Renouer avec le passé [Brannor]

-Trop lent !

Le premier des deux lanciers se pencha vers l’arrière. Il esquiva de justesse une lame au-dessus de son front avant de se lancer sur le côté. Un autre coup s’abat ensuite sur la hampe de son arme relevée de justesse. Un fin sourire ne quittait pas ses lèvres tandis qu’il déviait le coup vers le sol. Il n’aimait pas la guerre mais il appréciait les défis que lui proposaient ses frères et sœurs de la milice royale. Chaque combat lui faisait redoubler d’effort et par la même occasion repousser ses limites. Ça faisait du bien de savoir que personne ne retenait ses coups.
En face, le porteur de bouclier réplique d’une fente vers l’avant. Le lancier roux en profite instantanément. D’un coup sec il vient frapper la dextre de son adversaire afin de lui faire lâcher son arme. Aussitôt l’autre se jette en arrière pour éviter le coup suivant, n’ayant plus que son bouclier pour se défendre et pas le temps de se pencher. Ils se jaugent, l’un avance l’autre recule. Un prédateur et une proie s’observent, la dernière aussi dangereuse que le premier.

-Je crois qu’on nous regarde. Murmure soudain le porteur de bouclier entre ses dents tandis qu’il se tient en position de défense, genoux avant plié et bouclier relevé.

-J’ai connu plus honnête. Aegden croyant à une feinte, haussa un sourcil sans se déconcentrer.

-Non ! La lance qui s’abat contre son bras protecteur, l’empêche de continuer avant quelque seconde.Quelqu’un nous observe vraiment.

Alors le commandant cesse un instant son assaut, recule d’un pas et profitant de reprendre son souffle, jette un bref regard dans la direction indiquée par son camarade, avant d’hausser les épaule.

-Je crois que je le connais. Peut-être un lëandrin. J’irais lui parler après. Finissons-en d’abords.

-Tu l’aura voulu !

Une fente trop rapide du mainyth permet alors d’inverser les rôles lorsque le moins avantagé des deux se saisit de l’arme et s’en empare d’une élégante pirouette. Aegden ne peut s’empêcher une exclamation amusée, reconnaissant là l’une de ses propres techniques. Mais le temps presse puisqu’il n’a, lui, pas de bouclier. Une agile roue en arrière et un genou en terre lui permet d’atteindre l’arme au sol. Il la fait tourner plusieurs fois dans sa paume, comme pour la jauger. Il n’aime pas se battre avec une autre arme que sa lance à lui. C’est une de ses faiblesses. Son adversaire le sait. De nouveau ils sont à égalité.
Il se jaugent encore un moment mais malheureusement le soldat au bouclier perd patience le premier et il se jette de nouveau dans une dance qui lui aurait été fatale dans un autre contexte. Une pointe de lance au niveau de son sternum, le stoppe finalement et il baisse les bras vaincus.

-Beau combat. Bravo.

Aegden se relève et tend une main amicale vers son camarade. Il était épuisé mais loin d’en être malheureux. Ce genre d’entrainement était plus que productif. C’était une autre manière de danser. C’est important pour le soldat artiste.

-Je ne comprend pas d’où tu tires ton énergie Aegden. Reprend souffle le soldat. J’ai l’impression d’avoir fait le tour d’Alëandir trois fois et tu souffle à peine.

-Tu exagère. Aegden rit gentiment. Je suis épuisé moi aussi.

Les deux soldats échangèrent quelques paroles avant de chacun se séparer, non sans que l’un et l’autre se soit rendu leurs armes respectives. Aegden était tout de même intrigué par l’elfe aperçu quelques minutes plus tôt et son camarade s’en rendant bien compte, il ne l’avait pas retenu.

-Je peux faire quelque chose pour toi Heru ? Fit-il alors en s’approchant  enfin de l’elfe aux cheveux pâles.

Il lui disait quelque chose, et en même temps, rien du tout. C’était une sensation un peu étrange. Un peu angoissante même. Sa mémoire n’était pas infaillible mais elle lui faisait rarement défaut comme cela.

Brannor s’arrêta devant la porte de sa demeure. Le visage impassible, une tempête avait pourtant lieu dans sa tête. « Pourquoi est-ce si difficile à chaque fois? Pourquoi le simple fait de sortir n’est pas seulement un effort conscient, mais un véritable combat contre moi-même. Maintenant, pousse cette porte! » Il posa la main sur le panneau de bois. Ses doigts se crispèrent légèrement au contact avant de pousser d’un coup sec. La porte pivota sur ses gonds et claqua contre le mur. Il serra les poings et franchit le seul. Il était maintenant dehors. « Ce n’était pas si difficile. La prochaine fois, je vais essayer de ne pas claquer la porte, car elle ne résistera pas longtemps à de telles agressions. » Brannor n’arrivait pas à croire qu’il pouvait maintenant sortir de chez lui. Il était resté enfermé pendant si longtemps dans sa maison. Avant, il lui arrivait parfois de sortir, mais seulement lorsque la nécessité l’exigeait. Les quelques occasions s’étaient ensuite espacées de plus en plus jusqu’à ce qu’il ne mette plus le nez dehors. Il avait survécu grâce à son frère. Puis, Brannor en eu assez. La première fois, il avait ouvert la porte et était resté planté dans l’ouverture avant de la refermer précipitamment lorsqu’un voisin lui demanda s’il avait besoin d’aide. Il avait répété ce manège tous les jours jusqu’à ce qu’il parvienne à mettre un pied dehors. Éventuellement, il réussit à sortir et à marcher dans les environs. Étrangement, lorsqu’il était à l’extérieur, ça devenait plus facile. Brannor pouvait errer dans la ville sans forcément sentir l’urgence de retourner chez lui. C’était vraiment l’acte de passer la porte qui lui causait toutes ces difficultés. Autant dire qu’une part de lui trouvait ça parfaitement ridicule, mais il ne pouvait s’empêcher d’être paralysé chaque fois qu’il s’apprêtait à ouvrir la porte.

« Il va pleuvoir. » Brannor leva les yeux dans l’espoir d’apercevoir le ciel. Malheureusement, il ne vit rien de vraiment révélateur. Pourtant, il pouvait sentir l’humidité dans l’air. La pluie approchait. Aujourd’hui, ses pas l’avaient amené jusqu’aux terrains d’entraînement. Peut-être espérait-il y voir son frère. Ils ne se parlaient plus beaucoup, malheureusement. Brannor souhaitait lui dire qu’il était désolé, mais chaque fois qu’ils se voyaient… C’était compliqué. L’ancien soldat commençait tout juste à remettre de l’ordre dans sa vie et il n’était pas certain sur la manière de s’y prendre. Toutefois, le fait qu’il soit maintenant capable de sortir de la maison était déjà un bon début.

