle, j'ai passé mes soixante premières années avec mon père, Beliandar Valiendal. Il était un archimage de l'Académie d'Alëandir, déjà membre du Chapitre Blanc. Chercheur et professeur, je me souviens qu'il n'était pas très souvent à la maison. Enfin, devrais-je dire, il était souvent occupé. L'académie avait fini par être sa maison suite à la mort de ma mère, femme dont je ne me rappelle rien. Aussi passais-je mon temps à le regarder utiliser sa magie, essayer, lire, et s'occuper de moi.
On dit toujours que les enfants ont soif de découverte et d'apprentissage, et qu'ils aiment le jeu. Je ne dérogeais pas à la règle. J'ai rapidement voulu imiter mon père et apprendre à utiliser toutes ces choses invisibles. De ce qu'il a pu m'en dire, je n'avais qu'environ cinquante années lorsque je lui avais demandé si je pouvais moi aussi faire de la magie. Il a alors souri et, ne pensant pas que je puisse déjà montrer une prédisposition particulière à la magie, accepta de me faire essayer quelques petites choses. Il me reste encore quelques souvenirs de ce moment : je me souviens de la douce voix de Beliandar m'expliquer quelques détails pour m'aider et mettre devant moi des objets. J'essayais un peu tout, jusqu'à avoir en face de moi une plume. Une petite plume aussi grande que mes mains d'enfant, blanche comme la neige.
« Essaie de la faire bouger, m'avait-il dit alors.
-Comment ?
-Comment ferais-tu, sans utiliser les mains ?
Sans me faire prier, je soufflais sur la plume. Elle dansa quelques secondes dans les airs, faisant rire mon père qui la reposa délicatement sur la table.
-Maintenant tu n'as pas le droit à la bouche. Cherche à souffler avec la magie.
-J'ai le droit aux mains ?
-Seulement si tu ne touches pas la plume.
Souffler avec la magie... c'était compliqué à imaginer, même avec une âme d'enfant. Je me blottis contre mon paternel tout en fixant des yeux le fin objet. C'était dur... en fait j'avais aussi envie de trouver une solution à mon problème que de rester confortablement installée sur ses genoux ! Après un instant on frappa à la porte et mon père se leva pour ouvrir, me portant dans ses bras avant de me placer sur la chaise où il était assis précédemment.
-Tu essaies, je vais voir qui c'est.
Il m'embrassa sur le front et me laissa seule contre la méchante plume. Je la regardais longuement, me demandant comment faire... puis je me mis à souffler. Souffler. Il fallait souffler avec la magie. Je m'amusais donc à souffler dans mes mains, sans comprendre tout à fait ce que je pourrais faire avec. Puis finit par me venir l'idée qu'en faisant rapidement bouger une main de gauche à droite je pouvais également provoquer du vent. Maintenant arrivait le stade où il fallait faire bouger la plume, faire glisser le vent vers cet objet. J'essayais, j'essayais à nouveau, réessayais, provoquant d'une main du vent et de l'autre faisant comme si j'essayais d'envoyer l'objet, puis enfin la plume partit. Je la regardais valser lentement pour retomber sur le sol, étonnée de mon succès, avant d'avoir un immense sourire aux lèvres.
-Papa ! J'ai trouvé ! J'ai trouvé ! »
Je courus vers la porte, enfin du moins commençais-je. Il fallait que je le montre, j'avais réussi, la plume a volé puis est tombée sur le sol ! J'avais trouvé comment il fallait faire ! Mais après seulement quelques pas je m'arrêtais et regardais vaguement devant moi, n'ayant subitement même plus la force de bailler. Je me souviens que mon père est arrivé à ce moment-là, mais je ne me suis pas vraiment rendue compte de sa présence à cet instant précis. Étonné de constater que j'étais sensible à la magie élémentaire, lui qui était de l'immatériel, il sourit et se baissa pour m'encercler de ses bras chauds et protecteurs. Ma tête se posa contre son torse, mes yeux se fermèrent, intuitivement je me lovais contre l'archimage... En seulement une dizaine de minutes j'avais réussi un test similaire à celui que passaient les plus grands pour savoir si l'élément de l'air leur correspondait. C'était à la fois gratifiant et surprenant de par mon bas âge. Sans le savoir, j'appréhendais déjà une loie implicite : la magie a toujours un prix.
Ainsi débuta une enfance de magie et d'apprentissages divers comme la lecture, l'écriture, l'Histoire... tout ce que je pouvais apprendre à l'école en fait. De ces années d'apprentissage commun avec d'autres enfants de mon âge, j'en ai gardé une passion pour l'Histoire, presque aussi grande que celle pour la magie. Les questions qui revenaient le plus souvent étaient « pourquoi » et « comment » et l'absence de réponses pour certaines d'entre elles me donnait envie d'aller les trouver moi-même. C'est ce qui me donna envie de lire. Au départ des histoires simples prenant pour référence des faits historiques, puis au fil du temps c'étaient des livres de plus en plus complexes et des heures accumulées dans les bibliothèques en attendant que mon père ait le temps de s'occuper de moi après le travail. Des fois je ne comprenais pas un mot ou une expression, aussi je me décidais à aller demander à quelqu'un ce que cela signifiait... ce qui engendrait régulièrement une multitude de questions de ma part, mon esprit d'enfant ne pouvant comprendre tous les aboutissants d'un conflit. C'est ainsi qu'un jour je rencontrais un étudiant, dénommé Fineldor, qui n'avait pas trop l'air méchant. J'avais osé interrompre sa lecture, l'énervant un peu avec toutes mes questions, mais finalement nous nous sommes souvent croisés et il me conseillait parfois des ouvrages. Je me souviendrai toujours de la tête qu'il a fait lorsqu'il a découvert que mon père était en fait l'un de ses professeurs !
