Liés par la guerre (Brannor)

La nouvelle de sa venue fait d’ores et déjà des émules dans la cité, son nom et celui de d’Ithìliur sont sur toutes les lèvres aujourd’hui, plus encore que la veille. Si bien qu’elle est certaine d’avoir aperçu plusieurs fois les mêmes taledhels l’observer de loin, en compagnie de toujours plus de nouvelles têtes. La daedhelle est aux abords du terrain d’entraînement de la milice, trônant sur une caisse de bois, elle balance une de ses jambes dans le vide, un verre à la main. Elle est entourée de trois miliciens et deux soldats de l’armée royale, ils boivent et partagent du pain de meroca, la discussion est animée et les visages rieurs. Les paroles oscillent entre l’oliyan et l’elfique et, l’hilarité des uns et des autres trouve son consensus dans la capacité de l’eldéenne à difficilement saisir ce qu’on essaye de lui dire. Et après quelques explications et mimes, elle est finalement prise d’un rire difficilement contrôlable en réalisant la teneur des mots qu’elle a compris de travers et manque de renverser son leöras.

Sur le parvis de la caserne, l’un des supérieurs les observe, l'air interdit. Il rabroue les miliciens qui, quelques instants auparavant, s’entrainaient encore, mais était désormais trop occupé à observer du coin de l’œil le phénomène de foire installé aux abords du terrain. T’sisra a un léger sursaut et lorgne en direction des portes de la caserne, l’elfe tourne les talons et rentre dans le bâtiment à peine leurs regards croisés. L’un des miliciens lui donne une tape amicale dans le dos dans un sourire désolé, elle lui rend son sourire et boit une gorgée de son alcool.

- J’ai l’habitude. Il va falloir du temps.

- Tout le monde n’a pas pu connaître Naélis.

- Et c’est tant mieux !

- Qu’est-ce qu’elle dit ?

- Comme sa présence ne plaît pas à tout le monde, je lui ai dit que tout le monde n’a pas pu la connaître là-bas, à Naélis. Et elle dit que c’est tant mieux.

Le silence s’installe entre eux, ils s'échangent des regards lourds de sens, ces regards capables d'ignorer les barrière de la langue, puis l’un des soldats de l’armée royale lève son verre en regardant ses comparses.

- Que la prochaine n’arrive jamais !

T’sisra trinque avec les autres sans avoir compris un traître mot, elle est simplement heureuse de partager ce moment avec eux, de les avoir retrouvés après tant de temps. Un temps que rien ni personne n’était capable d’expliquer.

L’ambiance à l’intérieur de l’infirmerie était calme. Pour que l’endroit soit propice au repos et à la guérison, il ne pouvait pas en être autrement. Malheureusement, après avoir accepté Gaelen comme apprenti, Brannor trouvait plus difficile de maintenir la paix en ces lieux. C’était certainement dû à l’énergie de la jeunesse. Gaelen était encore une jeune pousse, mais il ne manquait pas de motivation et il travaillait fort afin d’atteindre les objectifs fixés par son mentor. Le problème venait plutôt de Thalias, le meilleur ami de Gaelen qui ne manquait jamais une occasion de traîner dans les environs. Il servait régulièrement de cobaye à son apprenti, mais en général il était là pour discuter et perdre son temps. Même si Thalias lui demandait de le prendre sous son aile, Brannor refuserait parce que cela nuirait aux progrès de Gaelen et que son énergie ne le destinait pas à la médecine de toute façon.

Gaelen était installé à son bureau et étudiait un ancien traité de médecine rédigé alors que Brannor n’était encore qu’un enfant. Ses sourcils froncés indiquaient sa grande concentration. Il faut dire que le style de l’auteur était particulièrement ardu et s’adressait à un lecteur qui s’y connaissait déjà. Au comptoir, Brannor versait du thé dans des tasses. À l’heure actuelle, il n’avait qu’un seul patient à l’infirmerie, un éclaireur empoisonné par mégarde, mais qui se remettait bien de l’incident. Avec un peu de chance, il pourra rentrer chez lui demain. Il prit deux tasses et apporta l’une d’elles à Gaelen. « Ne le renverse pas sur ce traité sinon je te fais laver les pots de chambre pendant tout un mois. » Le jeune elfe acquiesça d’un signe de tête et éloigna le plus possible le liquide aromatique du précieux document. Brannor se tourna ensuite vers son patient qui n’avait rien de mieux à faire que de regarder le plafond de l’infirmerie. L’elfe se redressa dans son lit et fixa la tasse avec appréhension. « Ce n’est pas l’horrible infusion que je vous force à boire depuis 2 jours, mais simplement du thé. » En posant la tasse sur la petite table près du lit de son patient, il entendit quelqu’un approcher au pas de course de l’infirmerie.

« Gaelen! » Thalias entra dans l’infirmerie en coup de vent et se précipita sur le bureau. Brannor entendit alors distinctement deux choses : le bruit d’une tasse se renversant et l’exclamation d’horreur de son apprenti. « Il a renversé le thé? » Demanda le médecin à l’éclaireur qui, depuis son lit, était bien placé pour voir ce qui se passait. La question était purement rhétorique, il avait tout entendu. L’elfe hocha la tête, affirmatif. Brannor se retourna juste à temps pour voir les deux jeunes elfes éponger frénétiquement le thé renversé. « Il n’y a pas de mal! » S’écria Gaelen qui n’avait pas du tout envie de nettoyer des pots de chambre. « Il y a juste un coin du parchemin d’un peu mouillé. » « Ce n’est pas grave, ça va sécher en un rien de temps et ce n’est qu’un vieux bout de parchemin. »

Brannor traversa l’infirmerie en quelques enjambées. « Ce vieux bout de parchemin est un ancien de traité de médecine, un exemplaire rare. Combien de fois ai-je demandé de ne pas courir dans l’infirmerie? Tu vas nettoyer les pots de chambre. Je vais demander à un ami au dispensaire de te garder à l’œil pendant tout un mois. »

