Entre petits seigneurs, on se comprend | Marc-Aurèle

L’intrigue ressentie par la dame de Fernel, provoque un très léger frisson dans l’échine de Marc-Aurèle. Non point qu’elle était effrayante, ni qu’elle avait été menaçante, suffisante, ou condescendante en aucune manière ni aucun instant, mais Marc-Aurèle avait trouvé en cette femme, une force tranquille plus qu’impressionnante. Et cette impression, ce charisme, enfoui pleinement dans ce visage soudainement fermé par la curiosité… Pouvait être impressionnant. Et en cet instant, le guerrier aguerri, manipulateur de gigantesques claymores, combattant en armures lourdes et bâchant la terre à la seule force de ses puissants bras et de son impressionnante musculature… Se sentit tout petit face à la châtelaine aux prunelles perçantes.

L’arrivée des serviteurs fut vécue comme un soulagement. Un soulagement imprévu, mais bien venu. Disposant les denrées sur une table, disparaissant à la demande discrète de l’hôtesse de ces lieux, les serviteurs n’eurent point besoin de beaucoup de temps pour disposer tout cela. S’asseyant, conformément aux indications de Louise, Marc-Aurèle écouta avec une avidité gourmande, les informations distillées par Louise quant à ce fameux pain aux fragrances… Formidables.

S’exécutant, le seigneur de Terrefière, vavassal du Comte d’Arétria, plaça sur la fameuse tranche de pain, les condiments grillés et cuits à la perfection, assaisonnés d’épices et baignant dans une petite sauce pleine de sucs de cuissons. Et le résultat était MA-GNI-FIQUE ! Mais il n’eut le temps de ne prendre que deux bouchées, lorsque Louise reprit la parole, plaçant à nouveau les négociations au milieu de ce repas.

- Il est dans tenants de la gestion du Comté qui me sont inconnues encore à ce jour. Je ne suis que le fidèle vassal, le porteur de message. Je ne suis pas au courant des tractations existantes, ou point, avec le marquisat de Sainte-Berthilde. Je sais seulement que les voyageurs et les vents auront rapportées monts et merveilles aux oreilles de mon suzerain, à propos de vos terres, de vos gens, de vos compétences et de vos atouts. Et c’est fort de ces informations, que Magnus de Terresang m’a envoyé par ici. Et de ce que j’ai vu, je peux dire que les voyageurs et les vents n’étaient que de piètres conteurs, tant vos terres et votre peuple sont tous les deux magnifiques. Votre aide serait une bénédiction pour la Malelande, qui saurait être reconnaissante à coup sûr.

Puis, il reprit une bouchée de ce délicieux pain garni. Oui, l’hôtesse de ces lieux cachait d’adorables ressources, y compris à la cuisine. Et Marc-Aurèle était conquis !

Louise esquisse un sourire en coin. Quel curieux choix de la part du Comte d’Arétria d’envoyer un émissaire qui semble ignorer les tractations importantes avec le marquisat voisin. Un ambassadeur se doit de maîtriser son sujet pour mener au mieux des négociations, selon son opinion. Peut-être en va-t-il autrement en Arétria, allez savoir. Toujours est-il que Louise prend tout son temps, le regardant manger avec un sourire aimable, avant de se saisir à son tour de sa petite fourche à deux dents et de la planter dans une fine tranche de viande et quelques légumes fumant.

- La logique voudrait que toutes les denrées périssables proviennent du plus poche de vos frontières, afin d’éviter, entre autres inconvénients, les exactions. Les bandits de grands chemins sont partout, les dangers ne manquent pas et plus le trajet est long, plus vous prendrez de risques. Non pas que je refuse de vous aider sur ce point, soyons bien d’accord, j’attire tout simplement votre attention sur des déconvenues tout à fait prévisibles et potentiellement déplaisantes.

Les routes sont sûres, à Fernel, mais elles ne le sont plus tellement dès que l’on sort de sa seigneurie. Ce n’est pas pour rien qu’elle s’est entourée de ses meilleurs hommes, une vingtaine au total, pour chevaucher avec elle jusqu’à Papincourt pour assister au mariage de Lohie de Brandevin et de Tibéria de Soltariel. Les dangers sont nombreux, et pas toujours humains, qui plus est.