Tous les jours c'était la même chose, au point que la bibliothèque était devenue notre lieu de rendez-vous. Le tout était de trouver dans quelle section je me trouvais en fonction de mes questions du jour. Avec du recul, je me demande si ce n'est pas dans cette période-là que j'ai commencé à me construire une bulle... Plongée que j'étais dans les livres et la magie, je laissais tout le reste du monde à côté. Enfin... cela n'a pas vraiment d'importance.
Un test pour l'avenir
~ An 383 du Xième Cycle ~
« Enoriel Valiendal ?
Je me levais de ma chaise, montrant ainsi que j'étais présente. En fait, j'étais un peu bête, puisqu'il ne restait plus que moi dans le petit salon. Le vieil elfe qui venait de m'appeler sourit et me fit signe de venir. Je le suivais pour aller dans un bureau en forme de cercle, dont de grandes fenêtres éclairaient la salle. Près de l'une des fenêtres se trouvait un bureau assez imposant, bien rangé, avec une plume posée à la verticale dans son encrier. Au milieu étaient installés une table avec de nombreux objets dessus, également bien disposés, ainsi que deux fauteuils aux couleurs un peu délavées par le temps. Le vieil elfe me fit signe de m'asseoir sur l'un des fauteuils alors qu'il refermait la porte derrière nous, ce à quoi j'obéis. Il s'assit en face de moi et, d'un ton chaleureux, entama la conversation.
-Alors comme ça, tu viens d'avoir quatre-vingts ans ?
Je hochais affirmativement de la tête, quelque peu timide face à ce grand mage. Pas que je n'avais jamais côtoyé de collègues de mon père, au contraire même, mais cet entretien signifiait beaucoup pour moi : j'avais quatre-vingts ans et donc j'étais en âge d'entrer dans l'Académie d'Alëandir, de prendre des cours avec des professeurs du domaine de l'air. J'allais pouvoir explorer la magie tout au long de la journée, ne pas attendre seulement que mon père vienne me chercher à la bibliothèque, que j'entame réellement ma formation de mage. Un grand moment donc, surtout que cela faisait quelques années que certains « espoirs » étaient portés sur moi. Fille d'archimage semblant avoir un talent plus haut que la moyenne pour la magie de l'air, forcément certains espéraient que j'arrive à suivre les traces de mon père, que je devienne aussi puissante que lui. Mais cela, à l'époque, je ne le comprenais pas pleinement...
-Dis-moi Enoriel, pour quelles raisons veux-tu entrer dans l'Académie ?
-Parce que j'aime la magie ? Et... que j'en fais déjà... J'aimerais être mage plus tard !
-Haha j'imagine... mais « mage » est un grand mot, peut-être as-tu une idée plus précise ?
-Euuuuh... je crois que je ferais des recherches, comme papa. Mais sur l'Histoire ! La magie et l'Histoire.
-Tu lis parfois ?
-Beaucoup !
Je souris. Le vieil elfe, que je savais être appelé Edhoniel, sourit aussi. Nul doute qu'il devait en savoir sur moi plus qu'il ne laissait croire.
-Très bien. Je suppose que ton père t'as déjà fait faire quelques tests sur la magie ?
-Oui, mais c'était il y a longtemps.
-Et quel a été le résultat ?
-L'air ! Mais je crois que depuis j'arrive à faire des choses avec l'eau, mais je ne suis pas sûre.
-Hé bien nous allons vérifier ça. Nous allons refaire ensemble une série de tests pour vérifier que tu n'as pas développé de dons ailleurs que dans le domaine de l'air et après tu me montreras ce que tu sais faire, d'accord ?
Je hochais une nouvelle fois la tête. Je me doutais que la journée allait être fatigante.
-Avant de commencer, as-tu un focalisateur ?
Je sortis un pendentif de sous ma robe, attaché à une chaîne entourant mon cou. Le pendentif, qui pouvait également se porter comme une broche, était tout simplement une pierre bleue reposant sur un socle doré. Rien d'extraordinaire, mais c'était un bijou que j'affectionnais beaucoup : d'une part parce que c'était mon père qui me l'avait offert, d'autre part parce que j'adorais la couleur de la pierre. En plus d'être ma couleur préférée, elle me faisait penser au vent, magie que je maîtrisais. A savoir pourquoi.
Edhoniel se leva et me fit signe de m'approcher de la table. Il m'expliqua brièvement ce que je devais faire, me demandant juste de me concentrer sur la tache et de ne pas me forcer. J'eus plusieurs objets devant moi, à utiliser un à un en fonction du domaine ciblé. Au final, le seul exercice que je réussis à résoudre correctement fut de faire bouger l'eau dans un bol sans pour autant toucher le récipient ou la table. Étant donné que j'avais eu une base solide concernant la magie cela n'avait pas été très compliqué, surtout que j'avais appris un domaine par quelqu'un qui se basait sur du général pour pouvoir résoudre un cas particulier. De plus, le fait d'avoir un focalisateur sur moi m'aidait énormément, si bien que je ne fatiguais pas trop vite. Le vieux mage griffonna quelque chose sur du papier et plaça uniquement une plume blanche devant moi.
-Maintenant, ton domaine de prédilection, si j'ai bien compris. Tu me montres ce que tu sais faire ?
Avec une plume ? C'était facile... je m'étais déjà amusée à essayer de faire voler un livre au-dessus de moi ou encore à en ouvrir un. Bon ce n'était pas encore parfait, loin de là, mais c'était un bon début ! J'arrivais déjà à ne plus arracher les pages en voulant l'ouvrir... Mais n'étant pas contrariante, j'en restais à ma plume et me concentrais sur elle ainsi que sur le chemin que l'air devait parcourir pour aller jusqu'à elle. Comme s'il y avait une myriades de ficelles invisibles qui n'attendaient qu'à être tirées pour entrer en mouvement. Je fis doucement voler le fragile objet et, m'aidant de mes bras comme si j'étais une marionnettiste, je commençais à la faire danser autour de moi, la faisant faire le tour de mon corps. Puis je la reposais.