« Mais!!?? » L’expression sur le visage de Thalias se décomposa. « Pendant tout un mois? » « Oui, un mois. Ça t’apprendra! Que venais-tu faire ici de toute façon? » Thalias regarda Gaelen dans l’espoir d’avoir son aide, mais pour une fois, l’apprenti partageait l’agacement de son maître. « Il y a une drow dans la ville!! » Thalias en frémissait d’excitation. « J’allais porter un message quand je l’ai vu. Elle est juste à côté, près des terrains d’entraînement. Elle est petite et a la peau grise comme un vieux tas de cendre oublié dans l’âtre d’une cheminée. Elle est moche, vraiment, mais n’a pas l’air dangereuse. » « Mais que fait-elle près des terrains d’entraînement? » Demanda Gaelen. « Elle nous espionne peut-être à la recherche de nos faiblesses », répondit son ami sur le ton de la conspiration. Brannor fronça les sourcils. « Si tu as un message à aller transmettre, je te conseille d’y aller tout de suite. Et ne crois pas que tu vas échapper à ta punition. Gaelen, continue de travailler, je vais aller voir ce qui se passe. »

Il avait entendu des rumeurs la veille, mais n’y avait pas prêté attention. Là, il était curieux. Il voulait surtout éviter le chaos aux alentours de son infirmerie. Il en sortit, Thalias sur les talons. « Ah, elle n’est plus là. Elle y était pourtant il y a deux minutes, je le jure » « Va-t’en! » Le jeune elfe s’éloigna au pas de course et Brannor poursuivit sa recherche. Il doutait qu’elle soit une menace, car elle ne se serait jamais rendue aussi loin dans la ville si c’était le cas. Du coup, il voulait vraiment satisfaire sa curiosité. En marchant, les bruits de conversation lui vinrent aux oreilles et il bifurqua en direction de la caserne dont il franchit la porte. Elle était là, ainsi qu’un attroupement de soldats tous aussi détendus les uns que les autres.

« Heru Brannor! On ne vous voit pas souvent à l’intérieur de la caserne! » S’exclama l’un des soldats en le voyant. Effectivement, il préférait prendre ses repas à l’intérieur de l’infirmerie où c’était plus calme. « Je passais tout simplement par là », répondit-il, distraitement, le regard sur la drow. Son apparence détonnait franchement du reste et, étrangement, ne lui faisait pas tant penser à une drow. Il trouvait la description de Thalias plutôt insultante maintenant qu’il la voyait.

« Vous la connaissez? » Demanda un autre soldat qui venait lui porter une bière sans qu’il ait demandé quoi que ce soit. « Non, je devrais? »

« Elle était à Naelis », répondit un autre. « Je n’y étais pas. » À l’époque de la guerre de Naelis, il était encore prisonnier de ses démons et ne sortait jamais de sa maison. « C’est une bonne chose, j’ai envie de dire. »

Brannor fronça les sourcils et inclina légèrement la tête en signe de salutation à T’si avant de s’assoir à une table. Il ne voulait pas avoir l’air d’être celui qui était là juste pour satisfaire sa curiosité même si c’était le cas.

Son regard passe du nouveau venu aux soldats, elle n’est pas certaine de saisir complètement ce qui se dit, pourtant elle est assez sûre d’en comprendre le sens. Elle soufflerait bien un remerciement à ses anciens camarades, mais ce n’est pas le moment. Une gorgée de leöras lui éclaircit la gorge, elle se laisse glisser au bas de la caisse sur laquelle est assise et se rapproche du groupe se formant autour de la table abîmée à laquelle le nouveau venu s’est assis.

- Je m’appelle T’sisra. Récite-t-elle en inclinant légèrement la tête à son tour. Comment app... Sa phrase se perd dans les méandres de ses réflexions, elle se mordille le bout pouce en plissant les yeux sans comprendre pourquoi elle bloque sur une phrase aussi simple. Comment... Toi... Tu ! T’appelles ?

T’sisra se fend d’un sourire alors que l’un des soldats l'applaudit avec un air moqueur sur le visage, ce dernier est vite rejoint par les exultations surjouées de deux autres. La daedhelle les regarde avec un air de défi tout en ayant l’air outrée et finit par éclater de rire.

- Encore quelques ennéades et on ne pourra même plus être certains d’avoir une drow en face de nous. Raille son comparse en croquant dans son pain de meroca.

La daedhelle sourit. Elle se sent bien avec eux, légère. Mais elle n’oublie pas les curieux qui l’observe de près comme de loin. Ses pupilles bleu acier se perdent dans les atours du médecin, le détaillent rapidement de pied en cap. Ses doigts viennent se perdre dans la queue de cheval noir de jais cascadant sur sa poitrine tandis qu’elle porte un intérêt particulier à la chevelure blanche de l’elfe. Le sourire en coin dénote son appréciation de l’ironie de la situation.

- Moi je cheveux noir, jamais blanc. Et tu blanc. Étrange, oui ?

- Peut-être un peu plus que quelques ennéades tout compte fait. Interjette le milicien et pouffant de rire.

La noirelfe lui lance un regard amusé et lui donne un coup dans l’épaule en réprimant un rire.

- Aah... Si tu savais comme j’ai hâte de mieux comprendre et, surtout, de pouvoir parler couramment... Une vague de déception passe sur son visage durant un bref instant. Ça viendra. Et bien assez tôt, tu verras.

Son regard se porte à nouveau sur Brannor, elle l’observe tout en réfléchissant à un moyen de faire la conversation sans avoir à se reposer sur les autres pour traduire tout ce qu’elle souhaite exprimer. C'est à ce moment que Non se décide à débarquer en trombe, il arrive beaucoup trop vite et s'écrase magistralement dans les pieds de la dadhelle. Il se redresse tout aussi prestement et se met à tourner joyeusement sur lui-même en observant les elfes en présence, la langue pendante et l'œil pétillant.

- Qu'est-ce que tu vas nous faire comme bêtise encore toi ?

T'sisra s'accroupit, ses doigts caressent délicatement le jeune animal bien étrange aux yeux des elfes. Le canidé a tout du chien apprivoisé et pourtant, ses grandes oreilles, sa musculature effilée et son pelage dénotent une nature profondément sauvage.

Les efforts de T’sisra pour parler l’elfique étaient aussi vaillants que ceux de Brannor pour parler le Péninsulaire. « Je m’appelle Brannor », répondit-il en prenant soin de formuler la phrase complète. Elle souriait aux exclamations d’encouragement des autres soldats, eux-mêmes complètement détendus en sa présence. Ils partageaient une histoire commune, une histoire que Brannor ne connaissait pas. Naturellement, il voulait en apprendre plus. Nul doute, l’image était étonnante en soit, une drow au cœur de la cité elfique, entourée par certains de ses plus braves défenseurs, souriante et riante, rien de plus qu’une amie en visite. Puis, elle parla de ses cheveux blancs, une référence à ceux de sa race dont Brannor partageait l’absence de couleur. Ses lèvres s’étirèrent en un rare sourire pour Brannor, son regard pétillant d’amusement. « C’est parce que je suis très vieux. » Il se tourna vers celui qui semblait être le traducteur. « Tu peux traduire ça? » Ce n’était pas tout à fait la raison, mais c’est celle qu’il préférait donner afin de s’éviter l’embarras d’expliquer les dix années passées enfermé dans sa propre demeure et le mal qui avait affligé son esprit et qui, parfois, se faisait sentir encore.