Son frère n’était pas là, mais deux lanciers s’entraînaient. Les voir ainsi s’échanger des coups rappela des souvenirs à Brannor, l’époque où ils n’étaient qu’une recrue faisant ses preuves à l’Académie. Il était terrible avec une lance dans les mains. En fait, il n’était pas un guerrier naturel, mais à force d’acharnement, il était devenu très habile avec les épées. Il les observa, un peu envieux. Brannor pouvait sentir une petite étincelle s’agiter en lui. C’était ça qui l’avait poussé à vouloir revenir dans le monde. Cette chose qui l’animait autrefois. Il l’avait cru morte, mais elle était encore en lui. L’un des soldats l’aperçut. Il devait offrir un spectacle bien étrange. Il portait des vêtements amples qui s’apparentaient plus à ce qu’un elfe pouvait porter pour aller dormir. Pour en ajouter à cette impression, il était nu-pied. Brannor n’avait réalisé son oubli que bien après être sorti. Il savait que s’il revenait en arrière, il ne pourrait pas ressortir. Alors il avait laissé tomber.

Le combat prit fin. Effectivement, c’était un bel échange. Il était nul avec une lance, mais pouvait reconnaître de bons guerriers lorsqu’il en voyait. L’un d’eux était roux. « Je l’ai déjà vu quelque part. » Cette impression devint une certitude lorsque l’elfe vint vers lui. Brannor pencha légèrement la tête de côté. Voilà un visage qu’il ne pensait pas revoir. Si les souvenirs d’Aegden étaient flous, ceux de Brannor étaient si vifs qu’il pouvait sentir l’odeur de son sang et sa texture collante sur ses mains. Tout son corps tressaillit sous l’effet de l’adrénaline comme s’il revivait l’urgence de devoir lui sauver la vie. « Non, mais je ne pensais pas te revoir un jour, Telhtyari. Je n’ai jamais pu te remercier d’avoir sauvé la vie de mon frère... »

-Ton frère ?

Cela expliquait peut-être le trouble. Peut-être avait-il connu un elfe ressemblant assez à l’inconnu pour qu’il le reconnaisse en lui sans pouvoir le nommer. Cependant ses paroles étaient toujours trop vagues pour que le soldat sache de quoi il parlait. Et la sensation de malaise au fond de sa poitrine était toujours là. Il fallait un effort au lancier pour ne pas trop le laisser paraitre.

-Je suis désolé Heru. Je crois que la fatigue à autant raison de ma mémoire que du reste aujourd’hui. Qui est ton frère ?

Les souvenirs des combats, s’il en restaient réellement étaient trop profondément enfouis dans son esprit pour que les images lui reviennent aussi vite et qu'il fasse le moindre lien avec les paroles du blond. 

D’un geste Aegden détacha ce qui restait de sa queue de cheval et réarrangea sa crinière de flamme dans une coiffure un peu plus décente. Quoi que vu la tenue de son vis-à-vis, ce dernier ne s’offusquerait sans doute ni de sa tenue d’entrainement, un simple pantalon et un haut laissant ses bras nus, ni de ses mèches en désordre… On aurait dit qu’il venait de sauter du lit.

Aegden osa tout de même verbaliser son hésitation finalement. Ne serait-ce que pour avoir un nom à mettre sur le visage de l’étrange inconnu.

-J’ai l’impression de t’avoir déjà vu, et si j’en crois tes paroles c’est le cas. Il plissa légèrement les yeux. Rappelle-moi où on s’est déjà croisé ?

« Tu as tout oublié, n’est-ce pas? Le choc, sans doute. Il faut dire que ce fut violent. Tu ne serais pas le premier ni le dernier à être frappé d’amnésie à la suite d’un événement traumatisant. »

« Est-ce vraiment une bonne idée de tout lui révéler? Moi-même, je ne peux pas penser à cet épisode sans ressentir un malaise. L’ignorance peut être salvatrice, mais quand la curiosité est piquée, elle ne connaît aucun répit. » Brannor observait le soldat. En effet, il ne se souciait aucunement de son apparence. Son visage n’affichait aucune expression particulière, mais son regard… Il pesait le pour et le contre. Finalement, le médecin et le chroniqueur en lui eurent raison de ses dernières réserves.

« Ça s’est passé sur le front sud. Tu t’es interposé entre un drow et un elfe qui s’apprêtait à recevoir son coup de grâce. Cet elfe était mon frère. S’il est toujours vivant aujourd’hui, c’est grâce à toi. Il s’appelle Duinor. Toutefois, pour ton acte de bravoure, tu as payé le prix fort. » Il faisait référence à la cicatrice toujours visible sur sa joue. Un mage de la vie aurait pu la faire disparaître, mais il y avait tellement de blessés à soigner, qu’ils s’étaient limités aux blessures les plus graves. Aussi disgracieuse que cette cicatrice pût être, la blessure n’avait pas mis sa vie en danger. « J’étais là-bas aussi. Je suis un soldat, mais aussi un médecin. Mon rôle était de soigner les blessés sur la ligne de front. Panser les plaies, recoudre quand c’était nécessaire, replacer les os brisés… Les plus gravement blessés, je devais les garder en vie jusqu’à ce qu’un mage puisse les soigner. Ce fut chaotique et malgré toute ma bonne volonté, j’en ai perdu plusieurs. Mais toi… Toi, pour avoir sauvé mon frère, je me suis acharné. Les blessures à la tête saignent beaucoup, c’est toujours impressionnant. Tu avais cette plaie à la joue et je me demandais si tu avais aussi reçu un coup à la tête. Je craignais une fracture du crâne. Ce sont des blessures pernicieuses. Ton cou m’inquiétait aussi. Il aurait suffi que la lame du drow dévie un peu pour qu’il n’y ait rien à faire. Quand tu as été évacué, je suis retourné à mes tâches au front. Je n’ai pas pu te retrouver afin de te remercier. Cela étant, les choses se sont compliquées pour moi et les années ont passé. J’ai vu beaucoup de blessés dans tous les états possibles. Tu n’étais même pas le pire, mais je ne t’ai jamais oublié. Et aujourd’hui, mon regard de médecin m’indique que tu as l’air en très bonne santé. »

« Bravo! Tu viens de lui raconter l’un des événements potentiellement le plus traumatisant de sa vie et tu ne trouves rien de mieux à dire qu’il a l’air en pleine forme! En même temps, la vérité doit toujours dominer sur les sensibilités. Qu’est-ce que je fais s’il décidait de tourner de l’œil? Imbécile, tu sais quoi faire s’il tombe! Je suis médecin… Je l’ai été… Dans une autre vie… Urg! Je t’en pris, ne tombe pas! » Heureusement qu’Aegden ne pouvait pas lire dans ses pensées!