-Sais-tu faire autre chose ?
-J'arrive à faire flotter un livre... sinon je peux essayer d'en ouvrir un. »
Edhoniel alla chercher un livre dans l'une de ses étagères et le posa doucement sur la table. Se reculant, il m'invita à essayer de l'ouvrir. Il n'était pas trop gros, donc cela devrait aller... J'essayais, avec beaucoup plus de mal, me concentrant cette fois-ci très fortement pour réussir à obtenir un résultat. Mais j'avais déjà beaucoup fait et la fatigue prit le pas sur ma concentration. Alors que le livre s'entrouvrait, je sentis la magie déraper et ma tête se mit à tourner. Le sort s'acheva par une brusque ouverture du livre, déchirant au passage plusieurs pages. Me voyant tomber, le mage me rattrapa et me serra contre lui ; il était là, tout allait bien. Je sentis qu'il me soulevait, mais mes yeux se fermèrent avant même de comprendre qu'il allait m'installer sur un fauteuil.
L'Académie d'Alëandir
~ Quatrième au septième siècles du Xième Cycle ~
De toutes ces années passées à étudier à l'académie, je n'ai pas grand chose à dire. J'arrivais en ayant beaucoup d'avance sur la grande majorité des élèves de mon âge, avance que je gardais puisque je pouvais m'entraîner le soir sous la bienveillance d'un archimage ; j'avais déjà quelques moyens mnémotechniques pour arriver à utiliser la magie sans trop de peine et je possédais depuis plusieurs dizaines d'années un focalisateur. En somme, mis à part pour certains cours, je rejoignais rapidement des élèves qui étaient plus âgés que moi.
Ce n'était pas pour autant que ces premières années n'avaient pas été difficiles, comme pour tous les élèves suivant leur niveau. Je me retrouvais régulièrement confrontée à des problèmes que je n'arrivais à résoudre seule et si cela me faisait encore plus aller à la bibliothèque pour lire des traités magiques que parfois je ne comprenais pas, ne pas réussir à me débrouiller me frustrait réellement. C'est ainsi que j'appris à rechercher avec d'autres et à coopérer. Ce fut un apprentissage assez long mais, au final, je pris goût au travail d'équipe. La maîtrise de l'eau me fut bien plus compliquée que celle de l'air, au point qu'il fut inutile de penser au fait que je pourrais faire des études aussi poussées que dans le domaine de l'air. J'avais les bases, j'arrivais à me débrouiller plus que convenablement avec, c'était déjà pas mal. Même si je sentais que dans le fond j'en décevais plus d'un. Je n'y pouvais rien, j'étais faite ainsi et je n'avais pas envie d'aller contre ce que j'étais.
Sans m'en rendre compte, au sein de l'académie je grandissais de plus en plus sous l'ombre de mon père. Lui n'y était pas pour grand chose, même s'il n'aidait pas forcément à ce que cette tendance se renverse, mais sa notoriété influait sur mes professeurs plus ou moins visiblement. J'étais la fille de mon père, et le fait que je sois « surdouée » dans le domaine de l'air ne faisait que nourrir le désir d'avoir une future femme aussi méritante que son père. Je continuais à grandir, devenant au fur et à mesure de plus en plus timide et discrète – au point que des fois certains mages ne se rendaient pas compte que j'étais présente dans la pièce – et je commençais à me renfermer dans ma petite bulle personnelle. L'arrivée de l'adolescence n'arrangea rien de ce côté-là...
Pendant ces vingt années où le corps change et où l'être devient plus malléable du fait de sa crise d'adolescence, généralement c'est une étape où le futur adulte se prend pour meilleur qu'il ne l'est, fait des crises, rejette le monde et, devenant physiquement adulte, s'abandonne à des essais de passions plus ou moins concluants. Premiers amours, premiers baisers, premières folies. Pour ma part, je n'ai pas vraiment vécu mon adolescence de la sorte. J'ai rejeté ce lien que j'avais avec mon père, c'est vrai, mais bien plus celui que les autres m'imposaient que le pur lien familial. Je me suis enfermée dans les livres ainsi que ma bulle protectrice, n'acceptant que de rares personnes à venir me déranger lorsque j'y étais – mon paternel, quelques connaissances ainsi que Fineldor, que je croisais encore régulièrement à la bibliothèque. Mais surtout, et ce fut là le plus dangereux, je m'étais mis dans la tête l'idée que si mes professeurs étaient déçus de par certains de mes résultats, que je n'avais qu'à avancer plus vite et puis voilà. Et donc j'avais entrepris de mener moi-même mes propres expériences, d'essayer de m'améliorer pour certains sorts à ma façon – forcément en faisant l'inverse de ce que recommandaient mes professeurs... Cela dura un petit moment, jusqu'au jour où j'allais trop loin. Là, ce fut à la maison de soins que je me retrouvais, et en mauvais état. Cela m'a calmée, un peu. J'ai donc arrêté pour ma propre survie, mais à la place de n'en faire qu'à ma tête j'ai commencé à plus facilement m'énerver ou laisser paraître les différentes émotions qui traversaient mon esprit. Le problème est que j'avais l'habitude de laisser la magie s'exprimer lorsqu'elle le voulait et donc les fois où je me suis vraiment mise en colère – pour tout et pour rien – j'ai fait plus de dégâts autour de moi qu'il ne le fallait. Ce furent une quinzaine d'années à éprouver. Puis l'âge adulte arriva, ramenant le calme, la joie et la sagesse avec lui.
