[Essalia] Le masque des indignes

An 19, 2e ennéade de Karfias, deuxième mois d’été,

Essalia brillait. Les pierres blanches de la cité miroitaient lentement sous le soleil chaud de l’après-midi, tels des diamants bruts capturant la lumière en leur sein. Les rues du marché étaient bruyantes d’activités, les voix des artistes comme ceux des marchands, s’élevant de concert dans une cacophonie assourdissante. Plusieurs hommes en armes parcouraient les pavés rutilants en jetant des coups d’œil autour d’eux, comme pour s’assurer que rien ne vienne troubler l’ordre public. Récemment une taverne avait été incendiée et la princesse avait demandé à ce que les Porte-lames gardent les yeux ouverts.

Descendant les marches qui menaient aux Reliquaires, Kalrias, une colosse de deux mètres et vêtu d’une armure complète malgré la chaleur, s’avança en direction des portes de la ville afin d’accueillir la troupe de mercenaires qui répondaient au nom des Chimères. Son visage dissimulé derrière son heaume ne suffisait pas à masquer l’agacement que semblait trahir son corps. Elle était la garde personnelle de la princesse marchande, non une vulgaire commis que l’on envoyait accueillir de banales mercenaires. Qu’avaient-ils de si particulier pour qu’on lui ordonne de s’y déplacer ? Les poings de celle que l’on nommait la Bête se fermèrent, faisant grincer l’acier de ses gantelets.

— Vous là, lance-t-elle d’un ton bourru en apercevant ceux qu’on lui avait décrits. Ramenez vos culs par ici. Vous êtes à l’heure, c’est déjà une putain de bonne chose. J’ai pas qu’ça à foutre que de m’balader dans cette ville à la recherche de vos trognes d’abrutis. C’est qui le chef ici ?

N’attendant pas de réponse de leur part, elle leva son gantelet pour leur faire signe de la suivre. Les Essaliens s’écartaient sur son passage, impressionné par sa haute stature et la longue hache accrochée dans son dos. D’autre reconnaissait l’emblème de la Garde Embrasée, la garde personnelle et la mieux entraînée de la cité. Malheureusement, ils étaient trop peu nombreux, d’où la demande de renforts à des compagnies de mercenaires extérieurs. Kalrias n’était pas d’accord sur le fait de solliciter ce qu’elle nommait « les esclaves de l’or », mais c’était les ordres de Vah Rohn, et même si elle ne les aimait pas, elle ne pouvait les contester.

— Bon voilà le topo les gars, commença la Bête en grimpant les marches avec une surprenante agilité malgré le poids de son armure. Et les filles… Merde, fin vous autres. On va direction le palais Or'Siandabel. C’est la princesse qui vous propose un travail, vous comprenez ? Donc on reste tranquille, on fait preuve de respect et si l’envie lui prend de vous bécoter, vous la bécoter. Avec respect. C’est pigé ?

Elle renifla un moment et rajusta la manche de sa hanche qui cognait son heaume. La troupe était finalement arrivée dans les Hauts Gradins, le quartier riche de la cité, où seuls les artistes les plus influents et renommés avaient l’autorisation de résider. Kalrias continua sa route, sans cesser de pousser quelques jurons à l’égard d’un certain « Corbeau de malheur », mais sans prêter attention aux mercenaires des Chimères. Grimpant une nouvelle fois une volée de marches, le groupe arriva en vue de la demeure Or'Siandbel. Vaste manoir composé de deux larges tours qui semblaient transpercer les nuages, la demeure était particulièrement imposante et esthétique, tout en pierre blanche qui contrastaient avec la verdure luxuriante du jardin qui s’étendait dans son ombre. Fontaines, allée de pierres blanches, grands arbres parfaitement décorés, tout suintait le luxe et la démesure. Kalrias monta les dernières marches qui menaient au manoir et poussa la porte d’un geste las. Derrière celles-ci, le marbre blanc se mariait avec le pourpre des rideaux qui tombaient du plafond d’or, et l’argent semblait ruisseler le long des murs, semblable au mortier qui maintenait les pierres entre elles.

Kalrias guida le groupe dans un dédale de couloirs, munit de multiples portes ouvertes, laissant apercevoir de nombreuses femmes peu vêtues, qui lançaient des clins d’œil aguicheur aux nouveaux invités, ou exhibant fièrement leur nudité comme en une invitation silencieuse. Des rires émergeaient des chambres à chaque fois qu’ils les dépassaient, et certaines têtes, pour la plupart décoiffés, jaillissaient une fois qu’ils avaient disparu dans l’ombre d’un couloir. Ici tout était lumineux, presque irréel, l’or était partout, mais ces derniers côtoyaient également de riches peintures de grandes renommées. Arrivant devant une large double porte, Kalrias resta un moment immobile puis inspira deux fois avant de pénétrer dans la pièce.