- J’ignore ce que les vents colportent, bien sûr, mais il est vrai que les Fernelois vivent bien. En sécurité sous ma garde. Ils ne manquent de rien, grâce à leur labeur et à ma vigilance. Ces gens comptent sur moi, dans bien des domaines. Tout comme les vôtres comptent sur vous. Vous me comprenez n’est-ce pas…

Elle découpe un morceau de pain et le mange tranquillement, le regard posé sur son assiette de métal puis sur son invité.

- Cela étant, je dois bien avouer que si je pouvais améliorer la protection du bourg et des terres par des hommes de métier, qui ne seraient dévoués que cela, cela me permettrait de soulager grandement mes hommes qui sont obligés de veiller en permanence, à tour de rôle. Des hommes fatigués sont des hommes inefficaces.

Elle tranche un morceau de viande qu’elle mâche tranquillement, avant de tendre la main vers une carafe toute simple et de verser elle-même un peu de vin sombre, parfumé aux épices, dans le verre de Marc-Aurèle, avant de faire de même pour elle.

- Combien de ces reîtres le Comte serait-il disposer à me céder d’après vous ?

Elle prend son verre et le lève doucement pour en prendre une gorgée, avec un visible sourire de satisfaction.

- Du vin aux épices. Un parfum que j’adore, et qui a l’avantage d’améliorer les vins un peu jeunes. Goûtez donc.

Le dîner avait beau ne pas relever d’un véritable festin, d’un vrai banquet somptueux et plein de denrées qui, d’une manière ou d’une autre, seraient soit mangées soit abandonnées, mais la simplicité des plats, et leur nombre suffisant, permettait à Marc-Aurèle d’entrevoir une sensation de satiété fort agréable. Non pas qu’il ne connaisse pas cette sensation chez lui, mais elle était moins souvent présente, dû à la frugalité de certains repas. L’hiver étant passé par là, les greniers de Terresang durent être remplis plus rapidement, et en plus grande quantité, obligeant Terrefière à s’adapter.

Les tractations de Louise firent leurs petits chemins dans l’esprit de la châtelaine, et dans celui de Marc-Aurèle. Elle n’avait pas tors sur le besoin de proximité géographique lorsqu’il s’agissait de faire venir des denrées. Mais elle semblait avoir besoin d’hommes d’armes dont se battre était le métier. Un terrain d’entente semblait donc faisable, il ne restait plus qu’à savoir quand, et en quelle quantité.

A l’invitation de la châtelaine, Marc-Aurèle goutta ce vin. Lui qui en buvait régulièrement, et qui en faisait lui-même – ou plutôt sa châtellenie – n’était point insensible aux saveurs parfois âcres du vin rouge. Il appréciait cette boisson et prenait un plaisir sincère à en déguster les nouveaux cépages. Le caractère épicé de celui-ci, en revanche, le surprit grandement. La saveur n’était pas désagréable, mais l’arrière-goût prononcé n’était pas forcément du goût de son palais. Mais il était heureux d’y avoir goûté. Et puis, il prit la parole.

- Eh bien, j’imagine qu’en fonction de ce que vous pouvez exporter vers la Malelande en nourriture, en blé, et autres denrées, le Comte Magnus sera disposé à proposer un nombre conséquent de reitres. De combien de reitres auriez-vous besoin ? Demanda-t-il en reprenant une gorgée de vin, avant de lever sa coupe vers Louise, l’air d’attirer son attention vers la coupe. Ce vin est étranger à mes papilles, mais il est une charmante découverte. Merci, ma Dame.

Louise en but une petite gorgée à son tour et pose le verre sur la table avant de répondre :

- Je dois voir cela avec mon Intendant, il a une vue très précise de nos greniers et de ce qu’il est possible de vendre ou d’échanger. Je suis certaine que nous parviendrons à un accord assez rapidement sur ce point.