Cent vingt ans, cent cinquante, deux cents ans... Les années se succédèrent, j'affinais de plus en plus ma magie et ma compréhension du monde et je commençais déjà à faire de véritables recherches magiques. De la théorie sur quelques points répondant à mes interrogations du moment, je passais à la pratique basée sur la réflexion née de nombreuses lectures sur des points particuliers. Comment améliorer certains sorts, faire tourner le vent, l'utiliser à des fins inhabituelles... Vu mon caractère timide et réservé – j'avais finalement hérité du surnom de « fantôme de l'académie » -, on ne m'avait pas proposé de donner des cours à une classe entière. Cependant on avait quand même testé les cours particuliers, puisque j'étais relativement à l'aise lorsque j'étais en tête à tête, et cela m'avait convenu. Au bout d'un moment, je finis par ne plus spécialement avoir besoin de professeurs, notamment concernant le domaine de l'air – l'eau restait toujours une autre paire de manche. Mais il m'arrivait de venir discuter avec certains, plus ou moins longuement, sur des sujets magiques. Je pouvais toujours m'améliorer, c'était un fait. Et j'avais envie de le faire. Pour tout dire, même, jamais je n'avais imaginé faire autre chose. Je ne me souvenais pas avoir vécu ailleurs que dans les bâtiments de l'académie, c'était devenu ma vie ; je m'étais même habituée au fait d'être souvent comparée à Beliandar ou encore d'autres élèves fort doués. C'était ainsi, je ne m'en formalisais plus. Un jour j'ai presque été étonnée de croiser un certain mage dans les couloirs, qui devait avoir terminé ses études depuis plus longtemps que moi. En fait il avait pris un chemin similaire au mien, désirant rester à Alëandir pour approfondir la magie au lieu de retourner sur sa terre natale. Jusqu'à ce jour qui nous bouleversa tous...
Le siège d'Alëandir
~ An 700 du Xième Cycle ~
Ce jour... Ce fameux jour où, alors que tout annonçait une belle journée bien ordinaire comme nous en avons toujours eu au sein des cités elfiques, du bruit se fit entendre au-dehors. Je m'en souviens encore comme si c'était hier, comme si je venais seulement de me réveiller d'un mauvais rêve. J'étais en train de faire des recherches magiques dans mon bureau à l'académie pendant qu'un étudiant essayait de résoudre un exercice qui me semblait somme toute relativement simple, sur une table non loin de moi. Il faisait partie des quelques rares élèves en magie élémentaire de l'air que je prenais en cours particulier, m'obligeant de temps à autres à faire attention aux plus jeunes générations et à faire preuve de pédagogie. Pour le coup, je crois bien que me voir faire de petits cercles d'air jusqu'à ce qu'un tourbillon se forme avec aisance alors que lui buttait sur bien plus simple le dégoûtait plus qu'autre chose. J'avais beau lui expliquer que cela faisait près de 350 années que j'étais baignée dans la magie, ce jour-là il avait décidé de ne pas comprendre et surtout de vouloir faire bien sans passer par l'échec.
« Tu devrais essayer un autre chemin pour réussir à faire léviter la plume, Lasden, dis-je simplement tout en me tournant vers mon élève. J'ai l'impression que tu brûles les étapes, que tu diriges directement ton esprit sur la plume.
-Et alors ?
Et alors j'avais vraiment l'impression qu'il allait s'écrouler sur la table, complètement démoralisé. Je soufflais tout en me demandant s'il ne valait pas mieux le renvoyer se calmer plutôt qu'essayer de continuer. Pas si à l'aise que cela en relations sociales, j'essayais tout de même de lui faire entendre raison – en fait, je crois que rien ne m'énervait plus qu'un idiot ne cherchant pas à comprendre.
-Imagine que la magie soit composée d'une multitude de fils qui passent dans l'air. C'est un flux d'énergie que tu peux prendre méticuleusement et diriger vers l'objet que tu désires et de la façon dont tu le souhaites. Il ne faut donc pas que tu diriges trop ton attention sur l'objet que tu veux faire bouger mais également sur...
Je n'eus pas le temps de terminer ma phrase que des cris au-dehors retentirent. Généralement je n'y faisais aucunement attention, mais là la sonorité des voix ne me plaisait pas. De plus, il me semblait entendre le bruit de lames sortant de fourreaux. Alors je me tournais vers la fenêtre et regardais ce qu'il se passait à l'extérieur ; j'eus un instant d'arrêt, n'en croyant pas mes yeux.
-Lasden... va rejoindre les autres élèves. Je vais devoir m'absenter. »
M'absenter... disons plutôt que commençait la seule bataille à laquelle j'ai réellement participé, celle qui fit frémir tous ceux présents ce jour-là en Alëandir. Ceux que l'on appelait les Drows nous assiégeaient et, je ne sais comment, personne ne fut en mesure de nous dire comment ils avaient fait pour faire avancer toute leur armée sans que nous ne nous en rendions compte. Alors que nous étions chez nous, sous les frondaisons de la Prime Forêt et que nous étions habitués au flux qui la traversait. Quoi qu'il en soit, je ne tardais pas à rejoindre les différents mages de l'académie qui, tout aussi occupés que moi, avaient été surpris par la réaction de l'armée – ou de ce qu'il en restait, puisque la majorité avait été envoyée au niveau du lac Uraal. Nous fûmes bientôt dehors, au milieu de ceux qui prenaient les armes. J'avais peur, je ne savais pas exactement quoi faire, ni comment me comporter en cas de guerre. J'étais encore jeune, élevée dans une bulle confortable de magie, d'amour et de recherches, et frêle physiquement. Dans le fond, je n'avais pas idée d'utiliser la magie à des fins guerrières. Je savais que cela se faisait, que certains mages préféraient aider les armées par leurs savoirs et savoirs-faire, mais moi... je n'étais pas mon père, même si comme toujours on me comparait souvent à lui.