Le rire résonne à ses oreilles alors qu’elle passe langoureusement sa langue sur la peau cuivrée de Sa Belle. Ses yeux s’étrécissent de plaisir, d’avidité et de désir. Sa nudité est à peine dissimulée sous un drap de soi pourpre, et ses cheveux noirs ruissellent de l’or des bijoux qui y sont accrochés. Diadème, pierreries, bracelets et colliers d’or gisent sur le lit à ses côtés. Des rideaux cramoisis, fins et presque transparents, enferment Sa Belle et elle dans cette bulle de plaisir, où seul l’assouvissement des désirs est permis. Lorsque la porte de sa chambre pivote, elle lève ses yeux dans cette direction et ses sourcils se froncent. Qui ose troubler cet instant de pure passion ? Qui devra-t-elle punir pour cette effraction ?

Entourant son corps nu et désirable d’un simple drap, elle tire le rideau et rejette en arrière ses cheveux brillants. Sa Bête est présente ainsi que plusieurs mercenaires. Sa colère, sourde et brûlante, tonne dans sa tête alors que la chef de la Garde Embrasée s’incline.

— Princesse, la salue-t-elle en jetant un bref regard à Sa Belle qui cache sa poitrine sous le drap rouge. Voici les mercenaires que vous avez demandés pour enquêter sur ce… ces problèmes. Se tournant vers les Chimères, elle aboie : Et vous autres, donnez vos références à la princesse !

Elle se lève, ses jambes nues faisant quelques pas dans la vaste pièce débordant d’or et de peinture et elle s’assoit sur un large divan. Le feu vert qui inonde ses yeux est rivé sur les nouveaux venus et c’est d’une voix sensuelle, presque envoûtante qu’elle les interroge :

— Que vous évoque une peinture, mercenaires ?

Son sourire est presque aguicheur, mais ses yeux demeurent exorbités, comme s’ils les dévoraient davantage qu’ils les regardaient.

On ne peut pas dire que l'accueil soit des plus chaleureux... Et les mercenaires se regardent les uns les autres dès que la géante d'acier a le dos tourné. Cela leur paraît si surréaliste qu'ils ont envie d'en rire et se retiennent comme ils peuvent. Certains se pincent les lèvres, d'autres rigolent en silence, l'un d'eux se mord l'intérieur de la joue et le Capitaine, quant à lui, préfère souffler un bon coup pour garder un peu de contenance. Leur compagnie a bonne réputation et il faut la conserver mais ce moment restera mémorable pour eux.
Arrivés devant ce qui ressemble à un palais, les mercenaires ne semblent en rien éblouis. Ce n'est pas la première fois qu'ils travaillent pour des personnes exposant l'opulence de leurs richesses. Tout juste prennent-ils le temps de détailler ces murs aux étranges reflets argentés.

Ce qui les surprend davantage, c'est l'agitation à l'intérieur. Assez vite, ils comprennent qu'ils se trouvent dans un harem mais celui-ci est... un peu particulier. La nudité partielle ou totale est de mise, même devant des étrangers. Leur présence n'effraie pas et ne calme pas les ardeur. Au contraire, elle attise la curiosité et peut-être même les envies... Et c'est lorsqu'ils le réalisent que les étranges paroles de la géante leur reviennent en mémoire et prennent tout leurs sens.

... et si l’envie lui prend de vous bécoter, vous la bécoter ...

Ce n'était pas une façon de parler ?!

-C'est pas une Princesse qu'ils ont ici ? Chuchote Djenaba.
-Si. Répond Fantôme, aussi surpris qu'elle.
-Mais... Elle est mariée ?
-Pas que je sache...

A peine ont-ils achevé leur bref et discret échange qu'une porte s'ouvre sur une pièce d'où émane un parfum avec une note discrète mais très caractéristique. Les sept mercenaires pénètrent à l'intérieur, suivant celle que l'on surnomme la Bête. La louve sauvage et hargneuse depuis leur arrivée devient alors chien docile qui s'incline et s'adoucit devant sa maîtresse. Cependant, elle recommence bien vite à aboyer sur les nouveaux venus pour leur donner un énième ordre.
Une chose est sûre, ce n'est pas elle qui a demandé leurs services...

Les Chimères n'ont pas le temps de commencer leur présentation que la Princesse prend la pose et leur soumet une question aussi surréaliste que cet endroit. Certains la regardent, interloqués. Céleste se retient de lever les yeux au ciel, exaspérée par les Princes Marchands et leurs lubies. Et tandis que le silence s'installe, une claque atterrit derrière la tête d'un jeune demi-drow qui se retourne vers son comparse barbu.

