[La Prime justice] Etape 4 : Renforcer l'équipe | Sirène, la Grise & Drystan

C’est aux premiers signes de l’aurore, en ce vingtième jour de Karfias, que s’éveille le dragonnier, sur le toit d’une maison, adossé à son dragon qui s’éveille en même temps, le besoin de dormir à la belle étoile cette nuit-là, après avoir simplement déposé l’essentiel de sa récompense dans la chambre qu’il louait, sans en avoir averti les propriétaires du toit, bien évidemment. Après quelques exercices et un frugal petit-déjeuner, il se mit en route après avoir contemplé son compagnon prendre son envol. Après la veille, il y avait fort à faire et peu de temps pour empêcher aux mages en fuite de se refaire et de renforcer leurs positions.
C’est d’abord dans le quartier des artisans qu’il se rend, auprès d’un forgeron matinal pour y passer la commande d’une targe et y faire réparer son masque fendu, transformant sans tarder une partie de la prime en investissement utile – à quoi bon accumuler de l’or ? – avant de se diriger vers la place des lanternes, dans le quartier populaire.

Si l’endroit est une fourmilière à la nuit tombée, il offre aux premières heures du jour un visage bien différent. Des ivrognes qui cuvent, les bourses vides - pour une partie, toutes les bourses -, des catins défraîchies par une nuit de labeur s’en retournent chez elles, les tenanciers balaient et nettoient les dégâts comme une routine quotidienne… Les rues et ruelles portent les stigmates de l’agitation nocturne, mais s’endorment quand s’éveillent le reste de la cité.
La bonne heure pour y faire du repérage, dissimulé sous une capuche, sans craindre les détrousseurs ou les canailles qui viennent ici chercher la querelle, lancer des défis et plumer leurs victimes préférant s’alléger de monnaies que de finir embrocher, pas davantage les putains aguicheuses… Rien que le calme d’une débauche assouvie qui se repose jusqu’au soir.
Là, dans une ruelle, il y découvre l’enseigne provocante mais fatiguée du Tourne-Gambette. C’est charmant… Sirène va adorer, j’en suis certain. Ah, ça, ça allait écorner son image de gentilhomme, c’est sûr !

Avant la fin de la matinée, il se rendit à la maison qu'elle indiqua lors du premier entrainement, et comme convenu, y glissa un petit mot sous la porte arrière, donnant rendez-vous non loin de la place des lanternes, dans l’après-midi le lendemain – il espère, pour être franc, éviter les heures les plus actives – et recommandant une tenue plus… discrète et commune… Inutile d’afficher trop de richesses.

Le lendemain, à l’heure convenue, il l’attendait au lieu de rendez-vous, une superbe fontaine et son bassin, sur une place, non loin de leur destination, dans sa tenue ordinaire et sombre mais sans Raumo, son épée courte et sans Monarth - le dräke ayant choisi d’aller jouer les galants du côté des grands palais. Après salutations et échanges de courtoisies, le dragonnier l’invite à le suivre, non sans enfiler son masque et se couvrir de la capuche de sa pèlerine. Un masque dans un tel quartier, ça n’est pas une si grande attraction, sauf peut-être pour les détrousseurs qui y voient de riches individus mieux nés venus s’encanailler ou satisfaire quelques appétits qu’ils veulent conserver méconnus de la belle société qu’ils côtoient d’ordinaire.
En route, le dragonnier jusqu’à lors discret quant à la nature de la destination décide de s’en ouvrir.

“ Faut que je vous prévienne… On se rend dans un bordel, le Tourne Gambette qu’il s’appelle, sur la Place des Lanternes. Celle qu’on va trouver, c’est la fille de la tenancière, Mleshka, ou la Grise. Et avant que vous vous posiez la question, ça n’est pas une pute, plutôt une débrouillarde qui fait avec ce qu’on lui a donné en guise de mère. ”

Il évite d’évoquer le fait qu’ils se soient rencontrés dans un trou sombre et humide – c’est vrai en plus – et renonce à l’idée de protéger son image, c’est probablement déjà trop tard, et décide de ne pas trop en dire non plus, il veut laisser la Sirène se faire son idée avant d’éventuellement chercher à la convaincre… Pas sûr après tout que la Grise soit intéressée par une opportunité aussi dangereuse.
Là-dessus, le trajet se passe sans encombre, le dragonnier reste vigilant. l’heure n’est pas encore à l’animation et aux opportunistes crapules qui s’apprêtent pour une nouvelle soirée riche mais il ne se repose pas sur cette certitude, si bien qu’il peut certainement paraître escorter la dame. Pénétrant la place encore relativement calme, loin des troubles éthyliques qui paraîtront plus tard, ils ne s’attardent guère et Drystan la conduit jusqu’à la ruelle et face à la porte dont la pancarte est explicite, et là, tambourine à la porte plusieurs fois avant qu’un gaillard impressionnant ne l’ouvre et présente sa trogne aux deux masques.

"Vous souhaitez découvrir la maison ou vous connaissez l'une des filles ?" qu’il demande, après les avoir examiné un instant, n’y reconnaissant bien évidemment pas des habitués de la maison.

“On vient voir la Grise, elle m’a dit que j’pourrais la trouver ici. L’Ecailleux, elle comprendra.”

Dire qu’il n’y avait plus que cette masse entre lui et un lieu de débauche… Faut comprendre qu’il fréquentait déjà pas ce genre d’endroit autrefois, et que ces dix années de vagabondages ou de vie chez les elfes n’ont rien changé à cela, au contraire, il ne côtoyait même plus d’aguicheuses courtisanes cherchant à s’attirer les faveurs d’un familier du roi, d’un baron et plutôt beau parti. Alors certes, il n’est de toute manière pas du genre à ne plus savoir où se mettre ou à ne pas savoir se tenir en présence de dames lascives et provocantes, mais une telle perspective ne lui convient certainement pas davantage qu’à la Sirène.  

Voilà une réponse à laquelle le gardien de la porte n'était pas tout à fait habitué, ce qui se traduisit par un haussement de sourcil, accompagné d'un léger assombrissement de son regard, déjà obscur. La main toujours sur le battant, il jeta par dessus son épaule, non sans garder un oeil sur les deux inconnus :

"Célimé, l'Ecailleux, ça te dit quelque chose ?"