Au bout d'un moment, un haut-gradé de l'armée – je ne saurais pas dire quel était son grade exact – vint me voir et me demanda quelles étaient mes capacités magiques. Bêtement je lui répondis que j'étais spécialisée en magie de l'air avant de comprendre qu'il souhaitait savoir où je pouvais être utile. Je lui expliquais donc brièvement quels sorts j'étais apte de faire, espérant dans le fond que je n'aurais pas à aller trop au devant de la scène. Il me toisa un instant, semblant considérer ma maigre stature... puis il se tourna vers un plus vieux mage qui hocha affirmativement de la tête. Inutile de parler en mots, j'avais compris ; on lui avait affirmé que j'étais la fille du grand mage du Chapitre Blanc Beliandar Valiendal, et il doutait quelque peu. Comme la grande majorité des inconnus, il ne s'attendait pas à « ça ». Oui, ce bout d'elfe qui se briserait lors de la moindre bourrasque et qui pourtant manipulait le vent mieux que ceux de son âge. Mon père était fort, charismatique, assuré et n'hésitait pas à se mettre au-devant des dangers pour protéger les autres. Je n'étais visiblement pas du tout pareil, mais cela n'empêcha pas le militaire de me dire de rejoindre un groupe qui allait monter sur les remparts. Utiliser l'air comme bouclier ou tout simplement donner un coup de vent de temps à autres serait sûrement là mon rôle. J'obéis et je courus rejoindre les autres. Allait commencer un long moment de calvaire où, étrangement, la peur et toute autre sensation n'eut plus leur place en mon cœur. La magie comptait ainsi que protéger les miens, rien d'autre. J'ai tenu le coup, alternant temps de repos et temps de magie avec les autres mages. Jusqu'à ce que cela arriva...
Je ne me souviens plus de quand exactement cela s'est produit. Combien de temps s'était-il passé ? Quelques minutes, plusieurs heures ? Je n'avais plus la notion du temps : la faim elle-même n'avait aucune emprise sur moi, comme lorsque je me trouvais passionnée dans des livres d'une bibliothèque. Mais les déplacements effectués, l'avancée du temps et les dommages faits à la cité comme à l'armée ennemie firent que je me retrouvais non loin d'un être proche, la personne qui comptait le plus à mon cœur pour tout dire : mon père. J'avais du mal à ne pas l'admirer invoquer sa magie, passer de la défensive à l'offensive sans fausses notes et tout cela sans montrer la fatigue qui le prenait. Je souris. Puis un problème survint pas loin de là où nous étions – je devais être à 100 ou 150 mètres de mon père – aussi nos regards et nos forces se portèrent pour éviter la catastrophe. Le sort lancé par les Drows fut contré ; une explosion se créa à une centaine de mètres de moi.
Mes bras retombèrent le long de mon corps. Mon cœur s'arrêta de battre. Ma respiration se fit l'espace de quelques secondes inexistante. Mes yeux ne purent fixer autre chose que le lieu où se trouvait quelques secondes auparavant Beliandar. Ce n'était pas le feu qui avait été utilisé... c'était une autre magie. Mon père était là, comme les autres Elfes, allongé sur le sol, inerte. La partie de la muraille où il était avait été endommagée par l'assaut. Je ne su pas... j'étais incapable de réfléchir. Quelques secondes passèrent puis mon sang ne fit qu'un tour alors que mon cœur se remettait à battre, allant à une allure peu habituelle, et que ma respiration revenait. Je me mis à courir, sans plus prendre en compte ce qui m'entourait. Je tombais auprès de l'être qui m'avait offert une vie de magie et l'amour d'un père, le pris dans mes bras, l'appelais... en vain. Il était mort, les dieux l'avaient rappelé à eux. Plus jamais la vie n'animerait son corps. A jamais le froid s'emparerait de lui. C'était dur à concevoir : l'un des plus grands archimages d'Anaëh venait de perdre la vie ; et il l'avait fait en protégeant des Elfes qu'il ne connaissait même pas.
Des larmes perlèrent sur mes joues alors que je baissais ma tête pour embrasser une dernière fois mon père, sur le front. Mes longs cheveux blonds commençaient à flotter doucement, comme si une brise venait les faire danser. Je n'y faisais pas attention. Mon cœur subissait une douleur qui était trop grande pour lui. Autour de moi, il commença à y avoir du vent... qui tourna, entourant nos deux corps... Mes larmes se firent plus nombreuses à mesure que je comprenais tous les aboutissants de ce qu'il venait de se passer. Le vent se fit plus fort, plus violent, je sentis la magie être extrêmement dense autour de moi. Sans réfléchir je relevais la tête et me mis à crier ma peine. Puis tout se fit noir.
Retour au quotidien
~ An 700 du Xième Cycle ~
Lorsque mes yeux se rouvrirent, je reposais sur un lit improvisé. Je me sentais sale, poisseuse, et surtout j'avais horriblement soif. Mes cordes vocales essayèrent de produire un son intelligible mais juste un faible bruit réussit à sortir de ma bouche. J'essayais de me lever, mais mes muscles ne voulurent rien entendre. J'étais paralysée sur ce lit, dans une salle qui ressemblait fort à celle de la maison de soins, n'ayant plus que pour option que quelqu'un ait la bonté d'entrer dans cette pièce et de s'apercevoir que j'étais réveillée. Cela me sembla long, très long. Plus le temps passait, plus j'avais soif et faim... et plus le temps semblait vouloir s'allonger. Il fallut un bon moment pour qu'une âme charitable entre dans la pièce et s'occupe de moi ; le temps que je me rappelle quels étaient mes derniers souvenirs et que mon regard se teinte éternellement de mélancolie, toutes les larmes de mon corps ayant déjà été versées.