Brannor s’inquiétait pour rien en craignant qu’Aegden ne flanche devant ces vieilles histoires. Il n’en était peut-être pas tout à fait revenu indemne mais pas à ce point. Tant qu’il ne lui fichait pas une lame sous la gorge, tout devrait bien aller…

 A la place, il resta simplement silencieux, pensif. Il ne s’attendait pas à déterrer tout cela aujourd’hui… Doucement il vint appuyer ses coudes contre la barrière qui bordait l’extérieur du terrain d’entrainement. Fixant un point imaginaire devant lui, il sembla réfléchir.

-Duinnor… Finit-il par marmonner. Je me souviens de son nom. On me l’a dit, une fois que j’ai repris connaissance.

On lui avait évidemment expliqué ce qui était arrivé lorsqu’il avait été en mesure de tenir une conversation. En tout cas ce que les quelques témoins avaient pu conclure on le lui avait raconté. Le soldat n’ignorait pas d’où venaient chacun des deux sillons qui parcouraient sa joue. Mais s’il savait, il était incapable de se souvenir réellement des évènements du front Sud. Ce qui était arrivé précisément dans le combat mortel qui l’opposa au daledhel ? Kyria seule pouvait sans doute le savoir désormais.

-Tu as raison, j’ai quasiment tout oublié. Il parlait lentement, faisait visiblement un effort de mémoire. Ce n’était probablement pas une bonne idée mais tant pis. Je me souviens…du corps de ton frère à terre. Je me souviens de l’adrénaline dans mes veines quand j’ai dévié l’arme du drow… Je ne sais même plus ce qu’il tenait en fait. Le bout de ses oreilles s’agita. Et puis… Aegden marqua un nouveau silence.

Et puis la peur sourde. L’odeur et le gouts de sang et de cendre.

-Je… c’est flou, je crois que…Tu t’es agenouillé près de moi, tu as parlé…Je ne me souvient pas de ce que tu as dit. J’avais froid.

L’effort était difficile et il sentit un début de mal de tête poindre dans ses tempes alors il ne s’aventura pas plus loin. Machinalement sa main gauche vient trouver son cou, comme pour appuyer contre une blessure qui n’existait plus. Il ferma les yeux quelques secondes. Il avait l’impression d’être à nouveau au milieu des flammes et des cris.

-Merci de m’avoir sauvé la vie Heru. Enchaina-t-il finalement en relevant ses prunelles anthracites vers lui. Tu as raison sur un point, je suis en parfaite santé aujourd’hui grâce à ton acharnement.

Un visage abimé n’était pas grand-chose. Combien avaient perdu la vie dans une situation similaire à la sienne ? Combien avaient été blessé à un point de non-retour ? Aegden avait eu beaucoup de chance il ne l’oubliait pas.

-Je suis content d'entendre que ton frère aille bien aussi d'ailleurs.

« Finalement, il le prend plutôt bien! » Brannor avait déjà vu des réactions beaucoup plus vives de la part d’elfe se remémorant des souvenirs difficiles. En même temps, il avait devant lui un soldat accompli. Il avait dédié sa vie à la guerre. Il en acceptait donc les conséquences avec la tête froide. Toutes les victoires ne sont pas brillantes. Tout le monde s’accordait pour dire que le front sud fut victorieux, mais à un prix terrible.

« J’étais dans les environs quand c’est arrivé. J’ai entendu quelqu’un appeler à l’aide. À mon arrivée, mon frère te pointait du doigt. Il voulait que je m’occupe de toi en premier. Toi, tu n’étais pas inconscient. Tu avais la main à ton cou et tu luttais pour rester éveillé. Je crois que tu avais peur qu’en fermant les yeux, tu ne les ouvres jamais. »

Le regard de Brannor se perdit aussi dans le vide alors que le souvenir de ce moment rejouait dans sa tête.

« Nos regards se sont croisés. Je ne sais pas si tu as compris qui j’étais, mais tu m’as vu lorsque je me suis approché de toi. Tu avais la main à ton cou et l’état de choc s’installait. C’est pour ça que tu avais cette impression d’avoir froid. C’est à cause de la perte de sang. J’ai dit que je m’appelais Brannor, que j’étais médecin et que tu n’allais pas mourir. Après ça, j’ai commencé à aboyer des ordres comme si j’étais le commandant de l’armée royale en personne. Lorsqu’il est question de vie ou de mort, les grades n’ont plus tellement d’importance à mon humble avis. »

Brannor releva les yeux vers lui. Sortir de chez lui s’était avéré aussi pénible que toutes les fois précédentes, mais il était heureux d’avoir fait cette rencontre. Il avait l’impression qu’une des nombreuses fissures dans son esprit venait de se réparer. Ce n’était pas grand-chose, mais ça lui faisait du bien.

« Tu n’as pas à me remercier. J’aurais tout fait pour te sauver même si ce n’était pas mon frère que tu avais protéger. C’était mon devoir. Te voir me rappelle à quel point j’aimais ça. Le front sud était terrible, mais sauver des gens… Ce n’est pas toujours facile de regarder nos cicatrices. En général, elles n’ont pas de belles histoires, mais celle que tu portes à ton visage. Tu peux te dire que tu l’as eu en sauvant une vie et que pour une famille, tu as été un héros. »

« Duinor… Ça doit bien faire un mois, peut-être deux que je n’ai aucune nouvelle de lui. Je ne peux que supposer qu’il va bien. Faut que j’essaie de parler à notre sœur. Peut-être qu’elle sait. » À la remarque du lancier, il se contenta d’acquiescer d’un signe de tête à défaut de pouvoir lui dire toute la vérité.