Brannor avait conscience du regard de T’sisra sur lui. C’était peut-être parce que parmi tous les visages ici, elle ne reconnaissait pas le sien. Il but une gorgée de sa bière et décida qu’il préférait largement le thé à cette boisson, mais continua à boire, sa curiosité n’étant pas encore satisfaite. Il se tourna vers son compagnon de table. « Loin de moi l’idée d’être désobligeant, mais quelqu’un pourrait m’expliquer les raisons de sa présence ici? Indéniablement, vous la connaissez tous à cause de ce qui est arrivé à Naélis et je n'y étais pas, alors... » Avant que le soldat ait le temps de lui répondre, une créature entra en trombe dans la caserne, dérapa sur le sol en pierre et s’écrasa sans élégance sur les pieds de sa maîtresse.

« Un chien? » Demanda l’un elfe à la suite de l’apparition soudaine de la créature. « Ce n’est pas un chien », répondit aussitôt Brannor, son attention sur la créature. Il avait vu des chiens dans sa vie, des créatures sans pouvoir particulier, loyales et travaillantes dans certains cas, stupides et entêtées dans d’autres. Il avait vu des bêtes qui semblaient en être des cousins tels les loups et leurs différentes déclinaisons. Brannor n’avait jamais vu un animal pareil et en conclut qu’elle devait venir d’un territoire lointain.

« Qu’est-ce que c’est? » Demanda Brannor en prenant soin de bien articuler chaque mot afin d’en faciliter la compréhension. Il osa tendre son poing fermé vers le canidé, l’invitant à le renifler. Au même moment, du tapage à l’extérieur de la caserne attira l’attention de tout le monde. « MAIS OÙ EST CETTE SALE BÊTE? SI JE LUI METS LA MAIN DESSUS!!! »

Il avait argué être vieux. Quand bien même, elle trouvait difficile de croire à la vieillesse des immortels, la daedhelle avait préféré ne pas insister plus que de raison et s’en était contentée. Il est des choses qui sont et que l’on veut garder pour soi seulement, ça elle pouvait le comprendre. En guise de conclusion, elle lui sourit simplement.

Son camarade s’empresse d’étancher la soif de curiosité du médecin. Il dresse l’index et se penche au-dessus de la table avec l’air de celui qui a quelque chose d’inédit à raconter.

- Ce que je vais te dire que ça va te sembler difficile à croire, mais je te garantis que c’est la vérité. Il marque une pause, profitant de l’instant pour laisser s’installer un suspens dramatique qui n’est pas nécessaire. Elle est venue depuis le Zagazorn rejoindre son compagnon. Il avance la tête en arquant les sourcils et s’amuse de la réaction du médecin avant de reprendre. C’est un clerc de l’Académie. Il se frotte la nuque et rit. C’était une surprise pour nous aussi !

- À l’image de l’oncle. Commente un autre. Les Telperiën finissent toujours par faire parler d’eux.

T’sisra, dont les doigts se perdent dans les poils du pelage sombre et doré de l’animal, écoute d’une oreille la conversation. Elle lève le regard vers le soldat en entendant le nom d’Ithìliur, ses yeux vont ensuite jusqu’à Brannor, elle lui sourit à nouveau alors qu’il approche son poing du chien. Ce dernier renifle la main de l’elfe et la lèche avant de se mettre à japper joyeusement.

- Il s’appelle « Non ». Dit-elle en désignant l’animal. « Non ». Ça oliyan. C’est « non » dans ton langue. Il fait... Mh... Il non écouter. Oui ? C'est... Mh... Chien nature. Sauvage ? Dans le... Non arbre. Sable. Elle fait comme si elle désignait une large étendue. Chaud jour. Elle agite la main à côté de son visage et souffle en tirant la langue puis elle se frotte les épaules en rentrant légèrement la tête. Froid nuit.

La daedhelle pose un index sur ses lèvres tout en réfléchissant à un moyen d’expliquer à quoi ressemble un désert à un elfe vivant depuis des siècles au cœur de la plus grande concentration végétale au monde. Mais alors qu’elle s’empêtre dans les mots qu’elle connait, un éclat de voix la surprend. Le chien fait le tour de T’sisra puis se met à sautiller sur les pattes arrière. Elle le prend dans ses bras et se redresse en fixant son regard dans la direction des vociférations.

- Putain, mais c’est pas possible... Tu as encore fait une bêtise ? Demande-t-elle en regardant le chien qui l'observe en baissant le museau. Oh oui, ça c’est bien une tête de coupable…

La noirelfe se mord la lève inférieure, déjà très gênée de la situation à venir qu'elle ne voit pas comment éviter. Elle n’a guère envie d’affronter la tempête, pas alors qu’elle peut à peine aligner trois mots.

Brannor ne saurait pas dire pour les autres peuples, mais les soldats de l’Anaëh ne refusaient pas quelques ragots à l’occasion. C’était peut-être la proximité forcée ou le manque de divertissement, surtout dans les garnisons aux frontières, qui rendaient les elfes avides de bonnes histoires. Il sut avant même que son compagnon de table n’ait ouvert la bouche qu’il avait quelque chose de particulièrement juteux à partager. Et il avait raison, car de toutes les raisons pouvant expliquer la présence de T’sisra, c’était peut-être la moins probable qui se révéla la bonne. « Non? Vraiment? Tu connais son nom? » Brannor appréciait autant les histoires que ses compagnons. C’est donc avec une curiosité renouvelée qu’il rapporta son attention sur elle et l’animal qui le gratifia d’un coup de langue visqueuse en guise de salutation. Il s’essuya la main sur sa robe en écoutant les explications laborieuses sur l’origine du canidé. Le nom l’amusa et donnait une assez bonne idée du caractère de l’animal qui, bien que sympathique, devait avoir un tempérament bien ancré et un dédain pour les règles.