-J'ai rien fait ! Chuchote-t-il.
-Non mais t'as pensé, c'est pareil. Répond ce dernier.

Rapidement, un homme de forte carrure et au teint foncé fait un pas en avant pour masquer ce discret incident survenu à l'arrière de la petite troupe et prend la parole, entreprenant de présenter son escouade.

-Mon nom est Ousmane, je fais partie des Capitaines ayant le plus d'ancienneté au sein des Chimères. Céleste Lunaël est mon Lieutenant et le jeune Esio est mon aide de camp. Et voici Adémar, notre archer, Eol, un aéromancien, Isahya, notre soigneur, Djenaba, une double épéeiste et enfin Fantôme dont la spécialité est la discrétion.

Dans l'ordre des présentations (Céleste en moins, évidemment):

— J’ai demandé vos putains de références pas votre nom de merde ! vocifère Sa Bête alors qu’elle se positionne devant elle. Foutus mercenaires…

Elle demeure silencieuse, se contente d’élargir son sourire, de découvrir légèrement ses dents d’albâtre comme si elle se préparait à croquer dans leur chair. Certains d’entre eux sont intéressants, regorgent de vigueur et de tension qu’il faut qu'ils relâchent… L’émeraude de son regard les dévore, vorace, et passe lentement sur les visages des uns avant de descendre plus bas. Elle note la robustesse de leur corps, mais dédaigne le Couturé, la Peau d’Ébène et les autres hommes pour ancrer son regard sur les deux femmes. Sa langue vint rapidement se passer sur ses lèvres carmin et elle laisse légèrement tomber le drap jusqu’au creux de sa poitrine.

— Que l’on me laisse avec ces deux jeunes femmes, ordonne-t-elle en se levant avant de leur tourner le dos.

Sa Bête se place naturellement devant les autres et fait jouer ses muscles d’acier pour les faire sortir sans prêter attention à leur protestation. Ses ordres étaient absolus et personne en ce monde ne pouvait les contester. Elle répugnait à discuter avec ceux dont le visage était dépourvu de la moindre beauté. Leur présence était une insulte au regard qu’elle posait sur eux, leur voix n’était qu’un bourdonnement inaudible à ses oreilles. Qu’ils demeurent à leur place, là où l’ombre les masquent quand la lumière les rejette. Lorsque les derniers hommes des Chimères quittent la pièce, elle laisse tomber son drap, laissant aux deux femmes le loisir de contempler la courbe onctueuse de ses reins, la couleur cuivrée de sa peau, et ses bras fins et crémeux qu’elle étire vers le haut.

— Que vous évoque une peinture, mes belles ? susurre-t-elle en jetant un œil lascif par-dessus son épaule. Vous n’en savez rien, je le lis sur vos visages… Une peinture capture le temps, la beauté éphémère d'un instant et la piège dans une prison d’or où rien ne peut l’effriter. La perfection demeure parfaite, l’or demeure brillant, et ce… pour l’éternité.

La porte s’ouvre à nouveau, faisant entrer Sa Bête seule qui se place près d'elle. Elle marche lentement vers les larges portes vitrées, frappe le sol de ses pieds nus, avant de s’emparer d’un des rideaux pourpres qui pendent pour s’en draper.

— Comment nommer ceux qui dérobent de telles peintures ? Des voleurs ? Oh, non. Non, non. Ils anéantissent, pervertissent, travestissent la beauté pour de l’argent. Ils saccagent et pillent ces réservoirs de perfection, ignorent la créativité pour se repaître de la laideur. Ces individus sont des… monstres.

Son ton devint plus tranchant et ses yeux s’écarquillent à mesure qu’elle se tourne vers les deux Chimères.

— De vulgaires monstres…, chuchote-t-elle en plissant ses yeux émeraude. Mais vous êtes mercenaire, vous obéirez à mes ordres.

Elle s’approche de Feu Glacé, glisse lentement vers elle avant de saisir tendrement son menton entre ses deux doigts.

— Vous allez retrouver ces voleurs, lâche-t-elle en plongeant son regard brûlant dans le sien, ses yeux ne cillant et ne clignant point, et me livrer leur tête. J’irais visiter le Musée d’Or cet après-midi, là où le vol a eu lieu. Vous m’accompagnerez et trouverez qui est derrière tout cela.

Elle lâche finalement son menton et glisse lentement son autre main le long des épaules de la seconde Chimère.

— Réussissez et vos désirs seront comblés, minaude-t-elle, toute trace de colère ayant soudainement déserté sa voix.

Elle passe ses bras autour de Crinière Noire et lui mordille l’oreille avant de se dégager tout aussi rapidement. D’un geste du bras, elle les congédie ensuite avant de rejoindre Sa Belle qui l’attend patiemment dans son lit.

