[Etat-Major] Quand un nom ancien s'agenouille | Krish

Elle s'arrête et jette un regard furieux par dessus son épaule. Il rit. Il se moque d'elle et de sa colère... Et met le doigt sur le fait qu'elle a été plus franche qu'elle ne l'aurait voulu en s'énervant une fois de plus contre son géniteur. Son regard se fait plus inquisiteur, plus tranchant... Mais le Haut-Prêtre la calme d'un mot et elle comprend soudain le pourquoi de l'amusement qui secouait la grande carcasse. Son père...

Elle souffla un sourire méprisant, non pas envers Urgoll'Ven, mais en parfaite connivence avec lui.

Ouais... Décidément, les drows qui se tentaient à la paternité étaient tous des enculés de première ou des pères absents...

Elle se tourne tout à fait pour le regarder, debout, bras croisés. Mais la rage qu'elle voit sur la face honnête d'Urgoll'ven, elle ne la juge pas. Elle écoute. De la rage de la rancœur et un instinct carnassier. Le souvenir des coups. Des colères. Des exercices sans fin. Des fractures. Des plaies. Des sévices sur un jeune corps encore si fragile... Un frisson lui remonta sur l'épaule droite. Elle le repoussa d'un mouvement agacé, pour faire face à un nouveau grand sourire de la part du Haut-Prêtre. Il passait d'une profonde introspection à un couvert social avec une brusquerie toute particulière.

- Ouais. " Lâcha-t-elle, l’œil sombre. Elle se pencha pour récupérer le plat dans lequel gisait l'épaule et vint s'installer, le dos contre le flanc d'Urgoll, levant l'os aplatit pour en arracher une boucher à pleine dents. Une fois sa première bouchée avaler et son menton séché d'un revers de main graisseux, elle laissa tomber avant de mordre de nouveaux. " Tu peux parler des  Kerenoz, mais ce n'est pas mon nom. Et finalement, elle est devenue quoi  l'esclave ? "

Quoique surpris par cette nouvelle approche, le Haut-Prêtre n'en laissa rien paraître d'autre qu'un léger mouvement de tête, son sourire s'évanouissant à la faveur d'une expression plus détendue, curieuse, face à l'écoute qu'elle lui offrait. Silencieux, il la laissa se mettre à son aise contre son flanc, que couvrait sa chemise, attentif, sentant sa flagrance, femelle et riche, mêlée à celle de son repas. Ses crocs se révélèrent, en réponse à sa question. Son regard se détourna de la chevelure de sa consœur, préférant regarder la pierre nue pour évoquer cela.

"Elle vit... Pour l'instant. Pour avoir abusé de son nom, j'offre ce qu'il reste d'elle à Kiel. Cela était dit avec un certain soin, une certaine retenue dans les mots, là où le timbre grondant du Gobelin vibrait avec profondeur dans son large torse, dépourvu de plastron, avec l'amplitude d'une bête avide. Quand elle ne sera plus capable de lui rendre hommage, je livrerai son cadavre à Ses bêtes. Ce sera un met de choix."

Pour attendrir la chair, il ne faut pas être avare de coups... Cela avait suffit pour déformer un peu plus son visage, alors qu'une faim familière se lovait dans ses entrailles. Inspirant profondément, le Gobelin s'apaisa, repoussant les souvenirs, les odeurs et les sensations qui voulaient s'imposer. Ses mains frémirent pourtant, posées sur ses genoux, mais il y parvint, revenant en l'instant, à la présence contre lui, à cette autre. La violence reflua sur ses traits, remplacée par une tranquillité interrogative, observant la drow, et son curieux contraste : si menue, ayant pourtant vécue plus d'un cycle. De nombreuses questions pouvaient être posées... Mais au vu de sa précédente réaction, Urgoll'Ven s'attendait à présent à ce qu'elle s'enfuit à la première venue. Fuite, esquive, changement de sujet... Sensible, vraiment. Fronçant les sourcils, il regarda de nouveau ailleurs, contrarié.

"...Si l'on m'avait dit que le Feu d'Uriz me ferait penser un jour à un cerf d'elda prêt à bondir..." grommela-t-il bas, indécis.

Torturée jusqu'à la mort, puis transformée en pâture. Oui. ça ressemblait assez à ce qu'elle s'était imaginé, bien qu'elle soit assez impressionnée de l'endurance de la prima en question. Brisée pendant tant de temps... Et avec un bourreau comme Urgoll'ven, elle ne doutait pas que la fin ne soit plus très loin.