« Le non arbre? » Brannor réfléchit un instant. « Ah! Le désert. C’est un chien du désert? » Il connaissait les déserts seulement en théorie pour avoir lu à leur sujet par le passé. Il n’a jamais eu la chance d’en voir et, honnêtement, son cerveau n’arrivait pas à se représenter un grand étendu de vide où la terre et les arbres laissaient place à du sable. Ce devait être extrêmement inhospitalier. Dans tous les cas, elle faisait de gros efforts pour se faire comprendre, allant jusqu’à agiter les bras et grimacer dans le but de se faire comprendre. Ce devait être extrêmement frustrant. Il avait vécu une situation similaire lors de la rencontre des couronnes. Il ne parlait pas un traitre mot de Péninsulaire à l’époque. Pourtant, si ses lacunes la frustraient, elle ne le montrait pas, gardant plutôt son sourire. « Quelques ennéades ici et vous allez vous exprimer sans problème. »

Enfin, c’était à condition qu’elle ne se fasse pas mettre à la porte à cause de son compagnon à quatre pattes. La voix devint plus forte, signe qu’elle se rapprochait. Un nouveau venu passa la porte et Brannor le reconnut comme étant un instructeur dont le mandat consistait à former les nouvelles recrues et à superviser les entraînements. C’était un travail qui demandait beaucoup de patience et encore plus de voix. Ils passaient la vaste majorité de leur journée à aboyer des ordres depuis les abords des terrains d’entraînement. Brannor ne se rappelait pas son nom. L’elfe tenait quelque chose dans ses mains.

« Ah! Voilà la sale bestiole! Je vais l’écorcher de mes propres mains… »

Brannor fronça les sourcils et fit un pas en avant, s’interposant entre l’instructeur et T’sisra.

« Et si vous nous expliquiez ce qui est arrivé avant? »

L’elfe lui agita sous le nez ce qui ressemblait à une pièce d’équipement en cuir. Du moins, ce qu’il en restait, car quelque chose l’avait visiblement mâchouillé. Si une partie était encore reconnaissable, le reste n’était plus qu’un morceau de cuire baveux, informe et malodorant.

« Enlevez-moi ça du visage, merci. Mais qu’est-ce que c’est? »

« Une jambière! Et cette chose… » Il désigna le chien sauvage. « Cette chose l’a mangé. » Il agita de nouveau la jambière, cette fois, sous le nez de T’sisra. « Je demande réparation! »

La noirelfe se mord la lèvre inférieure, ses oreilles s’affaissent sous le poid de la culpabilité. L’espace d’un instant, elle est désemparée et cherche de l’aide dans le regard de ses compagnons. Et lorsque l’elfe agite la jambière mâchouillée sous son nez, elle finit par froncer les sourcils.

- Je désole. Dit-elle en soutenant le regard colérique de l’instructeur. Mais chien il… Enfant. Oui ? Il jouer. Non comprendre. Je désole mais... Paix s’il te plaît.

La daedhelle resserre ses bras autour du chien et tourne légèrement le buste dans un réflexe protecteur, comme pour le garder hors d’atteinte de l’ire du milicien. Non enfouit son museau dans les bras de sa maîtresse, comme si ne rien voir de ce qui se passe lui permettrait magiquement de se défaire de la situation dont il est à l’origine.

Le milicien camarade vient murmurer à l'oreille de l'eldéenne, elle opine du chef, visiblement concentrée sur ses paroles, puis se tourne vers lui et chuchote à son tour en oliyan.

- Elle dit qu’elle est vraiment désolée et je la crois. Déclare le vétéran de la guerre naélisienne en posant une paume amicale contre le torse de l’instructeur. Que son ami à quatre pattes se débrouille toujours pour causer des ennuis parce qu’il est jeune. Et elle refuse de lui attacher une corde autour du cou ou de le mettre en cage. Ce que toi comme moi comprenons parfaitement. Elle te demande de faire preuve de clémence. Fait-il en posant sa main sur l’épaule de son camarade de la milice. Et de toi à moi, j’apprécierais aussi un peu de souplesse de ta part. Elle vient d’arriver, les relations ne sont pas simples entre les nôtres et ceux dont la peau est sombre et je la sais faire de son mieux pour ne froisser personne, ça la soulagerait de ne pas avoir à gérer… Ceci. Conclut simplement le milicien en écartant les bras comme pour désigner la situation.

T’sisra fait un pas vers l’avant, elle regarde l’elfe avec un air désolé en caressant avec douceur la tête de sa boule de poil.

- Je désole. Je désole beaucoup. Ajoute la noirelfe dans un timide sourire. Non problème s’il te plait.

T’sisra essuyait l’attaque verbale du milicien, les oreilles tombantes et l’air profondément désolé. Elle tenta de s’excuser dans son elfique approximatif, que ce chien n’était encore qu’un bébé et qu’il ne comprenait pas encore les règles. Pour qu’il porte le nom de « non », elle devait le lui répéter très souvent dans une journée.

« On parle d’équipement militaire! Je me retrouve avec une jambière toute seule qui ne me servira à rien, car à ce que je sache, aucun des soldats ou des miliciens n’est unijambiste! »

Brannor leva les yeux au ciel. « Oh, je vous en prie, nous savons tous ici qu’elles ne sont utilisées que pour les entrainements. Elles ne datent pas d’hier non plus. Si vous y tenez tant, vous n’avez qu’à demander qu’on vous en fabrique une autre. »

L’instructeur se tourna vers lui, le regard orageux. Brannor ne broncha pas d’un poil. Il était habitué à subir la frustration de ses patients. Ses traitements n’étaient pas toujours sans inconfort.

« C’est une question de principe! Cette bête est sous sa responsabilité, alors elle devrait assumer les conséquences des bêtises qu’il fait. »

Le médecin acquiesça d’un signe de tête.

« C’est vrai et elle s’est excusée. Elle ne maîtrise même pas notre langue! Vous accusez le chien d’avoir agi comme un chien, mais vous devriez plutôt vous demander comment il a mis la patte sur cette pièce d’équipement. Quelqu’un a dû la laisser trainer et tout ceci ne serait pas arrivé si ça n’avait pas été le cas. Il y a donc responsabilité des deux côtés. »

Le visage du milicien s’empourpra. Maugréant quelques paroles inintelligibles, il tourna brusquement les talons et sortit de la caserne d’un pas rapide, abandonnant la jambière mâchouillée derrière lui.