Jusqu'alors très calme, Ousmane fronce les sourcils. C'était amusant cinq minutes mais il commence à en avoir assez de se faire aboyer dessus par la louve dressée d'Essalia. Il tourne alors la tête vers elle et lui répond avec autorité.

-Cinq d'entre nous ont plusieurs décennies d'expérience, vous avez des heures devant vous ? Rétorque-t-il, marquant une pause avant de poursuivre. La réputation de notre Compagnie nous précède et le fait d'être des Chimères est à lui seul un gage de compétences. Nous ne manquons pas de travail donc si notre présence n'est pas souhaitée, nous pouvons tout aussi bien aller remplir notre prochain contrat.

C'est l'avantage de faire partie d'une compagnie de mercenaires ancienne et réputée... Il peut se permettre de refuser de se faire marcher sur les pieds s'il le souhaite. Il s'agit de trouver un juste milieu entre l'image de sa guilde et le respect qu'ils méritent qu'on leur témoigne pour le simple fait d'être des enfants des Dieux au même titre que les habitants de ce domaine.
Que ses paroles aient trouvé un écho ou non, la Princesse reprend la parole, commandant aux hommes de sortir afin qu'elle s'entretienne avec les deux femmes du groupe. Ousmane a une seconde d'hésitation avant d'échanger un regard avec sa seconde. Il ne doute pas du fait que Céleste saura tenir sa position, d'autant qu'elle a de l'expérience avec les Princes Marchands. Sa fille, en revanche, est plus jeune et moins à son aise lorsqu'il est question de proximité -en dehors des combats bien sûr-. C'est le résultat de l'éducation que sa mère lui a dispensé durant quinze ans. Elle voulait lui éviter de commettre la même erreur qu'elle qui s'est laissée allé avec un homme pour qui elle avait des sentiments mais qui n'était pas "le bon". Tous les deux profitaient du moment sans compter s'enchaîner à tout jamais l'un à l'autre. Ils ne regrettent pas Djenaba mais ce n'est pas ainsi qu'ils concevaient leur avenir ensemble.

Le Capitaine adresse à la métisse un hochement de tête afin de l'encourager discrètement puis il emboîte le pas à ses hommes, retenant légèrement la géante d'acier qui le pousse presque vers la sortie. Au moins, il ne la laisse pas seule. Elle sera aux côtés de son mentor.

Tandis que la pièce se vide, Céleste croise les bras, son regard fixé sur la Princesse. Elle n'est plus d'humeur à rire comme c'était le cas un peu plus tôt. Elle a plutôt hâte de sortir d'ici, la politique n'est pas son point fort. Elle a trop de caractère et manque de patience. Elle prendra sur elle pendant cet entretien pour faire en sorte que cela ne se passe pas si mal mais il vaudrait mieux que cela ne s'éternise pas.
Sans un mot, les deux femmes écoutent la maîtresse des lieux leur expliquer -à sa façon- ce qu'elle attend de leur escouade. Elles comprennent peu à peu que sa première question n'était pas anodine. Une fois n'est pas coutume, ils sont là pour enquêter sur un méfait. Ce genre de contrat est plutôt rare mais pas inhabituel pour autant. Ce sera d'ailleurs le premier pour Djenaba.

Durant le monologue de la Princesse, Céleste ne bouge pas d'un iota. Tout juste tourne-t-elle la tête afin de pouvoir la suivre du regard. Elle ne bronche pas non plus lorsqu'elle approche son visage du sien et demeure impassible alors qu'elle vient si près qu'elle peut sentir son souffle sur sa peau. Les femmes n'ont aucun effet sur la demie-elfe, elles ne l'intéressent pas. La jeune femme qui l'accompagne est un peu pareil, à ceci près qu'elle n'a aucune expérience de la chose. Elle regarde brièvement cette main qui vient caresser son épaule avant de revenir sur Alyna, interloquée... Et se retrouve presque choquée après qu'elle lui ait furtivement mordillée l'oreille.
D'un regard, Céleste lui ordonne de ne rien dire. L'entretien va prendre fin là, inutile d'assez de broncher. De toute façon, ces gens-là n'écoutent rien ni personne lorsque cela va à l'encontre de ce qu'ils souhaitent. Et peu nombreux sont ceux qui obtiennent leur attention tant qu'ils n'ont pas les moyens de leur faire entendre raison...

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Dans le couloir, les cinq hommes attendent avec chacun une mine différente. Ousmane conserve une pensée pour sa fille. Isahya s'amuse du petite manège qui se joue devant eux, avec ces têtes qui dépassent plus ou moins furtivement des portes pour les observer. L'épaule posée contre un mur et les bras croisés, Fantôme les regardent pour passer le temps plus qu'autre chose. Adémar les ignore proprement. Et Eol donne un petit coup d'épaule au jeune Esio qui ne sait plus vraiment où se mettre avec tous ces jeux et ses femmes pratiquement nue...
Après plusieurs minutes, la porte de rouvre et leurs deux compagnes apparaissent de nouveau.