Pour autant qu’Elazar veuille bien revenir de son séjour dans le sud. Il est parti sans réellement préciser pourquoi il l’a fait et Louise a besoin d’avoir son avis sur la question vu que c’est lui qui a géré l’essentiel des récoltes pendant son long voyage en Péninsule, à Thaar et à Kirgan. Que diantre est-il donc allé faire là-bas ? La châtelaine essuie sa bouche à l’aide d’une petite serviette de tissu, pensive, avant de reprendre :

- Quant à ces hommes que vous proposez, je vous avoue que ce n’est pas tellement cela qui m’importe le plus. J’ai déjà mon escorte personnelle, un maître d’armes, des hommes de métier et un capitaine de la garde qui affiche fièrement son épée reforgée par les Nains. Une arme remarquable, si cela vous intéresse, je vous conseille de voir cela avec lui, il en est ravi. Cela étant, il est le seul à posséder une arme récemment réparée. Et c’est précisément cet état de fait qui me pousse à penser qu’il serait opportun d’alimenter Fernel en matériau essentiel comme le fer.

Elle déchire un morceau de pain et le mâche, avant de reprendre, le regard fixement posé sur son invité :

- Nous sommes des Nordiens. Nos terres n’ont pas été épargnées et le sol de Fernel a reçu lui aussi sa part de sang. Or, si les conflits sont derrière nous, rien n’indique qu’ils ne risquent pas de se représenter à l’avenir.

Louise sourit un peu à cette perspective puis pique un morceau de panais encore chaud sur la petite fourche à deux dents avant de le manger, consciencieusement. La guerre ne lui fait pas peur, pas plus que de se battre si le besoin se fait sentir. Elle en parle donc avec un détachement complet, sans hésitation.

- Nos armes sont vieilles, peu entretenues et peu utilisées forcément. Avoir de quoi en forger de nouvelles serait très appréciable, je ne le cache pas.

La châtelaine a un soupir léger. L’épée de Fernel est trop lourde, pas du tout adaptée à sa taille ni à sa morphologie, elle ne pourrait rien faire de cela à part la traîner au sol. Louise ne dispose d’aucune arme autre que celle offerte par Dante, une lame courte et fine, le genre d’arme subtile et assassine qu’elle affectionne mais qui serait totalement inutile en combat rangé. Autant se rendre sur le champ de bataille avec un cure-dent…Il y a bien des bâtardes pour l’entrainement mais elles aussi sont inadaptées. Donc il lui faut une arme appropriée. Quelque chose qui lui convienne.

- Peut-être pourrais-je envisager la présence d’une dizaine de vos reîtres affectés à des tâches bien précises et du fer de qualité en échange de vivres et d’artisans pouvant apporter une contribution à Arétria. Les tailleurs de pierre et les charpentiers sont nombreux ici, presqu’autant que les palefreniers. Je pourrais vous montrer, quand vous le souhaitez, quelques exemples des ouvrages qu’ils ont accomplis, qu’en pensez-vous ? Tout dépend de ce dont le Comte a besoin, bien évidemment…

Elle garde toujours ce même sourire tout en regarde Marc-Aurèle. S’il accepte, il existerait alors un début d’accord, une ébauche…

L’instant était quelque peu étrange, d’une certaine manière. Car, si un repas n’était point un lieu étrange pour que se tiennent des négociations, manger ainsi, avec appétit, et sans réel code, tout en parlant et en négociant, c’était bel et bien nouveau pour le petit seigneur de Terrefière. Lui qui était habitué aux repas presque protocolaires de Magnus, à la table Comtale, était agréablement surpris de voir la châtelaine manger avec appétit, et négocier avec une certaine ardeur.

Ses yeux se firent d’autant plus ronds lorsqu’elle annonça de but en blanc, que son capitaine avait une épée reforgée par les nains, ces êtres si impressionnants, si légendaires, qui forgeaient disait-on les meilleures armes de tout Miradelphia, dont certaines dotées de magies surpuissantes. Une telle lame serait donc entre les mains d’un officier de Fernel ? Décidément, la jeune châtelaine cachait très bien son jeu. Et maintenant que la position de la châtelaine était dévoilée, et que Marc-Aurèle avait dévoilé la sienne juste avant, les négociations se portaient maintenant sur une idée du nombre, du pourquoi… et bientôt, du comment.

