J’approche la brochette de mon nez pour mieux l’observer. J’ai demandé de la dinde, et la vendeuse m’a tendu cet étrange pique sur lequel sont plantés des aliments exotiques aux effluves et aux couleurs improbables. Le premier morceau ressemble à une pomme de terre orangée et, avec courage, je la croque. Qui aurait pu deviner que cette racine aux allures innocentes serait si vilaine ? Son parfum envahit mon palais, sature mes sens et manque de m’étouffer. La sauce pimentée brûle l’intégralité de mes papilles gustatives. Je retiens un cri de douleur et crache. Je contemple le malheureux légume rouler dans le sable aux couleurs du sang.
Essalia ressemble à cette patate.
Elle est cruelle, trop colorée, trop épicée, trop imprévisible, trop remplie de textures différentes qui ne devraient pas se mêler ensemble. Je ne me sens pas à l’aise ici. Je voudrais rentrer chez moi, en Péninsule, parce que là-bas, les pommes de terre sont fades. Comme Oësgard. Le ciel y est grisâtre et la ville est terne, les seuls chants qu’on entend sont religieux et monotones, la nourriture est insipide, les murs sont lisses et froids, les Péninsulaires sont blêmes et la vie est maussade. Je trouve ça rassurant, agréable.
Ici, tout est méchant, depuis les pommes de terre qui attaquent la bouche, au soleil oppressant qui se diffracte en mille arcs-en-ciel lumineux dans les bijoux des femmes, juste pour agresser l’œil. Les musiques envahissent et saturent continuellement l’espace sonore. Les rues regorgent d’odeurs de musc et d’épices, et les femmes (toujours elles) recouvrent de parfums capiteux leurs robes aux couleurs criardes. Trop de couleurs et trop de senteurs m’envahissent. Je ferme les yeux, expire longuement et me concentre sur mes missions.
J’ai terminé mon premier travail de garde du corps. Mon contrat m’a amené à protéger le Seigneur de Combe-aux-cerfs et ses caravanes durant leur voyage jusqu’en Ithri’Vaan, à Essalia. Arrivé ici, je dois désormais trouver des armes de belle facture pour la boutique de Tybaut. Il dit que s’il y a un endroit où on peut trouver le meilleur matériel venant du monde entier, c’est à Ithri’Vaan, où tout se vend et où tout s’achète. Pourtant tout ce que je trouve à acheter dans le coin, ce sont des instruments de musique…. Personnellement, je préférerais me battre que d’avoir à faire les boutiques. J’ai rarement l’occasion de me rendre aussi loin de la Péninsule, et j’aurais voulu profiter de ce voyage pour apprendre les techniques martiales locales.
Comme en réponse à mes pensées, une voix parvient à mes oreilles, recouvrant à peine les musiques festives :
- Venez contempler le combat des plus grands guerriers de la ville et d’ailleurs ! Ils ont tous répondu à l’appel du Sang pour le plus grand plaisir de vos yeux, admirez ces montagnes de muscle et cette force brutale qui promet de nous emmener vers l’extase des sens !Je fronce les sourcils pour ne pas me déconcentrer de ma tâche. Ce n’est pas le moment d’aller admirer un tournoi exotique, je dois trouver les plus belles armes d'Essalia. Je m’avance donc dans le marché et finit par tomber sur un vendeur d’arme. Pendant ce temps, le crieur continue de vanter les mérites des combattants qui monteront bientôt dans l’arène. J’essaie d’ignorer ses propos pour me focaliser sur les lames qui s’étalent face à moi. Elles sont très différentes de ce que Tybaut vend. Les formes, les matériaux utilisés et les décorations n’ont rien à voir avec ce qui existe en Péninsule. Leur maniement doit demander un certain temps d’apprentissage. J’attrape une dague dont le poids me surprend. Légère comme du bois sec, je la fais virevolter entre mes doigts avec une rapidité inattendue.
- C’est une arme elfique, m’explique le vendeur avant de me tendre une épée, et ses mains calleuses semblent à présent hideuses à côté de la merveilleuse arme qu’elles tiennent.
Celle-ci est de facture naine, touchez donc.Jamais métal ne m’avait paru si doux et chaud. J’enroule mes doigts autour de la garde et - par Néera ! – j’ai l’impression d’avoir attendu cet instant toute ma vie. Jamais aucune arme n’a siée à ma paume de cette façon. L’idée rebutante qu’un Nain ait touché et créé cette œuvre m’effleure brièvement l’esprit avant d’être totalement oubliée, engloutie par le plaisir de faire tournoyer l’épée parfaite.
- Elle est belle, ne puis-je m’empêcher de lâcher.
- Ah ça ! Avouez qu’aucune arme Péninsulaire ne peut la concurrencer, s’exclame le marchand qui, à mon accent, n’a eu aucun mal à deviner mes origines.
- Combien vaut-elle ?L’homme me murmure un prix indécent qui m’estomaque. Jamais je n’aurais les moyens d’obtenir de tels équipements pour Tybaut. Je fronce le nez. L’idée de marchander ne me frôle pas l’esprit et je me contente de reposer précautionneusement la lame sur l’étal. Je suis dépité. Mais à l'instant précis où le désespoir me gagne, le crieur public choisit de hurler :
- Le vainqueur gagnera une magnifique récompense, au-delà de toutes ses attentes ! Une fontaine d’or lui coulera entre les doigts !Je redresse la tête et, en moins d’une nanoseconde, je me trouve face à lui.
