Invitation acceptée [Palais ducal - Tiberia et Alice]

4eme jour de la Première ennéade du mois de Favriüs

Il a demandé à ce qu'on le prévienne lorsque Dame Alice se présenterait. Mais personne n'eut besoin de le faire parce que lorsque la voiture s'arrête il descend déjà l'allée, comme s'il avait surveillé son arrivée. Il a effectivement surveillé son arrivée. Il devance même le cocher qui, descendu de la voiture, n'a pas eu le temps d'ouvrir la portière. Sickert a l'habitude, bonne ou mauvaise, va savoir, de faire les choses par lui-même.

- Dame Alice, dit-il en lui tendant la main pour la faire descendre de la voiture, je suis heureux que vous ayez accepté l'invitation de la duchesse et accepté ma demande. Vous avez fait bon voyage ?

Sickert brille comme un sous neuf, lui habituellement est poussiéreux ou débraillés, est cette fois élégamment enserré dans ses habits aux couleurs de la maison. Et pourtant, bien qu'il n'hésite en rien, il semble un peu nerveux. Sans doute la conséquence des événements du moins précédents et l'incertitude des jours prochains.

- Avez-vous besoin de quoique ce soit ou d'un moment particulier avant d'être introduite auprès de Son Altesse ? demande-t-il, l'air soucieux de ne disconvenir à aucune d'entre elles. Vous arrivez pour l'heure du goûté de midi, ajoute-t-il, rapidement.

Quelques temps plus tard, Sickert pousse lui-même les portes du petit salon ou se trouve la duchesse de Soltariel. Il n'a pas l'habitude de ne pas faire les choses par lui-même.

- Votre Altesse, dit-il avant de se souvenir qu'il et de mise de s'incliner et il le fait, brièvement, sans fioritures, je vous présente Alice de Nils Klemens, la Dame de la Ruche.

La tempête se calmait peu à peu. La ville n’était plus secouée par les émeutes et la vie reprenait tranquillement son cours même si une certaine tension persistait dans l’air. Pour se changer les idées, Tibéria s’était plongée corps et âme dans ses occupations en essayant de régler de front tous les problèmes. Elle essayait vraiment fort de ne pas penser à ce qui s’était passé, mais elle ne pouvait pas ignorer le fait qu’il n’était plus là. Elle n’entendait plus le son de sa respiration lorsqu’il s’endormait à ses côtés. Elle ne voyait plus sa haute silhouette apparaître au détour d’un couloir alors qu’il marchait d’un pas impérieux entouré par ses hommes et son bureau était maintenant vide. Elle le haïssait, mais il lui manquait. Tibéria se sentait seule et rien ne pouvait faire disparaître ce sentiment. Sa tante avait essayé, mais sans succès. En fait, tout son entourage était à court d’idées. Ses responsabilités lui apportaient une distraction bienvenue, mais dès qu’elle avait un peu de temps libre, Tibéria replongeait dans ses pensées et dans ses souvenirs.

Enfin, Sickert eut une idée. Il lui dit qu’il connaissait quelqu’un qui pourrait plaire à Tibéria. Elle avait besoin d’une amie. Sa cousine étant toujours au loin, peut-être qu’une oreille attentive allait l’aider. En fait, elle se doutait que l’ancien pirate en était venu à la conclusion que seule une autre femme pourrait peut-être comprendre ce qui se passait dans la tête de la duchesse. Ce n’était pourtant pas si compliqué : elle se sentait coupable. Tibéria était convaincue que c’était de sa faute, alors que ce ne l’était pas. Tibéria le savait, mais il y avait une petite partie d’elle qui refusait de le croire.

Tibéria attendait dans le petit salon qu’on lui apporte le gouter. Elle avait faim, mais c’était aujourd’hui que l’amie de Sickert devait arriver. Elle avait donc décidé de patienter jusqu’à l’arrivée de la dame en question. Finalement, elle n’eut pas à attendre bien longtemps. Les portes du petit salon s’ouvrirent sur Sickert qui lui annonça que dame Alice de Nils Klemens était arrivée.

— Excellent.

Elle se leva juste à temps pour recevoir la dame. Comme à chaque fois qu’elle recevait quelqu’un qu’elle ne connaissait pas, Tibéria l’observa avec une curiosité polie. Elle devait avoir un peu plus que la trentaine, mais était encore tout à fait ravissante. Il y avait un petit quelque chose chez elle qui lui rappelait étrangement sa tante. La duchesse l’accueillit avec un sourire ainsi qu’une petite révérence.

— Je vous remercie de votre visite et pour votre cadeau. Je vois que Sickert vous a déjà informé de la situation. Enfin, tout Soltariel en parle. Il faudrait vivre au fond d’une caverne pour ne pas savoir ce qui est arrivé.

Tibéria fit signe à la dame de prendre place à la table où le gouter serait servi.

— Sickert m’a parlé avec tellement d’enthousiasme de vous que j’avais hâte de vous rencontrer. J’espère que le déplacement jusqu’ici n’a pas été trop difficile? Une ou deux ennéades plus tôt et il vous aurait été impossible de venir au palais.

L'enthousiasme d'Alice était plaisant à voir. Il reflétait certes une certaine anxiété, mais c'était tout à fait bénéfique après les jours sombres qu'ils avaient vécu. Presque plus personne ne souriait avec autant de sincérité que Dame Alice en ce moment. Même lui se rendait bien compte que ses sourires n'avaient pas la sincérité des précédents.

Dès que Dame Alice prend les devant et s'approche de la duchesse, Sickert recule et rejoint Cassio un peu plus loin. Mais là ou Cassio se tient droit et professionnel, Sickert, lui, s'appuie contre le mur avec sa désinvolture naturelle. Mais il lorgne toutefois le pot de miel que tend Dame Alice à la duchesse. L'Or liquide. Sa vie n'a jamais été d'un ordre alimentaire très raffiné. Sickert avait affirmé à Alice que ce miel était d'ordre divin et il n'avait pas été foudroyé. C'était bon signe.