- Magnus de Terresang possède un nombre conséquent de reitres disciplinés et très compétents. Nul doute qu’il consente à vous en céder une partie, sans doute deux dizaines, contre un approvisionnement de denrées qui survivraient à un long voyage. Par ce geste, ma Dame, vous sauveriez la vie de centaines d’âmes innocentes, que mon suzerain tente désespérément d’aider ! Dit-il, avant de croquer encore dans cette viande, dans ce pain, dans cette nourriture aux saveurs plutôt nouvelles. Le fer Arétrian est également de bonne qualité. Certes, je doute que nous puissions rivaliser avec vos amis du Grand Nord, mais qui le pourrait ? Ajouta-t-il sur le ton de l’humour, riant légèrement à sa propre remarque. Les œuvres de vos artisans, j’ai eu tout le temps de les apprécier en arrivant sur vos terres. Et, encore une fois, je suis sous le charme ! Vos sculpteurs, vos terrassiers, vos maçons, menuisiers, forgerons et charpentiers, sont tous incroyablement doués. Leurs compétences auraient fort à faire dans la Malelande, mais leurs travaux seraient, à coup sûr, une bouffée d’oxygène pour notre population meurtrie. Combien de vos artisans pensez-vous pouvoir céder pour des missions temporaires, ou pour une présence à long terme ? Et en échange, de combien de livres de fer auriez-vous besoin chaque mois ?

L’espace d’un instant, Marc-Aurèle se félicita intérieurement de réussir ainsi la mission qui était la sienne. Il ne vendrait pas la peau de l’ours avant de l’avoir tué, mais les choses semblaient satisfaisantes, pour l’instant.

- S’ils ne sont pas disciplinés, soyez de toute façon certain qu’ils seront obligés de le devenir ici même. Je ne tolère ni l’insubordination, ni le manque de respect, que ce soit envers ma personne ou les gens qui se trouvent sous ma protection.

Elle se garde bien de préciser qu’Elazar se chargera sans doute d’inculquer quelques notions de discipline, à sa manière, à quiconque oserait sortir du rang tout comme elle se garde bien d’ajouter qu’elle y participera certainement, elle aussi, à sa façon, qui n’a probablement rien à envier à celle de son Intendant. Les mots sont prononcés le plus tranquillement du monde, comme s’ils n’étaient rien, mais que Marc-Aurèle ne s’y trompe pas. Louise est aimable, courtoise et une hôtesse exquise, ravissante et douce, une vraie gravure de dame noble quand elle joue sa fonction. Par contre, elle ne tolère plus le moindre petit geste déplacé, la moindre moquerie ou le plus insignifiant mot discourtois. On a essayé de la dépouiller de son titre, on a tenté de lui prendre ses terres et les coupables ont été châtiés deux fois. Une première fois dans les obscurs sous-sols du château entre les mains expertes d’Elazar, une seconde fois dehors, sur la pelouse garnie pour l’occasion d’une potence et de deux cordes, cordes au bout desquelles se sont balancés les cadavres de ceux qui ont tentés de lui faire du mal. On ne plaisante pas avec le respect, à Fernel. Jamais.

- Par contre, je récompense toujours les hommes loyaux et fidèles. Si ces hommes proposés par le Comte ont un tant soit peu de clairvoyance, ils verront très vite où se trouve leur intérêt.

Elle se saisit d’un petit morceau de légume, avec une délicatesse exquise, avant de le manger, un fin sourire aux lèvres.

- Deux douzaines est un nombre bien trop important pour Fernel. Une douzaine est largement suffisante pour soulager mes hommes. Ils seront bien traités et logés, nourris comme les autres. Tout ce que j’attends, c’est qu’ils accomplissent leur travail. Rien de plus, rien de moins. Pour le reste, comme je vous l’ai dit, je ne souhaite pas laisser le Comte dans l’embarras que vous me décrivez. Je trouve tout simplement regrettable qu’il en soit réduit à demander l’aide d’un seigneur éloigné alors que son suzerain lui doit assistance…

Un regard sur Marc-Aurèle, rapide et direct. Elle aussi a du autrefois demander soutien et conseil à son Duc, avec les résultats que l’on connait. L’abandon des suzerains envers leurs vassaux semble donc être le dernier mouvement à la mode, parmi les hauts sangs de Péninsule ?