-Ce fut rapide. Dit Isahya d'un ton plaisantin et bourré de sous-entendus.

Une fois de plus, Adémar le frappe derrière la tête et le demi-drow peste contre son comparse. Elles réintègrent le groupe sans se soucier de cette boutade maladroite et entreprennent de répondre aux questions qui leur sont posées.

-Alors ?
-Elle veut qu'on enquête sur un vol. Nous irons avec elle cet après-midi là où il a eu lieu.
-Tu entends qui par "nous" ? L'interroge Fantôme qui n'est pas certain que l'intérêt de la Princesse aille au-delà des femmes de leur escouade, et même au-delà des femmes en général.
-Espérons qu'elle accepte que tu en fasses partie. Le regard d'un deuxième furtif ne serait pas de trop.
-Furtif, certes. Mais pas très présentable. Fit remarquer Isahya qui, derrière sa plaisanterie, fait remarquer qu'il a peu de chances de retenir l'attention de la Princesse.
-C'est le but. Lui répond l'éclaireur qui fait exprès de ne pas trop se soigner pour se fondre dans la masse aisément. En plus de ne pas forcément aimer se pomponner...
-Dans tous les cas... Ousmane se tourne vers la Bête. Je crois que notre présence n'est plus requise ici pour le moment.

Le soleil haut dans le ciel ne tarda guère à disparaître derrière l’horizon, noyant les alentours d’Essalia de sa couleur ocre et brillante. Les Chimères avaient été logées dans les Hauts Gradins, dans une imposante demeure en pierre blanche où leur avaient été fournis des vivres à profusion et des lits moelleux pour s’y prélasser. Contrairement aux dires de la princesse, aucune nouvelle du palais ne vint les éclairer durant l’après-midi, ni même le soir venu. En cherchant à se renseigner sur cette absence de directive, les Chimères furent ostensiblement ignorées par la Garde Embrasée avant que Kalrias ne daigne leur expliquer qu’un certain contretemps indisposait sa Grâce pour la journée. Les rires qui fusaient de sa chambre laissaient toutefois supposer que cet imprévu n’était pas pour déplaire à la princesse…

Ce n’est que le lendemain matin, peu avant midi, qu’ils furent à nouveau escortés au palais. Au lieu de les conduire à la princesse, le valet les entraîna jusqu’au bureau d’un homme qui noircissait de longs parchemins qui s’amoncelaient devant lui. La pièce dans laquelle il se trouvait était tout aussi opulente que les autres salles du palais, mais les Chimères notèrent qu’il y faisait beaucoup plus sombre.
Vêtu d’un simple pourpoint noir et serré, de facture noble, l’individu arborait un air sévère lorsqu’il le leva dans leur direction en se présentant sous le nom de Vah Rohn. Homme de l’ombre de la princesse, de nombreuses rumeurs circulaient à son sujet : il était le couteau qu’elle dissimulait dans sa manche de soie, son plus proche conseiller et celui qui gérait officieusement toutes les machinations politiques de la principauté. Le fait que les Chimères soient présentées devant lui laissait supposer une conversation des plus professionnelle.

— Pardonnez ce petit contretemps, s’excusa Vah Rohn avec un sourire qui se voulait aimable malgré la froideur persistante de son regard. Il n’est guère approprié pour la princesse de faire patienter des mercenaires de votre envergure, mais soyez certain que ce temps nous sera facturé. L’on m’a également rapporté les propos déplacés de Kalrias à votre égard et cette dernière a été corrigée.

Son sourire s’élargit :

— C’est un plaisir de travailler avec vous, Ousmane, Céleste, Esio, Adémar, Eol, Isahya, Djenaba, Fantôme, fit-il en posant son regard sur chacun d’entre eux à chaque nom qu’il prononçait.

Il trempa ensuite sa plume dans son encrier et raya une nouvelle ligne de son parchemin.

— J’ai cru comprendre que la princesse est restée vague dans ses explications, poursuit-il en reposant soigneusement son instrument, permettez-moi donc que je vous éclaire. Il y a une ennéade, le Musée d’Or a vu deux de ses plus célèbres œuvres d’art disparaître sans laisser la moindre trace. L’une d’entre elles n’était qu’une vulgaire croûte, mais elle était destinée à un richissime marchand qui nous avait fourni par le passé une forte somme d’argent ainsi que plusieurs faveurs. La seconde est plus problématique, car elle fait partie d’une des rares peintures que la princesse ait peinte : « Les larmes d’une mère ».