Pour seule réponse, le silence, jusqu'à ce qu'une tête de jeune femme se fraie un passage entre le flanc du gaillard et le chambranle. Les yeux pâles de la demoiselle découvrirent le sus-nommé.

"Bonjour ! fit-elle d'une voix claire, tout en saluant de même sa compagne. Le monsieur aurait-il la gentillesse de tomber le masque ? Merci !... Parfait ! Il a bien la tête. Rogor, tu as déjà oublié ? Tout le monde ne peut pas s'appeler l’Écailleux, pas vrai ?"

L'intéressé roula des yeux quelque peu fatigués, non sans inviter l'étrange individu et son amie à rentrer. Là, la fraicheur du dehors laissa place à une atmosphère encore lourde des effluves de la nuit passée. A cette heure, en lieu et place des soupirs se faisaient surtout entendre le silence du sommeil, que ne perturbaient que les rares éveillés. L'entrée donnait rapidement sur une pièce garnie de canapés et de cousins aux couleurs passées, que surplombait le premier étage, ouvert, aux rambardes duquel aucune fille ne se faisait encore admirer. Un homme seul faisait la conversation à une donzelle sur ses genoux, une autre attendant lascivement sur un canapé plus loin.

Contournant cet espace dédié au confort et aux rencontres d'une certaine sorte, la dénommée Célimé, à la tenue aussi courte que ses cheveux étaient délicatement bouclés, les mena jusqu'à l'étage, où se succédaient porte après porte, toutes plus indistinctes les unes que les autres, mais uniformément usées. La jeune femme eut une mimique contrite, tout en jetant un regard à la ronde.

"Je... Ne suis pas sûre de la chambre où elle dort. Excusez-moi."

A pas de loup, la jeune prostituée entreprit d'entrouvrir les portes, les unes après les autres. La plupart ne laissèrent entendre que des souffles endormis; derrière une l'on distinguait une activité moindre mais encore présente dans la semi-obscurité des volets fermés, et une dernière fut prestement close d'un oreiller jeté avec un 'POUF' contre le battant. Puis, à la suivante... Au lieu de refermer la porte, la jeune femme l'ouvrit un peu plus.

"Mleshka, tu as de la visite !"

Des marmonnements se firent entendre.

"C'est l'Ecailleux ! Tu sais, celui du souterrain ?"

Le bruit d'un corps se retournant sur un lit grinçant.

"Ta mère arrive !"

A ces mots, la Grise ouvrit brusquement les yeux, bondit, manqua manger le parquet, les jambes empêtrées dans la couverture, mais parvint à se redresser, et atteignit lourdement l'entrée de la chambre, sa crinière noire folle surplombant son visage gris chiffonné de sommeil.

"Ssssssshhhh, je vais m'lever, j'vais m'lever ! souffla la demi-sang pesamment, avant de se frottrer vivement les yeux face aux figures tournées vers elle. Je... Drystan ? Qu'est-ce tu fiches là..."
- La patrone ne les a pas encore vu, je me suis dis que tu voudrais leur parler tranquillement. souffla Célimé avec une mine chafouine, où l'amusement allait croissant avec le rose de ses joues. Par contre, tu...
- Ah ! Parfait ! Merci !"

Lorgnant avec vivacité par delà les épaules de ses invités, la Grise les choppa sans prévenir par le col pour les attirer dans la chambre, avant de clore prestement la porte, non sans un clin d'oeil pour la prostituée. Là, dans une luminosité réduite se côtoyaient un grand lit à la literie usée mais moelleuse, une armoire branlante et une coiffeuse un peu brute. La demi-drow se plaqua contre le bois un instant, tendant l'oreille... Avant de s'affaler de soulagement, ravie de ne pas entendre le pas familier. Un instant, il sembla qu'elle allait piquer du nez... Avant de le redresser vers Drystan et l'inconnue qui l'accompagnait. Avant de dire quoique ce soit, la Grise bailla.

"Heuwaaa... Bah l'Ecailleux... Si on m'avait dit qu'j'te r'verrais au réveil ici... Comment ça va d'puis qu'on s'est vu ? fit-elle d'une voix endormie. Elle bailla derechef. Bonjour m'dame."

Chose qu'elle semblait avoir oublié, mais que n'avaient sans doute pas manqué les nouveaux venus, était la présence de la chemise colorée de la Grise sur le lit défait, de même que son pantalon et ses bottes sur le sol. Et non, la demi-sang ne dormait pas avec une nuisette.

Comme convenu dans le message laissé par Drystan, Sirène s'était présentée sur le lieu de rendez-vous à l'heure dite. Si elle n'avait pas de robe suffisamment discrète pour répondre à la requête du dragonnier, elle pouvait en revanche compter sur une longue cape qui recouvrait entièrement ses vêtements. Celle-ci touchait le sol et et refermait à l'avant, ne laissant que deux ouvertures pour laisser passer ses avants-bras nus. Le tissu était sombre et de moyenne facture, de même que les coutures. Elle avait également troqué ses masques brodés contre un autre bien moins travaillé. De quoi satisfaire aux désirs de discrétion de son compagnon...
Alors qu'ils marchaient depuis quelques mètres seulement, Drystan jugea bon de lui avouer le lieu dans lequel ils se rendaient. Elle se tourna lentement vers lui, lui adressant un regard à la fois surpris et presque outré, ses lèvres entrouvertes dans une expression coite. Après quelques secondes, son esprit parvint à regrouper suffisamment de mots pour constituer une phrase et sa voix à cheminer sa gorge.

-Il n'y a que vous pour me mettre dans une situation pareille. Plaisanta-t-elle.

Elle se laissa ensuite guider par le dragonnier qui avait visiblement déjà repéré le chemin. Sur le trajet, ils discutèrent, sans doute pour faire passer leur gêne à l'idée de devoir se rendre dans un temple de la luxure. Sirène était particulièrement enjouée alors que leur mission ne lui donnait visiblement pas de raisons de l'être. Après tout, elle était encore sur la piste des Delzeenil qui lui donnait un peu de fil à retordre avec ce souterrain. Si le dragonnier l'interrogeait à au sujet de sa bonne humeur, elle ne répondrait pas vraiment à ses questions. Ce n'était pas pour une raison d'anonymat mais simplement une volonté personnelle de garder certaines choses pour elle-même.