« Tu es très doué avec une lance. La première fois qu’on m’en a placé une dans les mains, j’ai réussi à me frapper au visage et à assommer mon instructeur dans la même manœuvre... »

-C’est pour ça qu’on fait partie de l’armée…Le sentiment d'accomplir notre devoir malgré tout.

Aegden finit par se redresser et appuya plutôt son dos contre la barrière, croisant les bras contre son torse. Son regard vint alors se perdre sur quelques soldats plus loin s’entrainant à diverses manœuvres de groupes. Un sourire amusé creusa deux petites fossettes sur les joues du mainyth en écoutant toujours Brannor.

-Toi en empêchant de jeunes soldats de se vider de leur sang, moi en m’interposant devant les ennemis de l’œuvre, on voue nos vies à sauvegarder celles de nos frères et sœurs. Est-ce qu’il y a plus gratifiant que de savoir que ceux que tu protèges sont sain et sauf ? Que leur famille sont indemnes ?

Le mainyth pris la lance qu’il avait posée  en équilibre à ses cotés et l’observa comme s’il découvrait l’objet, n’attendant pas de réponse à sa question rhétorique.

-Etre Telhtyari c’est toute ma vie. Bien plus que d'avoir n'importe quel grade au sein des corps d'armée. Grade qu'il n'avait de toute façon obtenus que depuis une dizaine d’année à peine, quelques mois concernant l’armée royale seulement. Je me bats à la lance depuis le jour même où j’ai pu mettre les pieds sur un terrain d’entrainement. Il pencha très légèrement la tête sur le côté, ce souvenir là il était bien plus vif. Il n'avait pas beaucoup d'effort à faire pour se remémorer la fierté mais aussi la détermination qui l'habitait ce jour là. Elle ne l'avait jamais quitté. Et ça commence à remonter un peu…

Bien avant il avait déjà acquéries de solides bases de danse qui l’avaient aidé et l’aidaient encore dans son style de combat. Rien d’étonnant donc dans ses talents.

-Je ne me vois pas faire autre chose. Mais j’imagine que tu dois être aussi doué avec une aiguille que je ne le suis avec une arme. Lança-il finalement à son interlocuteur.

« La difficulté avec les métiers que nous avons choisis, c’est qu’il n’y a pas de place à l’erreur. Un artisan qui brise un outil ou l’objet qu’il fabrique va perdre seulement un peu de temps. Ce ne sont pas des choses qui sont irremplaçables. Nous, c’est la vie des autres qui tombe sous notre responsabilité. C’est quelque chose d’immensément gratifiant, mais le poids qui vient avec… Je suis certain que je sais de quoi je parle... » Brannor regarda le lancier. En devenant soldat ou médecin, il fallait aussi accepter qu’on ne puisse pas sauver tout le monde. Cette leçon s’apprenait à la dure.

« Je voulais faire comme mon père. » Reprit-il en essayant de prendre un ton un peu plus léger. « Il disait que si l’on aime quelque chose, il faut le défendre et le protéger. Il était un intellectuel. Il rédigeait des chroniques dans ses temps libres et enseignait aux jeunes elfes. Ça surprenait toujours un peu les gens lorsqu’ils apprenaient qu’il était aussi soldat. Lorsque Glorfindel mourut au même moment que le premier drow fut abattu dans les rues d’Alëandir… Je me suis dit que je devais faire quelque chose. »

« Tu as pris les armes pour défendre et protéger. Tu étais prêt à te salir les mains et même à mourir pour les gens que tu aimais… et tu as tout laissé tomber. Que faut-il faire pour retrouver ce qui a été perdu? » Cette question, il n’y avait pas une journée sans que Brannor ne se la pose. Dès l’instant où il avait décidé de sortir de sa tanière, il se demandait quoi faire. Aller voir les responsables était une chose. Il pouvait très bien les rencontrer et leur demander de reprendre le service, mais ce n’était qu’une étape dans un long processus qui se passait principalement dans sa tête. C’était une chose de vouloir réintégrer les rangs de l’armée, encore fallait-il qu’il s’en sente capable. Une part de lui s’ennuyait de cette vie, mais une autre se sentait encore vieille, inutile et lâche. Cette voix dans sa tête avait encore beaucoup d’emprise sur lui.

« Je ne suis pas mauvais avec une épée. » Se défendit-il en redressant légèrement les épaules. « Mais il est vrai que j’ai élevé le point de suture au rang d’œuvre d’art. » C’était censé être une boutade, mais le manque d’expression sur le visage de Brannor pouvait porter à confusion. En fait, il avait l’air profondément nostalgique, voire pris de regret. « Je ne devrais pas être ici... » Pensa-t-il, alors qu’il regardait les soldats s’entraîner. Il se tourna vers le soldat, prêt à prendre son congé, lorsqu’un cri de douleur mit tous ses sens en alerte. L’un des soldats venait de se blesser. Ses compagnons se rassemblèrent autour de lui et il disparut à la vue de Brannor. Il se pencha sur la barrière dans l’espoir d’y voir quelque chose.

« Mon bras, mon bras! » Geignit-il.

« Un guérisseur! Il nous faut un guérisseur! »

Brannor fit un mouvement afin de passer la barrière, mais il s’arrêta. Non, il n’était plus médecin. Il avait tout arrêter. Il ne pouvait pas aider cet elfe.

Les oreilles du commandant se plaquèrent en arrière lorsque l’accident arriva. Reposant son arme contre son support temporaire il fit automatiquement quelques pas en avant afin de rejoindre le groupe. Et puis quelques mètres plus loin il se rendit compte que l’autre ne le suivait pas et il se retourna.

-C’est l’occasion de prouver ton art Brannor.

Il lui fit signe de venir, ne comprenant pas son hésitation et  finit par atteindre les trois soldats sans attendre que l'autre réagisse. L’un d'eux, assit à même le sol tenait compulsivement son bras qui n’avait pas un angle tout à fait normal. Un de ses camardes était genoux plié à ses coté, tentant tant bien que mal de l’aider et de le réconforter. Le troisième ne semblait pas trop quoi faire face à la situation. En voyant Aegden s’approcher il tenta un salut mais son supérieur lui fit comprendre que ce n’était pas la peine, ce n’était pas le moment pour le cérémonial.

-J’ai cru qu’il allait esquiver sinon j’aurais pas...

-Tu ne m’aurait pas disloqué le bras oui je m’en doute ! Le blessé étouffe un nouveau cri de douleur.Par la Mère…

-Il nous faudrait un médecin Heru Aegden. On peut remettre son coude en place mais on risque d’aggraver les choses en nous y prenant mal.