Vah Rohn posa ses coudes sur son bureau tout en joignant ses mains. Ses yeux sombres, incisifs et froids, balayèrent le visage de ses interlocuteurs, comme s’il guettait leur réaction.

— Même aux yeux de ceux qui méprisent l’art, les tableaux d’Alyna ne laisse jamais indifférent. Sa personnalité peut être sujette à discussion, mais son talent est exceptionnel.

Il s’empara à nouveau de sa plume et annota rapidement un parchemin avant de le déposer sur la haute pile qui trônait à ses côtés.

— Les faits sont les suivants : le vol a eu lieu peu de temps avant la fermeture du musée. Vous aurez le loisir d’interroger la Conservatrice, une certaine Sylbanil Orias, qui vous expliquera les dispositifs de sécurité mis en place afin d’éviter que de tels vols ne se produisent. Il renifla avec dédain, comme pour souligner l’inefficacité de ces méthodes. Sachez seulement que les deux tableaux avaient été exposés dans la salle principale, derrière une imposante vitre cadenassée, et que cette pièce était surveillée par deux gardes en faction.  

Se laissant aller contre son siège, Vah Rohn resta un moment silencieux. Son ton prit un accent plus rauque lorsqu’il en vint à la véritable raison derrière la convocation des Chimères dans son bureau :

— Vous allez ignorer les ordres de la princesse et obéir aux miens, leur commanda-t-il en faisant enfin disparaître le sourire faussement aimable de son visage. Retrouvez ces voleurs et livrez-les-moi. Vous aurez également une prime pour chaque peinture que vous récupérerez.

Le temps paraît long aux mercenaires. Ils n'ont pas pour habitude de rester à ne rien faire, d'autant qu'ils sont censés être déjà au travail. Ils s'occupent comme ils le peuvent, entretenant leur équipement et s'entraînant deux fois par jour. Ils sont bien allés rappeler leur bon souvenir à la Princesse mais ils n'ont pas été très bien accueillis et sont repartis avec le sentiment qu'on se foutait un peu d'eux. Et lorsqu'ils ont demandé à se rendre au Musée d'Or pour commencer à travailler, on les a gentiment renvoyé dans leurs quartiers.

-Si nous n'avons pas de nouvelles demain soir, nous partons. Déclare Ousmane à Céleste, accoudé à une balustrade en observant le paysage.
-Je te trouve bien généreux. Rétorque-t-elle.
-On peut tolérer qu'une Princesse ait d'autres occupations qu'un vol, même si dans son cas on doit fermer les yeux sur les sujets qui la préoccupent...
-C'est pour ça que je te trouve généreux.

Le Capitaine esquisse un sourire en coin. Il reste par politesse envers une femme de son rang mais faire venir des mercenaires pour les laisser oisifs pendant est difficile à concevoir. Elle a certes les moyens d'assurer cette dépense superflus mais que dirait-on d'eux s'ils abusaient de son hospitalité, attendant en vain un travail qui ne vient pas. Deux jours, c'est un bon compromis à ses yeux. Mais alors qu'il a pris et partagé cette décision avec son officier en second, Fantôme vient les trouver.

-On a de la visite.

Les deux officiers se regardent. Peut-être n'auront-ils pas à attendre plus longtemps finalement.

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Les ronds de jambe de l'homme qui les accueille ne leur échappe pas. En général, on considère les mercenaires comme de vulgaires porteurs d'armes en quête de richesse. Soit ça, soit on les traite a minima avec respect. Alors leur adresser des politesses, ils n'y sont pas habitués et sentent aussitôt qu'on les caresse dans le sens du poil. Une Princesse n'a pas à leur montrer de déférence. Quant à son chien de garde, ils n'attendaient rien à part qu'elle arrête de leur gueuler dessus. Pour cela, une simple consigne aurait suffit.
Il ne leur échappe pas que le dénommé Vah Rohn les identifie dans le même ordre que celui qu'Ousmane à utiliser pour les présenter et cela les intrigue davantage que le fait qu'il soit en mesure de les appeler par leurs noms. Ils écoutent ensuite avec attention les informations qui leur sont communiquées et, déjà, plusieurs Chimères froncent les sourcils devant quelques mystères. Le ou les voleurs sont parvenus à ouvrir les cadenas, subtiliser les œuvres et ressortir, le tout pendant les heures d'ouverture et au nez et à la barbe des gardes. Se pose naturellement pour eux la question de la taille desdits tableaux -rares sont ceux que l'on peut glisser sous son manteau-... Mais aussi des éventuels complices en internes.

Beaucoup de questions auxquelles ils vont devoir obtenir des réponses mais le meilleur moyen est encore de se rendre sur place pour examiner les lieux.