Elle continuait à manger la viande de venaison à la fois fade et forte. La chair à peine cuite collait à l'os. L'aponévrose lui restait coincée entre les dents au point qu'elle du les taquiner de l'ongle pour les déloger. Contre son dos, Urgoll se tendit. Puis redevint la masse pesante contre laquelle elle s'était appuyée.

A sa remarque, elle mordit plus fort la bouchée qu'elle était en train de mastiquer et avala presque rond pour répondre.

- Va enculer Viconia et fout moi la paix. T'es aussi raffiné qu'un coup de trique dans la gueule. J'ai le sang chaud et j'essaie de ne pas tuer mes interlocuteurs. Chacun son fardeau. "

D'ordinaire, elle préférait partir pour éviter d'essayer de tuer les personnes qui la cherchait de trop. Une habitude qu'elle avait pris avec les Princes Vaanis. Laisser filer pour percer droit au cœur à la première occasion. Faeron et son commerce. Les Sept-Monts et leurs jeux avec la Péninsule. Velkyn et sa trahison. Elle l'avait aussi utilisé depuis son arrivée au Triumvirat, mais les choses étaient moins définitives. Quelques couteaux et quelques menaces bien placé pour éviter qu'un certain Zhak'Bari se fasse trouer la couenne en moins d'un mois entre autres. Alors l'esquive valait bien les apports stratégiques que cela représentait.

- Et sinon tu comptes revenir quand aux entrainements de la garde ? "

Le coup de bâton vocal fit rire le Gobelin, renvoyant dans les limbes ses scrupules. Adviennent que pourra ! L'on apprend à respecter le feu en s'y brûlant, pas en lui tournant autour. Et puis...

"J'en parlerai à Viconia, cela devrait l'intéresser. Fit-il dans un grondement légèrement rauque, avat d'ajouter avec une pointe de satisfaction carnassière. Quant à mon... 'Charme', chacun ses manières. Tu arraches les coeurs... Je les brûle. M'entraîner avec les gardes plutôt que des bêtes ou des prêtres me changera, d'ailleurs."

Comme pour illustrer son propos, ou par simple plaisir, le Haut-Prêtre tendit son bras libre et tourna son poignet avec lenteur et maîtrise pendant un instant, ses sourcils se crispant un instant... Avant que son faciès ne se fasse souriant, à la vue des flammèches qui naquirent dans sa paume. Concentrées en son poing, se répandant sur ses doigts de manière brusques et désordonnées... Une version miniature, relativement calme, du chaos élémentaire que savait faire naître les servants du Prime Dragon.

Pendant un temps, Urgoll'Ven se perdit dans ce spectacle, ce geste simple, cette tension familière, le rougoiement qui ravissant tant ses yeux que son derme par sa chaleur. Pourtant, cette vision le ramena, de manière surprenante, à s'interroger sur la daedhel, sur ses propos. Tenir bon sous l'emprise de leur Père... Honnir le nom du sien... L'intensité de son regard alors qu'elle l'écoutait... Les paupières grises se clorent à demi, de concentration et de réflexion.

"Que t'a fait le Kerenoz ?" demanda-t-il sombrement.

Sa gorge se crispe. La viande dans sa bouche à un goût immonde. Pourrie. Si elle l'avale, elle a de grandes chances de vomir, aussi la recrache-t-elle dans le plat. la vaisselle de terre cuite touche le sol et elle la repousse d'un mouvement brusque en direction des chiens.

__


Assise sur le muret de la cours intérieur du petit temple de Teiweon, je n'ose bouger de trop. Tout mon côté droit est ankylosé. La douleur irradie à chaque mouvement, à chaque respiration. Couvert d'une simple atèle, mon bras réduit en miette reste collé à ma poitrine, pesant sur mes côtes fêlées. La moitié de mon visage est gonflé et mon œil clos. Pourtant, mon visage montre autant de rage et d'orgueil que d'habitude, couvant les groupes d'enfants qui courent et se battent d'un regard sombre.

Les rares qui me regardent de temps à autres ne le font que par rapide coup œil. L'ennéade passé, lorsqu'Ilzen et sa bande ont voulu nous coincé Vaer' et moi, je l'ai mordu au sang et frappé au point qu'il perde connaissance. Mes bleus ont disparus sous d'autres bleus. Son œil à lui ne verra peut-être plus jamais nettement. Si je pouvais retourner à ce moment précis, je ferai encore pire. Et tous ici l'avaient enfin compris.

Une présence se pose près de moi. Je ne tourne pas la tête. J'aimerai juste pouvoir me casser mais mes jambes risques de trembler... Et je ne veux pas encore avoir cette sensation au creux des reins.

- Tu restes jusqu'à la fin de l'ennéade ?
- Ouais...