-Vous en avez assez fait…Le blessé ronchonne envers le plus calme du trio, plus animé par sa douleur qu’un réel ressentiment.

-Il arrive votre guérisseur. lança simplement Aegden un nouveau regard en direction du grand blond.

Si Brannor avait sur ce que lui réservait cette journée, il ne serait pas sorti de chez lui. Était-ce là une mauvaise plaisanterie ou simplement un signe envoyé par la Mère? Une sorte d’encouragement à faire confiance en ses aptitudes, car Brannor savait comment réagir. C’était des gestes répétés si souvent qu’il n’avait même plus à réfléchir pour les exécuter. « Je ne peux pas!!! Trouvez un autre médecin!!! » Son esprit s’affolait. Il était à deux cheveux de prendre ses jambes à son cou. « Mais je ne peux pas laisser ce pauvre garçon dans cet état... »

Sans trop savoir comment, il franchit la barrière et s’approcha du groupe. Toute son attention était fixée sur le blessé ou plutôt sur le bras qui requérait son intervention. Les soldats se retournèrent aussitôt vers lui, intrigués par son apparence particulière.

« Vous êtes nu-pied. » Lui fit remarquer l’un d’eux. Le responsable de l'incident, apparemment.

« J’ai oublié de prendre mes bottes en sortant. Ça arrive à tout le monde d’être distrait. »

Lorsqu’il fut près du blessé, Brannor sentit ses craintes de dissiper. Il entrait dans un nouvel état d’esprit où sa seule motivation était d’aider cet elfe. Cette bulle, il la connaissait bien. Elle était sa compagne sur les champs de bataille. C’était une façon pour son esprit d’ignorer tout ce qui se passait autour de lui, de mettre de côté ses propres peurs pour se concentrer uniquement sur la personne à aider. Ça signifiait aussi qu’il devenait extrêmement vulnérable, car dans cet état de concentration il n’avait pas vraiment conscience de ce qui se passait autour de lui. Il pouvait se mettre à aboyer des ordres sans s’adresser à personne en particulier. Il s’attendait juste à être obéi au besoin.

« J’ai fait ça un nombre incalculable de fois. » Souffla Brannor d’une voix apaisante alors qu’il glissait la main sur le bras du blessé afin de l’examiner. Il voulait quand même s’assurer que ce n’était qu’un coude luxé et non pas une fracture. Briser un os n’était pas si facile, mais parfois les bonnes conditions se retrouvaient soudainement réunies pour qu’un simple geste suffise à le fracturer. Il palpa avec douceur. Brannor ne voulait pas provoquer plus de douleur, mais c’était inévitable à en juger les plaintes et les grimaces du soldat.

« Bonne nouvelle, ce n’est pas une fracture. Mauvaise nouvelle, c’est vraiment une luxation du coude. Je peux sentir l’os qui fait saillit juste là sous la peau. On peut voir la bosse qu’il forme. »

Il montra ses observations au petit groupe d’elfe qui l’entourait.

« Maintenant, vous allez me regarder dans les yeux. » Dit-il en s’adressant à son patient. Ce dernier ne semblait pas particulièrement rassuré. Ce type était-il vraiment un guérisseur? La peur était clairement visible dans ses yeux lorsque leurs regards se croisèrent. C’est alors que la chose la plus extraordinaire se produisit. Le visage d’ordinaire impassible de Brannor se fendit d’un grand sourire en même temps qu’il se mit en action. Ça se passa très vite. Il fit pivoter l’avant-bras du soldat jusqu’à ce que sa paume soit tournée vers le haut, puis tira. Sous son autre main placée à la hauteur du coude blessé, il sentit l’articulation reprendre sa place accompagnée d’un petit « plop » caractéristique. Le visage de son patient se draina de toute couleur et il tomba sur ses fesses.

« Respirez un grand coup, le pire est passé. »

La chute soudaine de leur ami causa un certain émoi, mais le blessé releva rapidement la tête, tout étonnée.

« Ça ne fait même plus mal! »

« Laissez-lui quelques instants. J’ai bien peur qu’il soit trop tôt pour crier victoire. »

Brannor, qui avait accompagné l’elfe dans sa chute, se releva en époussetant le sable de sa tenue.

« Ah oui, je vois ce que vous voulez dire. » Le soldat grimaça alors que les élancements commençaient à se faire sentir.

« Il vous faudra une attelle pendant une ennéade environ et éviter de faire des bêtises pendant 3 ennéades supplémentaires par la suite. Je peux vous donner... »

Sa bulle de concentration éclata et s’envola du même coup toute sa confiance.

« Je… Je peux… » Brannor recula de quelques pas. « Mieux vaut aller voir l’apothicaire. »

Pris de panique, il tourna les talons. Brannor n’avait plus qu’une idée en tête, retourner chez lui. Le gamin n’avait plus besoin de lui de toute façon. Toutefois, lorsqu’il voulut franchir la barrière, il s’emmêla les pieds dans le bas de sa robe, ratant ainsi son saut. Il bascula vers l’avant et s’écrasa au sol où il resta sans bouger, mortifié au-delà de tout ce qu’il avait pu être dans sa longue existence.

Aegden se tint en retrait lorsque le guérisseur fit son office. Des blessures comme ça il en avait vu des dizaines et des dizaines et il avait une façon assez détachée de voir ce genre d'accident. C'était loins d'être souhaitable et jamais agréable à voir ou a vivre mais ce n'était pas grand chose. D'ici quelques ennéades ce ne serait qu'un mauvais souvenir. Et comme il n’était pas médecin, il laissait faire tout simplement.

Par contre lorsque ledit médecin se releva et fit brusquement mine de tourner les talons, comme effrayé, les soldats le regardèrent sans réagir, tous surpris par cette réaction plus qu’inattendue. Le fuyard eut le malheur de se prendre les pieds dans son vêtement et chuta lourdement au sol. Aegden soupira et se tourna vers ses trois camarades.

-Allez à l’infirmerie et expliquez ce qui s’est passé. Si vous pouviez prévenir l’Hest’Mahtari qu’il revoie vos affectations, vous m’arrangeriez. Il soupira. La journée allait être longue. Je m’occupe du médecin…

Sans attendre qu’ils obtempèrent, le mainyth rattrapa rapidement Brannor et lui tendis la main pour qu’il se relève. Pas de jugement sur son visage, rien que la neutralité du soldat qui en avait vu d'autres.