Aux dernières consignes données par le sombre personnage, Céleste pose son regard sur Ousmane qui ne bronche pas et ne répond pas. Quelque chose se joue entre la Princesse et cet homme et il ne sait pas ce que c'est. Peut-être qu'une seconde enquête à mener en parallèle s'impose... Car ils ne peuvent pas se permettre de remplir ce contrat auprès de n'importe qui autant qu'il ne leur appartient pas de se mêler de ce qui ne les regardent pas. Ils doivent rester aussi neutres que possible, ce qui va rendre toute cette histoire beaucoup plus épineuse... Mais il n'a pas vraiment le loisir de refuser ce contrat en l'état.
Déjà, quelques plans se dessinent dans sa tête qui nécessiteront les dons de plusieurs de ses hommes.

-On nous a refusé l'accès au Musée en l'absence de la Princesse. Difficile pour nous de mener l'enquête sans être sur place.

Il pourrait lui demander directement s'il peut régler ça mais il préfère utiliser une formulation détournée. C'est sa façon à lui d'accepter de poursuivre le contrat sans s'engager envers l'une ou l'autre des parties. Il sent qu'il n'a pas toutes les cartes en main pour prendre sa décision maintenant.

-Nous n'abuserons pas de l'hospitalité de la Princesse indéfiniment. Ce ne serait pas bon pour notre réputation. Si elle ne peut nous accorder de temps pour le moment, nous devrions repartir. Nous repasserons lorsqu'elle aura plus de disponibilités.

Vah Rohn ne sembla pas affecté par l’absence de réponse des Chimères concernant sa proposition. Tout simplement parce qu’à ses yeux, elle n’en était pas une. Dans cette ville, qu’importait la renommée des mercenaires, elle n’était qu’un grain de poussière dans la tentaculaire organisation qu’il gérait. En acceptant de travailler pour les puissants, les Chimères devaient accepter de frayer avec la politique et ses conflits d’intérêts. Mais que son apparente affabilité ne les leurre pas : il n’était pas de ceux que l’on ignorait impunément.

Appuyant son nez contre ses deux mains jointes, les yeux noirs de Vah Rohn brillèrent légèrement lorsqu’il les planta dans le regard d’Ousmane alors que ce dernier prenait la parole. Ainsi, les Chimères avaient voulu commencer leur enquête sans l’aval de la princesse. Ils étaient soit efficaces, soit manifestement pressés de quitter leur hôte.

— Soyez sans crainte, Ousmane, lâcha celui que l’on nommait le Corbeau, la princesse vous attend. Elle a visiblement passé une bonne nuit et est d’une humeur moins frivole qu’à votre dernière rencontre. Je vous conseillerais néanmoins de ne pas mettre sa patience à l’épreuve. Ces récents événements l’ont rendu irascible et vous ne tenez pas à la voir en colère.

Il s’empara ensuite d’une nouvelle feuille sur laquelle il griffonna durant de longues secondes.  

— Mon valet vous emmènera dans la salle de réception : c’est ici qu’elle vous attend. À la fin de votre enquête dans le Musée, vous reviendrez me faire votre rapport sur ce que vous y avez découvert. À moi et personne d’autre. Prenez cette lettre et tendez-la à Kalrias si cette dernière tente de vous faire obstacle durant vos investigations.

Il fit glisser lentement l’enveloppe scellée jusqu’au bord de son bureau.

— Bien, maintenant au travail, les congédia-t-il en baissant le regard sur son parchemin comme si les Chimères n’avaient désormais plus aucun intérêt à ses yeux.

La petite troupe sort du bureau. Ils ne s'échangent pas un mot parce qu'ils se savent écoutés. Vah Rohn a voulu leur montré qu'il était puissant mais il les a aussi poussé à se méfier. Il peut vite devenir un ennemi. Les Chimères ont des moyens et des alliés après plusieurs décennies mais ils doutent de pouvoir aisément faire le poids face à quelqu'un qui disposent de toutes les ressources d'une Princesse. C'est à se demander si Alyna parviendra à conserver son pouvoir longtemps si elle ne met jamais le nez dans ses affaires... Mais ce n'est pas leur problème après tout.

Les huit mercenaires suivent le valet sans un mot. Seuls le son de leurs bottes sur le sol en marbre résonne contre les murs. Il n'y a pas un chuchotement, à peine un regard. Ils sont déjà sur le qui-vive. Même Esio a appris quand il devait ouvrir ses yeux et ses oreilles. Il ne peut peut-être pas parler et maîtrise les armes moins bien que ses compagnons mais il a bien d'autres façon de se rendre utile.