« Maintenant, je me sens mal pour ces pauvres recrues… » Il se pencha pour récupérer l’objet de cuir et le tendit à Non. « Termine ce que tu as commencé. Elle ne servira plus à rien de toute façon. » Puis, il regarda T’sisra, un sourire sur les lèvres. « Ça va? Ne vous en faites pas, ce n’est pas grave. »

Les paroles fusent d’un côté comme de l’autre, ils parlent vite. Bien trop pour qu’elle puisse détacher des sonorités familières et découper des mots entendables. Et finalement, tout s’arrête. L’instructeur tourne les talons, le visage déformé par l’agacement. T’sisra retient un soupir, elle affiche une moue de déception mêlée de gêne tandis que Non commence à lui lécher la joue.

- Bon... Et bien voilà, encore une bêtise de faite. Souffle-t-elle en repoussant le museau du chien. Insortable, vraiment.

Le médecin se baisse et offre la jambière de cuir, ou ce qu’il en reste, à Non qui referme joyeusement sa gueule dessus avant de secouer vigoureusement la tête. La noirelfe se fend d’un sourire puis tend l’oreille à ses paroles. Il y a comme un instant de flottement, le temps qu’elle digère chacun des mots.

- Oui je bien. L’eldéenne à un sourire triste, son regard suit l’instructeur qui s’en va d’un pas décidé en pestant tout ce qu’il peut. Triste problème.

La noirelfe hausse les épaules, dépose l’animal au sol pour le laisser jouer avec son morceau de cuir nouvellement gagné. Pour lui, l'incident est déjà terminé, mieux encore, il a gagné un jouet.

- Meilleur je non être ici. Oui ? Demande-t-elle en jetant un regard aux autres en constatant des regards peu certains. Je ferais mieux de ne pas rester ici, non ?

- Ne t’en fait pas. La rassure son camarade dans un rire tout en lui tapotant l’épaule. On va tous faire attention à ta petite terreur et tout se passera bien !

- D’accord... Souffle-t-elle dans un sourire gêné avant de poser une main sur l’épaule de Brannor. Merci. Son regard revient à l’elfe qui s’est fait traducteur. Qu’est-ce qu’il fait ? Comme métier je veux dire. Tu peux lui demander ?

- Il est m... Il s’arrête, réalisant qu’elle essaye simplement de faire la conversation, il opine du chef et pivote vers Brannor. Elle aimerait savoir ce que tu fais dans la vie.

L’incident semblait vraiment l’affecter, alors que ce n’était rien de grave. Certes, le bris d’équipement pouvait être ennuyant, mais personne n’avait été retrouvé mort. Quant à cet instructeur, ça ne lui ferait pas de mal que d’apprendre à se détendre un peu et à respirer un bon coup avant de passer ses nerfs sur la première personne qui croisera son chemin.

« Non, ne dites pas ça. » Brannor tourna la tête pour s’adresser au traducteur. « Il serait temps qu’on reconnaisse le fait que nous ne sommes pas très doués avec les étrangers. » Et le fait que T’sisra soit une drow n’aidait pas vraiment sa cause. Il suffisait de voir la description qu’en avait faite Thalias. D’un autre côté, était-elle vraiment une drow? Sa taille donnait l’impression qu’elle était peut-être une sang-mêlé, bien que ça ne fasse pas grande différence aux yeux des siens qu’elle le soit ou pas. Dès qu’il était question des drows, les elfes se méfiaient et l’histoire tendait à leur donner raison, malheureusement. Toutefois, chaque règle à ses exceptions et mettre tout le monde dans le même bateau paraissait plutôt injuste.

Plongé dans ses réflexions, Brannor sirotait sa bière sans trop prêter attention aux autres jusqu’à ce que le traducteur s’adresse à lui. « Hm, quoi? Oh oui. » Il tourna la tête, cette fois vers T’sisra. « Je suis médecin. » Il essayait de parler lentement en prenant soin de bien articuler. « Et soldat, aussi. Je vais sur les champs de bataille soigner les blessés pour qu’il puisse continuer à se battre et je donne les premiers soins à ceux qui auront besoin de l’intervention d’un mage pour survivre. » Il laissa le temps au traducteur d’effectuer son travail avant d’ajouter. « Quand il n’y a pas de guerre, j’occupe mon temps entre l’infirmerie de la caserne et le dispensaire. Je forme aussi un apprenti. » Apprenti qu’il avait laissé seul. Pourvu qu’il n’y ait pas d’urgence. Il faisait confiance à Gaelen pour les premiers soins, mais il restait encore beaucoup à lui apprendre.

La tempête est passée. Ou plutôt, elle a emporté ses grondements et s’en est retournée d’où elle était venue. La noirelfe ne peut s’empêcher de pousser, discrètement, le soupir de soulagement qu’elle avait retenu peu plus tôt. Elle raffermit sa prise sur le chien qui agite joyeusement la tête, son nouveau jouet entre les mâchoires. Un sourire en coin finit par apparaître sur son visage, elle dépose un baiser la tête de Non puis le dépose au sol avant de se redresser bien vite pour écouter l’elfe.

S’il y a bien quelques mots qu’elle parvient à discerner, d’autres lui arrachent une moue marquant son incompréhension malgré les efforts de Brannor pour se faire entendre. Elle est embêtée de ne pas tout saisir, du regard, elle appelle à l'aide son comparse lëandrin. Lui, il glousse déjà, se rendant bien compte que ne comprendre que peu de choses ennuie sa cousine à la peau cendrée plus que de raison, mais surtout, il la découvre sous un nouveau jour et ça, ça l'amuse beaucoup. Il se penche vers elle et traduit les paroles du médecin en prenant soin de prononcer certains mots en elfique ainsi que leur équivalent en oliyan.

- Le triage n’est pas la partie la plus agréable du travail. Marmonne la daedhelle presque pour elle-même, avant de regarder son camarade avec des yeux ronds alors qu’il traduit. Ah... Dis-lui aussi que c’est un beau métier, je ne voulais pas le rappeler à de mauvais souvenir, je parlais plutôt pour moi-même…

L’eldéenne se contente de sourire au médecin tandis que l’elfe traduit ses dernières paroles.

- Je venir… Infirmerie ? Demande-t-elle en désignant ses yeux de l’index et du majeur. Je voir ? Je... Elle se tapote le menton du bout du doigt en réfléchissant, les yeux rivés au sol. Et d’un coup, elle plante son regard dans celui du médecin en le désignant de l’index. Je aimer bien voir. Je savoir un peu. Oui ?

Les mains jointes, son sourire s’étire tandis qu’elle penche légèrement la tête sur le côté. Une petite lueur s’anime dans le regard de T’sisra, trahissant l’intérêt soudain qu’elle porte à cette infirmerie.

