[MdO 2022] Mare Noire | Tendre la main vers le gouffre

9e ennéade de Karfias
19e année du Onzième Cycle
Relicarium de l’Académie d’Alëandir



Le jour avait enfin fini par venir. Pendant des ennéades durant tu avais anticipé ce moment, te demandant ce qu’il adviendrait, voire s’il viendrait tout court. Des ennéades durant, tu avais redoublé d’efforts dans tes recherches, comme espérant voir la chance te sourire, et t’offrir la pièce manquante du puzzle sur un plateau d’argent. Mais rien. Il n’en avait rien été. Vous en saviez toujours aussi peu. Et quelque part, en savoir aussi peu était ce qui t’excitait le plus. Aujourd’hui serait à n’en point douter le théâtre de grandes découvertes. Et tu serais là. Tu serais là parmi les grands de ce monde, pour laisser ton empreinte dans le monde scientifique Taledhel. Aujourd’hui tu poserais en ce monde la première pierre de ton héritage.

Obtenir ta place à la table «  des grands » t’avait semblé une bataille digne des grandes épopées. Là où beaucoup te diraient certainement que cela n’était rien, l’occasion avait été bien trop importante à tes yeux pour que le refus soit acceptable. Et incapable que tu avais été de concevoir le refus, le simple fait de prendre un risque, et de demander à participer – même toi qui avais déjà été l’un des chercheurs à travailler dès le départ sur la relique – à ce qui serait la plus grande expérience livrée autour d’elle à ce jour t’avait semblé le bout du monde. Et les quelques instants qu’il avait fallu à ton mentor pour se décider avaient paru une éternité. Sa main sur son menton avait paru le plus sévère des jugements. Mais lorsqu’il avait accepté… lorsqu’il avait accepté le ciel s’était ouvert.

Tu avais failli faire une nuit bien trop courte pour ton propre bien. C’est la même excitation qui avait failli te tenir éveillé qui t’avait autorisé à trouver le sommeil. Parce que rien – et surtout pas toi-même – ne devait s’entreposer entre toi et ce moment, tu t’étais tout bonnement forcé à t’offrir à Maurquimëlle. C’est avec toute l’énergie du monde par conséquent que tu t’étais levé au matin, t’étais préparé avec empressement, et avais pris la direction du relicarium.

Tu aurais aimé pouvoir te vanter être le premier arrivé. Car oui, tu étais arrivé extrêmement tôt. Mais le puits ne saurait souffrir de l’absence de surveillance. Alors c’est face à une Laurënis semblant déjà réfléchir la suite des événements que tu t’étais retrouvé. Et quoi que tu puisses en dire, la magicienne t’intimidait. Alors tu étais resté silencieux, t’étais contenté de la saluer sans mots, d’accepter ses salutations en retour, et d’attendre. D’attendre que les autres à leur tour arrivent, et que les choses sérieuses ne commencent.  

Le jour était arrivé. Un jour qu’Anardîl attendait avec une certaine impatience. Une impatience mesurée, loin de celle des jeunes souffles qui s’impatientent de tout et de rien. Une impatience motivée par la curiosité, car ainsi était-elle, la Luminomancienne. Un être curieux, doué d’une intelligence à la fois académique et émotionnelle, et qui ne savait être heureuse autrement qu’en étanchant sa soif de connaissances.

Mais cette journée avait tout de même une saveur inhabituelle. Certes, elle allait pouvoir poser ses prunelles sur cette fameuse Mare, ou plutôt, cette Mare dont elle n’entendit parler qu’il n’y a que quelques temps. Mais pour cela, il lui fallait sortir de ce bureau qu’elle occupe depuis des siècles. Il lui fallait abandonner les écrits, les encyclopédies en Luminomancie, et laisser ses étudiants vaquer à d’autres occupations, afin de descendre les nombreux étages de cette académie, et de rejoindre le Relicarium.

Là ce trouvaient d’ores-et-déjà deux mages. Un mage à la crinière flamboyante se distingua du duo, car son accoutrement sombre, et ses cheveux ô combien magnifiques, attirèrent l’œil de la magicienne de Lumière. Là où lui n’était habillé que de couleurs sombres, Anardîl, elle, était vêtue de blanc. Ses cheveux blancs comme les neiges transcendaient avec le rouge flamme de ceux du mage nommé Ithiliur. Elle le salua, lui, et l’autre magicienne, et attendit non loin que les choses daignent avancer.