A l'approche de l'établissement, la sang-mêlée passa son bras autour de celui de Drystan, préférant réduire la distance entre eux et leur donnant mutuellement du courage pour ce qui les attendait. Lui non plus de semblait pas très à l'aise à l'idée de pénétrer dans un tel endroit et s'y rendre accompagné d'une femme rendait la situation sans doute plus étrange encore pour lui...
Sirène laissa le dragonnier gérer entièrement la situation. Il dut donner un surnom et découvrir son visage mais il parvint sans mal à les faire entrer. Une fois à l'intérieur, la femme au masque cligna quelques fois des yeux tandis que son nez était assailli par des odeurs aussi inhabituelles que dérangeantes. Elle se montra cependant aussi naturellement douce et souriante que d'habitude alors qu'un homme courtisait inélégamment une jeune femme dans l'entrée et que des bruits certes discrets mais reconnaissables s'échappaient de derrière l'une des nombreuses portes de l'étage. C'était dans les situations les plus délicates que ressortait l'éducation dont elle avait bénéficié, digne des grands de ce monde.

Finalement, la dénommée Célimé trouva la bonne chambre mais elle dut jouer de quelques astuces pour parvenir à tirer son occupante du sommeil. Si cela amusa la joyeuse Sirène au départ, elle allait bien vite voir son noble masque défait par une situation pour le moins inattendue... Enfermés dans une chambre sombre et au lit défait, la chasseuse et le dragonnier se tenaient toujours par le bras mais avaient devant eux une femme assise à même le sol... Et entièrement nue. Cette dernière ne semblait d'ailleurs pas s'en rendre compte, au contraire de la mage qui détourna le regard pour presque venir cacher son visage derrière l'épaule de Drystan. Profitant de cette proximité, elle lui glissa quelques mots à demi-voix.

-Intéressante votre amie... Elle releva vers lui un regard qui n'était pas dépourvu d'une certaine espièglerie. Rien ne semblait pouvoir entamer sa bonne humeur.

Mais dans quoi l'avait-il embarquée ?...

Est-ce que cela vient d’une attitude moins entreprenante et rentre-dedans que craint de la dénommée Célimé, ou de la surprise de constater qu’il était “reconnu” dans ce bordel qui chasse la gêne ? Bon, en même temps, dès qu’on connaît le surnom improvisé par la Grise, c’est inscrit sur sa gueule, immanquablement, mais quand même ! Elle avait pas su s’empêcher de baver et d’offrir un récit de ses mésaventures dans l’antre des kobolds à ses voisines. Alors tout de suite, ça roupille dans toutes les chambres, mais le dragonnier se met évidemment à craindre le pire pour la suite… C’est qu’il ne veut pas être un phénomène de foire mais redoute de le devenir quand la maisonnée s’éveillera et l’apprendra.
Mais avant cela, il la découvre, la maisonnée, son air saturé et pesant de la veillée nocturne précédente, l’aspect vieilli de l’intégralité du décor - à l’exception des filles qui y résident, à priori -, le mobilier usé, les couleurs fatigués. Nul doute que l’endroit, toutefois, connu des temps où il offrit à ses visiteurs un aspect bien plus lumineux et extravagant, voir même criards. Un seul client à ces heures, et une maison plongée dans la torpeur : Il avait bien choisi son moment.

Arrivé à l’étage, le dragonnier ne peut s’empêcher de s’interroger sur le sens de ce qui lui paraît fort logiquement être une mise en scène… Il s’abstint de laisser son regard dans les pièces plongées dans l’obscurité, n’y cherche pas les détails que son œil voudrait saisir. Point de gêne, non, mais la volonté de ne pas se laisser distraire par un jeu qu’il croit savamment pensé. Les portes se succèdent, certaines se refermant aussitôt, jusqu’à ce qu’elle parvienne à la bonne, à priori. Enfin, c’est sûr, elle le savait dès le départ.

Il observe, il écoute… La confirmation que l’histoire de l’antre des kobolds n’est plus un secret entre eux, tout d’abord, mais une aventure qu’une année n’était pas parvenue à effacer des mémoires de ses voisines. Mais l’évocation de sa présence, à en croire les bruits, n’encouragea pas plus que ça la Grise à se bouger… Non, par contre, sa mère, ah, ça, c’était d’une efficacité très impressionnante ! Peut-être trop, en fait.
C’est même certain alors que se présente à la porte de sa chambre la Grise, dans le plus simple appareil, sa chevelure noire en bataille avec la tête de celle qui dormait encore profondément quelques instants auparavant - au milieu de l’après-midi… venant des autres filles, c’est compréhensible, mais elle… elle est pas supposée bossée, ou bien ça a changé depuis l’an passé ? -, totalement inconsciente de son état. Le dragonnier entend bien la tentative de Célimé de l’avertir, mais rien à faire, elle ne le saisit pas, et devant la dimension burlesque de la scène, la gêne se sent dépassée, et c’est l’amusement qui prend le pas, il sourit, tout simplement, mais ne dit rien encore. Et puis, à observer Sirène, elle n’en revient pas, mais elle ne cherche pas à fuir… c’est déjà ça.

Et voilà qu’elle les attire dans sa chambre, visiblement soulagée, dans sa mine endormie, que la mère soit pas encore au courant - et il ne peut que s’accorder avec elle sur ce point -, mais ce qui frappe le plus le dragonnier, a cet instant, c’est sa familiarité. A l’observer, à l’entendre, on pourrait croire qu’ils se connaissent de longue date, alors qu’au fond, ils n’avaient partagés que quelques heures dans des souterrains - mais bon, ça suffit certainement à vous rendre intime de l’autre - et c’est l’attitude qu’il choisit d’avoir, lui aussi et alors que la Sirène se détourne, lui garde son attitude légère, se fixant sur le visage de la Grise - après que son regard ait balayé le reste, mais c’est normal, oh ! - secouant la tête.

Il souffla à l’attention de Sirène : “N’est-ce pas ?”

Et finalement, il revient à la Grise, assise et menaçant toujours de s’endormir à nouveau.

“Bah, c’est toi qui m’a dit de t’retrouver là, qu’est-ce que j’y peux si tu dors encore à ces heures, y a bien longtemps que l’jour est levé. Par contre, j’sais bien qu’on a partagé une certaine intimité, toi et moi, mais tu pourrais te couvrir pour la dame, tout de même ! Après, on pourra causer. Non mais, j’te jure !”

Sur ces mots, prononcé avec un ton bien plus familier qu’au cours des précédents rendez-vous et entrainement, il détourne à son tour le regard, pour lui laisser le loisir de se vêtir prestement, observant par dessus son épaule la Sirène, toujours amusé.