La réaction de T’sisra lorsque Brannor parla de ses interventions sur les champs de bataille lui indiqua qu’elle comprenait exactement ce à quoi il faisait référence. Choisir celui qui recevra ses soins laissant celui dont l’état était au-delà de toute intervention n’était pas chose facile. Il lui était arrivé de se tromper. Personne n’est infaillible, surtout pas lorsqu’on est au cœur de l’action et qu’une décision rapide est cruciale. Brannor avait parfois pris d’énormes risques au péril de sa propre vie, car il n’arrivait pas à se décider, justement. Cela avait fini par l’affecter à plus d’un niveau et expliquait son apparence un peu particulière.

« Non, je comprends. Vous avez raison, je pense la même chose. Choisir de sauver un ami au détriment d’un autre est terriblement difficile. » Le voilà de nouveau sur un ancien champ de bataille, du sang jusqu’au coude, à tenter de contenir l’hémorragie d’un blessé alors que les cris à l’aide d’un autre le suppliât de ne pas l’abandonner. Il pouvait même sentir l’odeur de la mort le prendre à la gorge. Il cligna des yeux et il était de retour dans la caserne, les cris ayant fait place aux conversations animées.

« Visiter l’infirmerie? Pourquoi pas? Je dois aller retrouver mon apprenti de toute façon. » Il vida le reste de sa bière en quelques gorgées puis s’essuya la bouche du revers de la main. « Ça ne t’embête pas de suivre? » Demanda-t-il au traducteur. « Je suppose qu’on finirait par se comprendre, mais ça faciliterait beaucoup les choses si tu restais dans les parages. » D’un signe de tête Brannor, il invita T’sisra à le suivre.

L’infirmerie était tout près. C’était une grande pièce rectangulaire avec des lits de chaque côté. Au fond, il y avait un long comptoir immaculé et des armoires de rangement en plus d’une cheminée où mourrait peu à peu un feu. Dans un coin d’où l’on pouvait observer tous les lits se trouvait un bureau derrière lequel Gaelen se tenait toujours, plongé dans son étude. Il avait maintenant de l’encre sur le nez. Son unique patient était toujours éveillé et occupait son temps en lisant quelque chose. Soit Gaelen s’était débrouillé pour lui trouver quelque chose, soit des amis l’avaient pris en pitié. Il avait l’air en pleine forme, mais Brannor préférait ne pas courir de risque inutile et lui administrer une dernière dose de l’antipoison avant de le libérer.

« Gaelen, dis bonjour à notre invitée, T’sisra. T’sisra, je vous présente mon jeune apprenti, Gaelen. »

Gaelen leva les yeux de son manuscrit et il écarquilla les yeux en voyant l’invitée en question. Il se leva d’un bond de sa chaise et agita la main en guise de salutation. « Bon… Bonjour, madame! » Il sourit, son regard passant de la drow à Brannor sans trop savoir quoi faire. « Tu as de l’encre sur le nez. » « Ah? » Avec sa manche, il essuya son nez, mais l’encre avait séché et ne bougea pas. « De l’eau et du savon, garçon. » « Oui, bien sûr. » Tandis que Gaelen tâchait de se nettoyer, visiblement embarrassé et nerveux, Brannor se retourna vers T’sisra. « Bienvenue dans mon repaire. Vous êtes guérisseuse aussi? »

Le vétéran se retrouve, malgré lui, embarqué dans les aventures citadines de la daedhelle. Pourtant, ça n’est pas pour lui déplaire. Non suit le mouvement, son morceau de cuir dégoulinant de bave entre les babines, il ne se soucie guère de l’endroit où il va tant qu’il est avec la noirelfe.

Quelques enjambées au cœur de la caserne puis se dévoile au trio l’antre du médecin. Un lieu où règne un calme et un sérieux propre aux lieux de soin. Le regard la noirelfe survole les couches pour constater la présence d’un seul patient. Cependant, son intérêt se porte avant toute chose sur le fond de la pièce où trône le bureau, l’étude et les armoires. Elle salue le jeune apprenti d’un signe de la main et le gratifie d’un sourire avenant puis tourne la tête vers Brannor.

- Guérisseusaussi ? Répète la noirelfe en arquant un sourcil tandis que son comparse se penche à son oreille pour murmurer. Ah ! Elle rit de bon cœur juste avant qu'un brin sérieux s’empare de son visage, elle secoue la main, signe qu’elle hésite entre le oui et le non. Moi. Elle se pointe du doigt. Magie. Puis son poing frappe dans la paume de son autre main. Guerre. Oui ?

- Ça nous a surpris aussi, au début. Confie le milicien en posant une main sur l’épaule du médecin. Nous avons des conceptions différentes du monde sur bien des choses et pourtant, nous en partageons bons nombres d'autres.

La daedhelle s’avance dans la pièce, dépasse l’elfe alité qui, trop absorbé par ses lectures pour daigner s’intéresser aux nouveaux arrivants, ne détourne même pas les yeux des écrits ni ne salue qui que ce soit. Ses yeux se baladent sur le bureau, à la recherche de livres ouverts, de pages griffonnées ou de croquis. Son regard finit par croiser celui de Gaelen, elle lui sourit en se tapotant le bout du nez pour lui signifier qu’il reste encore une tâche sur le sien. Face à son incompréhension, ou plutôt sa stupéfaction, l’eldéenne contourne l’écritoire, passe son pouce entre ses lèvres et se met à frotter le bout du nez du jeune apprenti pour faire disparaître cette dernière trace d’encre. À défaut de savoir comment le lui dire, elle lève les pouces en lui souriant, espérant que le message passe.

Le patient, quant à lui, aura finalement levé le nez de son livre. Il bat des cils en apercevant la peau cendrée au beau milieu de l’infirmerie, la réalisation laisse place à un cri étouffé, il se redresse brusquement dans son lit. Son teint coloré laisse alors place un faciès blafard et la surprise à une panique due à une respiration soudainement difficile. L’elfe se rallonge et pousse un râle, un appel à l’aide étouffé. Aussitôt, les visages se tournent vers le malade.

La daedhelle approche prudemment, prenant soin de rester derrière Brannor, de peur d'effrayer plus que de raison ce pauvre hère dans la tourmente. Cependant, malgré toute la prudence de ses gestes, l’elfe se tord dans ses draps, l’œil terrifié et la respiration difficile.

- Attendez... L’eldéenne fait un pas de côté et vient poser sa main sur le front de l’elfe, dont les yeux se ferment et la respiration se régule. Il s'est endormi. Alors ça, ce n’est pas de mon fait. Affirme-t-elle en apposant une main au niveau du poitrail de l’elfe.