Il n'avait pourtant pas été bien explicite, mais si Alice avait eu vent de ce qui se passait, elle avait nécessairement comprit une partie de la situation. Bien que Sickert soit étonnamment assez perspicace en ce qui concerne les femmes, il s'était bien rendu compte que Tiberia avait besoin de l'une d'entre elle et que Dame Octavia n'était pas exactement ce qu'il lui fallait.

Sickert n'avait pas été si enthousiaste. Non, surement pas.

- Je crois avoir été plus insistant qu'enthousiaste, corrige-t-il sans toutefois être convaincu de sa réplique. Oh, moi j'ai réussit à entrer, avoue-t-il, spontanément, informant ainsi la duchesse de la manière dont il était arrivé.

En y réfléchissant, c'est vrai qu'il était arrivé tout d'un coup, comme ça, au milieu du tumulte, comme s'il s'y était toujours trouvé. Mais était-ce vraiment étonnant, puisque la duchesse l'avait libéré quelques ennéades plus tôt, sur la seule parole de sa cousine.

- Si vous me l'aviez demandé, Votre Altesse, j'aurais fait entrer qui vous vouliez. Pur vantardise ou simple vérité, difficile à dire. Probablement un peu des deux. Peut-être pas du premier coup.

Sickert lui avait parlé de cette femme en lui disant que sa compagnie allait certainement lui changer les idées, ce dont elle avait désespérément besoin du point de vue de l’homme. Comme il la décrivait comme étant une amie à lui, Tibéria s’était fait une idée avant de la rencontrer, mais elle comprit rapidement son erreur. Elle s’attendait à une femme peut-être moins soucieuse des conventions régissant la noblesse, mais pas à une dame complètement en dehors des normes. La duchesse l’observa, un peu surprise. Elle était plutôt jolie et délicate. La couleur vibrante de ses vêtements illuminait son visage et était à l’image de son énergie débordante. Cette femme n’était fragile qu’en apparence. Quelque chose en elle imposait tout naturellement le respect et incitait les gens à lui obéir.

— Je n’en doute pas, Sickert. Vous avez prouvé plus d’une fois votre talent pour entrer là où vous n’êtes pas attendu. Dit-elle avec un petit sourire. Toutefois, la sécurité de notre invitée aurait été en péril si je vous l’avais demandé et c'est quelque chose que je ne peux pas accepter.

De son côté, Cassio observait la nouvelle venue avec une méfiance manifeste. Il ne faisait toujours pas confiance à Sickert et comme cette femme était l’une de ses connaissances, il la mettait volontiers dans le même bateau. En plus, elle regardait Tibéria comme si elle la jugeait. Ce n’était pas une bête de foire, mais la duchesse de Soltariel! Ruminant ses frustrations dans son coin, il n’entendit pas tout de suite Alice l’appeler. En fait, il lui fallut un certain temps avant de comprendre que l’on s’adressait à lui. C’est que personne ne l’appelait monsieur.

— Hein!?

Il regarda la nouvelle venue en clignant sottement des yeux comme si l’information avait du mal à se rendre jusqu’à son cerveau pour y être assimilée. Cassio jeta un coup d’œil incertain en direction de Tibéria qui lui fit un petit signe comme quoi tout allait bien.

— Très bien, mesdames.

D’une démarche raide, l’ancien esclave quitta la pièce en marmonnant des phrases inintelligibles à propos de rangs et d’étiquettes.

Tibéria regarda ensuite Alice qui confirma ce qu’elle craignait le plus : l’histoire s’était répandue comme une trainée de poudre partout dans le Soltaar et probablement même au-delà. Que les gens parlent était bien au-delà de ce qu’elle pouvait faire, mais qu’ils aient tout un chacun des versions différentes la dérangeait beaucoup plus. Elle était tout à fait consciente que cette histoire allait l’écorcher au passage, mais elle ne voulait pas que la population se fasse une fausse idée de la situation.

Cassio réapparut quelques instants plus tard avec d’autres esclaves transportant le gouter tant désiré. Il était composé d’un plateau de douceurs ainsi que des fruits frais. Une théière en porcelaine délicate et fleurant divinement bon le thé accompagnait le tout. Le serviteur se chargeait toujours du service. Il allait se saisir de la théière lorsqu’Alice le devança.

— Mais!

La duchesse était elle-même surprise par une telle familiarité, mais pas choquée.

— Cassio n’est pas habitué à ce genre de choses. Il ne faut pas lui en vouloir. Il prend sa tâche très au sérieux.

Il avait battu en retraite, mais quelque chose dans son regard laissait croire qu’il n’avait pas dit son dernier mot. Malgré la gravité de la situation, Tibéria ne put s’empêcher d’esquisser un sourire à la remarque de la dame. Elle était trop jeune pour le légendaire… Tibéria avait l’impression d’être trop jeune pour beaucoup de choses, mais ça n’empêchait pas ces choses d’arriver quand même.