“Vous pourrez pas dire que vous vous ennuyez au moins.”

Par contre, en matière de premières impressions... C'était pas gagné.

Tout en détaillant cet étrange individu qu'était l’Écailleux, rencontré un an auparavant mais qui lui avait laissé un souvenir difficilement périssable, ainsi que l'inconnue qui s'accrochait à lui, la demi-drow mit un instant à comprendre quel était problème. Un coup d'oeil plus bas plus tard et un "Oh merde." des plus claires retentit, le faciès gris prenant une certaine couleur. Mais qu'est-ce j'ai fichu... Mais pourquoi qu'y vient quand j'pionce aussi... Se tenant le visage en grommelant, la demi-drow se releva d'une vive poussée, combattant la gêne en marmonnant. Bon, ils avaient vu, eh bien... Ils avaient vu ! A quoi bon faire des manières ? Enfin, c'était tout de même... Hmmm... D'une démarche à l'assurance forcée, la Grise alla se saisir de ses frasques pour les enfiler maladroitement.

"A c't'heures, ben tiens ! T'as déjà essayé d'dormir avec les lascars et les filles qui s'amusent toute la nuit ? J'm'occupe comme j'peux - Miléssa m'a battue au poker, c'pas faute d'essayer mais elle est fichtrement douée, j'ai eu plus de chance contre Filadel - mais au final l'sommeil j'le trouve quand tout l'monde est couché. Visiblement, tout ce remue-ménage avait le mérite de lui sortir l'esprit - et la langue - des limbes du sommeil. Sa tignasse trouva son chemin dans la chemise entrouverte, qui vint recouvrir les formes peu marquées de la Grise, plus masculine que féminine. J't'en foutrais d'l'intimité, j'suis chez moi et j'dormais. Tu pionces en armure avec la chaleur toi p't'ètre ? Enfin quoi, t'as jamais vu une femme nue, ça t'défrise ? Ou c'est la dame qu'en a jamais vu d'autre qu'elle même ? Mais qu'est-ce que j'raconte... Elle bougonna de plus belle en mettant sous-vêtement et pantalon, ainsi que la ceinture. Voilà, j'suis décente, m'sire et m'dame..." Fit-elle d'une voix légèrement nasillarde tout en se domestiquant la tignasse avec les doigts, pour un résultat mitigé.

Après avoir cherché ses dernières affaires, elle finit par se laisser tomber sur son lit - elle pouvait presque en sentir la chaleur, ha, maudits qui l'en avaient délogée ! - qui l'accueillit avec un léger grincement du bois. Non sans un gros soupir, la demi-drow observa le duo sortit de nul part. Un an qu'il n'était pas venu réclamé sa pinte le gus ! Et voilà qu'il débarquait ici, et avec une donzelle ! Et prude visiblement, de surcroit ! A quoi s'attendait-il en pareil lieu ? Des rangées de damoiselles bien apprêtées et pomponnées ? Avec une mine un brin patibulaire, la demi-drow alla se saisir de ses godasses et se les mit aux pieds, cherchant un instant comment s'y prendre dans la semi-obscurité, que son sang-mêlé ne perçait nullement, la laissait écarquiller les yeux à loisir pour s'y retrouver dans les lacets.

"Bon bon bon, c'pas tout ça, les bourdes ça arrive, passons. Satisfaite, elle fit claquer ses semelles sur le sol... Avant de sursauter face au bruit. De la discrétion, pardi ! La demi-drow tourna la tête vers ses invités. Bon, j'sais pas pourquoi tu l'as ram'née, j'suppose qu'tu vas m'le dire mais bien l'bonjour, j'suis la Grise ! Enchantée ! Si vous pouviez oublier qu'vous m'avez vu sans rien, ça m'arrang'rait, c'est quand même familier. Mais son sourire n'indiquait plus la moindre gêne d'avoir été ainsi surprise, plutôt de l'amusement face aux manières du duo. Mleshka, c'est mon p'tit nom dans la maison, mais appelez-moi la Grise, ce s'ra mieux. Se relevant, elle s'inspecta brièvement, fut contente du résultat sans s’embarrasser des plis de ses vêtements, puis tourna sa figure guillerette vers ses invités surprises. Qu'est-ce tu d'viens l’Écailleux ? J'm'étais posée la question en entendant qu'un dragon s'était ram'né d'ailleurs... Tu comptes rester à Thaar longtemps ? Elle eut un petit chuintement de bouche. Pour la pinte, j'sais plus si j'te l'avais dit mais c'pas ici qu't'en auras une bonne."

Drystan se montrait bien plus familier que ce à quoi il avait habitué Sirène. Peut-être se contentait-il de répondre à son interlocutrice sur le même ton. Ou avaient-ils réellement partagé une "certaine intimité" tous les deux ? Le dragonnier ne lui semblait pas homme à s'engager dans des histoires d'un soir. C'était quelqu'un de sophistiqué sous ses manières de joyeux drilles. Un peu à l'opposé de la demi-drow d'ailleurs... Tous deux témoignèrent une pudeur modérée mais aussi d'un amusement certain. Les lèvres de la sang-mêlée s'étirèrent de plus à plus à mesure qu'elle entendait pester la Grise derrière elle.
Lorsqu'elle leur en donna enfin l'autorisation, elle se retourna pour examiner la femme d'un œil nouveau. Elle présentait plutôt mal avec ses vêtements enfilés à la va vite qu'elle n'avait pas pris le temps de réajuster. Sans parler de ses cheveux en pagailles. Elle ignorait encore pourquoi Drystan avait pensé à elle mais elle finirait par le savoir bien assez tôt, sans doute.

La jeune femme entreprit de se présenter, non sans avoir à demi interroger ses visiteurs, mentionnant la visiteuse masquée à la troisième personne alors qu'elle se trouvait juste à côté. Plutôt que de s'en offusquer, Sirène préféra s'en amuser et posa sur elle un regard qui se voulait mystérieux, comme si elle était en train de l'étudier tout en l'écoutant... Puisqu'aucune question ne se tournait vers elle, elle contenta d'attendre une occasion de prendre la parole, continuant d'observer Melshka et d'évaluer son potentiel. Elle faisait confiance à Drystan pour ce qui était de ses compétences partiales. C'était le reste qui l'intéressait...