-Rien de cassé ?

Aegden se doutait que quelque chose avait perturbé l’étrange guérisseur et il voulait l’aider, mais il n’irait pas lui soutirer de réponse. Après tout Brannor ne le connaissait quasiment pas et il n’avait peut-être pas envie de se confier.

Est-ce que ça venait vraiment de se produire? Venait-il vraiment de perdre la face devant un groupe de soldat? Apparemment. Il était déjà assez honteux comme ça d’avoir perdu les moyens. Il n’avait pas besoin de ça en plus. « Pourquoi faut-il que ça arrive? » Légèrement assommé par le choc de sa chute, Brannor resta étendu un moment jusqu’à ce que le lancier ne vienne vers lui.

« Physiquement ça va, mais je crains qu’on ne puisse rien faire pour mon amour-propre. »

Il se redressa péniblement tout en essuyant ses vêtements couverts d’herbes et de terre. Brannor savait qu’il ne pouvait pas partir sans offrir un semblant d’explication à ce soldat. Parler de ces choses à un pur inconnu alors qu’il n’était même pas capable de le faire avec sa propre famille… Ironiquement, il est parfois plus facile de parler à des étrangers.

« Écoute, j’ai conscience que mon comportement peut vous sembler étrange. Je t'assurer que j’ai été soldat tout comme je peux t'assurer que j’ai été médecin si jamais tu devais avoir le moindre doute là-dessus. »

Il s’interrompit, profitant de cette pause pour tenter de mettre de l’ordre dans ses idées. « Ne dis rien et rentre chez toi. Tu t’es déjà assez couvert de honte comme ça... » Il secoua la tête avant de reprendre.

« Mon histoire est de celles qu’on entend trop souvent. Je suis vieux… Je… J’ai tout laissé tomber en pensant que… que... »

Il s’arrêta une autre fois. Il fronça légèrement les sourcils et ouvrit la bouche comme pour ajouter quelque chose, mais il s’arrêta. Ses oreilles tombantes trahissaient le sentiment qui l’envahissait. « Il ne t’écoutera pas. Il n’en a rien à faire. Il ne te connaît même pas... »

« Il se fait tard, je vais rentrer, je crois. J’ai été heureux de te revoir. »

Aegden resta silencieux quelques secondes, fixant son interlocuteur et ayant l’air de réfléchir. Il finit par claquer sa langue avant de renchérir :

-Écoute Brannor. J’ai l’impression d’avoir une dette envers toi. Tu as l’air sacrément secoué et en même temps tu as aussi l'air d'avoir envie de parler Je te propose quelque chose : tu me laisse le temps de me changer et d’aller ranger mes affaires. Tu m’attends devant la caserne, ou ici peu importe. Ensuite on discute, tu vide ton sac.

Le mainyth ne connaissait pas vraiment Brannor. Il se souvenait à peine de son visage mais il ne doutait pas de ses paroles et même s’il ne s’agissait que de son devoir, Aegden était heureux d’avoir retrouvé par hasard la trace de l’homme qui lui avait sauvé la vie. Il n’était pas un grand parleur et sans doute pas le plus qualifié qui soit pour écouter les paroles d’un elfe déstabilisé, mais il pouvait au moins essayer…

-Ça te va?

Aegden tendait la mains, à voir si Brannor s'en saisissait à présent.

Brannor tourna les talons prêts à s’en aller, soulagé à l’idée de s’enfermer chez lui après cette finale désastreuse quand la voix d’Aegden l’arrêta. Il tourna la tête vers le soldat, l’hésitation visible dans son regard. « Ton propre frère t’a fait la même offre un nombre incalculable de fois, mais tu as toujours refusé de parler. » Cette maudite voix. Ce n’était rien de plus que ses propres pensées, mais elles avaient un tel pouvoir sur lui. Il serra les poings et les ouvrit à nouveau.

« Il n’y a aucune dette entre nous. Tu as sauvé mon frère, je t’ai sauvé la vie et je l’aurais fait même si Duinor n’avait pas été impliqué. »

Il tourna à nouveau la tête en direction du chemin vers sa demeure, puis regarda Aegden encore. « Ça ne va rien changer de toute façon! » On pouvait presque voir les pensées qui se bousculaient dans sa tête. « Mais c’est une perche qu’on me tend, peut-être la dernière avant qu’il ne soit trop tard. Même si ça ne fait rien, au moins quelqu’un saura… » Brannor soupira avant d’acquiescer d’un bref signe de la tête.

« Je vais attendre ici, mais sache qu’il n’y a rien qui t’oblige à faire ça et qu’il est même fort probable que ça ne change rien du tout. Tu as certainement quelque chose de plus important à faire que d’écouter un vieil elfe radoter sur sa vie. Toutefois… je suis fatigué de cette situation. »

Malgré ses efforts, Brannor avait l’impression de ne plus avancer. Il manquait quelque chose, une motivation, de l’aide…

« Fait vite avant que je ne change d’idée… »

Il joignit ses mains dans son dos et s’éloigna de quelques pas. Au retour d’Aegden, il n’aura pas bougé, malgré cette voix dans sa tête qui répétait en boucle de le faire.

Aegden hocha la tête et adressa un fin sourire au médecin avant de rapidement tourner les talons et s’éloigner. Il était satisfait de voir que l’autre obtempérait. Il n’avait pas envie de lui forcer la main mais il n’avait pas non plus envie de le laisser dans ce drôle d’état.

Il mit quelques temps à revenir, peut-être une quinzaine de minutes. Au lieu de sa tenue d’entrainement il portait une tunique simple cintrée à la taille par une ceinture à laquelle pendait une simple épée et de hauttes bottes sur un pantalon de lin clair. Ses cheveux avaient quant à eux étés domptés grâce à une épaisse tresse dans son dos. Sur son épaule il portait un sac de toile dont Brannor ne pouvait pas voir le contenu.

-Viens, ne restons pas ici. Aegden fit un signe au médecin à peine arrivé à son niveau et il fit mine de continuer son chemin.

Sans en dire plus il quitta les alentours du terrain d’entrainement, s’enfonçant plutôt dans la ville. Alternant entre rue pavées et environnement envahis par la végétation, il finit par arriver non loin des quais, le long de l’Elorëa. Là où ils se trouvaient ils n’étaient pas totalement seuls mais l’activité était assez modérée pour que Brannor ne se sente pas oppressé et parle librement. Leur chemin se termina sur un petit ponton qui ne semblait pas utilisé pour le moment. Gentiment Aegden proposa à Brannor de s’asseoir au bord et il fit de même. S’il voulait, le grand blond pouvait même plonger le bout de ses pieds dans l’eau claire.