L’un après l’autre, et dans le même cérémonieux silence que vous, vos collègues s’étaient positionnés autour de l’Artefact. L’un après l’autre, ils s’étaient respectueusement salués, mais tu le savais – tu le savais pour avoir réagi exactement de la même manière qu’eux – l’un après l’autre, ils s’étaient laissés aller à porter leur attention sur ce qui serait votre prochain défi. Vos sens happés par I Mentië i fuinënna, vous aviez attendu que celui que vous teniez comme Maître de Ces Lieux et Maître de Manœuvre ne vous y arrache et vous rallie.

Lómion parla. Ton regard cependant se dirigea vers celui – arrivé peu après lui – qui avait été fait ton tuteur au sein de l’Académie. Quand le Doyen voyait son visage barré de tracas, ton professeur et toi souriiez, échangeant un regard entendu.
Lómion termina de parler. Tes pupilles allèrent finalement à lui. Ta main se saisit de la clef, et la serra plus fort que de raison. Tes sourcils se froncèrent. Ta mâchoire manqua de se bloquer. Mais tu osas faire le premier pas. Et le premier fait, le second fut plus léger, le troisième plus encore, le quatrième… presque de trop. C’est presque surpris par toi-même que tu t’arrêtas, face au Doyen, la mine à la fois assurée et perplexe. Alors du coin des yeux, tu allas chercher un peu de force en le soutien de ton tuteur. Un hochement de menton suffit.

- Heru Assaila… tu commences, parlant plus fort que tu ne l’aurais voulu Ne sachant pas exactement ce qu’il se trouve de l’autre côté d’I Mentië i fuinënna, je pense que d’entre nous tous, il serait le plus raisonnable de m’envoyer moi en tant qu’éclaireur. tu soupires, baisses les yeux un instant, puis reprends, avec plus de calme et d’assurance Je sais qu’Heru Haldingolmo, en tant que mage plus expérimenté que moi pourrait sembler un choix plus sage à première vue… tu souris, aussi intimidé que fier seulement Ilhuinë est parfois traître, en des manières qui ne laissent de solutions valable la science ni la pure maîtrise de l’Art. Et… ton sourire s’étend légèrement j’ai probablement les meilleures jambes de tout notre petit groupe.

Tu hausses épaules et sourcils de concert. Si le Doyen n’était pas convaincu, tu aurais au moins arraché un semblant de rire à ton tuteur.

- En tout sérieux, ton visage se referme, et ton poing se resserre à nouveau pour le peu de choses que ça représente, avec le temps que passé dans le clan de mon père, je me sais capable de réagir efficacement dans une situation chaotique. Et de l’autre côté, Heru Haldingolmo sera certainement plus utile que moi s’il faut interagir avec le construct du Puits.

La demande était sincère. Chaque mot tu le pensais. Mais tu te l’avoueras au moins à toi-même, derrière ton assurance il y avait aussi une infinie curiosité. Être le premier à traverser le Puits. Être le premier capable de témoigner de ce qu’il y avait de l’autre côté. Être le premier à plonger aussi profond dans les boyaux d’Ilhuinë… il y avait de quoi. Ton poing s’était desserré, ton regard s’était baissé, tes mains s’étaient jointes devant ta poitrine, et tu t’étais légèrement penché.

- Si vous le voulez bien.

Quelques mots tant adressés au Doyen qu’à tout le reste du cercle. Quelques mots sur lesquels reposait ton futur.

Tradocs:

La main du Doyen relève ton visage, forçant ton sourire gêné à répondre à une question rhétorique. Conscient des dangers d’Ilhuinë, tu aimerais pouvoir dire l’être. Conscient au moins des légendes entourant ce monde étrange. Conscient de l’énergie destructrice sensée y vivre. T’approcher de ses frontières, c’était risquer ta vie, tu en étais bien conscient, plus profondément certainement que le Doyen ne voudrait bien te l’accorder. Pour autant tu t’en accommodais. À défaut de pouvoir éliminer le risque, tu étais prêt à le prendre. Surtout si tu devais le prendre aussi bien entouré. S’il y avait deux choses que tu avais plus grande que tes peurs, c’était ta confiance en La Mère et celle en tes Frères.. Tu espérais simplement qu’ils te la rendent.