Trois jours... Cela fait seulement trois jours que je ne suis pas venu assister aux leçons et ça me parait toujours aussi long. Le fait que ça arrive souvent ne rend pas les choses plus facile. Vaerian ne pose pas de question stupide. Il sait déjà tout de toute façon.

- Et t'as tenu ?

Un sourire carnassier déforme mon visage tuméfié. Cette foutu question... Depuis que j'ai du lui dire la vérité sur les entrainements que mon père me concoctait pour qu'il puisse couvrir mes plus graves blessures aux yeux de nos camarades et rivaux, il la posait régulièrement. La réponse était toujours la même : ferme ta gueule. Non... Je n'arrivais jamais à garder le mot secret que me donnait Père au début de nos sessions. Cela faisait des années. Je ne savais même plus combien. Aussi loin que remontaient mes souvenir et même plus loin sans doute. Pourtant, à chaque fois que je touchais au but, il poussait la douleur et la peur un peu plus loin. Telles étaient les capacités du chef incontesté de la Doth'ka. Mais cette fois... J'étais encore en plus mauvais état que d'habitude et les prêtres de Kiel et de Leetah avaient eu du boulot. Mais j'avais de quoi être fière. Tellement fière.

Je me tournais pour croiser le regard de Vaerian sans perdre mon rictus.

- Comme une futur Barra.

Maintenant je savais. Rien ne pourrait plus me briser. Plus jamais.

__


Tout lui revenait.

Elle déglutit, le corps curieusement détendu.

__

Le maillon d'une chaine claqua.

... elle l'avait fait parce que les dieux avaient laissés les drows s'oublier. Uriz avait laissé ses enfants sans guide. Sans réponse. Son Feu avait tuer un roi et laisser le Puy livré à lui même. Elle avait échoué. Elle s'était relevée à chaque fois. Elle avait douté. Elle finissait toujours par trouver une voie. Et elle méritait plus que n'importe qui d'autre de pouvoir se reposer dans l'oubli d'une Éternité d'obscurité, de paix et de luxure.

La colère succéda à la peur. Une colère immense. La colère d'une femme bafouée au nom des dieux. La colère d'une mère qui avait offert chacun de ses enfants à des statues muettes. La colère d'une fanatique déçue par les prêtres qui étaient sensé la guider. La Colère d'une drow à laquelle le temps avait pris jusqu'à sa foi, son but, et qui avait du lutté pour ne pas laisser l'ennui et l'errance la terrasser.

La peur au ventre, au bord d'une éternité de douleur, le désespoir se changea en courage.

Elle ne savait pas.

Elle ne savait pas ce qui était en train de se passer ni pourquoi, ni ce que cela pouvait bien signifier. Elle ne savait pas pourquoi elle, ni pourquoi à ce moment là. Mais elle savait une chose : elle refusait de mourir ainsi. Pour son fils un peu. Pour elle même, surtout. Et si elle avait réellement faillit, pour son peuple. Parce qu'elle avait le droit de prouver qu'elle était capable de se relever. Sa volonté s'accrocha à ce refus. Elle eut une pensé pour Kiel qui avait tenue sous les assauts de Kehrel. Une simple elfe qui avait tenue tête à une déesse, peu importe le prix.

* Tu ne mérites rien. Tu es Faible. *

Personne ne déciderait pour elle que son combat était perdu ! Personne !

PAS MÊME LES DIEUX !

La douleur. La pression. La puissance. Le tonnerre. Le feu. La Vérité.

Tout reflua...

... jusqu'à ne laisser que le silence.

__


D'un mouvement rapide, son bras se désarticula presque en arrière pour se poser sur l'épaule d'Urgoll. Elle s'étendit comme un serpent pour passer à cheval sur ses genoux, dégageant par surprise son bras et nouant ses jambes autour de l'épaisse taille. La souplesse guerrière dont il avait été témoins à l'entrainement n'était pas là que pour le plaisir des yeux et les muscles déliés n'en étaient pas moins costauds.

Pourtant, elle ne se tendit ni vers les couteaux, la gorge ou quelconque autre point sensible. Son mouvement se poursuivit fluidement vers le bras du colosse. Saisir un poignet, passer sous l'épaule. Un geste d'une précision et d'une rapidité répété pendant mille ans.

Changeant aussi brusquement d'appui qu'elle avait attaqué, elle se jeta en arrière, l'obligeant à basculer pour éviter que ses jambes croisées ne lui coutent l'intégrité de ses hanches. Bloquant le bras du géant contre  sa poitrine, l'épaule d'Urgoll fut soudain contrainte à un axe désagréable. Qu'elle lui relève un tant soit peu le coude et l'articulation cèderait.