— Je n’ai pas l’intention de faire partie d’une quelconque légende, bien que je doute de ce que l’on raconte sur moi. Mariée depuis quelques ennéades à peine, elle fait volte-face devant les agissements de son époux causant sa perte et jetant l’opprobre sur le reste de sa famille. Je ne pourrais pas dire quelles étaient les véritables intentions d’Arichis dans cette histoire, mais lorsque nous sommes arrivés à Soltariel, il a évincé tout le personnel entourant le petit roi pour y mettre ses propres hommes, des hommes sur lesquels je n’avais aucun contrôle personnellement même en étant son épouse. Celui qui contrôle le roi a également le pouvoir. Évidemment, les gens de la cour du roi ont été scandalisés par ce geste et ils m’ont demandé de renverser la situation devant laquelle j’étais totalement impuissante. En plus, Soltariel était déchiré par des soulèvements et des émeutes… Des gens qui contestaient mon pouvoir, mais également celui d’Arichis. J’ai essayé de le protéger, mais j’ai vite compris qu’il n’y avait rien à faire. Comme je suis la duchesse, on m’a demandé de prendre position. Il n’y a pas une journée qui passe sans que je me demande si j’ai pris la bonne décision, mais je suis forcé de constater qu’après les évènements, la ville à retrouver son calme…

Cette rencontre entre Alice et Tiberia semblait promise à de grandes choses. Sickert avait prit des risques et pour le moment, ça annonçait bien. Cassio était stupéfait et sur le point de perdre son sang froid et Tiberia était surprise, mais elle ne semblait pas choquée. C'était parfait. Pour que Cassis devienne un meilleur serviteur, il devait apprendre ses limites qui pour le moment n'étaient pas très hautes. Sickert chamboulait de toute évidence sa routine. C'était parfait. Tiberia pourrait compter sur l'expérience d’Alice et cette dernière aurait une autre occupation que de rêvasser sur des cartes.

Ne sachant pas si c'est un reproche ou un compliment, Sickert le prend comme un compliment. Elle n’a pas l'air furieuse. Elle sourit même. Ça doit être un compliment. Sinon tant pis. Lui, il a un hochement de tête et également sourire.

- Merci. C’est une possibilité que j'avais envisagé, mais balayé, dit avec assurance.

En même temps qui aurait repoussé Dame Alice ?

D'une docilité presque servile, il vient s’asseoir à la table avec sa désinvolture habituelle. Ça semblait tout aussi normal pour lui que de rester en retrait et ensuite aller chiper des trucs en cuisine. Les gens du palais ducal le reconnaissaient déjà, depuis le feu des cuisines, et ensuite parce que cet inconnu n'avait pas lâché la duchesse d’une semelle. Personne n'avait encore eu à subir la tâche pour laquelle il avait été engagé, mais personne ne cherchait à l’enquiquiner non plus. Mais on l'avait vu plusieurs fois prêter main fortes à quelques tâches quotidiennes. Généralement celles qui demandent une certaine force.

Il boude tout d'abord le thé après en avoir prit une gorgée, mais il finit par en prendre une autre après avoir versé un peu du contenu de sa flasque, qu'il montre ensuite à Cassio pour savoir s’il en veut aussi. Il n'en propose pas aux Dames. Habituellement, elle refusent et lui jettent un regard désapprobateur, ce qui le fait sourire.

La duchesse raconte sa version des faits. Il n'aurait pas été aussi catégorique sur certains points, mais c'était la version de Tibéria, pas la sienne, qu’Alice avait demandé. Il se contente de hocher la tête, à certaines reprises. Tout ça c'était nettement plus nuancé que ce qu'on racontait. Mais il n'allait pas contredire les version de la duchesse. Jamais. Il n'allait probablement pas l'approuver, mais il n'allait pas la contredire. Il n'allait même probablement jamais donner son opinion. Ce ne changerait rien. Et mieux vaut composer avec ce qui ne changera pas plutôt que de s’attirer des ennuis en voulait faire changer les autres.

Tibéria avait tenté d’expliquer la situation le plus simplement possible. Peut-être qu’elle l’avait rendu trop simpliste, mais elle ne voulait pas perdre son invitée dans une avalanche de détails, surtout qu’il y avait beaucoup de choses sur lesquelles elle n’avait eu aucun contrôle. La jeune femme jeta un coup d’œil discret en direction de Sickert qui ne semblait pas partager son avis sur cette histoire, mais il se garda de tout commentaire. Elle savait qu’il n’était pas d’accord avec tout ce qui s’était passé. C’était surtout la punition qui posait problème, en particulier en ce qui concernait les fils du duc déchu. Tibéria elle-même était peinée et avait tenté de renverser la situation, mais sans succès. Dame Alice avait toutefois raison sur une chose : on ne pouvait plus revenir en arrière. Tibéria devait aller de l’avant. On comptait sur elle. Elle ne devait pas faillir.

— Après? Reprendre le flambeau, je suppose. Il y a encore des dissidents avec qui je dois m’entretenir, des négociations à mener. Je suis la duchesse de Soltariel. Peut-être même que je le suis plus encore depuis qu’Arichis n’est plus ici. Les gens comptent sur moi. Le pouvoir a été fortement ébranlé. Les gens sont méfiants, mais ils fondent également beaucoup d’espoir de voir enfin un pouvoir s’installer sur le trône du Soltaar pour longtemps. J’aurais préféré ne pas être seule, mais pour l’instant je le suis. Pour le reste…

Elle réfléchit un instant.

— Je dois demander à faire annuler le mariage, je n’ai pas le choix. Il n’est plus bon de porter le nom Anoszia en Soltariel. Le roi n’est plus sous ma responsabilité. Évidemment, je lui ai juré fidélité et je vais le protéger jusqu’à mon dernier souffle s’il le faut, mais je n’ai aucun contrôle sur lui. Il est présentement en sécurité et nous pouvons souhaiter maintenant qu’il puisse grandir et éventuellement monter sur le trône qui lui revient.

Le problème avec un enfant roi c’est que la même situation causée par l’Anoszia pouvait très bien se répéter d’ici la majorité du jeune garçon. Si Tibéria espérait représenter un pouvoir fort pour Soltariel, elle espérait être témoin du jour où le roi unifiera enfin la Péninsule.