- En ce qui concerne les artisans, si vous le souhaitez, vous irez vous-même à la rencontre de ces gens. Je sais qu’il y a parmi la jeunesse ferneloise quelques têtes pleines de rêves et de talents qui ne demandent qu’à vivre des aventures et à voir du pays. Peut-être que la vue d’un seigneur portant l’épée et racontant son pays sera plus accrocheur, qu’en pensez-vous ? Vous parlez bien, vous avez une certaine prestance, vous ne semblez pas adepte de cette fâcheuse tendance noble qui consiste à prendre tout ce qui porte des braies sales ou une robe pour des idiots…

Un sourire bien plus marqué cette fois s’affiche sur le visage de Louise.

- Êtes-vous marié ?

Ainsi donc, les négociations arrivaient doucement mais sûrement à leurs fins. Une fin des plus agréables pour Marc-Aurèle, car il avait réussi sa mission : négocier avec une châtelaine d’un autre Duché, un accord durable et responsable, qui serait utile pour les deux seigneuries. Et il l’avait fait en toute bonne foi, montrant un visage des plus sincères à cette jeune femme au caractère impressionnant. En son for intérieur, Marc-Aurèle était… Satisfait. Il allait pouvoir rédiger une missive des plus précises, et des plus correctes, afin que Magnus puisse donner des indications pleines et entières. Et il reviendrait chez lui, sinon en héros, au moins avec de l’honneur.

L’honneur de la tâche accomplie. L’honneur de la mission remplie. L’honneur du fardeau enfin soulagé, du danger combattu, et de la parole tenue. Un honneur que le Comte d’Arétria saurait reconnaître à sa juste valeur. Et puis, c’était aussi un moyen d’obtenir une certaine confiance en lui. Car cultiver, il sait faire. Semer aussi. Récolter également. Boire et manger, guerroyer et s’entraîner, accueillir et châtier, apprendre et dispenser. Mais se marier… C’était tout nouveau, pour lui. Et il avait bel et bien besoin de cette dose de confiance en ce moment.

- Une douzaine de reitres dévoués, compétents et fiables. Une quantité de fer raisonnable, tous les mois, et tout cela en échange de denrées stockables, et de l’expertise des vôtres. Résuma Marc-Aurèle, comme se rappeler à lui-même l’ordre avec lequel il écrirait sa missive. Ma Dame, vous êtes une véritable aubaine pour le peuple Malelandois ! Je ferais tout ce qu’il sera en mon pouvoir, pour que tous sachent à qui l’on doit ces denrées, et cette aide providentielle ! De tout cœur, merci !

Et puis, il lève sa coupe. La portant loin devant lui, la levant, en un signe de respect et offrant cette dédicace à Louise la châtelaine, Marc-Aurèle baissa la tête, et porta la coupe à ses lèvres… Avant de presque s’étouffer face à la question si inattendue. Toussotant, se râclant la gorge, Marc-Aurèle passa finalement une serviette sur sa bouche, pour en essuyer les quelques gouttes de vin épicé.

- Eh bien je… Aheum… Je… Je ne suis pas marié non. Dit-il, raclant encore sa gorge, et laissa à son vis-à-vis le temps de d’assimiler cette réponse. Mais mon suzerain à décidé qu’il était temps que je mette fin à mon célibat, car je vais bientôt avoir 26 ans. Je suis promis à sa sœur, Alicia de Terresang. La connaissez-vous ? Et vous-même, partagez-vous la vie d’un homme qui aurait cette chance ?

- Ne me remerciez pas, il ne s’agit ici que d’un échange de bon procédé. Le Comte a besoin de nourriture et d’artisans, j’ai besoin de minerai de qualité et d’hommes pour améliorer mes défenses. C’est un accord qui satisfait tout le monde, rien de plus, rien de moins. Enfin…Si vous trouvez les bons mots pour séduire ces têtes pleines de rêves qui sont là, dehors…

Louise esquisse un sourire juste avant de boire une gorgée de vin, observant l’effet que sa question a sur le noble seigneur assis à sa table. Elle ne se démonte pas, elle attend patiemment que Marc-Aurèle se remette de son petit émoi avant de l’écouter, attentive. Il est donc fiancé. Elle dépose son verre sur la table, amusée.

- Ne m’en veuillez pas. Ma question était directe.