L’L’Assaila partir prendre sa place au sein du cercle de mages. Ton professeur eut tôt fait de le suivre. Tu pris position entre eux. Le rituel commencerait bientôt. Tu avais la confiance des tiens. En même temps qu’ils bâtissaient les fondations de ton monde de sentiments, les mages de l’Académie poussaient à l’effondrement celles de ton monde métaphysique. Lentement mais sûrement, ils remodelaient l’univers. Ils en déliaient les fils. Ils en fragilisaient le construct, pour que puissent ouvertement communiquer votre plan d’existence physique et celui d’énergie pure dont vous séparait la relique. Le Sceau posé par les mages d’Alëandir eux-mêmes pour contenir le pouvoir du Puits n’était plus. Seules hurlaient maintenant l’infinie faim du Faux-Néant, et la porte dérobée dont tu tenais encore la poignée.

Tu respirais lentement, ton ombre agitée de surnaturelles vibrations. Imperceptiblement, tes dents claquaient, alors que rentraient en résonance avec la tienne les ombres de tes Frères. Ton effort n’était rien, rien qu’un silence assourdi par le chaos agité par les tiens. Tu n’étais que brise au milieu de leur tempête, tant admiratif de l’adresse dans anciens que jaloux de leur puissance. Un jour ce serait ton tour. Un jour ce serait toi qui prendrais un nouvel explorateur sous ton aile. Un jour ce serait à toi de dispenser aux jeunes clercs les savoirs rassemblés par leurs aïeux. Aujourd’hui n’était que le premier jour de la mission d’une éternité, et tu ne pourrais la mener à bien que si vous surviviez.
En une immonde contorsion, l’univers s’est replié sur lui-même. Deux mondes se sont rencontrés. Le chaos de l’un s’est déversé dans l’ordre de l’autre. Ordre et Chaos ne sauraient cohabiter sans s’entredétruire. Il vous fallait sauvegarder votre existence. Ramener l’ordre. Vaincre le chaos. Détruire l’Ombre.

Ton équilibre se rompit. Tu te laissas choir en arrière. Ton ombre t’avala. Celle de La Lumineuse cracha ta main, et d’un vif mouvement, tu l’attiras dans ton monde entre-deux. Sans attendre, sans dire mot, tu l’en chassas. À l’ombre du Doyen vous émergiez, protégés par son orage mystique. Le même orage mystique qui tenait en respect l’Artefact lui-même.

- Anardîl ! tu hurles par-dessus un bruit qui n’existe que dans l’éther Lumière !

Toi tu soulèves les ombres. Prêt à tenter de happer les monstres d’Ilhuinë, que votre porteuse de Lumière trouve le temps de dissiper.

- Professeur ! les sourcils froncés, tu te tournes vers celui que tu sais les efforts entiers tournés vers le Portail, car il est celui dont les sens en comprennent le mieux le corps Tenez bon !

Lui, et tous les autres. Car si les ritualistes stoppaient l’effort de stabilisation de l’artefact, qui sait quelle autre horreur pourrait venir s’ajouter au chaos ?

Les yeux de la Luminomancienne étaient rivés sur ce Puit d’immondices éthérées. A n’en point douter, les choses qui se cachaient dans ce portail n’étaient ni bonnes ni faites pour être domptées, du moins, pas par un être tel qu’elle-même. L’ombre et la Lumière forment les deux facettes d’une même pièce, l’un n’existe pas sans l’autre, mais l’autre peut toujours supplanter le premier…

Ithiliur, jeune Clerc de l’académie, Arcaniste de la magie des ombres, avait été très courageux lors de sa prise de parole face au Doyen. Un courage, que d’aucun pourrait prendre pour de la témérité, peut-être même de l’outrecuidance, car la jeunesse, effectivement, ne pourra jamais combler l’expérience d’un maître plus âgé. Mais le Puit semble renfermer une force mortelle pour tous les Souffles présents ici-bas… Alors ?

Alors, tout se déchaîna bien trop rapidement pour Anardîl. A peine le sceau eut-il été rompu, que les tumultes de l’éther firent se déformer la trame éthérée de ce monde. La trame semblait se mouvoir, hurler sans un silence assourdissant, se tordre et se distordre avec la violence d’un ouragan, et nombreux furent les mages qui s’en trouvèrent troublés, Anardîl la première.

C’est la magie qui la sorti de sa torpeur. Sans trop savoir comment, elle sentit une main l’agripper, la tirant en arrière avant de la faire se déplacer… Par les ombres. Cette sensation fut ô combien étrange pour Anardîl, bien peu habituée qu’elle était par ce genre de manifestation éthérée. Le jeune Clerc hurla alors son prénom, sortant la Luminomancienne de sa torpeur et de sa stupeur, elle se rendit compte de sa position : elle était aux côtés de l’Ombromancien, et derrière le Doyen.