Lorsqu'ils entrent dans la pièce où les attend la Princesse, les Chimères sont bien moins d'humeur à rire que les jours derniers. Cette fois, ils ont le temps de saluer la maîtresse officielle des lieux et s'inclinent, plus ou moins adroitement, mais avec autant de respect que possible.

Rester neutre... Mais continuer de caresser tout le monde dans le sens du poil. Autant que faire se peut.

Elle n’a pas pour habitude d’attendre entre ces murs chargés de peintures. S’étendant du sol au plafond, les tableaux associés décrivent une scène de luxure, où bêtes, hommes et divins festoient dans une débauche exacerbée. Plusieurs statues trônent au-dessus d’elle, représentant les bustes nus de jeunes femmes désirables, leur corps arqué et les courbes leur taille mis en valeur par un tracé en filigrane d’or. Les rideaux rouges et or qui d’ordinaire bordent les pièces du palais Or'Siandbel sont absents, troqués par de simples draps de soies blancs qui recouvrent partiellement les fenêtres ouvertes. Au centre de la salle, de longues tables et chaises chargées d’aliments riches, fruits et viandes vinaigrées, auquel jouxte de longs divans sur lequel gisent plusieurs châles onéreux.

Ses pieds nus frappent le sol, glissent le long du marbre frais. Ses yeux papillonnent lentement vers les femmes qui l’accompagnent, détaillent leur chevelure dorée et leur peau bronzée. Son attention est attirée ensuite par les nouveaux venus, escortés par l’un de ses majordomes. Elle passe une main dans sa chevelure bordée d’or et vint à leur rencontre.

— Venez, ordonne-t-elle en passant devant eux, leur laissant goûter à la fragrance sauvage qu’exhale son corps. Vous aurez le temps de vous restaurer plus tard.

À ses côtés, Sa Belle lui jette un regard tendre, avant de la saluer brièvement de la main. Sa Bête fait un signe de la tête, faisant jaillir de derrière les colonnes plusieurs membres de sa Garde Embrasée avant de l’escorter au dehors du palais tout en surveillant les Chimères du coin de l’œil.

Située au quartier des Reliquaires, le Musée d’Or était une imposante bâtisse colorée : les pierres bleues venaient se mêlaient à ceux immaculés afin de décrire l’image fantasmée d’un Danseur, créature humanoïde éthérée n’apparaissant qu’aux yeux des artistes les plus méritants et créatifs. Les larges portes hautes de plusieurs mètres s’écartèrent dans un grincement sur son passage.

L’intérieur était tel qu’elle l’avait voulu. De larges voûtes de pierre blanche, sombres, mais solides, venaient délimiter les salles du Musée, avertissant les visiteurs lorsqu’ils s’apprêtaient à rejoindre les expositions d’un autre artiste. Les murs étaient hauts d’une dizaine de mètres, tous recouverts de grands tableaux, et arrangés selon l’exposition du moment.
Elle guida les Chimères jusqu’à la plus grande des salles, nus en mobilier si ce n’était le vaste bureau derrière lequel les attendait une femme fort belle. Les murs étaient habillés de tapisserie décorée représentant des images oniriques et fantasques, venant rehausser le côté plus baroque des peintures qui y étaient exposées.  

— Princesse ! lance la femme qui attendait derrière le bureau avant de s’avancer vers elle.

Ses cheveux bruns, court et rasé sur les côtés, s’écartent pour révéler un point de beauté discret sur son front. Elle s’incline devant elle avant de rajuster sa chemise indigo et son pantalon serré remonté jusqu’au nombril. D’une trentaine d’années, la jeune femme était davantage charismatique que belle, dégageant un certain magnétisme qui ne laissait pas indifférent. Ses lèvres étaient pulpeuses, franches, et ses yeux en amandes se baissèrent sous son regard courroucé.

— Sylbanil, fait-elle en plantant ses ongles dans son épaule. Je croyais avoir été clair en te laissant la direction du Musée…

— Princesse, soyez certaine que je ne…

Sa main agrippe le menton de sa Conservatrice, mais avec une plus grande violence que lorsqu’elle avait fait de même vis-à-vis de Feu Glacé. L’émeraude se plante dans son regard, et elle se surprend à caresser ensuite sa joue.

— Ton visage est bien trop désirable pour que je l’enlaidisse, susurre-t-elle en le lui lâchant. Tu rejoindras mes quartiers ce soir.

L'autre pâlit, sachant ce que cela signifiait. Sans observer les Chimères, elle leur lance :

— Commencez votre enquête Chimère. Ma Bête, suis-moi là où les tableaux sont entreposés.

Elle a ses propres affaires à régler dans le Musée et compte bien sur l'aide des mercenaires pour interroger et démêler cette sordide histoire de vol. Après tout, n'était-ce pas là leur rôle ?