Elle n'avait pas prononcer un mot et son corps n'était tendu que par la force qu'il lui fallait mettre en œuvre pour contenir la bête dont la carrure se trouvait soudain être un désavantage.

Si tu te demandes à quoi ressemble vaguement la prise:

A l'écoute. Le regard perdu dans les flammes, le Gobelin n'était pas moins resté à l'écoute. A l'écoute du brusque dégoût pour la chair du cerf. Du brusque calme du corps appuyé contre son flanc. Puis... La sombre qui voltige, le saisit, l'entraîne et le tord, comme s'il n'était qu'un pantin. La tension des muscles, les corps qui se tendent, les souffles qui se suspendent de surprise ou de concentration. Il la regarda faire, son regard sanglant légèrement ouvert de surprise, voyant l'efficacité militaire de la Maîtresse des Forges en action, d'un autre point de vue. Un léger grondement sous la pression échappe au grand sombre, dont la carcasse et contrainte par cette prise inconnue. Sa réponse est la force. Pourrait l'être. Au lieu de cela, il laisse faire. Observateur. Étrangement détaché.

En un temps record, il se retrouve face contre terre, la daedhel nouée autour de lui, son bras tordu à l'extrême, son ventre compressé par des jambes puissantes. Maîtrisé avec efficacité. Son être tremble de tension, non pas de résistance, alors qu'il cligne des paupières, calmement, alors que monte lentement... Lui fait criser des dents... L'emplit... Un son grave rampe, s'extirpe de sa gueule alors que, lentement, puissamment, il se soulève de son bras libre, les soulève. Une veine bat sur sa tempe, ses muscles gonflent, se rigidifient... Alors que le bruit se fait macabre, agressif, amusé.

"Forgelâme... Tu forges les autres... Après l'avoir été toi-même..." gronda le Gobelin, alors que leur masse liée se détachait du sol.

Le bras prisonnier ne cherche pas à se défaire. Il n'y a que cette volonté, brute et butée, de soulever, tenir bon, porter, s'élever. Alors, quand le bras est tendu, que le Gobelin supporte son poids à genoux ainsi que son entrave, sa nuque semble craquer alors que la figure défigurée se tourne, rivant le sang de ses yeux dans l'or de l'autre, neutres, posées. Ses lippes, étirées, démentes, lui déchirent la figure en un rictus immonde, de rage, de joie et de folie. Ses crocs sont saillants. Ses mires vrillent. Malgré la pression, il inspire en un raclement bestial... Et rugit. Rugit la rage, rugit la haine, rugit la défiance, rugit. Ce n'est pas un son, c'est la tempête qui ravage et détruit. En ce souffle dément il promet destruction et douleur, vengeance et tourment, promis par une gueule carnassière et bestiale, qui n'a d'élégant que la douceur des crocs qui ravagèrent plus d'une chair.

Et puis... C'est fini. Aussi brusquement que débuté, le déferlement s'est tu, remplacé, en une respiration... Par un sourire. La plaie s'est refermée, en partie, lui rendant une figure de drow, amusée, crispée, mais carnassière et souriante. Sans qu'il n'ait lutté ni frappé. Faisant seulement comme il lui sied.

"Qu'ils vivent à nouveau, et nous les tuerions encore." fit-il, tranquille.

Ses jambes la maintenaient suspendu au corps massif. Elle ne réagit pas plus à ses mots qu'à son hurlement bestial. Pas plus à ses actes qu'à son regard. Ses yeux mouchetés soutiennent se déferlement de rage et de chaos. Ils se baignent dans la tempête bien trop familière, quoi qu'elle n'ait pas pris cette forme bestiale chez elle. Où du moins pas la même bestialité. Ce regard pragmatique est à l'opposé des iris expressives et moqueuse qu'elle arbore en temps normal et de la facilité avec laquelle elle passe d'un sérieux autoritaire à une attitude fantasque. Il est l'antinomie de toute les minauderies, les crises, les ricanements et les sarcasmes dont elle use et abuse avec délice. Dépourvu des feux de forge, des rires, de la luxure, de la colère, des défis, des erreurs. Il est la quintessence simple d'une volonté brute, sans fioriture ni habillage qui survie à tout.

Une Flamme Froide.

En un mouvement souple et implacable, elle usa de l'une de ses jambe pour donner un coup dans le coude qui le tenait à bonne distance du sol et tira sur l'autre bras, sortant l'épaule de son logement dans un bruit mi-sec, mi-spongieux. Puis elle relâcha son étreinte. Le laissant rouler d'un côté pendant qu'elle roulait elle-même en arrière, se retrouvant félinement à quatre pattes près du cerf largement entamé. Elle ramassa l'un de couteaux de cuisine en se relevant.