De la Lumière. Il fallait de la Lumière. Très bien. Pendant un instant, la magicienne ferma ses prunelles, se concentrant sur cette trame distordue. Positionnant sa main devant-elle, elle se concentra sur la trame et sur son focalisateur, lequel l’aidait à visualiser l’éther. Tel le prisme divisant la lumière blanche en toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, elle en analysa la moindre onde, la moindre fréquence, pour la modeler et en faire un puissant faisceau.

Ce qui devait arriver, arriva. De la Luminomancienne, une puissante lumière survint. D’un blanc éclatant, d’une lueur aveuglante, les rayons grandirent, d’abord lentement, puis d’un coup d’un seul, telle l’explosion débordante d’un volcan éteint depuis trop longtemps. Très vite, la pièce toute entière s’illumina, et la température s’éleva… Car la Lumière, vectrice de chaleur, réchauffa l’ambiance, les corps et… L’éther.

Est-ce que cela allait suffire ?

La lumière d’Anardîl engloutit l’espace. La maîtrise de Lómion sur la trame en redoubla l’intensité. Juste ainsi, le calme fut, et il n’y avait plus comme perturbation dans l’éther que le sortilège maintenu à travers le chaos par les mages du Chapitre Blanc. L’excellence de ces mages – même face à l’impénétrable anarchie d’un monde inconnu – était une véritable leçon d’humilité. Une leçon d’humilité qu’Assaila lui-même te confiait avant de te remettre les clefs de la suite de vos plans.

- Compris. tu remercies le Doyen du regard, puis en échange un plus complice avec ton tuteur Vous pouvez compter sur moi.

Tu inspires, et porte ta main à ta clef. Tu te saisis du focaliseur, chose que tu avais perdu l’habitude de faire force d’exercice. I Mentië i fuinënna le valait bien.
Tu expires, et tends la clef devant toi. Tu avances d’un pas. Ta main gauche guide la frontière autour de ton focaliseur. Ta main droite cherche la serrure entre les mondes. La masse huileuse frémit, bout, éclabousse en direction de ta senestre. Un tourbillon d’écumes obscures enlace la clef. La serrure est faite. D’un mouvement de ta dextre, tu en défais le verrou. Un dernier regard – empli de confiance – en direction des tiens, et tu faisais le dernier pas.

- On dirait que c’est fait…

La clef retrouve sa place à pendre sous ta paume, et tes mains s’affairent à se saisir de la mine et du grimoire pendant à ta ceinture. Le froid est le même que dans l’entre-deux. L’agression contre ton être est la même que dans l’entre-deux. Mais le monde du dessus te semble bien loin. Contrairement aux passages que tu as pris l’habitude d’ouvrir de ton Art, l’endroit où tu te trouves semble perdu dans le néant. Et contrairement aux passages que tu as pris l’habitude d’ouvrir de ton Art, les murs de cette… de cette bulle ? de ce tunnel ? de ce corridor ? de ces lieux ? de cet… espace ! c’étaient les efforts des mages du Chapitre Blanc probablement qui les maintenaient en place.
Tu ne voyais pas d’autre solution. Ici tout semblait fragile à l’excès. Le moindre faux-mouvement de ta part, la moindre malvenue invocation des parois de ces lieux, et tu pourrais passer proche de ruiner les efforts de tes collègues. Alors tu te contentais de griffonner, de gris et de noir, de représenter comme tu le pouvais le décor irréel qui t’entourait.

Ta poigne se resserre sur ton fusain. Un frisson t’agite, et tes entrailles te remontent subitement. Mobilisant toutes les forces de ton corps, tu déglutis, et forces vers le bas tes sucs gastriques. Les douleurs de la traversée s’intensifient. Ton corps se recroqueville, et ton pas se fait plus timide. Tu continues malgré tout d’avancer, notant frénétiquement ce que tu vis, ce que tu ressens, ce que tu vois, comme persuadé en ton fort intérieur que te guettait l’instant où tu aurais tout oublié.
La douleur t’écrasait sans poser sur toi le même appui. Tu vivais voilà tout. Tu vivais en tant qu’être de chair dans un espace tout fait d’éther. La douleur écrasante était vite devenue simple synonyme de ton existence. Alors tu avais fini par l’accepter… ou alors peut-être avais-tu réussi à l’oublier ? Au moins en étais-tu arrivé au point de ne plus y penser, jusqu’à ce qu’enfin tu le trouves : l’autre côté de la porte que tu avais ouverte.