Une lueur passa dans les yeux de la sang-mêlée, tel le fugace reflet d'un miroir. Ses yeux semblèrent comme voir à travers son interlocutrice tandis qu'elle analysait les flux qu'elle percevait autour de la demie-sombre. Il ne lui fallut que quelques instants pour apprendre ce qu'elle voulait savoir et elle tourna son regard vers le dragonnier, lui adressant un sourire de satisfaction.

Un haussement de sourcils répondit, seul, au regard inquisiteur de l'étrangère, tandis que la demi-drow écoutait l’Écailleux... Non sans se renfrogner un peu. Rien à voir, j'te f'rais voir moi, qu'il y a rien ! Admettant volontiers qu'elle l'avait cherchée, la Grise n'en fut pas moins bonne pour arborer un regard blasé du même effet, avant qu'il ne s'éveille face à la proposition. Du travail ? Quelqu'un qui venait frapper à sa porte pour lui en donner ? Les Dieux s'étaient-ils penchés sur son sort, pour changer ? Attend, une chasseuse de prime... Qui s'occupe de mage ? La demi-drow se gratta la nuque avec un petit rire, coincé entre la joie et un semblant d'appréhension.

"Comment tu veux qu'j'réponde à ça ? Des ennéades que j'suis coincée dans c'trou, parce qu'les occasions manquent. Ca arrive, mais c'est pas d'gaieté d'coeur qu'j'suis ici pour autant. Geste du menton vers la chasseuse de prime, accompagné d'un sourire amusé. Laisse-moi d'viner : c't'une histoire de mages ?"

Nonchalamment, la demi-drow était venue s'appuyer contre la porte. Bien mal lui en pris : une pression vint la secouer et, par réflexe, la Grise la dégagea aussitôt, avant d'ouvrir la bouche... Et de la refermer aussitôt quand le battant fut brusquement ouvert, venant lui cogner le pied botté. Bondissant en arrière, la demi-drow avec une larme à l'oeil découvrit une figure maternelle courroucée sur le pas de la porte. La Grise jura intérieurement : avec ce bordel liée à sa nudité, elle avait oublié de tendre l'oreille quant à l'activité à l'extérieur.

"Tu vas pas aller chasser du mage, tudieu ?! glapit la tenancière fripée, au débit sonore aussi notable que la vivacité de son regard.
- Je... Maman... hoqueta la Grise en reprenant contenance, malgré la pulsation douloureuse de son extrémité.
- Je sais pas d'où vous sortez - c't'un comble d'pas v'nir s'présenter sous mon toit ! - mais vous avisez pas d'l'embarquer dans une sale affaire !...
- Il a même pas eu l'temps d'me répondre... hoquetait la demi-sang.
- Elle fait les choses BIEN, elle est HONNÊTE, alors vous m'l'embauchez pas pour que'que chose qui m'l'éparpille dans l'voisinage façon armée drow, pigé ? dit la vieille en s'avançant vers les deux inconnus, doigt méchamment levé sans la moindre subtilité.
- MAMAN. Ayant retrouvé son souffle, la Grise se planta devant sa génitrice, les mains sur les hanches. J'trouve un d'job, j'me barre, et tout l'monde est content. Comme ça qu'ça fonctionne !
- On a jamais parlé d'magie ! s'énerva l'humaine. Le coup au nez d'trop tu m'l'as fait, les coups d'épée tu m'la fais, les peines d'coeur tu m'les a faite aussi... Mais la magie, non ! Et c'est pas la même chose !
- J'm'en fous ! J'prend c'qu'on m'donne ! s'emporta à son tour la Grise. Et la porte, t'sais plus frapper ?!
- Ma fille, tu bern'ras pas ta mère, tu m'aurais pas laissée entrer !
- Tu saurais qu'si si t'avais essayé !
- Mais pourquoi tu l'as fermée d'abord !?
- Par-parce qu j'étais à poil ! mentit la Grise... Quant à ses motivations.
- Quoi ?! Tu reçois tes invités nue maintenant ?!
- Mais ils se sont invités tous seuls !"

Et la mère et la fille de ne pas sembler vouloir s'arrêter, tandis que la figure désolée de Célimé osait jeter un oeil dans l'ouverture, pour découvrir la ridicule scène qui se jouait dans la chambre de la Grise, en la présence de deux personnes qui n'avaient en rien demandé à assister à pareil prise de becs.

Alors que Drystan la présentait, Sirène posa de nouveau son regard énigmatique sur La Grise, l'accompagnant d'un fin sourire. Le dragonnier n'ayant pas réagi à la satisfaction dont elle avait fait montre, elle pensa naturellement qu'il n'était pas au courant de toutes les capacités de son... amie ? Cela n'avait rien de surprenant en soi. Qui pourrait dire en la voyant qu'elle pratiquait la magie ? Cependant, elle entrevoyait déjà de quelle manière ils pourraient mettre en oeuvre les dons de la mercenaire dans la mission qui était la leur.

La demi-sombre sembla fortement intéressée mais surtout pour une question de besoins. Elle était visiblement sans travail depuis un moment et avait besoin d'une rentrée d'argent pour pouvoir rebondir partir d'ici. Finalement, Sirène ne serait entourée que de personnes dans cette situation. Le moins que l'on pouvait dire, c'était qu'avec leurs trois cibles restantes, il y avait matière à renflouer les poches de tout ce petit monde.
A la remarque de Melshka sur les mages, la sang-mêlée lui adressa un nouveau sourire.

-Perspicace. Lui lança-t-elle avec humour.

Mais alors qu'elle s'apprêtait à lui expliquer le fin mot de l'histoire, la porte s'ouvrit soudainement et s'ensuivit une scène plutôt surréaliste. Une vieille femme entra et gronda prestement la Grise pour l'empêcher de prendre le travail qu'on lui offrait. C'était paradoxal... La demie-sombre avait les compétences pour manier les armes mais sa mère refusait qu'elle prenne un emploi dangereux. Il n'y avait qu'au prix d'une longue carrière couronnée de succès qu'un guerrier pouvait espérer gagner sa vie sans plus avoir à se battre face à autre chose qu'un novice dans le cadre d'un entraînement. Préférait-elle qu'elle travaille dans son établissement ? Personnellement, Sirène ne le souhaiterait à aucun des enfants qu'elle n'avait pas mais elle venait d'un tout autre univers.
Finalement, elle libéra le bras de Drystan et s'avança vers les deux femmes. Si elle éleva un peu la voix au début pour parvenir à se faire entendre, elle reprit bien vite son ton calme et posé.