Elle croise les mains sur ses genoux et le regarde, une lueur espiègle au fond des yeux.

- Je ne connais pas votre promise, non. Pas plus que je ne connais le Comte. Je pensais juste, compte tenu de votre courtoisie et de votre attitude pleine de respect envers moi, qu’une dame était sans doute derrière tout cela. Si ce n’est pas votre épouse, alors…votre mère devait être une femme remarquable. Permettez moi de vous remercier pour votre élégance et votre intelligence. Il est agréable de ne pas être confondue avec une truite sans cervelle par un de mes pairs. N’y voyez point une provocation de ma part, c’est juste que jusqu’à présent, je n’ai que rarement eu l’occasion d’échanger d’égale à égal avec un des nôtres.

Louise regarde ailleurs.

- Votre fiancée a beaucoup de chance.

Elle verse à nouveau du vin dans son verre et réfléchit à la réponse qu’elle devrait donner à Marc-Aurèle à propos de son statut. En parler n’est jamais facile mais c’est insoupçonnable sur le visage de la châtelaine. Il y a des choses qu’on ne dit pas, bien sûr. L’abandon, l’humiliation, ce sentiment de n’être assez bien pour personne, ou alors juste pour passer du bon temps un soir comme ça à l’occasion, l’incertitude, la crainte d’être dominée par des sentiments qui feraient d’elle une poupée dont on se joue sans remord, la peur absolue de laisser entrer quelqu’un dans sa vie pour qu’il s’en aille aussitôt et la laisse encore sur le chemin, comme un bel objet inutile…Tout cela est la vie actuelle de Louise. Tout cela est la raison pour laquelle elle est toujours seule. Car il est préférable d’être seul que mal accompagné, selon elle.

- Je n’ai pas le temps pour ces choses là. Le Duc ne semble de toute façon pas pressé de m’y obliger et cela me convient parfaitement bien.

Une réponse comme une autre, pas si éloignée de la vérité. L’avantage sans doute d’être insignifiante aux yeux des membres de la haute noblesse serramiroise et péninsulaire. Elle récupère son verre et ajoute :

- J’aurai donc l’occasion de rencontrer votre future lorsque je vous accompagnerai vers Arétria. Tout autant que le Comte. Il me tarde de découvrir tout cela…

Encore un voyage, un de plus. La perspective de chevaucher pendant des jours ramène un sourire sur son visage.

Les compliments de Louise touchèrent Marc-Aurèle droit au cœur. Lui qui avait l’habitude de tout donner : sa vie, son honneur, son temps, sa férocité, son courage, sa loyauté, sa santé ; mais il n’avait absolument pas l’habitude de recevoir de quelconques compliments. Ou alors, très, très rarement. Trop peut-être.

En tout cas, les propos de Louise captèrent la pleine et entière attention du petit seigneur de Terrefière. Il acquiesçait face aux propos, faisait la moue désappointée face à la déception de son vis-à-vis, mais surtout il se sentait… Ecouté, lui aussi. Et il sentait que l’on avait retiré de son dos, et de ses épaules, ce cuir si épais du fardeau de la régence. Ses terres étaient petites, ses gens, peu nombreux, sa fortune, à peine existante… Il étouffait sous les protocoles, les codes, et la bienséance. Mais là, pour une fois… On lui parlait comme on parle à un homme, non comme un noble.

- Ma mère était l’être le plus doux, le plus gentil, et la femme la plus courageuse que je n’ai jamais connu. Elle m’a éduqué, tandis que mon rustre de père guerroyait, ou s’entraînait à guerroyer. Et puis, je n’ai de noble que le titre. Mon corps, mon esprit, et mon sang, vont à la terre et la nature. Et bien que notre société soit parfois très patriarcale… Je sais ce que je dois au genre féminin. Et je ne l’oublierais jamais. Et je pense, sincèrement, que vous êtes du même acabit que ma défunte mère, et que vous ferez de grandes choses. Tant que vous ne tombez point dans les excès néfastes. Quant à ma fiancée… La chose était nouvelle, il accueillait le mariage comme une bénédiction… Mais c’était encore beaucoup de changements pour lui. J’espère qu’elle sera heureuse, malgré les jours, les ennéades… Sans doute les mois, que je devrais passer loin d’elle. Quant à vous, ma Dame, ne vous préoccupez point. Je suis certain qu’un homme saura être digne de vous, et je doute que le chercher, ou vous l’imposer, soit la juste manière de faire. Voudrez-vous que nous voyagions ensemble jusqu’à Arétria ?