Une dose généreuse dans la tasse de Cassio qui semble pâlir en voyant la quantité, mais qui tout de même, en prend une gorgée. Et sa grimace semble nettement plus pour faire bonne figure auprès de Tiberia que parce que ça lui est désagréable. Servile jusqu'à l'âme. Sickert ne s'attarde pas trop aux réactions de Cassio parce qu'Alice réclame la flasque qu'il range. Il a une hésitation, puis finalement la lui cède. Et il vient pour noter que c'est très fort, mais il est trop tard. La prochaine fois, il n'hésitera pas. Il partagera.

- Choix ?

Distrait par les paroles des deux Dames, il ne s'attendait pas à être questionné. Enfin, il ne voulait surtout pas être questionné.

- Oui, oui, on a toujours le choix. En bien, en mal, pourvu qu'on fasse un choix. Le choix que vous aviez à faire était injuste, mais vous aviez le choix. Dame Alice a raison. On a toujours le choix. Ne soyez pas si prompte à mépriser ce nom. Il y a quelques ennéades, ce même nom vous a ouvert toutes les portes. Qui sait ce qui en sera dans un mois, ou deux, ou trois.

Les grands chutent de bien plus haut et tragiquement que les petits. C'est parce qu'ils ont plus à perdre. Et quelqu'un qui a tout perdu, n'a plus rien à perdre. Et qui n'a rien à perdre est dangereux. Il vient pour enchaîner, mais il se renfrogne. Non. Et pourtant.

- Et il serait plus sage de songer à protéger votre population que de protéger le roi. Le roi a ses machins royaux pour le protéger. Protégez Soltariel et sa population. Faites vos choix en faveur de Soltariel. Vous êtes la duchesse, Soltariel, c'est tout ce qui compte, dit-il en torturant sa tasse, l'air boudeur.

— Sickert, j’ai la preuve qu’il avait une maîtresse… Il ne m’a pas marié par amour pour ce que je suis, mais pour ce que je représente. Son avidité l’a perdu. Il est injuste que ses enfants subissent le même sort que lui, mais je ne peux accepter de porter son nom plus longtemps. Crois-moi, j’aurais préféré que les choses se passent différemment, mais c’est ainsi.

Tibéria ne comprenait pas pourquoi soudainement ils ressentaient le besoin de le défendre. Oubliaient-ils que c’était une mauvaise chose que prendre le parti des Anoszia maintenant? Qu’il avait mis la vie du roi en danger? Sickert espérait voir les choses changer, mais c’était très peu probable que ça arrive. Même si son bannissement était levé, Tibéria ne voulait plus le revoir. Il l’avait utilisée et trahie. Sur son honneur, elle ne pouvait accepter cela.

— N’oubliez pas que la famille a été bannie des terres du Soltaar. Ça serait très mal vu que la duchesse garde ce nom, vous ne pensez pas?

La jeune femme ne connaissait pas Dame Alice. Peut-être l’avait-elle déjà vu à une autre époque alors qu’elle n’était qu’une petite fille que son père était toujours de ce monde. Elle avait vu tant de visages durant sa vie. Tibéria ne pouvait vraisemblablement se souvenir de tout le monde.

— Je suis de la région. Je n’ai pas grandi à Soltariel, mais ma famille possède un domaine non loin de là. Je dois admettre cependant que je n’ai pas le souvenir de vous avoir déjà rencontré. Avez-vous connu mon père Tibérius? Il est décédé alors que je n’avais 8 ans. Pour ce qui est de me connaître… Dès que l’on porte un titre, nous sommes condamnés à entrer dans les livres d’histoire pour le meilleur et pour le pire, je suppose. Les gens vont se souvenir de cette histoire longtemps, mais je ne veux pas que mon nom soit uniquement rattaché à cela. J’ai de grands projets… Je veux étendre le commerce de Soltariel et ouvrir de nouvelles portes. Je veux valoriser les artisans et les grands penseurs de chez nous. Je rêve de faire de Soltariel la capitale des Arts. Je veux aider les plus pauvres et les orphelins et m’assurer que tous les enfants aient droit à une éducation. Je veux également veiller au bien-être de nos aînés, des handicapés et de tous les laissés pour contre. Évidemment, je ne pourrai pas tout faire d’un seul coup. C’est un plan échelonné sur plusieurs années. Ça implique des changements importants et ce genre de chose prend du temps à se faire, mais ce n’est pas impossible.

Le regard que pose Sickert sur la duchesse est neutre. Presque neutre. Oui. il avait une maîtresse... et alors ? Ses sourcils se tordent en interrogation. Elle devrait le savoir pourtant. Depuis quand un mariage dans la noblesses est purement affectif ? Rarement. Tout le monde épouse tout le monde pour ce qu'il représente et non pour qui ils sont et leur merveilleuse personnalité. Sur le coup, il ne sait que répliquer. Croit-elle vraiment ce qu'elle vient de dire ? Sickert jette un oeil vers Alice, sans vraiment la voir, puis revient sur Tiberia. Il se renverse sur sa chaise et se retrouve en équilibre sur deux pattes. Il a un bref éclat de rire et il secoue légèrement la tête.

- C'est bien possible que vous ayez la preuve qu'il avait une maîtresse. Son épouse précédente est morte il y a plus de quinze ans. Est-ce que cette maîtresse est encore d'actualité et a-t-il été adultère depuis votre mariage ?

Il ne fait certes pas bon de prendre le parti Anoszia, mais il fallait rester lucide. Cette histoire n'était ni toute noire, ni toute blanche. C'était seulement une mutinerie ratée.