Ta main se posa contre la paroi obscure. Tes sens s’excitèrent, nargués par une manifestation de l’éther bien trop proche de celles accessibles à ton Art. Cette seconde paroi, tu pourrais la briser, la reforger, l’influencer, l’explorer. Tu le voulais même, mais il y avait le Chapitre Blanc. Les efforts maintenant l’espace dans lequel tu te trouvais. Alors tu te contentas d’un pas de plus, encore une fois, poussant à travers cet autre côté de porte sans autre but que d’aller là où elle semblait vouloir te mener.

- Par la folie d’I Melethron…

Tu laisses échapper dans un murmure, totalement abasourdi par l’ampleur de ce qui se dévoilait devant toi. Formes d’encre se détachant du décor d’encre d’immenses piliers jaillissaient vers le… le ciel ? Infiniment hauts, régnant sur le vide, ils n’avaient de comparable que les infinies crevasses dont ils marquaient l’emplacement. L’infiniment haut s’opposait à l’infiniment bas. L’infiniment bas dont tu venais de t’extirper.

Calme

Tout te semblait soudain bien trop calme. Trop structuré. Trop solide. L’oppression ici n’était plus la même que ce qu’elle avait été durant ton voyage. Ici tu semblais capable de distinguer le haut du bas, la gauche de la droite, le « ciel » de la terre. Les quatre piliers, malgré leur infinie stature, imprégnaient les lieux d’un sens palpable des proportions.
Qu’avais-tu fait alors ? Tu avais décidé d’explorer. Toujours un peu plus loin. Peut-être y avait-il un moyen de mesurer cet endroit. Peut-être cet espace était-il ce que l’on pourrait appeler un lieu à proprement dit. Et si cet endroit était un lieu, alors cela voudrait dire que ce que tu avais tout ce temps cru n’être qu’un chaos primordial, un espace de création pour les dieux, possédait une géographie véritable. Ilhuinë se prouverait possiblement un plan d’existence plus proche des choses du monde physique que vous ne le pensiez.

Un pas. Deux pas. Trois pas. Tu t’éloignais. La silhouette des quatre piliers rapetissait à l’horizon. Le froid revenait. Le chaos murmurait à nouveau à travers l’éther. Discret, insidieux, lointain, étouffé par l’atmosphère dans laquelle, seul, tu baignais. Quatre pas. Cinq pas. Six. Le mouvement reprenait possession des règles régissant l’espace, ou du moins s’y essayait-il péniblement. Quelque part entre parfaite immobilité et apogée de l’entropie, tes sens voguaient au travers des membranes ténébreuses à la recherche de leurs limites. Sept. Huit. Neuf. Dix…

- Mëlien !

Tu jures, pris d’un sursaut. Tu tombes sur les fesses, pris de panique face au néant. Il n’y avait rien. Rien du tout. Et pourtant tu avais soudainement pris peur. De quoi exactement ? Pourquoi ? Tu n’en savais rien. Seulement cette fois, tu n’avais pas la moindre envie de le savoir. Les piliers pour seul repère, tu t’es retourné. Ta marche s’est faite course. Course contre le néant. Course vers chez toi. Ton cœur aurait dû s’emporter, ton corps aurait dû s’échauffer. Tu aurais dû être pris d’une salvatrice tachycardie, et t’élancer à toutes jambes vers ton salut. Oui, tu courais. Tu courais à grandes enjambées. Mais ton corps était enfermé dans le même calme qu’au cours de ta marche. Oui, tu courais. Tu courais à grandes enjambées. Mais les piliers qui avaient pris si peu de temps à s’éloigner dans ton dos refusaient maintenant de se rapprocher.