Marc-Aurèle était un peu intimidé par l’instant, et… Un peu mal à l’aise. Tous ces changements étaient à la fois passionnants… Et effrayants.

A dire vrai, si Louise sait être parfaitement objective et complimenter de manière désintéressée, elle ne sait pas encore très bien comment accueillir des paroles positives à son égard. Un certain embarras, léger, s’affiche sur son visage lorsqu’il confesse des choses tout à fait privées à propos de sa mère et de sa vie à Terrefière. La châtelaine est obligée de dissimuler ce trouble sous une petite toux et un sourire avant de reprendre, un peu pensive :

- La noblesse ne se situe pas uniquement dans les titres qu’on porte. La noblesse se situe surtout, à mon sens, dans les actes que l’on pose, tous les jours, vis-à-vis des plus humbles et de ceux qui ont besoin de nous. Vous êtes infiniment plus noble que certains hauts sangs que j’ai eu le déplaisir de rencontrer, croyez-moi.

Ce qui l’amène à songer à son Duc. Et à Aaron. Elle plonge une cuillère de bois dans un plat rempli de compote et la vide sur son assiette, avant de la manger tranquillement, avec précaution, chassant les pensées tristes par un petit apport de sucre

- Je ne suis pas préoccupée de cela. Je gère très bien Fernel toute seule et je n’ai pas eu besoin de mâle à mon bras pour rencontrer les grands de ce monde ou pour faire mon travail.

Louise est directe, une fois de plus. C’est dans sa nature de s’exprimer de la sorte.

- Nous voyagerons ensemble, oui. Je prendrai mes meilleurs hommes afin qu’ils escortent un premier convoi de vivres, en gage de bonne volonté. Votre destrier sera en pleine forme pour notre départ, ce qui ne nous retardera pas. Je ne vous cache pas qu’il me tarde de chevaucher à nouveau sur les routes, ainsi que j’en ai l’habitude. Rien ne me plaît plus que cette liberté-là. Si vous souhaitez faire réviser votre armure, votre épée, je dispose de tout le matériel nécessaire ici pour y parvenir. Vous pouvez demander au capitaine de ma garde, il se fera sans doute une joie de vous rendre ce service.

Elle cesse de manger et pose ses mains jointes sur ses genoux, tout sourire.

- Le repas a-t-il été à votre convenance ?

Marc-Aurèle appréciait l’instant. Loin de la Malelande, loin de Terrefière, loin du conseil Comtal, loin de Magnus… Loin de sa promise, le petit seigneur profitait de recevoir compliments et appréciations positives, comme l’apnéiste apprécie et profite de sa première bouffée d’oxygène depuis le début d’une plongée dans les profondeurs. Le premier conseiller avait l’habitude des protocoles et de la bienséance, le Comte Magnus, sur le terrain privé, avait déjà demandé des dizaines de fois au petit seigneur d’abandonner le carcan du protocole lorsque vassal et suzerain se retrouvaient seuls. Ils étaient, à ce moment, des amis. Mais qu’importe l’instant, Marc-Aurèle n’arrivait pas à se détacher de tout cela… Et même dans l’intimité d’une amitié, il continuait de vouvoyer, et de nommer par le titre et l’honneur. Jamais de pause, pour le chevalier ! Sauf ici, en cet instant.
- Je vous remercie ma Dame. Assurément, vous êtes d’une prestance et d’une noblesse dont certains hauts seigneurs et hautes dames devraient s’inspirer, pour ne pas dire prendre leçons.

- Le repas, comme la compagnie, fut un délice ! Mille compliments à vos cuisiniers, ils sont extrêmement doués. Et merci à vous, vous êtes une hôtesse et une partenaire agréable et de qualité. Je reviendrais à Fernel avec plaisir, allégé, je l’espère, par l’absence d’un quelconque fardeau politique ou commercial, cette fois. Et j’espère avoir été un invité de qualité également.