- Mais oui, effectivement, c'est le meilleur moyen de se débarrasser d'un époux devenu encombrant. Et vous n'étiez pas totale,ent contre ce mariage arrangé. Il vous permettait, à vous et vos soeurs de revenir à Soltariel. Votre famille a été exilée à Thaar et c'est votre époux qui vous en a sorti. Il était certes cupide ou peut-être seulement trop ambitieux. Il a fait une erreur, il l'a payé. La famille n'a pas été bannie, seuls les mâles l'ont été sans doute pour vous protéger beaucoup plus que pour protéger le roi, ce qui à mon avis est une erreur. Les gens qui n'ont rien à perdre sont beaucoup plus dangereux que ceux à qui il reste un peu de choses, dit-il en plissant le nez. Les femmes pourront possiblement se remarier et elles ne garderont pas le nom Anoszia. Comme vous lorsque vous vous serez remariée à un de ces Vrais Soltari ? Ce sera pour la charmante personnalité du sire ou pour ce que ça pourra vous apporter ? Son ton est agressif, il le reconnait. Il a un hochement de tête conscient et il s'adoucit. Je ne dis pas que ce que vous faites est mal, Votre Altesse. Je vous prévient seulement que je ne suis sans doute pas le seul à y avoir pensé. Restez lucide et évitez de vous complaire dans le mépris.

Il sait qu'il risque de la contrarier, voir de la mettre en colère. Mais il est payé pour la protéger, pas pour la garder bêtement dnas l'ignorance onctueuse de la facilité. Dès leur première rencontre, il a critiqué l'idée qu'elle ne sache pas se défendre. Arichis d'Anoszia est sans aucun doute cupide, mais c'est un esprit brillant et retors.

- Ne méprisez jamais les échecs des gens, Votre Altesse, parce que personne n'est à l'abri. Et contentez-vous de plaider que vous avez remis Arichis d'Anoszia entre les mains de la Justice Royale. La faute, l'erreur a été contre le roi, pas contre vous.

Il sait qu'elle n'aime pas ce qu'il raconte, mais il n'est pas là pour que pour être plaisant et la servir. Cassio le fait bien. Il est là pour la protéger.

De bien beaux projets, tout ça. En effet, elle va devoir étaler l'échéance de ses projets sur plusieurs années. Voir plusieurs siècles. Il n'est pas certain que tout ça soit réalisable. Il y en a même qu'il trouve carrément ut^pique et irréalisable. Elle n'aura jamais assez de toute sa vie pour les accomplir.

Sickert est contrariant. Alice peut en témoigner. Mais elle peut aussi se consoler. Il n'est pas contrariant qu'avec elle, de toute évidence.

Tibéria ne voyait pas du tout où Sickert voulait en venir. Désirait-il vraiment qu’elle reste mariée à Arichis? Ça ne faisait aucun sens! Elle ne pouvait pas rester liée à cet homme toute sa vie. Même si la sentence était renversée, ce qui ne risque pas d’arriver vu la teneur du crime, il ne la reprendra jamais. Elle ne le voulait pas de toute façon. Si Tibéria avait espéré l’aimer sincèrement un jour, Arichis lui avait prouvé que ça ne serait probablement jamais arrivé. Évidemment, elle n’était pas idiote. Sa femme était morte depuis longtemps et un homme tel que lui ne pouvait pas rester célibataire. Malgré son âge, il était très séduisant et les femmes ne devaient pas rester insensibles à ses charmes. Elle aurait peut-être pu accepter l’idée qu’il ait une maîtresse quelque part, mais ça ne l’aurait pas rendue heureuse.

— Sickert, les preuves ont été trouvées ici, à Soltariel. Je crois que cette femme était effectivement d’actualité.

Elle se tourna ensuite vers Dame Alice qui lui posait une question très pertinente. Les choses auraient-elles été différentes si son plan avait réussi? C’était impossible de le savoir avec certitude. Tibéria pouvait supposer certaines choses, mais comment prévoir avec certitude quelque chose qui n’arrivera jamais?

— En toute sincérité, je ne sais pas. Peut-être, qui sait? Lorsque ma tante m’a annoncé qu’un accord de mariage avait été conclu entre Arichis d’Anoszia et moi, je n’arrivais pas à y croire. C’est que j’étais promise à un autre homme et qu’il me semblait ridicule qu’il puisse me vouloir. Je l’avais vu lorsque j’étais petite et une autre fois à l’enterrement du roi sans jamais lui adresser la parole. Son seul intérêt qu’il avait envers moi, c’est le nom que je porte. Ma sœur Margueritte a été duchesse de Soltariel avant que sa haine et son désir de vengeance ne causent sa perte. En me mariant moi, il avait la chance de monter sur le trône. C’est tout ce qui l’intéressait. Ce que moi je voulais n’avait que peu d’importance… Néanmoins, j’espérais pouvoir l’aimer tout comme j’espérais qu’il puisse m’apprécier également. Malheureusement, il m’a prouvé que sa soif de pouvoir passait avant tout. Il a sorti ma famille de l’exil et sur ce point j’en suis reconnaissante, mais il ne l’a pas fait pour moi, mais pour servir ses propres ambitions.

Elle regarda à nouveau Sickert.

— Je devrais rester marié à lui simplement par reconnaissance pour ce qu’il a fait à ma famille en la ramenant à Soltariel? Par loyauté? Je ne peux pas et je ne vois pas cela comme un manque de loyauté de ma part, car il ne l’a pas été envers moi. Je n’éprouve pas particulièrement de haine envers lui. Justice a été rendue… Je suis triste pour le reste de sa famille et tu as raison en disant qu’ils n’ont plus rien à perdre. Ils vont se venger, je le sais. Mes jours sont peut-être même comptés, mais je refuse de vivre dans la peur. J’ai fait ce que j’avais à faire. J’ai essayé de le défendre, mais il y a certaines choses qui ne sont pas défendables. Pour ce qui est d’un remariage… Crois-moi, c’est bien la dernière chose que je veux. Toutefois, je n’ai pas le choix. Avec les titres viennent les responsabilités. Un mariage d’amour dans mon cas est pratiquement impossible. Je dois me marier pour la stabilité du pouvoir, mais également sa pérennité. De moi, je l’espère, descendra la lignée des prochains ducs et duchesses de Soltariel qui règneront sur les générations à venir. Si je meurs sans héritier, le chaos va s’abattre à nouveau sur ces terres et les nobles s’entredéchireront pour savoir qui portera la couronne. Évidemment, les premiers à payer le prix de ces conflits seront les paysans et les plus pauvres. Donc ce n’est pas pour sa charmante personnalité, comme tu dis, que je vais le marier, mais pour le Soltaar. C’est ma responsabilité, que je le veuille ou non.