-Rassurez-vous, Madame, il s'agit d'un travail parfaitement honnête en collaboration avec le Gué de Thaar. Votre fille contribuera à améliorer la sécurité de nos compatriotes et elle ne le fera pas seule. Notre groupe est composé de fines lames et de mages de talents. Et il me semble d'ailleurs que Melshka possède elle aussi quelques talents et je suis certainement la mieux placée pour l'aider à les exploiter pleinement.

Oh, pour le dragonnier, la réponse n’est pas aussi évidente que le suggère la Grise. Il y a un danger auquel elle peut songer et dont elle peut légitimement vouloir s’épargner en préférant des boulots moins bien rémunérés mais plus tranquille.
Alors sans lui répondre, dans son esprit, il se dit : « en y réfléchissant bien avant de te jeter dessus. »
Mais une tempête vint secouer la chambre avant qu’ils n’aient eu l’opportunité d’aller plus loin. Une tempête maternelle !

Même si la forme est brute, il comprend bien le sentiment qui agite la figure maternelle, il approuve même la volonté qu’il y décèle. Elle veut la protéger des autres, peut-être d’elle-même, des mauvaises expériences. A voir par contre si faire le tapin est bien et honnête à ses yeux, mais c’est là un tout autre débat. En attendant, après avoir esquissé un geste léger signe d’une réponse à venir, il se ravise pour laisser la tempête s’essouffler un peu d’elle-même plutôt que de risquer le malentendu qui l’alimenterait.
Dans tout ça, il se réjouit presque de n’avoir jamais connu ce genre de scène… Sa mère – ainsi que sa sœur – était morte alors qu’il était jeune, son père l’envoya bien vite à la cour où il fut élevé par l’ensemble avant que le maître-espion ne le prenne sous son aile… Et les tâches ingrates et délicates, il n’hésitait pas pour peu que ça permette d’éprouver les talents de son apprenti. Pas du genre à le couver, son vieux mentor, ça, non !

L’instinct de conservation – et le bon sens – lui dictant de se tenir à l’écart, il s’y tient et alors que la tempête se poursuit, c’est Sirène qui se décide à tenter de calmer le jeu et à rassurer la figure maternelle.
Bon, l’essentiel lui passe au-dessus, évidemment, il sait déjà. Par contre, il est lui-même surprit – et la mère et la fille le semblent tout autant – lorsqu’elle évoque les talents – qu’il sait magique, du coup – de la Grise. C’est qu’en cherchant bien, elle avait peut-être évoqué des « bricoles » enseignées par un mage elfe, mais il sait bien que des bricoles ça ne suffit pas, mais il s’était pas intéressé plus que ça et n’en avait pas vu la moindre manifestation dans l’antre des kobolds.

Le dragonnier reste donc en retrait, silencieux, parait nonchalant, son regard s’égare, s’intéresse aux détails, ajoute au tableau ce qu’il découvre de l’environnement de la Grise. Sirène semble avoir pris les choses en main et a étourdie la tempête avec sa révélation, inutile d’ajouter une voix de plus – de trop ? – qui peut briser son travail.  

Si l'interruption de ma chasseuse de mage fut accueillie par un regard stupéfait de la Grise, la mère de cette dernière fut bonne pour regarder l'inconnue avec des gros yeux écarquillés de stupeur. Reprenant ses esprits, elle fronça les sourcils et se fit plus inquisitrice, les mains sur les hanches, à l'inverse de la demi-drow qui, elle, ne regardait la femme qu'avec une franche curiosité.

"D'puis quand t'en trouves des comme ça toi ? grogna la vieille à l'attention de sa progéniture.
- Pas moi. fit la demi-drow, écartant les mains en signe d'innocence, avant de poursuivre sur un même ton. Mais l'copain, si."

Faisant cela, la demi-drow eut un regard appréciateur pour Drystan... Qui se tenait prudemment en retrait, ce qui lui tira l'ombre d'un sourire. P'tit malin. Mais sa chère mère, après avoir regardé le 'copain' en question, ne la laissa pas tranquille pour autant.

"Qu'est-ce tu prépares qu'tu m'as pas dit ? fit la tenancière en haussant un sourcil.
- Rien du tout. J'pionçais, y s'sont pointés et m'proposent d'quoi remplir la bourse. Et même que l'Gué en est, et pour du bien, si c'est pas beau !" expliqua la Grise, saisissant l'aubaine on ne peut plus alléchante.
- Mais d'où qu'elle sait, si elle te connais pas ? contre-argumenta la vieille, suspicieuse, non sans un regard pour la tenue, discrète mais de qualité, de la dame.
- Euh... C'est une mage aussi ? répondit la demi-drow après un moment d'incertitude, tout en observant l'intéressée avec un air interrogatif. Dis, y a le Gué et des gus qui savent y faire, qu'est-ce que tu veux d'plus ?
- Qu'on m'apprenne pas qu'un putain d'mage t'as cramée d'bas en haut. répondit la vieille avec une brusque gravité.
- Si on est plusieurs, c'va pas être une partie de plaisir pour lui. répondit la Grise avec un grand sourire... Avant de se faire braquer un doigt sous le nez.
- Fait ta maligne ! gnogna l'humaine. J'y connais p'tète pas grand chose d'vos histoires d'magie, mais entre un gars avec son épée et un autre qu'y t'crame un quartier, y a une différence qu'j'peux voir !"

Agacée par la tenacité comme l'ignorance de sa génitrice, la Grise fit la moue. Ne pouvait-elle pas la laisser se débrouiller, comme d'ordinaire ? Voilà qu'elle lui compliquait les choses, alors qu'une occasion en or était - littéralement - venu frapper à sa porte. Par les Dieux, la grand-mère, tu vas me lâcher la grappe oui ?! Cependant... Une brusque idée lui donna une idée d'échappatoire autre qu'une énième prise de bec.

"Dites, euh... Sirène. Vu c'que vous v'nez de dire, vous seriez pas mysticiste des fois ? Face à la figure - et au doigt - contrariée de sa mère, la demi-drow ajouta. C'plutôt utile pour pas s'faire cramer l'pif, ou je n'sais quoi d'autres d'magique...
- Mleshka, si tu commences à t'payer ma tête... marmonna la vieille. Pour c'que tu m'en as dis, t'sais pas faire ça !"