La physicalité de ta poche au sein des ombres s’étiolait à vue d’œil. Le néant qui t’entourait s’effondrait sur lui-même à la manière d’un infini flanc de montagne sous les diluviennes pluies d’automne. Le silence te frappait les tympans de ses rugissements enragés, être de chair que tu étais, agression que tu représentais, toi l’intrus dans le vide infini. T’éliminer. Ce monde voulait t’éliminer. Tu n’aurais pas dû t’éloigner des piliers, prendre le risque de quitter le havre de paix qu’ils t’offraient. Tout ça pour quoi ? Tout ça à cause de curiosité mal placée.
De haut en bas et de bas en haut simultanément, ce monde continue de s’écrouler. Tu cours dans une direction qui te paraît de moins en moins faire le moindre sens, forçant ton esprit à lui en imposer un. Tu gardes le pieds au sol quand le sol n’existe plus. Et tes prédateurs le voient. Ils se délectent de ta stupide fierté de créature physique, de ta réticence à abandonner la logique à laquelle ton univers natal obéit. Leurs rugissements se rapprochent, la terreur s’immiscent de plus en plus profondément en toi, l’adrénaline épaule ta course folle, les battements de ton cœur entraînent tes foulées, tu cours comme tu n’as jamais couru, mais tes efforts, aussi intenses soient-ils, sont vains.

Tu essaies de pleurer, mais les larmes se refusent à toi. Tu essaies de hurler, mais le son de ta propre voix te paraît comme absent. Où ? Quand ? Pourquoi ? Tu te perds à la recherche d’une solution à ta situation. Comment ? Comment trouver quoi faire quand tu ne pouvais plus faire confiance à un seul de tes sens ? Quand plus aucun de tes sens n’était en position de te guider à travers ce labyrinthe ? Etais-ce maintenant la fin ? Etait-il temps d’abandonner ?
Un frisson te remonte l’échine. L’une des parois du caléidoscope obscur frémit. Tu te baisses, tu te jettes au sol pieds avant, tu te laisses glisser. D’immenses griffes d’encre te frôlent le menton. Tu roules, tu te relèves, tu reprends ta courses. La patte ravisseuse replonge dans les profondeurs du désert de cendres. Ton cœur bat de plus belle. Il te reste encore une dernière chance, un sens auquel te fier. Un dernier.

Tu fermes les yeux. Ouvres les bras. Tu inspires. Les cendres entament une danse au rythme de ta course. Tes mains les guident vers toi. Tes mains se laissent guider par elles. Tu veux remporter ta course contre les ombres ? Cours selon les règles établies par Ilhuinë. Les ombres t’emportent, tu fais corps avec elles, tu laisses ta physicalité s’étioler de la même manière que celle de ce qui fut ta bulle. De ton corps seul reste ton cœur – fragile ancre de ton être – battant au sein de la masse protéiforme que tu es devenu.
Soudain tout fait sens. Où, quand, comment et pourquoi. Ton nouveau regard semble reconnaître les chemins au sein de ce labyrinthe. Les piliers s’approchent à nouveau. Ils t’attirent comme papillon face aux flammes. Leur flamboyance t’excite comme rien d’autre ne l’avait fait auparavant… et tu n’es pas le seul. Tes prédateurs de l’instant d’avant ont eux aussi jeté leur dévolu sur leur lueur, et s’ils te menacent maintenant, c’est par peur de te voir leur dérober leur place en tant qu’héraut de la fin de l’autre monde. Des ailes claquent face à ton visage fuligineux, des griffes cherchent le chemin de ton cœur. Mais ta course ne s’arrête pas, au contraire elle se fait bataille. Ta forme se fait gladiatrice. Tu te tentes à imiter leurs armes. Car toi tu peux leur ressembler, mais eux ne sont pas comme toi. Tu fuis les plus féroces, tu tranches au travers des faiblards, tu dévores les avortons. Tu chevauches la brume jusqu’à ton échappatoire, tu t’apprêtes à te saisir de l’occasion…

Un léviathan perce l’un des murs invisibles de ce monde et jaillit à tes pieds. La bête contrairement à toutes les autres t’ignore allègrement. À la place elle plonge dans le puits, et de son corps couverts de mâchoires t’en interdis l’accès. Tu hurles ton échec, rage au ventre. Tu t’égosilles sans personne pour t’entendre, sinon les centaines de gueules du serpent. Ce dernier risque valait-il le coup d’être pris ? Que t’arriverait-il si tu plongeais aussi ? Tu serais dévoré, tu en es persuadé. Comme l’avaient été les moucherons que tu t’étais autorisé à affronter.

Alors dans un dernier geste désespéré tu avais arraché ton cahier à ta ceinture, et tu l’avais jeté en pâture au monstre fuyant vers ton monde, espérant qu’il le rapporte avec lui. Et avec ton cahier tu abandonnais tout ce que tu savais, tout ce que tu voulais leur dire, tout ça et un mot.

Cuina