Tibéria ne s’exprimait pas en victime, mais en jeune femme parfaitement consciente de ses responsabilités. Elle aurait pu s’apitoyer sur son sort et se lamenter sur l’injustice de la chose, mais elle avait décidé de se montrer en femme forte.

— Dame Alice, j’accepte avec plaisir votre compagnie. J’ai besoin dans mon entourage de gens qui me remettent en question même si les critiques ne sont pas toujours faciles à entendre. Je comprends le malaise que cette situation crée, mais j’ai confiance en l’avenir. Je suis peut-être naïve, mais je préfère voir les choses positivement.

Oh, il sait tout ça. Il sait très bien que Arichis devait très certainement avoir une maîtresse. Et il croit, tout comme la duchesse, que la maîtresse était effectivement encore d’actualité. Mais les preuves fournies, à savoir des dessous dans une boîte, n’avaient que très peu de poids pour les Hautes Fonctions religieuses. Ils comprendraient très certainement les raisons de la duchesse, mais le feraient-ils ?

- Je ne crois pas que les Hautes Instances religieuses se contentent de ce que vous croyez et d’une boîte contenant certes des effets compromettants, mais qui n’indiquent pas qu’ils sont toujours d’actualités ou même qu’ils ont été commis depuis votre mariage. Sinon il y a toujours la possibilités d’en falsifier quelques uns. À moins, au vu de la situation, qu’ils soient plus laxistes sur la teneur des preuves, dit-il en haussant les épaules.

Sickert n’avait pas vraiment foi en la justice de la royauté. En fait, il n’avait pas vraiment foi en la justice tout court. Peu de choses étaient juste de toute manière. Et puis la justice, on l’apprécie juste quand elle est de notre côté, non ? D’autant plus que la justice est appliquée parce ceux qui sont beaucoup trop haut pour que la justice leur soit appliquée. Mais c’était rassurant de savoir qu’elle serait appliquée, qu’elle soit véritablement justice ou pas.

- Ne reprochez pas à Arichis ce que vous ferez de toute manière. Vous épouserez un de ces Vrais Soltaris pour pouvoir conserver votre place sur le trône de Soltariel, parce que vous pensez que vous devez le faire. Arichis a fait beaucoup de chemin, par ambition, pour atteindre le duché, à travers vous à la fin. Ses intentions étaient peut-être plus égoïste que les vôtres, et sans doutes moins… comment dire… moins charitable, dit-il en haussant les épaules, mais c’était une manière de voir le monde tourner. Et tout le monde a sa manière de voir le monde tourner. Il voulait, comme vous, voir sa lignée perdurer au sommet. Il voyait un sommet plus haut que le vôtre, c’est tout. Enfin, tout dépend également de ce qu’on appelle le sommet. Le mien est bien peu élevé de toute manière.

Il ne croyait pas qu’on puisse parler de loyauté ou manque de loyauté. Les épouses se retrouvaient le plus souvent mariée surtout pour le pire. Et dans leur cas, on confondait épouse loyale à épouse soumise. Sans doute parce qu’on s’attendait à ce qu’une épouse soit soumise et non loyale, mais le mot loyal était nettement plus noble que soumise. Ou que le mot servile.

Ce qui m'inquiète, Votre Altesse, c'est de vous voir vous remarier au premier venu. Retarder le bris de votre mariage vous donnerait la chance de prendre le temps de choisir un parti qui vous convient, pas seulement un autre Arichis qui se servira de vous pour accéder au trône. Parce qu'à première vue, ils seront tous en ligne pour devenir votre époux, mais ce sera tout de même pour l'accès au trône, pour leur propre ambitions, tout pareil à Arichis. Encore une fois, il hausse les épaules. Ils vous feront miroiter des tas de choses, tout pareil à Arichis. Il prend un morceau de la tartine et la laisse en suspens entre sa bouche et l’assiette. Un époux et futur duc qui a les mêmes ambitions que vous serait un bon début. Mais peu importe, vous aurez à faire des choix entre ce que vous voulez, ce que vous acceptez et ce que vous devrez céder. Surtout, ce que vous êtes prêtes à céder. C’est facile de vivre avec ce qu’on voulait ou ce qu’on accepte. Mais c’est nettement plus difficile de vivre avec ce qu’on a dû céder.

Et de toute évidence, Sickert n’était pas totalement en paix avec ce qu’il avait dû céder. Mais il s’y efforçait. Et la bouchée de tartinade au miel finit dans sa bouche.

- De toute manières, peu importe ce que j’en pense, mon contrat consiste à vous protéger. D’un côté, ça me faciliterait la tâche que je ne sois pas obligé de vous protéger de votre futur époux. De l’autre côté, ce sera nettement moins amusant si votre futur époux vous assoit dans un joli salon pour faire joli. Un entre deux, ce serait parfait. Mais je vous protégerai.

Tibéria avait du mal à croire ce qu’elle entendait. Sickert proposait-il vraiment de falsifier des preuves? Ne comprenait-il pas à quel point cette simple idée était outrageuse? La jeune femme le regarda en écarquillant des yeux.

— Non! Il est hors de question que nous faisions ça. Je ne vais pas mentir à la Haute Prêtresse de Néera! Je vais fournir la preuve que j’ai et puis c’est tout.