Le temps passa, je finis par guérir des répercussions de la bataille après cinq ennéades de comas. Pendant mon long rétablissement je pus voir plusieurs connaissances, dont le doyen de l'académie... Lomion. Il venait de remplacer Caranthir dans cette charge puisque, et cela ne fit qu'ajouter de la tristesse en mon cœur, l'ancien doyen avait péri lors de la bataille du lac Uraal... C'est Lomion qui m'expliqua ce qu'il s'était passé : suite à la mort de Beliandar j'avais laissé la magie prendre le dessus sur moi, accompagnée par mes sentiments. Il s'était alors créé un tourbillon – enfin si j'en crois la description on pourrait presque parler de tornade – autour de moi, sort fort dangereux voire même mortel pour toute personne osant s'approcher. L'air portait mon cri et s'élevait haut dans le ciel, détruisant et emportant presque tout ce qui l'entourait. Cela dura un instant avant que je ne dirige l'arme contre ceux qui avaient causé ma peine. Le vent déferla sur l'armée d'en face, brisant les arbres qui se trouvaient sur son passage et faisant un « trou » dans cette armée. Rien n'avait pu m'approcher, peu avaient pu arrêter la machine infernale. Puis le sort s'était subitement estompé. Mon corps était également devenu inerte et il s'en était fallu de peu pour qu'on ne me considère pas comme étant morte tellement ma respiration était faible. Pour la suite, cela ne m'a pas concernée... Le seul détail peut-être est que ceux qui sont venus me chercher ont dit entendre encore un lointain écho de mon cri à cause de la magie restante. Mais encore aujourd'hui j'ai du mal à les croire : jusque là la peine avait bien été une émotion qui n'avait jamais influé sur ma relation au flux, contrairement à la joie ou à la colère. Et quelle que soit la puissance de ce qu'il s'est passé et de l'énergie vitale que cela a drainé, jamais je n'ai réussi à refaire une telle chose. Jamais. Même si certains ont essayé de provoquer des réactions propices à ce sort. Maintenant, des tornades, je sais en faire. Mais pas de l’acabit de ce que l'on m'a décrit. Aussi je rejoins la question que nombre de mages de l'académie se posent : était-ce là une représentation de toute la capacité magique dont je pouvais disposer ?
Pendant la première partie de mon rétablissement, plusieurs personnes sont venues me voir, pour différentes raisons. J'acceptais avec plus ou moins de plaisir leur présence... de toute façon, surtout les premiers jours, c'était à peine si je pouvais tenir une conversation plus de cinq minutes. Je restais éveillée, on me donnait à boire et à manger parce que j'étais incapable d'utiliser mes bras, on me parlait et avant même qu'on ait terminé je me rendormais. Ce n'était pas la joie et personne n'appréciait spécialement être face à cette situation. Je ne leur en veux pas : comment se comporter lorsque l'on n'a jamais vécu le malheur de l'autre ? Ce n'était pas évident de savoir. Moi-même je n'étais pas une spécialiste dans ce domaine. Quoi qu'il en soit... il s'est trouvé qu'il y a eu une personne qui est vraiment restée auprès de moi, sans me dire pourquoi. Il venait lorsque j'étais réveillée, parfois je me réveillais avec lui qui était déjà dans la pièce. Cela faisait près de trois cent cinquante années que nous nous connaissions, et pourtant je ne pouvais vraiment dire que nous étions amis. Nous étions surtout des connaissances qui avaient au moins une passion en commun. Des connaissances qui avaient vécu un même événement marquant. Nous n'avons pas énormément discuté sur le sujet – autant par capacité que par volonté, me concernant – et je lui ai été reconnaissante de ne pas avoir abordé le sujet de mon père. J'avais entendu dire que lui aussi s'était trop donné lors de la bataille, réduisant en cendres un ennemi, mais je n'avais pas abordé ce fait pas plus qu'il ne l'avait fait pour le mien. La majeure partie du temps nous étions tous les deux renfermés sur nous-mêmes, mais la présence de l'autre valait plus que tous les mots qui auraient pu être prononcés. Cela dura quatre ennéades à peu près. Fineldor avait réfléchi suite à ce qu'il s'était passé, il allait rentrer chez lui. Je ne le revis que très peu de fois depuis.
Le temps passa, les mois défilèrent. Un échange épistolaire avait commencé avec l'ancien élève qui m'avait appris des mots et renseigné sur certains secrets des bibliothèques. Petit à petit je reprenais une maîtrise de mon corps et de la magie, doucement et parfois douloureusement. Douloureusement à cause de mes muscles engourdis, mais pas seulement. Personne ne comprit pourquoi, mais il m'arriva plusieurs fois d'être clouée au lit plusieurs jours à cause de la fièvre, ne pas arrêter d'éternuer et de tousser tout en ayant l'impression d'avoir la gorge enflée une fois l'hiver arrivé... Et maudit soit ce malheur qui fit qu'encore aujourd'hui il m'arrive de « tomber malade » ! Oui, tomber malade... être également sensible aux maladies naturelles alors que tous les Elfes sont immunisés contre elles. En somme, et c'est la seule conclusion satisfaisante à laquelle nous avons pu arriver, la magie m'avait tellement prise lors de la mort de Beliandar qu'elle a brisé au moins une partie de l'immunité héréditaire aux maladies qui était en moi. Et étant donné que de naissance j'ai une constitution physique assez faible... plusieurs fois j'ai cru que je mourrais à cause de cela.
Je m'étais toujours demandé pourquoi ceux qui perdaient un être cher se laissaient mourir ou conduire dans un état de non retour. Cette expérience m'en avait apporté la réponse de manière concrète : j'avais failli me suicider en réagissant de la sorte par la magie. Et ce non pas parce que j'avais perdu l'âme sœur après avoir partagé ma vie avec elle pendant plusieurs siècles, comme c'était généralement le cas ; juste parce que j'avais perdu mon paternel. A son sujet, je fus attristée de ne pas pouvoir lui dire adieu... cela faisait déjà longtemps que les corps avaient été enterrés selon nos rites. Pour le reste, j'eus droit aux sincères condoléances des autres, qui regrettaient qu'un puissant mage se soit éteint. Une page se tournait désormais et il fallait reconstruire ma vie. J'avais à faire avec un être en moins, à reprendre mes recherches magiques et recommencer à lire. J'avais fini par me dire que maintenant que Beliandar n'était plus de ce monde les mages arrêteraient de me comparer à lui et que je pourrais sortir de son ombre. Ce ne fut malheureusement pour moi pas le cas. Au contraire même suite à ce qu'il s'était produit lors de la bataille, de nombreux mages ne pouvaient s'empêcher de faire le lien entre le père et la fille lorsqu'ils venaient à parler de moi.
