Le sens du devoir

Le domaine d'Avron n'était de ces domaines du Nord que l'on nommait les Trente, que des plus ordinaires. Vivant (certaines mauvaises langues oseraient dire vivotant) au gré des saisons, des redevances et des incursions wandraises, tout le monde connait son rôle et s'y cantonnait. Hubert d'Avron, le précédent curateur, avait posé les bases d'une telle philosophie, et le fils Thomas la faisait appliquer avec rigueur voire sévérité.

Une faible quantité des habitants d'Avron savaient lire et écrire. Du temps d'Hubert, l'un d'entre eux, qui s'était vu également un talent pour la cartographie et le recopiage, s'est vu parcourir la Serramire sans jamais n'en revenir. L'autre était son cousin, et pratiquait l'office Néerite. Le reste des Avroniens néanmoins, avaient appris à utiliser leurs armes et leurs équipements d'artisan pour attendrir d'éventuel bandits, et à former des lignes pour gagner du temps contre tout envahisseur sauvageon. Du reste, tout les jeunes gens qui, avaient en règle générale, plus de 17 ans avaient d'ores et déjà servi lors de la campagne contre les drow et était vétérans d'au moins cette guère, sinon des nombreuses escarmouches qui se menaient dans et au-delà des Trente.

Lorsqu'un marchand passait les faubourgs, où les tanneries, disposées bien loin des habitations, dégageaient leurs odeurs peu supportables, il entrait dans le château et sa cour, où les soldats s'entraînaient à s'éreinter et à se briser l'échine. Un grand espace, élargi grâce aux services rendus par Avron aux anciens rois et aux marquis leur avaient permis d’élargir d'un peu le château, pour permettre aux paysans de s'y réfugier en cas d'attaque.

Aussi Avron était-elle guère plus qu'un domaine ordinaire, dont les braves et rustres habitants travaillaient dur la terre et leurs muscles pour servir au mieux leur pays. L'on pourrait déblatérer des jours et des jours sur la tranches de vie ceux que Thomas appelait affectueusement ses "poivrots", mais alors qu'il se promenait en armure dans sa cours, prodiguant maints conseils sur les postures et les techniques de ripostes et contre-ripostes dans sa cour, il reconnut alors le "marchand" sus-mentionné, qui n'en était bien évidemment point un.

S'il y eut une chose que Thomas apprit lors de ses services en tant que garde royal, et membre du Lys d'Or, c'était de réagir à la surprise et à l'inattendu à la vitesse de la lumière. Une dague qui brillait derrière un vêtement, une perruque cachant une identité, des yeux fuyants. Son focalisateur brillait alors que son armure et son épée s'allégèrent immédiatement, et fût le marchant un pas plus près du seigneur, l'épée longue, brillant d'un éclat ensorcelé, lui aurait transpercé le cou.

-Il est réconfortant de voir que, malgré les années, ta paranoïa ne t'a guère quitté.

Sa voix, juvénile, sonnant tant comme le timbre d'un jeune éphèbe que d'une demoiselle au timbre puissant. Thomas quant à lui ne pipa mot restant absolument immobile, la lame fermement dirigée vers la jugulaire du personnage encapuchonné. Enfin, en un éclair, d'Avron fit un bref mouvement, vaguement vers la droite immédiate de la joue de l'inconnu, faisant tomber le capuchon, et dévoilant le visage androgyne de l'individu. Deux oreilles légèrement pointues s'échappaient timidement de la coupe de cheveux du jeune demi-elfe.

Les badauds et les gardes se réunirent autour de la scène, même si une main levée du seigneur des lieux les invita à n'intervenir sous aucun cas.

-Tu es vêtu comme un voleur, Yeldarion, et aux dernières nouvelles, voler est ton métier. Et tu aurais pu devenir mieux.