En effet, si cela était insuffisant, alors elle n’aurait pas d’autre choix que d’accepter la situation et de rester légalement l’épouse d’Arichis d’Anoszia. Ça, même les Vrai Soltari ne pourraient rien faire contre ça. Plus la discussion avançait, plus Tibéria commençait à perdre patience. Elle n’était pas du genre à s’énerver facilement. Toutefois, en de rares occasions, surtout si elle était dans un état de fatigue avancé comme maintenant, elle pouvait perdre patience.

— Mais Sickert, rien ne dit que je vais épouser un Vrai Soltari!? D’où sors-tu cette idée? Je n’ai même pas envie de me marier. Si je pouvais l’éviter, je le ferais, mais il faudra des héritiers légitimes pour Soltariel. Si je reste célibataire et sans enfant, les enfants de l’une de mes sœurs prendront la place et ça risque de causer des problèmes, car j’ai plus qu’une sœur. Je comprends ton raisonnement et croire que ça ne m’est pas venu à l’esprit c’est vraiment me prendre pour une idiote de premier ordre. Oui, ils vont tous faire la file pour prendre ce qu’un autre n’a pas pu prendre. Que veux-tu que je fasse contre ça? Rester seule le restant de mes jours? C’est une idée, mais est-ce une bonne idée?

Puis Alice se retrouva sur le sol et Tibéria en oublia brièvement sa frustration. Elle se précipita sur elle pour l’aider à se relever. Même Cassio se confondait en excuse alors qu’il n’était nullement responsable de ce qui venait d’arriver. En fait, il jeta un regard de biais à sa maîtresse. Il sentait la tension grandir en elle et il était un peu inquiet de ce qui risquait d’arriver. Dame Alice était une femme fière. Elle se releva toute seule… Et au lieu de dire qu’elle allait bien, elle insulta Tibéria. Disons plutôt qu’elle dit la phrase de trop.

Tibéria plissa les yeux jusqu’à ce qu’ils ne soient que deux fentes brillant d’une lueur menaçante. Son côté avenant avait laissé place à un stoïcisme digne des nombreuses statues de marbre du palais. D’un seul coup, elle n’avait plus l’air de la douce jeune femme au sourire facile, mais à la terrible duchesse sur le point de prononcer une sentence de mort.

— Naïve? Je suis naïve? Oui, je l’ai été quand j’ai accepté d’épouser Arichis d’Anoszia en acceptant ses douces et belles paroles. Mais de croire que je le suis encore? Vous pensez que je ne comprends rien à la situation actuelle? Que je ne vois rien de ce qui pourrait arriver et que je vis candidement dans mon monde féérique? Mais pour qui me prenez-vous? Vous pensez que j’ai le choix et que je peux faire ce que je veux? Ah oui, c’est peut-être vrai pour vous qui rejetez toute forme de responsabilités. Vous n’en avez aucune, sauf vous occuper de vous-même et encore! Vous pensez qu’en étant Duchesse, je peux faire comme bon me semble et même raser Soltariel si l’envie m’en prenait? Ah oui! Regardez l’état de la Péninsule! Voyez ce qui arrive quand les dirigeants de ce monde décident de faire ce qu’ils veulent sans même se préoccuper de ceux qui dépendent d'eux! Sans le peuple, aucun d’eux ne serait là, mais qui sans soucis? Personne! Oui, peut-être que je me trompe. Peut-être que je suis idiote d'avoir ces rêves pour Soltariel. Je sais très bien que ça ne pourrait ne pas marcher, mais s’il n'y a jamais personne pour imaginer ce que le monde pourrait être, alors comment les choses peuvent changer et devenir meilleures? Que j’aie raison ou non, le temps me le dira. Toutefois, j’assume totalement ce que je suis, mes réussites et mes erreurs passées et à venir. Puis, il ne faudrait pas oublier au cas où vous n’auriez pas remarqué, mais je ne suis même pas officiellement reconnue comme DUCHESSE!

Son ton était brusque dès le départ, mais plus elle parlait, plus il montait en intensité de sorte que le dernier mot était sorti sous la forme d’un cri. Tibéria était vraiment hors d’elle. Elle les toisa tous les deux du regard, tourna les talons et sortit de sa pièce d’un pas rapide. Cassio avait assisté à la scène, le visage stupéfait. Il connaissait Tibéria depuis plusieurs années et s’il l’avait déjà vu en colère, elle n’avait jamais explosé de cette façon. C’était sans doute les nerfs. Ça ne pouvait pas être autrement. Elle subissait une pression énorme et voilà qu’on venait lui en ajouter une couche.

— Elle a crié… Elle ne crie jamais… Elle dit que c’est pas bon pour sa voix… Il s’élança vers la porte. Tib… Duchesse!

Le serviteur s’élança au petit trot derrière sa maîtresse non sans avoir jeté un regard méprisant vers Sickert et Alice. Des excuses étaient de mise.

HRP:

HJ:

De la même manière dont elle est convaincue de l’actualité de la maîtresse d’Arichis, il est convaincu que les Vrais Soltaris ne vont pas se priver de tenter de s’imposer dans la course au prochain duc. Ils sont les Vrais Soltaris, non ? Lui, c’est ce qu’il ferait. Ils veulent choisir leur nouveau duc ? Pourquoi mettraient-ils un autre qu’un des leurs ? C’est ce qu’il ferait-lui. Mais c’est elle la noble, elle doit nécessairement savoir mieux que lui ce qu’ils veulent, évidemment. Et il ne lui a pas dit de ne pas le faire, il lui a dit d’attendre et d’en choisir un avec les mêmes ambitions qu’elle. Mais il ne le lui répète pas. Elle ne semble pas encline à écouter de toute manière.

Alice s’étouffe et il est prompt à réagir, peut-être un peu trop d’ailleurs, parce que la claque qu’il lui assène dans le dos la jette en bas de sa chaise. Il suppose que la claque et la chute ont eu raison de son étouffement parce qu’elle se relève aussitôt et lui adresse un regard contrarié. Il ne s’excuse pas, mais il a un hochement de tête penaud et comme si rien ne s’était passé, elle poursuit la discussion.  