- D'autres questions ? "

Lourdement, le sombre s'effondre avec un grondement, les mires écarquillées, alors qu'un son immonde, qu'une sensation terrible, se répandent dans son être. Roulant lentement, il fixe l'Al'Serath avec un air ahuri, regardant tour à tour son épaule qui ne répond plus, puis celle qui en est responsable. Son expression est figée de surprise, avant de se froisser, de se faire renfrognée. Les chien-ours se mettent à grogner. Il siffle, sec, ils se couchent, aux aguets. Grimaçant, contrarié, confus, le géant se redresse, se relève d'une poussée, retrouve l'équilibre, tandis que sa tête s'abaisse, que ses muscles se contractent compulsivement.

Son large battoir se pose sur l'épaule désaxée alors qu'il s'approche pesamment du mur le plus proche. Inspiration, expiration... Profondes. Forcées. Aussi naturellement que la bête qui s'acharne contre les parois de sa prison, il place son bras et se jette, brutal, massif, contre le rempart, l'épaule en avant. Hoquet étranglé, frisson... Un pied qui se lance en avant pour le soutenir, malgré la brusque sensation de faiblesse. Il contracte les mains, fait jouer l'épaule, frémit, gronde. Puis il se tourne vers la daedhel... Le ventre noué, les entrailles dévorées par l'envie.

Lentement, il revient vers elle. Chaque pas est contraint et voulu. Chaque respiration se veut hurlement et murmure. Ses poings sont contractés. Il veut... Prévisible. Tendu comme la corde d'un arc, il se fige à quelques mètres d'elle, son rictus colérique se changeant en une grimace contrite. Prévisible. Il se tient à distance... Malgré les frémissements contenus de son corps, malgré ses phalanges blanches, malgré son souffle contrarié.

"Frapper, insulter, jouer... La fuite. Encore. Cela nous vient plus facilement... Que des mots. lâche-t-il, sur la crête raide, résistant à ses pulsions, ses envies. La réponse facile. Il se force à parler, à tordre la bouche, à produire des sons formant des mots.  Combien de fois... Une lame brisée peut-elle... Être reforgée ? Que reste-il de la drow... Dans Son Feu ?"

Chaque mot lui déforme un peu plus la gueule, révélant ses crocs, sans détourner le regard de sang de la sombre armée.

Elle resta campée là, couteau en main. Les doigts décontractés sur le manche, comme si elle avait toujours été habitué à manier ce genre de poignée grossière à la place du marteau de forge qu'elle avait toujours gardé près d'elle ou des chefs d’œuvre de sa création. Le Haut Prêtre replace son épaule. Il lutte pour rester debout. Il s'approche pour demander, encore. Et elle le regarde, sans bouger. Neutre.

Ce n'était en rien un jeu et s'ils voulaient continuer à travailler côte à côte a défaut de travailler ensemble, il allait devoir le comprendre.

Il était vieux. Bien plus vieux que ceux dont elle avait l'habitude. Assez vieux pour ne pas être simplement impressionné par son grand âge. C'était bête parce qu'elle le trouvait sympathique. Brute de décoffrage et directe, elle n'avait pas à se méfier de lui à l'origine, seulement à le respecter les armes à la main. Il était un allié et jusqu'à l'incident de l'an passé, elle l'avait eu plutôt à la bonne. Il était son foudre. Et elle s'était laissé aller à la franchise une fois de trop. Puis elle s'était rendue compte de son erreur. Bon protecteur et bon agent, il n'en restait pas moins une carte imprévisible aux angles tranchants. Un homme instable, dont la curiosité cachait mal une avidité exacerbée de posséder quitte à briser. Si, depuis Néo, elle avait du réévaluer son passé pour trouver une nouvelle façon d'être stable avec ces nouveaux axiomes, le rugissement vengeur qu'elle venait d'entendre prouvait qu'il n'avait pas encore trouver une seule façon de s'apaiser véritablement. Pour forger les gens, il faut d'abord savoir de quoi ils sont fait. Celui-ci était fait d'acier feuilleté. Dur. Tranchant. Mais arrivé à un point de compression tel qu'il en devenait cassant.

A moins d'être un dieu, il n'y avait plus rien à faire avec de vieilles flammes comme les leurs. Ils l'avaient naturellement compris et étaient restés loin l'un de l'autre sur bien des aspects. La domination de l'un et la liberté de l'autre étaient si diamétralement opposés qu'ils risquaient gros à chaque fois qu'ils quittaient le domaine spécifiquement professionnel.

Elle le regardait avec une volonté simple : le tuer.
Trois façons rapides. Six plus lentes et douloureuses.