-Bon alors. Fit-il, terminant par sortir du sac une petite bouteille de Leoras et un verre qu’il tendit au guérisseur. Pourquoi tu t’es enfuit tout à l’heure ?

Alors qu’il marchait aux côtés d’Aegden, l’embarra de Brannor était perceptible. Il ruminait en silence ses pensées. Comment expliquer quelque chose qu’il avait lui-même du mal à comprendre? « Tu perds la tête, c’est ça qui t’arrive. Tu ne serais pas le premier à passer par là. » Il était tellement perdu dans ses pensées qu’il ne remarqua pas tout de suite qu’ils avaient maintenant atteint les quais. Il y avait un peu de monde, mais c’était assez tranquille pour qu’ils puissent discuter sans se faire déranger. Ils trouvèrent même un ponton où s’asseoir. Brannor ne se fit pas prier et s’installa, plongeant aussitôt les pieds dans l’eau. Il était plongé dans la contemplation de l’étendue d’eau qui scintillait sous les quelques rayons de soleil qui perçaient le feuillage des arbres. Aegden lui tendit un verre.

« Tu aurais mieux fait d’en apporter plus. » Il but une gorgée et ferma les yeux alors que la boisson allait se nicher dans son estomac. « Peut-on vraiment dire que j’ai pris la fuite? Je n’ai pas fait dix pas que je me suis retrouvé au sol en voulant passer la barrière. Je dois être l’elfe le moins agile de tout l’Anaëh. »

Il agita ses pieds dans l’eau, provoquant quelques éclaboussures.

« J’ai eu peur, je crois. C’est stupide, ce soldat n’avait rien de grave, seulement le coude disloqué, mais j’ai soudainement eu l’impression que je n’étais pas à ma place. Je devais partir, c’est tout. »

C’était la vérité. Aegden lui avait demandé pourquoi il avait pris la fuite et il avait répondu. Évidemment, c’était la cause immédiate. Après, pourquoi un médecin expérimenté avait soudainement douté de ses capacités devant un cas aussi bénin? Ça, c’était autre chose. Il ne dit rien pendant un moment, le regarde toujours sur l’eau devant lui. Elle était agréable. Peut-être un peu fraîche pour s’y baigner, mais elle faisait du bien.

« L’une des premières choses que l’on nous dis lorsque l’on rentre à l’Académie, c’est de bien regarder nos compagnons, car ils ne reviendront pas tous de la guerre. J’avais trouvé ça brutal comme entrée en matière, mais c’est la réalité. C’est un risque que l’on accepte en y participant, mais je crois qu’on ne comprend pas l’ampleur du prix sans l’avoir payé. Et je crois que je l’ai payé deux fois plus que les autres. En fait, tous les médecins qui sont au front pour aider les blessés paient deux fois plutôt qu’une. Non seulement on met notre vie en jeu, mais on est confronté de plein fouet aux conséquences des combats. Celui-là n’a presque rien, celui-là je peux le recoudre, lui il a besoin d’un mage sinon il meurt. Pour l’autre, il est trop tard. Il faut réfléchir rapidement et prendre des décisions qui auront forcément des conséquences. Parfois, il faut choisir celui que l’on sauve et celui qu’on laisse mourir. Quand je t’ai sauvé la vie, il y a forcément quelqu’un qui est mort parce que je n’ai pas pu intervenir à temps. Et c’est correct. Enfin, je l’accepte et je le comprends. Je ne peux pas sauver tout le monde, c’est normal. Toutefois, j’ai réalisé avec le temps que ça use. Toutes ces décisions, toutes ces morts… elles m’ont usée. »

Il but une autre gorgée.

« Je ressentais déjà cette fatigue après la guerre. Quand je suis revenu à Alëandir, je n’avais qu’une idée en tête, fondé une famille. Je connaissais cette souffleuse de verre depuis un certain nombre d’années déjà et j’étais décidé à la marier. J’avais tout préparé dans ma tête. Je me sentais comme un parfait idiot, mais je savais ce que je voulais. Le problème c’est que je l’ai trop fait attendre. Moi, à l’époque je voulais bien faire les choses. Je voulais prendre mon temps et tout, mais j’ai été trop lent. Je suppose que pendant toutes mes absences, elle a fini par rencontrer quelqu’un d’autre. Je ne me souviens plus exactement de ce qu’elle a dit, mais je pense qu’à un moment elle a dit que j’étais rendu trop vieux et elle est partie. Maintenant que j’y pense, je crois qu’il y a des façons de rejeter quelqu’un sans lui mettre à la figure qu’il approche les 850 ans, mais sur le coup, ça a brisé quelque chose en moi, quelque chose qui était déjà fêlé. J’ai senti ce vide. Ma mère est morte après que mon père ne soit jamais rentré de la guerre. J’allais donc mourir. Mon temps était compté. J’ai tout laissé tomber. J’ai abandonné l’armée, la médecine et je me suis enfermé chez moi. J’ai aussi repoussé tous les gens qui essayaient de m’approcher. J’ai tellement été désagréable que mon frère et ma sœur ne m’adressent plus la parole. Ça ne me dérangeait pas. Je ne voulais pas qu’ils soient témoins de ça. Puis les jours ont passé et les ennéades… et les mois, les années… Je ne suis pas mort. »

Pour la première fois depuis le début de son récit, il se tourna vers le roux et le regarda en haussant les épaules.

« Je ne suis pas mort et j’ai réalisé que je n’allais pas mourir finalement. Mes cheveux ont commencé à blanchir, conséquence de ce qui m’est arrivé, mais au-delà de ça… Je suis là. Toutefois, je suis là, mais je sais qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Si je ne trouve pas une solution rapidement, j’ai bien peur de mourir pour de vrai cette fois. Je… je ne veux pas mourir et j’ai peur. Dis-moi, et ce n’est pas grave si tu n’as pas de réponse, car j’ai l’impression de demander l’impossible, mais comment fait-on pour vivre si on a oublié comment faire? »

S’il s’attendait à devoir un peu insister, le médecin ne se fit finalement pas prier. Aegden l’écouta patiemment, sans rien dire. Brannor confirma ce dont le militaire s’était douté : le médecin faisait partie de ces trop nombreux souffles usés par les guerres et toute la violence des dernières années. Et comment lui en vouloir ? Tandis que les soldats faisaient barrage et subissaient les assauts, les médecins eux étaient confrontés aux conséquences de toute cette violence. Tandis que les uns encaissaient, les autres constataient l’étendue des dégâts en essayant de réparer ce qui pouvait encore l’être. Le lancier continua de se murer dans le silence jusqu’à ce que Brannor se tourne vers lui et lui pose enfin une véritable question.