J'ai appris c'que j'ai pu en peu d'temps, vieille chouette ! S'agaça la fille, tout en gardant le sourire, résistant à l'envie de sortir à nouveau les griffes.

"Et puis, t'sais, l'dragon qu'est arrivé, ben c'est c'lui d'l'Ecailleux..." renchérit-elle encore, plus discrètement.

Dans l'encadrement de la porte, la frimousse de Célimé avait disparu. Cela dit, la demi-drow n'était pas sûre quant aux nombres d'oreilles qui se tendaient, en cette instant, dans les chambres du bordel supposé endormi à cette heure.

Sirène ne trouva pas le temps d’intervenir plus tôt tant les deux femmes étaient intenables. Cependant, lorsque le sujet de sa magie vint sur la table, elle leur adressa un sourire satisfait.

-En effet, je suis une mystique. Et si votre fille ne maîtrise pas encore cette capacité qui permet de déceler les talents des autres mages, je peux le lui enseigner. Notre Art est rare et souvent méconnu. Or, il n’a plus aucun secret pour moi.

La sang-mêlée ne mentait en aucune façon. Ce qui l’avait fait échouer quelques jours plus tôt n’était en rien un défaut de compréhension, simplement de puissance et de concentration dans un moment où l’agitation était assez intense et où le dragon avait pour la première fois usé de sa magie en sa présence. Elle était tout à fait à même d’enseigner la pratique de sa magie à une autre.

-Et je peux effectivement empêcher que la magie nous cause des dommages en altérant les sorts lancés, en reprenant leur contrôle et même en les empêchant tout simplement. Mleshka pourrait s’avérer être un atout déterminant dans la stratégie que j’entrevois. Nos cibles connaissent notre groupe actuel aussi vaut-il mieux qu’elle ne se montre pas à eux et ne s’approche pas de trop près. Ils ne sauront même pas qu’elle est là.

Sirène exposait bien sa stratégie aux deux femmes mais, puisque c’était la mère qu’il fallait convaincre, elle concentrait son attention sur elle. Elle ne se départissait pas de son sourire paisible et assuré, ses yeux luisants d’une certaine malice alors qu’elle visualisait de mieux en mieux le rôle que la Grise allait jouer.

Toujours muet, le dragonnier n’en a pas moins un discret sourire un brin provocateur quand la Grise tente de distraire sa mère en vain. Les traits exotiques n’ont pas le moindre effet sur l’expression maternelle, aucun ! Bien essayé ! Mais rien à faire, et il en profite pour se maintenir dans sa posture de spectateur, ayant servi d’entremetteur.
Après s’être égaré sur la chambre, son attention fut attirée par de légers grincements, des bruits de pas étouffés : ils avaient un public. Sans s’inquiéter de la mission elle-même, c’est à son image qu’il pense alors qu’il s’est découvert. Combien de temps avant qu’on suggère que l’Ecailleux, ce dragonnier ayant débarqué quelques ennéades auparavant, fréquente les bordels de la place des lanternes ? Non qu’il y accorde la moindre importance, mais tout de même !

Il écoute Sirène, découvre non seulement les talents magiques de la Grise, mais surtout, le fait qu’elle est également une mysticiste en puissance. Si on peut vraiment lui enseigner rapidement quelques tours pour se dissimuler, ça peut effectivement leur servir, et lui servir à se tirer d’un mauvais pas. Toutefois, c’est après elle qu’il décide de sortir de son silence, affichant une certaine tranquillité.

« Et avec tout ça, on aura effectiv’ment un dragon pour assurer nos arrières. Même si ça tourne mal, croyez-bien qu’ils auront assez à gérer avec l’orage qui leur tombera dessus pour se préoccuper de votre fille, je m’en assurerai. »

Une telle extrémité signifierait néanmoins le renoncement à les capturer en vie ou relativement indemne… Ses partenaires l’ignorent encore, ils n’ont vu que la paisible brise, tout au plus une bourrasque, mais il sait, lui, quelle tempête sommeille en son sein, car il la partage et ne doute aucunement de ce qu’il adviendrait de ceux sur qui elle tombera.

Difficile pour la vieille femme de ne pas entendre ce qu'avait à dire la mystérieuse Sirène, fort polie, maîtresse de ses propos et on ne peut plus sûre d'elle. La Grise la vit ainsi baisser le bras, au même titre qu'un sourire jusque-là inquisiteur, pour mieux fouiller du regard les mires de la 'mystique'. On n'dit pas mysticiste ? s'interrogea brièvement la demi-sang, sans s'attarder davantage sur le propos, Sirène semblant y comprendre davantage qu'elle-même. Cependant, la où les propos de l'étrange donzelle éveillèrent l'intérêt de la Grise - qui retenait à peine un sourire de triomphe - et apaisèrent la vieille et ses protestations, la sur-enchère de Drystan eut un effet plus... Mitigé. Comptant seulement sur cet argument pour rassurer sa mère, évoquer les capacités 'd'orage' de la créature mirent plutôt mal-à-l'aise la demi-sang qui, sans trop perdre de sa superbe, eut un un coup d’œil un peu nerveux pour le dragonnier.

"Hmmmm c'est qu'ça m'a l'air pas mal votre histoire... dit, après un temps, la tenancière. Brusquement, elle se tapa se claqua une cuisse d'une main. Très bien même ! Fille, qu'est-ce t'attends alors ?"

Après quoi, sous le regard presque atterrée de sa progéniture, la tenancière salua avec une politesse et un naturel chaleureux surprenant, après une telle entrée en matière, et prit congé d'eux sans davantage s'attarder. La porte refermée, les quelques bruits de l'extérieur furent un peu étouffés, non sans que les occupants de la chambre ne puissent ouïr la matrone rabrouer gentiment deux filles, les renvoyant à leurs affaires, les pas de tout ce petit monde s'éloignant bientôt, au gré de quelques grincements du bois. Pendant tout ce temps, la Grise n'avait guère bouger, croisant seulement les bras, se tenant le menton d'une main, alors qu'une infinie lassitude pouvait se lire sur son faciès, qui semblait s'étirer au même titre que le temps, à présent que la tornade maternelle s'en était allée.

Finalement, la demi-drow finit par s'ébrouer et sourit à ses invités.

"M'faut signer un pap'lard ou suffit dire qu'j'en suis ? fit-elle avec une soudaine légèreté, pour ensuite ajouter. Sinon, combien qu'ça paye ?"