Elle l'avait prévenu qu'elle préférait esquiver pour éviter de tuer. Il avait insisté. Elle l'avait menacé. Il avait insisté. Elle l'avait blessé. Il avait insisté. La colère ne marchait pas plus que la violence. Il voulait comprendre. Il voulait savoir. Quoi qu'il lui en coute. Dans sa folie, il lui était impossible de la laisser aller. Que ce soit parce qu'il était lié à elle à travers son serment ou par simple besoin, il s'obstinait. Ses mots tentaient de la posséder au risque de la noyer, comme ses mains l'avaient fait l'an passé.

Elle secoua la tête, s'approchant de deux pas jusqu'à ce qu'il ne reste qu'un petit mètre entre eux.

- D'ici, disons... trente secondes, je vais planter ce couteau dans ta main et me jeter sur toi pour t'embrasser avec plus de fougue et de passion que tu n'en a jamais connu dans toute une vie. " commença-t-elle sans explication. Son regard intense restait vrillé dans celui du colosse sans aucune crainte concernant ses signes de fureur contenue. Sa voix était posée, aussi chaude que d'ordinaire. " Nous allons nous battre. Il y aura du sang et de la douleur, mais au final, je vais défaire ton plastron en m'aidant de ton propre couteau. Je vais entailler la peau de tes flancs dans le mouvement trop impatient que je ferai pour trancher les courroies. J'encaisserai ou je parerai chacun de tes coups jusqu'à sentir ma poitrine contre ta peau grise. Jusqu'à te voir aussi enflammé de désir que ce fameux jour aux bains. Il me suffira de deux minutes pour te faire jouir une première fois et de peut-être... quinze pour te sentir en moi en te matant suffisamment pour que tu ne me brises pas les os. J'aurai des bleus, des plaies, des morsures. Tu en porteras autant. Je finirai avec une hanche démise. Toi un bras cassé. Et je te ferais atteindre l'extase une dernière fois puis je resterai sans bouger contre toi, les yeux clos. Alors, tu finiras par troubler ma sérénité en reposant les même questions dans un silence de mort. Je sourirai, moqueuse et épuisée. Je te défierai du regard en t'ordonnant de m'aider à remettre ma jambe en place et ça fera mal, mais tu le feras. Puis je te dirais qu'une lame brisée ne peux jamais être reforgée. Parfois on a la chance de pouvoir recycler pour en faire autre chose. Parfois non. Je ne te dirai rien sur mon statut d'avatar ni sur comment il m'a changé. Je me contenterai de te regarder, de lire en toi pour retrouver le hurlement de rage de tout à l'heure. Puis je quitterai tes appartements, nue, en m'appuyant lourdement sur les murs et Shundara mettra deux jours à me remettre d'aplomb. D'ici trois jours, Viconia commencera à ourdir des plans contre nous. D'ici une ennéade j'aurai trouvé les choses et les personnes auxquelles tu tiens le plus. D'ici un mois, ils seront morts et tu ne seras plus Triumvir. Viconia et moi cesserons toutes les deux de couvrir tes arrières. D'ici un mois et une ennéade, tu seras assassiné. " Le couteau tourna rapidement entre ses doigts mais elle ne bougea pas plus. Sa voix resta des plus paisibles. " Malheureusement, ça va à l'encontre de mon plan. Tu vas donc te contenter de ne plus m'adresser la parole en dehors du cadre de nos devoirs respectifs, Foudre. Suis-je claire ? "

Elle parlait. Calmement. Avec maîtrise. D'un sujet presque banal pour les eldéens. Pourtant, face à elle, chaque mot, chaque prévision, embrasait un peu plus le grand sombre. De joie, d'amusement, de surprise, pourquoi pas un plaisir anticipé ? De l'audace ? De l'indifférence ? Non. Cela eut été plus simple. Plus plaisant. Non. Chaque fois que les lèvres de la drow s'entrouvraient, que ses sa gorge vibrait, alors que l'or de ses yeux le fixait, lui... Lui brûlait intérieurement. D'abord une veine bâtit à sa tempe. Ensuite son rictus ne fut plus que crocs, déchirement de son faciès. Puis ses poings se scellèrent, blanchirent, jusqu'à ce qu'un liquide rouge se répandent en minces filets, puis goûtent sur la roche dures, assoiffées. Tendu comme il était, c'eut été comme si un bloc de granite s'était mis à saigné. Mais il ne dit mot, son souffle était prisonnier de sa gorge. Nul geste, nul lutte... Seulement intérieure.