Recherche d'identité
~ Huitième siècle du Xième Cycle ~
Quelques dizaines d'années plus tard, j'étais de nouveau sur pieds, presque identique à celle que j'étais avant le siège d'Alëandir. Forcément, j'étais toujours sujette aux maladies, surtout en hiver. J'avais eu le temps de regarder autour de moi, de réfléchir, de discuter... j'en étais venue à me dire que peut-être que l'académie n'était plus faite pour moi, que j'avais besoin de voir autre chose. Et surtout, j'avais envie de me défaire de cette maudite comparaison, de ne plus vivre dans l'ombre d'un mort. Alors je me suis renseignée auprès d'autres chercheurs et je me suis décidée à mélanger mes deux passions : la magie et l'Histoire. J'ai donc entrepris de faire un tour d'Anaëh, essayer de trouver des traces des premières magies utilisées par nos ancêtres, réussir à résoudre certains mystères les entourant. Je me suis notamment penchée sur l'essence de cette magie et pourquoi celle d'antan pouvait être plus puissante, peut-être même permettait d'aider à faire de ces choses qui nous sont aujourd'hui impossibles – par exemple des monuments datant des deux premiers cycles. J'ai énormément lu, notamment dans les bibliothèques des cités où se trouvaient des restes architecturaux ou liés aux traditions spécifiques de leurs protectorats. Alëandir, Ardamir, l'Epine Dorée, Tethien, Eteniril... mon travail consistait notamment à essayer de regrouper différents faits par différentes personnes de régions différentes pour essayer d'avoir un global. C'était compliqué. Surtout que j'essayais de ne pas avoir affaire aux noss. Pas que je ne les aimais pas, ils étaient des Elfes... mais ma timidité était trop grande pour que j'essaie quoi que ce soit les concernant. Et puis la première que j'en ai rencontrés ne m'a pas donné envie de me rapprocher d'eux.
Non, il ne faut pas que j'y repense. En fait, pouvais-je seulement mettre de mots dessus, mis à part que j'avais peur et que je me demandais sincèrement si j'allais m'en sortir vivante ? Pas sûre non. C'était un mélange de ressentis que je n'apprécie pas me rappeler. Que je m'étais trop approchée de leur territoire était possible, mais bon est-ce que cela valait que l'un des leurs me tire dessus ? Le pire fut quand je m'étais retrouvée devant certains d'eux : de nature trop timide et en plus intimidée par leurs regards et leurs tenues étranges, je n'avais pas réussi à prononcer mes mots correctement... au point que mes pseudo interlocuteurs s'étaient regardés en se demandant certainement si c'était du charabia de mage ou si j'avais un problème d'élocution. Cette rencontre dura à mon sens une éternité pendant laquelle je ne pouvais m'empêcher de triturer mes doigts, regard fuyant, tout en essayant de me concentrer un maximum sur le bouclier d'air que j'avais fait naître autour de moi – au final je ne suis même pas sûre d'avoir réussi à le maintenir. Lorsque enfin ce fut fini, que j'eus une direction à prendre pour continuer mon chemin tranquille, après seulement quelques dizaines de mètres à marcher pour guider mon cheval je tombais sur le sol, éreintée. A y réfléchir, je me demande si ma timidité ne m'a pas sauvé la vie... parce qu'ils n'avaient jamais dû rencontrer une personne comme moi.
Après cet horrible passage de mon histoire, quelques rencontres avec des bestioles moins traumatisantes que ces noss – bon c'était parce qu'au pire, elles pouvaient être tuées ou amochées, cela ne me faisait ni chaud ni froid – et autres mésaventures, je me réfugiais dans les bibliothèques rassurantes des différentes cités que j'avais ciblées. J'y passais du temps, je me forçais à rencontrer des personnes qui pourraient m'aider dans mes recherches, puis je repartais. Je voyageais comme cela pendant un peu moins d'un siècle, prenant le temps de lire tous les ouvrages pouvant m'intéresser, retournant à certains endroits si une piste me menait sur un point auquel je n'avais pas pensé plus tôt. Ce fut long, intéressant, vraiment très intéressant même. Menée par mes deux passions, je ne voyais pas du tout les années défiler. Mais ce ne fut pas de tout repos, loin de là : en plus des voyages en eux-mêmes, je suis tombée malade un nombre incalculable de fois, notamment pendant les saisons ou la pluie et le froid étaient rois. Et cela me ralentit plus que je ne l'aurais imaginé.