-Vous croyez-vous encore du temps des Fiiram ? rétorqua sèchement l'individu. Aetius et Arsinoé renvoyèrent les sangs-mêlés et les déshonorèrent à l'annonce même de la mort du Roy. Notre peuple, déjà discriminé lors, est persécuté depuis. Et pourtant, me voilà encore, à chercher à m'expliquer devant un autre humain, celui-là même qui fut jadis mon compagnon d'armes.

La tension demeura palpable durant le silence qui suivit cet échange verbal, mais une rumeur de soulagement se propagea dans la foule lorsque le champion masqué posa son épée.

-Et retirez donc cet heaume, il ne vous sied point.

-Je ne le puis, déclara simplement Thomas. Je suis maudit.

-Arrêtez donc ces sottises, messire d'Avron.

Thomas resta silencieux un moment... Avant de décider d'ignorer le conseil de son ancien compagnon. Yeldarion soupira, et s'asseya sur la charette qu'il avait amené. Il y avait de la nourriture, de la paille... Un matelas ?

-Vis-tu dans cette charette ? Demanda le seigneur à tout hasard.

-L'on n'avait pas tous un domaine où retourner à la fin de notre service, l'ami.

L'ancien champion dévisageait Yeldarion. L'air misérable et la tenue dépenaillée, son air élégant et effeminé était nuancé par les nombreuses cicatrices qu'il avait aux mains et aux pieds. Il était bien rasé (ce semi-elfe là était imberbe), et sa chevelure rousse avait brunie et s'était encrassée. Il était clair que le personnage n'avait pas pris de bain depuis des temps immémoriaux.

-La solde était conséquente. Tu aurais pu devenir riche. Qu'en as-tu fait ?

C'était au tour de Yeldarion de rester silencieux. Thomas, d'une main hâtive, chassa les badauds de la scène, conviant Yeldarion à venir le rejoindre dans son donjon, lieu de vie des Avron. Passant la salle de réception, il monta au plus haut étage, où un feu crépitait. Yeldarion sourit. Il ne comptait plus ses anniversaires depuis son premier siècle, et s'émerveillait de voir la vitesse à laquelle tout ses amis, jadis libre de toute entrave familiale et pensant garder le roi jusqu'à la fin des jours se retrouvent si rapidement mariés, et le lendemain patriarches d'une famille de sept. D'un ton neutre, le demi-elfe commenta :

-Aucun enfant ?

Il était dur de dévisager d'Avron, du haut de son armure et de son heaume; mais son intuition subodorait un sourire narquois pour toute réponse.

-Avec tout le respect que je te dois, Yeldarion, je n'ai guère le temps pour les trivialités de ce genre. De grâce, prends un bain, et je te ferais mander une tenue qui sied à ton titre. Oncques ne devrais-tu porter telle friperie; à déshonorer ton titre et celui que tu as servi.

D'un oeil moqueur, Yeldarion resta figé là, alors que l'homme, tout en armure, s'assit sur l'un des sièges renforcés spécialement pour supporter son poids ainsi que celui de son armure. Thomas fit mander quelques serviteurs pour assister Yeldarion, ce que Yeldarion refusa sans concession.

-Il ne sont juste là pour t'apporter l'eau, la barrique et le savon. Ton secret restera bien gardé.

Trop interloqué pour répondre du fait de l'allusion à son "secret", Yeldarion, se prépara à suivre ainsi les demoiselles dans la salle de bain. Mais avant de partir, le demi-elfe lança :

-Et pourriez-vous faire apporter le paquetage en cire qui était dans la charette. Il pourrait sans doute vous intéresser.