-On essaie.

Le commandant soutint le regard de son interlocuteur. Son visage balafré affichait un profond sérieux. Sans doute eut il l’air un peu plus vieux qu’à l’accoutumé tandis que le sujet s’alourdissait et que certains des mots du guérisseur résonnaient dans son propre souffle. La guerre avait aussi tué son propre père et scellé le sort de sa mère. Il l’avait regardé dépérir sans pouvoir rien y faire et après sa disparition, il avait eu la sensation d’avoir perdu tout ce qui lui restait. Il avait mis du temps à faire son deuil et depuis nombreux avaient été les instants où le lancier avait considéré ne jamais pouvoir se permettre d’avoir une famille pour ne pas alimenter le cycle de souffrance que cela pouvait engendrer. Bien entendu les choses ne s’étaient pas déroulées ainsi. Il y avait eu l’itrih’vaan et Sinieth. Il était désormais fou de joie à l’idée de la venue imminente de leur fils mais la peur de faire subir à cet enfant un début de vie de peur et d’absence l’obsédait sans relâche.

Et pourtant. Pourtant Aegden savait au fond de lui qu’il ne baisserait jamais les armes. Parce que c’était là son rôle. Servir de bouclier et de fer de lance, il le devait à son pays et à ses frères.

Sa main vint de poser sur l’épaule du guérisseur dans un geste fraternel. Il n’aborda pas ces pensées qui étaient les siennes. Aegden n’aimait pas s’étaler sur lui même et même sa compagne avait attendu longtemps avant de connaitre nombre de détails sur son histoire.

-Subir de plein fouet l’atrocité de la guerre est le lot de tous les elfes d’armes, Brannor. Toi, moi, ton frère, des centaines d’autres…On l’as tous vécu, certain y ont perdu plus que d’autres. On paie un prix terrible, mais puisque nous on le subit, le reste de notre peuple pourra vivre en paix. Il faut juste continuer en se rappelant pourquoi on est là. On a tous quelque chose à accomplir, toi compris.

« Je trouve cette réponse plus frustrante que je ne l’aurais cru. J’en conclus donc que c’est la vérité. Ce n’est pas toujours ce que l’on veut entendre. » Il soupira. « Je dois donc continuer à essayer, faire semblant jusqu’à ce que ça devienne naturel, que ce ne soit plus un effort. Ce n’est pas une perspective particulièrement encourageante, pas avec ce qui vient de se passer. »

Brannor vida le reste de son verre d’un trait. « À quoi tu t’attendais, hein? Tu connais la réponse depuis le début. Il ne t’apprend rien. Il n’y a pas de chemin facile... » La bouteille apportée par Aegden lui semblait ridiculement petite comparativement à son envie de boire. Il n’était pas un gros buveur en temps normal, mais la situation actuelle tendait à vouloir faire changer ça. C’est sans doute pourquoi il ne devrait pas boire.

« Pourquoi fait-on ça? C’est une grande question et j’ai le sentiment d’avoir aussi oublié. Je me souviens des faits, des éléments déclencheurs qui m’ont poussé sur cette voie, mais le sentiment qu’ils ont inspiré… » Son regard s’égara pendant un moment. Brannor pensait à tout ce qu’il avait fait, à ces moments qui l’avaient inspiré. Il avait de quoi être fier. Certes, il y avait aussi beaucoup de souffrance, mais au travers de tout ça, il avait sauvé beaucoup de vie et contribué à défendre ce royaume. « Peut-être que je devrais reprendre les armes ou, au moins, recommencer à m’entraîner. Pas tous les jours, mais quelques fois par ennéade… Ça ne se fera probablement pas sans heurt, mais à force d’essayer et de voir des gens, ça ne peut pas vraiment faire de mal. Quant à la médecine, faudrait déjà que je range mon cabinet, après on verra. »

Il regarda Aegden. Sans vraiment sourire, il semblait détendu comme si un poids venait de lui être enlevé de ses épaules.

« Rien ne t’obligeait à m’écouter, mais tu l’as fait. Je t’en suis reconnaissant. Je savais que j’avais besoin de parler à quelqu’un, je ne savais juste pas à qui ni comment. On m’a guidé jusqu’à toi, je ne vais pas l’oublier, peu importe ce qui arrive. »

-Tu l’aurais fait à ma place. Répondit simplement Aegden aux éloges du médecin.

Il n’y avait rien de surprenant ni d’unique dans son comportement. Rares étaient les elfes d’armes qui n’auraient pas fait de même à sa place. C’était naturel d’aider un camarade, qui plus est juste après avoir appris qu’il était celui à qui on devait la vie.

En revanche pour le reste de ses doutes, Aegden n’avait que bien peu de conseils à lui donner. Qu’il reprenne l’armée ou non était sa décision et la sienne seule. On ne forçait personne à retourner sur le champ de bataille, encore moins un elfe déstabilisé. Un elfe en proie à ses peurs était aussi dangereux pour lui-même que pour ses camarades. Et puis de toute façon si Brannor avait fait partie des corps armées d’Alëandir comme lui, ce n’était plus à Aegden de prendre part à ces décisions.

-Tu devrais essayer de parler à un Voilé, ils devraient t’aider bien mieux que je ne le fais.

Aegden tapota gentiment l’épaule de son camarade avant de se relever.

-En attendant ravis d’avoir pu te revoir Brannor. Même si le reste de mes souvenir n’est pas bien joyeux, je suis content de me rappeler de toi. Le soldat adressa un fin sourire quoique sincère au médecin. Je ne vais pas pouvoir rester plus longtemps, je ne suis pas sûr que mes hommes apprécient  voir leur mainyth passer des heures à se la couler douce pendant qu’ils triment, mais au plaisir de te reparler à l’occasion.

A ces mots, il tourna finalement les talons, non sans ruminer un peu les quelques instants précédents. Voilà des souvenir fantômes qu'il n'aurait pas crus raviver en cette journée tout à fait banale...