Après cette longue pérégrination, je finis par retourner à Alëandir, notamment à l'académie. C'était bête, mais j'étais heureuse de retrouver mon appartement poussiéreux. C'était là chez moi, nulle part ailleurs. Je m'installais confortablement et, tout en reprenant des recherches plus magiques, je pris le temps de coucher sur le papier une synthèse de tout ce que j'avais pu lire, entendre, apprendre, découvrir... Je fis des liens entre les différents protectorats, me basant sur ce que je savais déjà des premiers Elfes et de ce qui avait dû les pousser à construire des cités. Je l'écrivis un peu maladroitement – de toute façon ce livre était plus un mémoire que destiné à être recopié – mais je mis quand même même interprétations : sans pouvoir être absolument sûre du fait qu'il manquait un quelque chose pour vérifier cela, une découverte par exemple, j'en étais venue à la conclusion qu'au tout premier cycle la magie n'était pas tout à fait la même qu'aujourd'hui. Qu'elle devait plus se rapprocher de ce que l'on nomme la Symphonie des Arbres et être bien liée au mysticisme et à la nature que de nos jours. Et les Elfes avaient ressenti ce lien, l'utilisant pour garder une symbiose avec leur environnement voire même avec les Eälas et Kÿria. L'architecture de l'époque n'était qu'une représentation de cela – je connaissais désormais beaucoup de choses sur l'architecture – et la perte de ce lien n'est de même qu'une représentation du changement de la magie ou du lien qu'entretiennent les Elfes avec la magie. Cette première période de l'histoire elfique a dû voir naître des artefacts, pour la plupart liés à la terre ou à la religion. L'exemple le plus frappant que j'ai pu trouver dans ce domaine est l'Aube d'Eteniril. Je n'ai pas pu l'approcher de très près, ce qui ne m'a pas aidée – surtout que j'avais fait un effort surhumain pour arriver à demander l'autorisation et surtout argumenter –. Personne n'arrive à clairement définir quelle est la magie qui l'habite, même de grands mages. Hé bien je pense et même en suis pratiquement sûre que c'est un reliquat de magie première – telle qu'elle n'existe plus aujourd'hui – qui pourrait en toute logique être reliée à une entité elle-même liée aux terres d'Eteniril. Eäla, arbre ou autre, la question que je me pose encore est s'il serait possible qu'une âme soit dans l'Aube. J'espère bien que j'arriverais à trouver la réponse un de ces jours... Pour conclure brièvement, soit l'évolution des Elfes fait qu'il n'y a pas la même relation au Flux qu'auparavant, soit le Flux a lui-même évolué au même titre que les êtres vivants évoluent au cours des cycles. Je penche notamment pour la seconde option qui aurait plus plus ou moins engendré la première. Mais pourquoi aurait-il changé alors qu'il est ce qui fait vivre la Symphonie ? Je n'en sais rien, peut-être que les guerres comme celle de qui a créé l'Aduram y sont pour quelque chose. Enfin bref... je laissais mes recherches reposer pendant quelques siècles, attendant de découvrir un nouvel élément qui me permettrait d'avancer.
Pendant mon siècle de voyages, je n'avais pas abandonné non plus la magie, loin de là. Elle me permettait même de me concentrer sur autre chose pour après mieux faire le point sur tout ce que j'apprenais. Je n'eus donc pas trop de mal à me remettre à des recherches bien plus approfondies concernant le domaine de l'air. De plus, niveau santé je me suis rendue compte que sortir autant de temps m'avait fait le plus grand bien : je faisais moins frêle que suite à la trop grande utilisation de magie de la bataille d'Alëandir et je tombais moins facilement malade. Ou peut-être était-ce que je supportais mieux la maladie, c'est possible aussi. Parce que je tombe toujours régulièrement malade. Cela m'aida en tout cas à mieux supporter l'intensité des essais que je faisais.
D'un point de vue moral, cela m'avait également fait du bien. J'avais trouvé là un moyen de ne plus trop être dans l'ombre de mon père et à me forger un caractère propre, enlevant un peu de ma timidité. Ne pas travailler sur la même chose et me tenir éloignée de son lieu de vie comme de travail m'avaient permise de devenir un peu moi... En fait, à vouloir rechercher l'identité magique de notre peuple, j'avais déterré un peu la mienne.
L'aventure continue
~ Premier siècle du XIième Cycle ~
Les jours se ressemblant, le temps avait repris son cours dans l'académie. Ces dernières décennies ont vu un nombre de batailles importantes naître, apportant de plus en plus de désolation au sud de la forêt. Ellyrion, Eraïson... Les Drows semblaient ne pas vouloir s'arrêter aux morts causées il y a trois cents ans. De mon côté je devenais de plus en plus puissante en magie. J'avais toujours la volonté de ne pas m'investir dans autre chose dans mes recherches au sein de l'académie. Sauf les cours particuliers, j'en donnais encore. Pour ce qui concernait la guerre, j'avais beau être reconnue et avoir développé des sorts offensifs comme défensifs, je ne voulais et ne veux toujours pas en tendre parler. Jamais, au grand jamais, je ne participerai de près à une guerre. Et je félicite d'avance celui ou celle qui réussira à me faire un tant soit peu changer d'avis !
J'ai profité d'être au calme pour essayer de retrouver un minimum de traces des anciens dialectes elfiques que nous avions pu avoir au cours du temps. J'avais déjà quelques notions grâce à des livres, mais il m'a semblé important de me pencher dessus. Parce qu'il ne faut pas croire, mais si les Humains voient leur langue évoluer en seulement quelques siècles, il est évident que la nôtre ait évolué en dix cycles ! Et puis cela pourrait toujours m'être utile.
Une histoire que j'ai suivie d'assez près est l'étonnante découverte faite au niveau du lac Uraal, liée à une autre au niveau du front. Deux obélisques vieux de plusieurs millénaires, gravés, dit-on liés à de la magie. Pour l'instant je ne peux pas y aller – fichue guerre ! - mais j'espère bien arriver à en approcher un, l'étudier. J'ai un livre à dépoussiérer et une recherche à affiner. S'il y en a deux sur deux protectorats différents, il est tout à fait probable qu'il en existe d'autres cachés en Anaëh, voire même en Aduram. Quelle importance cela a-t-il pu avoir pour nos ancêtres ? Si seulement je pouvais le savoir...
Je regarde le lac à mes pieds, revenant à la contemplation de l'eau ondoyante. Mon reflet est encore sur l'eau, plus énigmatique que devant un simple miroir. Je soupire et regarde vers le ciel, constatant que le temps n'a pas attendu mes réflexions. Reprenant mon éternel regard mélancolique, je me lève, dépoussière ma robe et retourne à la monture qui m'attend patiemment. Il est temps que je reprenne la route. Encore une fois.