- Il avait l'air d'aller bien il y a encore quelques instants... Qu'est-ce qui lui arrive ?

- Son corps est en train de lutter. Dit-elle sur un ton qui ne pourrait être plus calme. Comment a-t-il fini à l’infirmerie ?

Le milicien, dont le sourire s’est effacé au profit d’un air grave et sérieux, traduit la question de la noirelfe.

« Elle a vraiment soigné nos frères? » Brannor était surpris et, honnêtement, cela remettait en question certaines idées reçues extrêmement bien ancrées dans la tradition elfique. Son étonnement devait se voir, car le milicien qui les accompagnait posa une main sur son épaule comme pour lui confirmer qu’il avait effectivement bien compris. « La question qui nous vient à l’esprit c’est pourquoi. Pourquoi une drow accepterait de nous aider? On pourrait assumer le pire, mais je suppose que parfois la réponse est beaucoup plus simple et, en quelque sorte, extraordinaire qu’on l’imagine. »

Gaelen s’était lavé le visage, imaginant la tache maintenant disparue, mais T’sisra vint vers lui en tapotant son propre nez comme si elle tentait de lui faire passer un message. Brannor les observa du coin de l’œil alors que la drow effaçait à l’aide de son pouce les dernières traces d’encre. Le visage de Gaelen prit une extraordinaire et inquiétante teinte pourpre. Le médecin se détourna pour cacher à son apprenti son amusement, ce qui l’achèverait certainement vu son état. Le jeune elfe balbutia quelques mots incompréhensibles avant de tomber assis sur sa chaise, les oreilles tombantes.

Malheureusement, l’ambiance détendue changea brusquement lorsque le patient, pourtant sur la voie de la guérison, fut pris d’un soudain malaise. Brannor se précipita à son chevet, une main sur son torse et l’autre sur son front. Le teint pâle, sa peau était maintenant moite de sueur. Son corps luttait contre quelque chose. Le poison? Pourtant, Brannor fut très rigoureux dans l’administration de l’antipoison, à moins qu’il se soit trompé depuis le début, ce qui n’était pas impossible malheureusement.

T’sisra prit place de l’autre côté du lit et Brannor la laissa faire. L’elfe agité de douleur se détendit brusquement. Craignant qu’il ait été foudroyé par son malaise, le médecin l’examina rapidement et constata qu’il respirait toujours. « Elle l’a endormi? » Demanda-t-il au traducteur qui lui répondit par la négative.

« Il allait bien. Du moins, c’est ce que je croyais. C’est un éclaireur. Il patrouillait aux abords de la cité. »

Brannor retira le drap qui couvrait son patient pour dévoiler ses jambes. L’une était bandée au niveau du mollet.

« Il ne se sentait pas bien à son retour à la citée, j'ai donc supposé à un empoisonnement. Très peu nous affecte, mais il y en a. En l’examinant, j’ai remarqué une petite blessure à sa jambe, une morsure. Je croyais bien avoir identifié les marques de dents… Peut-être pas. »

La peur de se tromper est commune à tous les médecins. Personne n’est infaillible. Pour Brannor, c’était une hantise. Il luttait encore contre ses démons, ceux qui l’avaient gardé enfermé chez lui pendant dix ans. Si une erreur coutait la vie de l’un de ces patients… Un jour, ça arriverait. Il le savait, mais n’y était pas encore totalement préparé. Dans sa poitrine, son cœur battait plus fort. Il était presque aussi pâle que le malade, mais il ne pouvait pas se permettre de laisser l’angoisse le gagner. Rien n’était perdu encore. Avec des gestes précis, il retira le bandage et dévoila la blessure.

« Elle n’est pas refermée. Elle devrait l’être, ça remonte à deux jours. Vous avez déjà vu ça quelque part? » Il connaissait la réponse, c'est certain, mais Brannor avait du mal à réfléchir. Son regard passait de la drow à son traducteur, tendu.

L’eldéenne écoute d’une oreille sans vraiment saisir ce qu’il se dit, son regard se porte sur le milicien qui reprend les paroles du médecin en oliyan. Elle croise les bras et frotte machinalement le dos de ses doigts contre le tranchant de sa mâchoire. Ses sens cessent de s’étendre, elle ne se concentre qu’uniquement sur les pulsations qui l’entourent, ici au cœur de l’infirmerie. Brannor défait aussi calmement que soigneusement les bandages du blessé, quand bien même les battements de son cœur trahissent ses émotions.

La noirelfe se penche sur la plaie, elle plisse les yeux en étudiant ces toutes petites marques de dents.

- Sa blessure remonte à deux jours. Tu as déjà vu ça ?

- Non. Elle hausse les épaules et glisse un regard désolé au médecin. Jamais.

L’eldéenne approche son index de la morsure, elle jette un œil au médecin et lui offre un sourire apaisant, puis, alors que son doigt remonte le long des marques de dents, la chair se défait. Le muscle dévoilé est abîmé de veinules violacées et petites tâches noirâtres par endroit.

- C’est la première fois qu’elle voit ça. Tout comme moi d'ailleurs.

- Dis-lui que je m’en occupe. Ajoute la drow en apposant ses mains autour de la plaie. Il aura besoin de repos et de soin pour se rétablir, mais je peux le libérer du poison.

Dans une profonde inspiration, la daedhelle ferme les yeux tandis que les veines de son cou et de ses tempes se parent d’une teinte sombre. Ses doigts s’enfoncent sous la peau de l’elfe alors que sa plaie se met à suinter d’un mélange sanguinolent et que les affres du venin commencent à se résorber.
Le milicien resserre sa prise sur l’épaule du médecin et lui accorde un regard rassurant, il n’est pas inquiet, au contraire. Ce n’est pas la première fois qu’il la voit faire.

- Elle veut extirper le poison de son corps. Et elle me fait dire qu’il aura besoin de repos et soins. Il marque un temps d’arrêt. Ne t’en fais pas, ça va aller.

T’sisra n’avait donc jamais vu de telles marques de dents avant. Brannor aurait préféré une réponse affirmative, car avec le nom de la créature, il pouvait travailler sur un contrepoison. Là, il devrait effectuer des recherches qui demandaient du temps qu’il n’avait pas. En trois jours, le poison avait eu le temps de faire ses ravages. Il était peut-être même trop tard. Le regard de Brannor se posa sur le visage de l’elfe, terriblement pâle, mais paisible dans son sommeil.