Jusqu'à ce qu'il obtienne des réponses. Un semblant. Une esquisse. Détournées, éparses, mais présentes. Et ce qu'il y entendit le saisit, le faisant écarquiller les yeux, perdre toute violence dans sa pose. Elle continuait de parler. Elle exposait toujours. Maîtresse. Froide. Ce qu'il entendait, comprenait, était tout autre. Krish Al'Serat. Feu d'Uriz. Sans nommer ce sentiment, il avait vu quelque chose en elle, en ce qu'elle était, qui avait changé les choses. Insidieusement. Sans qu'il y prenne garde. Feu d'Uriz. Une drow ayant vécu plus d'un cycle. Cela signifiait tant, et plus encore en cet instant... Pour lui. C'était ainsi. Malgré le temps. Malgré toute leur volonté de les servir. Peut-être avait-elle une réponse autre... Non. Cet espoir venait de mourir. Les mots s'enfuirent.

"Même ainsi... Tu... Cette seule liberté. De tirer sur nos chaînes ou, par elles, d'être écrasés. Même pour Son Feu. Urgoll'Ven ne rugit ni ne tonna. Il murmura seulement. Ébranlé. Un temps, où ses mâchoires s'agitèrent sans produire un son, alors que son regard sombrait dans un profond désemparement. Tu es claire, Krish. Autant que les cris d'une mourante dans un charnier. Étranglés. Tels furent ces derniers mots. Lentement, son visage se ferma, alors qu'il soufflait. Servir puis mourir. Ou... Il releva brusquement la tête, un sourire de fol enthousiasme, de soulagement transfigurant son visage. L'inverse est aussi possible."

Avec naturel, il se saisit du long couteau lui restant et, d'un geste franc, se le planta dans la jugulaire, dans le creux entre les clavicule, juste au dessus du sternum. Là où se trouvait une palpitation de son cœur fou. Fou, oui. Fou au point de s'en remettre à la Voilée pour le garder servile car, face à la vérité qu'il avait vu dans un avatar de leur Père, il ne s'en sentait brutalement plus la force.

Le couteau frappa.

Le sang gicla.

Un sourire des plus amusés reprit place sur le visage de l'elfe noire, ses yeux recommençant à pétiller de malice. L'or s'étendit imperceptiblement, luisant lui aussi avec plus de force. Une force accusatrice et écrasante qui partageait ce regard avec l'amusement moqueur des iris sanglantes. La différence étrange était évidente aux yeux de celui qui les observait encore. Même s'il fermait les yeux. Même s'il se détournait, ces yeux bicolores resteraient imprimés sur la rétine d'Urgoll'Ven et il ne pourrait ignorer ces quelques différences. Ni le point de concorde que les deux couleurs semblaient trouver pour rendre à ces iris leur plein potentiel : le mépris.

Le sang traversa la trachée qu'il avait poinçonné en plus de la carotide. Le grand drow tomba à genoux en vomissant un flot de sang, puis s'écroula sur le ventre, à moitié noyé. En quelques secondes il était sur le dos, pourtant, il sentait tout. Il ressentait tout. Aucune inconscience ne lui était accordée. Il sentait chaque battement de son cœur. Chaque gargouillis désespérer pour respirer un peu plus de sang. La panique de son cerveau assoiffé. Et toujours aucune délivrance.

Un rire dédaigneux le surplomba. Krish le retourna d'un coup de pied et se pencha sur lui. Le blanc avait disparut de ses yeux, laissant le mélange de rouge et d'or s'y étendre à part égale. Un sourire répugné sur les lèvres, elle se pencha jusqu'à lui, toujours aussi affreusement conscient. Lorsqu'elle entrouvrit les lèvres, une voix dissonante fit vibrer sa gorge. La voix chaude qu'il lui connaissait, et l'écho d'un torrent de lave.

" Tu as échoué. "

La sentence tomba... Mais pas lui.

Soudain, il prit conscience qu'il était debout. Debout ans cette même petite pièce. Debout, vivant et entier. Tétanisé. Son cœur battait à toutes vitesses comme s'il désespérait d'envoyer du sang dans son corps. Ses poumons brassaient l'air avec plus d'entrain que ceux d'un noyé. La vie déferlait dans ses veines avec sa force sauvage et bestiale, formant le plus pur contraste avec l'agonie détaillée qu'il venait de vivre. Ses yeux étaient vrillés dans des iris flamboyantes qui n'avaient rien de froides. Enfin il retrouva pleinement les limites de son corps et de la réalité.

A moins d'un mètre de lui, campée sur ses deux jambes, un couteau à la main, Krish l'observait. Son regard était toujours celui qu'il connaissait. Sanglant pailleté d'or. Un sourire de chat sur les lèvres, son visage brillait d'une fierté sauvage ou pointait une forme de déception vaguement compatissante. Cependant, elle n'eut pas le moindre geste d'apaisement ou de sympathie envers lui, sa voix vibrante d'une force assurée.