Après un bref instant de réflexion, Thomas relaya l'ordre à ses gardes, continuant à se prélasser dans son inconfortable armure. Peut-être devrait-il également prendre une douche, et inspecter l'état de sa propre armure, se dit-il. D'Avron fit mander une barrique d'eau tiède dans ses appartements, et commença donc, non sans peine, à retirer l'armure qui l'avait protégée mieux qu'il avait protégé les rois et leurs enfants. L'armure ne sentait pas mauvais; il s'assurait régulièrement de son entretien, mais du heaume dépassa une barbe et une chevelure de plusieurs années qu'il était grand temps de raser. Pour la barbe, il le fit avec le plus grand soin. Craignant la présence d'escarres après de si longues années de délaissement, sa barbe noire de jet tombait au sol tandis qu'il appliquait l'alun pour calmer le feu du rasage, et assainir la peau. Quant à ses cheveux, il se contenta de les faire revenir à un niveau convenable, c'est à dire juste au dessus du lobe de ses oreilles.

Pourquoi rasait-il sa barbe et les cheveux à un temps pareil ? Pourquoi se nettoyait-il ? sa peau, qui sentait le cuir depuis bien trop longtemps, commençait doucement à s'infuser de la menthe citronnée et des roses pilées que les demoiselles avaient infusés dans l'eau. Peut-être voulait-il faire bon impression devant le premier garde qu'il vit depuis de nombreuses années? Depuis le cadavre éventré de Keshem Lerr ? Ou peut-être était-ce pour Yeldarion-même que...

-Monseigneur, fit un impromptument un serviteur, votre invité refuse de porter l'accoutrement que vous lui proposâtes.

-Ah ?

-Il dit que si monseigneur lui apporte le paquetage qu'il lui a demandé, monseigneur ne sera pas déçu.

Tournant le dos afin de ne pas dévoiler son visage à son valet, il soupira audiblement.

-Eh bien faites donc. Amenez-lui ce damné paquetage et dites lui de me rencontrer dans une heure. Et apportez donc le thé et les quelques biscuits secs que dont la mère Chapuis nous fit don cette matinée, Néera la bénisse.

Thomas d'Avron était arrivé tard au rendez-vous. Après s'être nettoyé le corps, passé imberbe, rasé ses aisselles et raccourcit ses poils pubiens, il se sentait nouvel homme. Plus propre, moins fatigué par le poids du passé qu'il était sur le point d'affronter, en la personne de Yeldarion. Il lui manquait plus qu'une chose à faire. Si les ornements de son armure, effectués par les plus grands maîtres de l'époque, n'avaient guère était entamés, elle avait perdu de sa superbe. Le cuir était trop usé et menaçait de lâcher en plusieurs endroit, les joints était rouillés et le heaume était parcouru d'une humiliante balafre.

Sans explication autre, il entreprit de réparer l'entièreté de son armure. Un garde royal ayant appris (spécialement depuis cet affreux épisode des égoûts) comment conserver son armure, il remplaça conscienceusement chaque partie faite de cuir et de tissu, qu'il jetait dans le feu, et les odeurs de sueurs et de sang métallique d'envahir la chambre. Une fois tout les joints remplacé, c'était au les plaques métalliques qu'il fallait traiter. Et cela, nul garde ne pouvait le faire sans l'aide d'un forgeron.

Nul garde, sauf Thomas. Il mit son gantelet focalisateur en main, et commença par caresser son homme, en murmurant les formules jadis enseignées à l'Arcanum. Doucement, la balafre disparut, et le métal retrouva un aspect enchanté, rutilant, ainsi comme l'avait-il reçu d'Ultuant il y a des années. Le souvenir de ce moment l'emplit de fierté, tandis qu'il entreprenait d'effectuer cela sur la centaine de pièces, grandes et petites qui constituaient son armure. Ayant déjà ritualisé son armure pour la préparer à ce genre de réparation, l'opération fut conséquemment moins longue et fatigante que prévue.

Thomas ne savait pas pourquoi il avait fait ça. Mais pourtant quelque chose en Yeldarion, son regard, ses souvenirs de frères d'armes... Ce rituel était bien plus qu'un rite de réparation. C'était un hommage à la Garde d'Honneur et au Lys d'Or. C'était un hommage Payn, et à Keshem Lerr.

Un hommage à Ultuant et à Trystan.