Stoïque, il ne bronche pas lorsque la duchesse s’emballe. Trop en peu de temps, pour ses nerfs semble-t-il. Non, elle n’est pas prête à écouter qui que ce soit pour le moment. C’était peut-être trop tôt pour la présenter à Alice. Elle n’a de toute évidence pas encore les reins assez solide. Mais il trouve sa réaction pour si peu un peu trop hystérique. Elle prend la mouche pour des mots plutôt que pour l’ensemble. Non, c’était trop tôt. Il ne dit pas un mot et Tiberia quitte le salon en claquant presque la porte, suivie de près par Cassio.

Alice est déjà debout et il la sent contrariée, avec raison. Il reste assis un moment et il hausse les épaules.

- Je n’ai pas fait l’énumération de toutes vos occupations si c’est ce que vous me demandez.

Il sourit au regard contrarié de la Dame de la Ruche. Non, il ne parlera pas de toutes ses occupations. À personne. Il sait pourquoi il l’a fait venir ici. Et il est toujours convaincu qu’il devait le faire. Alice aurait pu être un atout non négligeable pour Tiberia.

- Je suis navré, c’était peut-être un peu trop tôt pour lui présenter une Dame de votre acabit.

En effet, il aurait peut-être dû attendre un peu, mais comme la rencontre avec les Vrais Soltaris a lieux le lendemain, il s’était dit que d’avoir les conseils d’Alice allait la préparer au pire. En même temps, c’était peut-être le cas, sauf que Tiberia s’était permise de perdre son sang froid. Mieux vaut maintenant que face à ses vrais adversaires non ? Sickert hoche la tête. Il ne retiendra pas Alice si elle choisit de partir. Il hoche la tête et se lève à son tour.

- Je crois que ses ficelles, pour reprendre votre métaphore, sont encore pour elle des amarres plutôt que des chaînes. Il rejoint Alice et se plante devant elle. Elle réagit comme une enfant prise en faute, elle manque de constance, mais elle n’est pas idiote et une fois au calme, elle réfléchit. Évidemment, on a pas toujours le temps de réfléchir au calme avant de devoir faire un choix dit-il, dubitatif. Il offre son bras à Alice. Je suis navré de vous avoir fait déplacer pour si peu de temps pour rien, j’ai sincèrement cru que…

Il hausse les épaules, visiblement déçu par cet échec.

Et soudainement, Alice se retourne contre lui. Espèce de salaud ? Quoi ? Mais il a fait quoi ? Il jette un oeil autour, comme si forcément, il allait y trouver une explication. Ne pas prendre cet air surpris ? Mais il EST surpris ! D’accord, il est parfois assez rapide pour saisir les manigances, mais il là, il ne sait pas du tout comment réagir. Mais quelles intentions a-t-elle deviné ? Non, sérieusement, il ne voit pas. Il n’arrive même pas à trouver de quelles intentions il puisse s’agir… enfin, des intentions qui auraient pu vexer, offenser ou du moins mériter le qualificatif de salaud…

- Quelles intentions ? Je...

Il ne sait pas quoi dire. Mais soudainement, Alice s’excuse… s’excuse de quoi ? De le traiter de salaud sans raisons ? Elle semble s’être méprise sur une quelconque de ses intentions, mais… il n’en avait aucune… du moins aucune qui mérite cette soudaine révolte. Anfin, pas qu’il sache…

- Qu’est-ce que... ?

Mais il n’insiste pas, parce que Alice est déjà sur un autre sujet. Oui, une lettre… non, il ne lui demandera pas de s’excuser. Tiberia est une duchesse, elle n’a pas à s’excuser. Le temps de réfléchir, bien sûr. Il se demande si une dame de compagnie peut ne pas être dans le même lieu, mais il ne commente pas. Oui, Cassio est agaçant. Mais il n’en a pas finit avec lui. En fait, il n’en a pas commencé.

- Je doute que ce soit le bon endroit pour discuter de votre acabit, mais vous connaissez déjà mon attrait pour le sujet, dit-il sur un ton qui, s’il était entendu, pourrait être confondu avec un tout autre genre d’acabit appréciateur.

Et ça pourrait expliquer pourquoi elle l’a traité de salaud ? Enfin, si quelqu’un les a entendu. Accessoirement, il ne sait toujours pas ce qui lui a valu ce qualificatif. Alors bon, pourquoi pas lui donner raison ? Il a une oeillade amusée.

- Une enfant gâtée ? Vous ? Comme tous les nobles quoi, ça n’a rien d’étonnant. J’ai du mal à imaginer.

Elle l'a traité de salaud, il peut bien se venger pour mériter ce qualificatif, non ?

Quelques jours plus tard, une lettre arriva à la demeure d’Alice, portant le sceau de Soltariel.

À Alice De Nils Klemens
 
Ma Dame,
 
C’est avec humilité que je prends aujourd’hui la plume pour vous écrire. Je suis parfaitement consciente que mon comportement à votre égard n’était en rien digne de celui d’une duchesse. Je pourrais vous donner mille raisons, mais aucune, à mes yeux, ne justifie vraiment le geste. Je suis consciente de mon manque d’expérience, peut-être même de ma naïveté. Je fais de mon mieux… Vais-je me tromper encore? Sans doute, mais les erreurs sont autant d’occasions d’apprendre à condition d’avoir la sagesse de les admettre.
 
Vous serez toujours la bienvenue au palais de Soltariel. Les prochaines ennéades seront très occupées pour moi, mais je ferais transmettre par Sickert une invitation dès que ce sera possible.
 
Que les cinq veillent sur vous.
 
Tibéria de Soltariel