- Ce que mon père a fait, c'est ça : Poser les bases pour que je puisse devenir la femme qui a réussi, là ou tu viens d'échouer. "

Ce n'était en rien un jeu et s'ils voulaient continuer à travailler ensemble, il allait devoir le comprendre...

Lui. Écrasant. Sanglant. Méprisant. Urgoll'Ven fut broyé par la voix, la sentence, l'agonie... Avant de revenir à lui. A la réalité. Cela lui avait été refusé. Pire : il avait échoué devant l'avatar de Leur Père. Qu'importait le sentiment de panique, qu'importait son cœur déchainé, croyant encore à sa mort prochaine, qu'importait tout le reste. L'échec. Total. Des réponses qui l'avaient laissé assoiffé. Une finalité dérobée. Une survie subie. Le sentiment écrasant de n'être plus rien, sinon une ombre, une carcasse. Bonne à être jetée aux bêtes.

Face au regard sanglant et or, à nouveau, le Gobelin ploya, à nouveau. Posant genou et poing au sol, il courba la tête, sous le souvenir terrifiant de Sa voix, de la fin d'une lutte ô combien vaine, sous le poids immense d'un échec qui le laissait vide, vide et éteint. Il aurait voulu le dire, mais avait été emporté vers d'autres réflexions : le mot 'extase' qu'elle employait n'avait pas la même saveur pour lui; les êtres qu'il chérissait... Elle pouvait chercher longtemps. Sa Flamme. Sa Flamme seule était sienne. A présent, même cela lui avait été retiré. Il ne vivait plus pour lui-même, en les servant. Il vivait malgré-lui, n'ayant plus d'autre raison de respirer que d'exécuter Leurs Volontés. Il ne lutterait plus qu'en Leur Nom : de lui, rien ne mériterait d'être remémoré.

"Il en sera fait comme tu le souhaites, Feu." dit-il d'une voix neutre, creuse, soumise.

Ni tremblement ni frayeur. Ni volonté entêtée de comprendre, de question. Rien. Seulement un grand vide. Et une éternité de servitude pour y sombrer.

Pauvres étaient les Flammes qui insistaient pour être jugées avant l'heure. Rares étaient celles qui y résistaient. Fuir au point de vouloir mourir était un aveux de faiblesse d'une telle intensité qu'elle en devenait... décevante. Et pourtant, elle ne pouvait pas attendre de tous qu'ils agissent comme elle l'avait fait.

En le voyant ployer, elle le regarda quelques instants encore. Seul. Creux. Affaiblit.

Elle s'accroupit, faisant glisser le couteau qu'elle tenait derrière elle. Sa main attrapa le menton du géant pour l'obliger à la regarder une fois de plus.

- Souviens-toi. Une lame brisée ne redevient jamais ce qu'elle a été. Mais tu es le seul a pouvoir faire quelque chose de nouveau avec ses éclats. " Elle se redressa alors pour quitter la pièce, lançant par dessus son épaule. " N'oublie pas, le IIIe Ost t'attend cette après-midi pour le régiment de chevaucheurs de Morgal. "

A son contact, le sombre gris ne se déroba pas ni ne trembla. Il laissa faire, avec la résignation de ceux dont l'espoir est mort. A 'l'encouragement' de la drow, l'enfant répondu en demandant : pourquoi ne sont-ils jamais satisfaits ? Ne leur plaisons-nous qu'une fois brisés ? L'adulte eut ajouté : pourquoi sommes-nous condamnés à l'être, encore et encore, jusqu'à ce qu'il ne reste rien ? L'ancien, quant à lui, eut simplement dit : la liberté dans la servitude. Gloire aux Dieux Sombres. Des pensées indignes d'un enfant du Destructeur. Qu'il ne parvenait à oublier que dans une violence aveugle... Avant qu'elles ne l'assaillent à nouveau.

Il était trop tard. Il avait laissé voir la fêlure... Et avait été jugé en conséquence. Il avait échoué. Ses mots étaient scellés. Aucun sourire tristement moqueur ne vint animer son visage à cette pensée, cette ultime question : combien de fois as-tu été brisée, pour préférer la fuite à affronter tes blessures, Krish Al'Serath ? De même, elle resta prisonnière de son esprit. Elle n'était plus Krish. Elle était le Feu d'Uriz. Tant de mots. Trop. Rugir et lutter sans question était plus simple. Têtu. Butté. Qu'il questionne, et la vanité de cette lutte sans fin l'écrasait.
Urgoll'Ven demeura à genoux après qu'elle l'ait relâché.

"Je n'oublie jamais, Feu d'Uriz." fut sa seule réponse.