Étant donné la puissance du dragon, Sirène préférait autant ne pas voir cet être mythique déchaîner “l’orage” sur leurs cibles. Cependant, elle n’afficha rien de cette pensée. Le but était bien de convaincre la matriarche de laisser sa fille les accompagner dans cette mission et cela sembla fonctionner à merveille. La femme au masque remarqua néanmoins la réaction de la Grise à l’évocation des capacités de Pradias et se garda de la relever pour le moment. La vieille sortit, non sans avoir enjoint la progéniture à accepter leur offre de manière très autoritaire.

Parfait.

Sirène n’avait certes aucune idée de compétences martiales de la jeune femme mais ce n’était pas ce qui l’intéressait dans le cas présent. Elle était tout à fait sincère lorsqu’elle parlait d’utiliser ses compétences magiques en vue d’une approche furtive. Et elle n’avait pas besoin qu’elle les lui vantes pour savoir de quoi elle était capable en la matière. Son peu de maîtrise lui suffisait amplement pour ce qu’elle avait en tête.

-Vous faites désormais partie de l’équipe. Il ne nous reste qu’un membre à vous présenter. Quant au salaire, étant donné le passif de nos cibles, il y aura bien assez pour nous quatre.

La sang-mêlée lui donna les montants, certaine que Mleshka ne serait pas déçue du voyage. Légende était un tueur de masse et les Delzeenil s’en étaient pris à trop puissants pour eux. Entre le Gué de Tharr et les victimes flouées qui avaient les moyens de payer pour obtenir la tête des deux lascards, ils auraient de quoi se mettre à l’abri du besoin pour un moment.

-Je dois malheureusement retourner en chasse. J’ai une piste à remonter pour savoir où ils sont partis se cacher. Souhaitez-vous m’accompagner afin que je vous apprenne cette capacité propre aux mysticistes ? Nous en profiterons pour parler de nos cibles et faire état de notre premier contact avec eux.

La Grise se montra intéressée par la proposition et Sirène lui adressa un sourire chaleureux et satisfait. Elle était ravie de pouvoir enseigner ses compétences à quelqu’un d’autre. Puis elle se tourna vers Drystan et lui lança un regard malicieux, s’adressant toujours à la demie-drow.

-Avant cela, nous devrions peut-être le raccompagner, qu’en dites- vous ? J’ai peur qu’il ne se sente pas très à l’aise à l’idée de repartir d’ici tout seul. Plaisanta-t-elle.

A l’évocation de l’orage, il releva avec un certain amusement la nervosité, loin d’en être gêné, il fallait dans une certaine mesure que le dragon inspire la crainte. Bien sûr, il lui faudrait s’assurer que ces trois partenaires comprennent bien que si les choses tournaient à la catastrophe, ils n’hésiteraient pas à le déchainer et qu’il valait mieux qu’ils se soient mis à l’abri le moment venu. Qu’importe les attentes de Sirène, qu’importe ses propres principes, il ne risquerait pas complètement sa peau ou celles de ses compagnons pour préserver leurs ennemis. Dans l’absolu, ils avaient fait le choix d’être ce qu’ils sont, de la voie qu’ils poursuivaient. Respecter le Choix, c’est aussi condamner ceux qui font les mauvais.
Mais il espère bien qu’ils n’aient pas à en venir à là, c’est évident.

L’affaire conclue, et les deux mystiques ayant apparemment l’intention d’aller, bras dessus, bras dessous en balade, faire les boutiques, s’échanger des ragots et accessoirement, traquer le vilain, il semble bien qu’ils en ont fini.

« Bienvenue dans notre petite bande, la Grise. »

Et là, Sirène se permet une petite et plaisante provocation à laquelle, avec la même exagération théâtrale qu’en d’autres occasions, il décide de répondre.

« Non mais, ça va bien oui ! Faites la maligne, derrière votre masque, vous en meniez pas large lorsque j’vous ai annoncé la destination ! Il feint l’offusqué, mais ne laisse pas le loisir à la Sirène de mener son petit jeu au bout, et grand prince, s’en va avec dignité, seul, non sans offrir aux fouineuses une petite courbette et le ton galant du courtois du courtisan et son plus beau sourire. Mesdames, mes excuses de ne pouvoir jouir davantage de votre charmante hospitalité. Je suis certain que ma dame au masque y sera davantage sensible que votre humble serviteur. Au plaisir ! »

Il adressa un sourire à la dame au masque en question, ainsi qu'un geste de salut reconnaissant à Célimé en particulier pour les avoir introduit auprès de la Grise, et reparti sans s’attarder vers la sortie, remettant son masque et sa capuche avant de parvenir à la porte et de retourner dans la ruelle.

La demi-drow, avec un sourire en coin, regarda Drystan partir sur ces mots, en grand seigneur outragé. Eh bien, l'est très bien c'bordel ! Pas d'quoi en faire un drame...! Puis elle tourna ses mires sombres vers la dénommée Sirène, avisant son masque comme sa cape. Relativement discrets mais, de ce que la Grise pouvait voir, ils ne semblaient pas de mauvaise facture. Qui donc sont ces gens ? Concernant l'Ecailleux, elle avait déjà la réponse, mais pour la dame et le mystérieux acolyte qu'il lui restait à découvrir... ? La demi-sang ne s'en sentait pas moins guillerette : l'argent n'était pas encore dans sa bourse, mais vu la dégaines de ses partenaires, elle sentait que la traque allait bien se passer. Il y avait des compétences en jeu, c'était le cas de le dire.

"C'est qu'ça l'défrise bien d'venir ici. Et vous donc, vous vous en r'mettez ? s'amusa la Grise, à l'attention de la mysticiste. Enfin, sortir f'ra pas d'mal."

Cela ajouté avec innocence. Un peu de lumière serait bienvenue, ainsi que l'absence d'une certaine figure maternelle. De plus, si Sirène était aussi douée qu'elle semblait le dire, la demi-drow aurait de quoi la questionner. Enfin, écouter surtout : la magie n'était pas sa vie, simplement un atout. Mais rien que la possibilité de remonter une piste magique... Voilà qui pouvait s'avérer utile. Faisant prestement un tour dans la chambre vétuste, la demi-sang rassembla ses quelques affaires, avant d'enjoindre son invitée à suivre le chemin pris par l'Ecailleux.

"Après vous m'dame."