-Cela faisait déjà deux heures que je t'attendais, déclara Yeldarion sans regarder l'homme nouveau qui venait d'arriver. J'ai pêché de gourmandise, et j'ai dévoré les biscuits, je vous prie de m'en excuser.

-C'était donc cela, ton paquetage. Je pensais que tu avais vendu ton armure. Et par les dieux, cesse donc de me vouvyoer. Tu es plus vieux et bien plus compétent que moi.

-Les habitudes ont la vie dure; Ma mère humaine m'obligeait à vouvoyer les gens sous peine de me faire fesser. Quand à l'armure, je suis peut-être à moitié humain, mais je ne vendrais pas mon honneur et toute pour quelques poignées de deniers. Mais je vois que vous eusses l'air bien plus glorieux que tout à l'heure. Le jeune Thomas d'Avron du Nord, à l'armure rutilante. L'on était bien fier de ton arrivée dans la Garde. Tant nous autres piétards que le Capitaine lui-même.

-Et moi de même. Mais ton armure a l'air d'avoir souffert du temps, également. Approche donc, et n'aie crainte.

Yeldarion se leva, et Thomas apposa sa main sur le homme du garde complètement armé. Petit à petit, l'armure du demi-elfe regagna également de sa qualité et de sa résistance. Les balafres disparaissaient, les rayures également; et petit à petit les deux hommes ressemblèrent à ce qu'il ressemblait il y a presque vingt ans.

Lorsque le rituel prit fin, Thomas ajouta : -Si tes jointures en cuir sont de mauvaise qualité, change-les. Ma magie ne touche que les parties métalliques.

-Ainsi, tu es un mage.

-J'ai pris des cours, à l'époque. Et gardé des livres. Et j'ai juré de réparer l'armure de quiconque garde venait à ma rencontre et avait besoin de mon aide. Alors dis-moi donc. Que fais-tu donc au nord, au lieu de partir à Thaar comme les sang-mêlés diantrais l'arrivée d'Aetius d'Ivrey ?

-Vous connaissez parfaitement l'histoire, renchérit Yeldarion. Il y avait ceux qui croyaient que le roi était vraiment mort, assassiné par Nakor. C'était souvent soit les mêmes cons comme Clovis qui pensaient Iliüs avait trahi Trystan pour tuer les filles des drows; et qui l'avaient achevé en l'accusant de négligence, soit les gars qui, comme vous en apparence, faisaient leur boulot de garde et n'en avaient rien à fichtre de qui était qui à la cours pour peu qu'il ne sortait pas une dague sur leur roi.

Une servante apporta une tisane au jasmin. Rare, le jasmin naélite était séché pour être conservé sur de longues distances et arriver sur les rudes terres d'Avron. Les relents apaisants lui rappelèrent ces temps paisibles à Diantra, ou les discussions philosophiques s'enchaînaient aux entraînement physiques

-Sauf que je n'étais point seulement de ces poivrots qui faisait juste son boulot de porte-piques.

Yeldarion sourit, révélant deux canines légèrement trop pointues pour un humain.

-Exactement. Et comme moi, comme la communauté demi-elfe qui fut persécutée ensuite, vous saviez qui fut le Magistère Nakor. Vous suiviez des cours à l'Arcanum. Et vous refusâtes l'office du Baudrier d'Or en prétendant vouloir t'occuper de tes terres, alors qu'en réalité, vous saviez qui était la mort de Trystan n'était qu'un coup politique. Et c'est alors que vient ma question.

La question qui allait venir était évidente; mais c'était l'expression de Thomas à qui Yeldarion importait et qui allait conditionner la suite de la discussion. Serait-elle honte ? Résignation, ou simplement désintéressement ?

-Vous étiez le meilleur d'entre nous encore vivant, demanda finalement Yeldarion. Pourquoi n'avez-vous point tué l'assassin du Roy ?

Le feu continuait de crépitait dans la salle, tandis que le vent s'engouffrait par les rares meurtrières, mélodie solitaire qui hantait ses soirs depuis bientôt trois ans.