« Je trouve difficile de croire qu’on n’ait jamais vu une telle chose, alors que c’est arrivé tout près de la cité. Je vais devoir effectuer des recherches. Si ça reproduit, il faut être préparé. » Sa voix était tendue. Son visage ne le montrait peut-être pas, mais Brannor était nerveux. Si quelque chose lui avait échappé… En même temps, il avait peut-être devant lui les conséquences d’une nouvelle menace qui, jusqu’à récemment, restait loin des habitations. Ce n’était pas sa faute.

Dans sa vie, il avait vu plus d’une fois les mages à l’œuvre. Chaque fois, il trouvait cela fascinant de les voir ainsi réparer les chairs abimées lorsque ça dépassait ses capacités. Il ne regrettait pas de ne jamais s’être réellement intéressé à la magie, mais le processus l’intriguait, même après toutes ces années. D’ailleurs, il n’avait jamais vu une drow à l’œuvre et son cerveau de lettré se demandait maintenant à quel point la magie chez les elfes et la leur différaient. T’sisra le regarda, le visage calme et confiant. Elle sourit, rassurante, et Brannor sourit en retour. Oui, il voulait lui faire confiance. Sauver la vie de cet elfe était plus important que le reste. Lorsque celui-ci sera hors de danger, il pourra se concentrer à prévenir un autre incident de ce genre.

Il acquiesça d’un bref signe de tête. « Je lui fais confiance », dit-il simplement, sans la quitter des yeux.

Quelques instants qui s’étirent, durant lesquels le silence règne en maître dans l’infirmerie, c’est ce qu’il lui faut pour qu’elle retire enfin ses doigts des chairs de l’elfe. Sans y laisser aucune marque. La noirelfe s’attèle alors à refermer les chairs qu’elle a déliées plus tôt. Les marques de morsure se résorbent comme si jamais elles n’avaient marqué cette peau.
T’sisra se redresse, un sourire sur le visage, visiblement satisfaite et fière de son office. Elle psalmodie doucement quelques paroles en venant poser une main sur le front de l’elfe qui émerge lentement de son sommeil forcé. L’eldéenne recule et vient se planter derrière le médecin et Haerondir, son comparse de la milice.

- Il est tiré d’affaire. Marmonne-t-elle à l’adresse de son camarade. Mais il lui faudra du repos et beaucoup d’attention. Il ne nous reste plus qu’à comprendre ce qui l’a mis dans un tel état pour trouver un remède. Mais ça, ça va au-delà de ce que je sais faire.

- On peut souffler. Résume le milicien en donnant une tape amicale dans le dos de Brannor. En revanche, je me demande bien ce qui a pu le mettre dans cet état… Où se trouvait-il exactement lorsqu’il a été mordu ?

La nécromancienne croise le regard hagard et perdu du patient. Il a repris des couleurs et semble être assez en possession de ses esprits pour questionner le médecin sur les raisons de la présence d’une enfant d’Elda au sein de la cité. Néanmoins, la surprise du début laisse place à de l’incompréhension plus qu’autre chose.
Pour ne pas gêner outre mesure, T’sisra s’écarte en s’en va rejoindre le protégé de Brannor. Elle lui sourit et désigne le menton du jeune elfe. C’est qu’il reste une tâche ici que personne n’avait encore remarquée.

Brannor resta attentif tout au long de la procédure, observant T’sisra travailler en silence. Gaelen s’était approché également, laissant pendant un instant ses études pour quelque chose d’un peu plus pratique. Il n’y connaissait rien non plus en magie et était aussi impressionné par le spectacle que Brannor. En l’espace de quelques instants, il ne restait plus aucune marque sur la jambe de l’éclaireur. « Il n’y a même pas de cicatrice! » Remarqua Gaelen, visiblement impressionné par les prouesses de la drow. « Rendu à un certain niveau, un mage de la vie peut effectivement reformer les chairs en effaçant toute trace de la blessure. C’est impressionnant, mais ça ne diminue pas l’importance de notre travail pour autant. La magie ne devrait être utilisée que dans les cas les plus pressants comme celui-ci où je n’aurais probablement pas eu le temps de trouver le bon antipoison avant qu’il ne soit trop tard. » Brannor tourna la tête vers Gaelen qui regardait le patient émerger de son sommeil magique, visiblement envieux de ne pas posséder de talents magiques. Il fronça les sourcils en constatant que son apprenti avait encore de l’encre sur le visage. « Veux-tu bien me dire comment tu fais pour être aussi brouillon? Regarde-toi, tu as encore de l’encre partout. » Le jeune elfe s’éloigna précipitamment, marmonnant quelque chose comme quoi ce n’était pas sa faute et qu’il ne faisait pas exprès.

Laissant Gaelen se nettoyer pour la seconde fois, Brannor se rapprocha du milicien pour écouter la traduction. « Je vais quand même le garder ici quelques jours de plus », déclara le médecin, observant d’un œil critique son patient. Il avait définitivement meilleure mine, mais le poison l’avait drainé de ses forces et il devait encore récupérer. Ce n’est pas demain qu’il retournera patrouiller. « Je lui ai posé la question. Il m’a répondu qu’il traversait un cours d’eau peu profond lorsqu’il a senti une vive douleur à la jambe. Il a commencé à se sentir mal peu après. C’est là qu’on me l’a amené. L’antipoison n’a pas fonctionné, car ce n’était pas pour le bon poison, mais a quand même ralenti ses effets… je crois. » Sur ce point, il n’en était pas certain. C’était une chance que T’sisra soit là, car il n’aurait peut-être pas survécu. « Je vais aller vérifier par moi-même, refaire sa route avec des volontaires. C’est peut-être le fait d’une créature rare qu’on n’a pas vu dans les parages depuis longtemps. »

Gaelen se nettoyait le visage lorsque T’sisra revint vers lui, sans doute pour laisser son maître et le milicien discuter tranquillement. Elle tendit un doigt vers son menton et il comprit aussitôt qu’il y avait encore une tache. « Merci. » Il l’essuya avec un morceau de chiffon. « Vous êtes très gentille », dit-il avec un sourire timide. Ça se voulait un compliment, mais il y avait une note d’étonnement dans sa voix comme s’il n’arrivait pas à croire que ça pouvait être possible. « La magie est impressionnante, mais Brannor a sauvé mon père sans magie. Je veux apprendre à faire la même chose. » Il parlait en sachant qu’elle ne comprenait sans doute pas grand-chose à ce qu’il disait, mais ça n’avait pas d’importance.