- COMMENT FAIT-ON POUR PARTICIPER AU TOURNOI ?! *
Et c’est ainsi que je me retrouve là, à fouler le sable de sang au milieu d'hommes plus musculeux les uns que les autres. C’est également ainsi que j’apprends que les combats Estrévantais ne s’appellent pas des « tournois » et que je décroche le malheureux surnom du « coquebert Péninsulaire ». Mais peu me chaut, je vais enfin pouvoir me battre et gagner l’or me permettant d’acheter des armes pour Tybaut. La DameDieu me sourit. Je me signe brièvement avant de jeter un œil à mes adversaires.
—
Toi ! (Je sursaute)
Jehan c’est ça ? C’est toi qui commences, alors t’as intérêt à nous réchauffer un peu cette ambiance de merde !Qu’est-ce qu’il raconte ? Ne fait-il pas déjà bien assez chaud comme ça ? Le soleil tape si fort que je n’ai pas pu mettre mon armure complète de plate. Je n’ai gardé que ma cuirasse Péninsulaire, parfaitement polie et sans aucun ornement, et j’ai ceint mon front d’un bandeau pour éviter d’être aveuglé par ma propre sueur. De simples protections de cuir ceignent mes membres et protègent le reste de mon corps. Elles sont peu efficaces mais n’entravent pas mes mouvements.
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Valtier ! (je sursaute à nouveau)
C’est toi qui auras l’honneur d’apprendre à notre jeune ami comment danser !Pourquoi, par Néera, cet homme parle-t-il de danse ? Décidemment, je ne comprends pas cet individu. Sûrement parce qu’il a les oreilles pointues. Les Elfes doivent être des créatures stupides…. Mais peu importe, Valtier s’approche de moi en faisant voler la poussière, si bien que le ciel autour de lui se teinte d’un rouge écarlate. Il est grand. Très grand. Et massif. Il utilise très bien les techniques basiques d’intimidation. Les traits de son visage sont froncés, il retrousse ses lèvres supérieures et ne quitte pas mon visage du regard. Ses énormes poings sont tellement serrés que ses veines doivent ressortir sur ses avant-bras, mais je ne les vois pas car il est vêtu d’une armure complète qui lui donne l’air encore plus costaud. Sa démarche est un peu lente, sa jambe d’appuie est la gauche, la droite est arquée, ses épaules sont légèrement asymétriques, la gauche est plus haute, son armure le protège intégralement, sauf à trois zones de faiblesse : la face interne de ses articulations, au niveau de ses yeux, et aux niveau des attaches situées à l’intérieur de ses cuisses qui sont un peu trop volumineuses pour être totalement recouvertes. Comme je ne bouge pas, il se place à 45° sur sa droite, à 7 mètre de là où il se trouvait. C’est bon signe. Il lève les bras pour provoquer les acclamations que je n’entends plus. Je suis concentré sur ses mouvements et plus rien d’autre ne parvient à mes sens.
Le signal est lancé.
Plus le géant s’approche de moi, plus je m’éloigne de lui, manquant de cogner l’arbitre qui me laisse la place. Valtier pense que je fuis et ses yeux bleus ciel se mettent à sourire. Je refais les 7 mètres qui me permettent d’obtenir la position que nous avions initialement, et le ciel de ses iris se plissent sous la lumière du soleil, tout droit réfléchit sur ma cuirasse que j’utilise tel un miroir. Il grogne, s’agace, et fonce droit sur moi. Je m’écarte d’un bond. Ses attaques sont plus puissantes que les miennes, mais moins rapides. Cette fois-ci, nos places sont échangées et son œil sourit à nouveau. Il cherche à m’éblouir à son tour. Les forts vents d’Essalia font voler mes cheveux noirs dans la direction de mon ennemi. Ses pieds font chuinter le sable. Il s’apprête à attaquer, je l’entends dans son souffle qui s’arrête. Alors d’un mouvement vif, je fais tournoyer mon épée, du sol au ciel, remplissant l’espace de grains de sable rouge que le vent projette violemment dans les yeux de Valtier et dans les moindres interstices de son armure complète. Il pousse un juron, attrape son casque et le jette au sol pour s’essuyer les yeux.
- Couard ! Bats-toi comme un Homme, un vrai ! me hurle-t-il.
Je ne suis pas là pour faire un beau spectacle d’art martial, mais juste pour empocher la récompense. Je vais le vaincre, peu importe les attentes de la foule. Lorsque Valtier se jette sur moi, je réitère exactement la même parade en me projetant sur le côté. Son arme passe à quelques centimètres de moi, sa garde atteint le niveau de mon torse. Il a prédit mon mouvement et, au lieu de ramener son bras vers lui, il le projette latéralement, droit dans mes côtes. Mon armure a beau me protéger, la douleur est lancinante. Heureusement, j’avais prévu le coup et j’amortis les dégâts en soufflant. Le coup m’emporte avec le gigantesque bras. Je m’enroule autour du membre, glisse sur le côté et, à présent sous son bras, au niveau de ses hanches et presque à l’horizontal, je plante ma lame dans la cuisse de mon adversaire, là où l’armure le laisse à découvert. Son hurlement me perce les oreilles et, de peur qu’il ne m’attaque à nouveau, je cours. Mais le souffle rauque ne me poursuit pas. Je me retourne pour contempler l’arbitre annoncer ma première victoire. Le combat est terminé, ma concentration s’amenuise suffisamment pour laisser passer les hurlements et les sifflements de la foule jusqu’à mes oreilles. Les bruits sont trop forts, les lumières aussi, j’essaie d’éviter la douleur en baissant mon foulard sur mes oreilles, mais rien n’y fait. L’arbitre hurle quelque chose à la foule, puis à l’organisatrice des jeux. Pour la première fois, je lève le nez vers la gigantesque ombrelle. Protégées du soleil s’y trouvent deux jeunes femmes. De là où je suis, je ne vois pas grand chose : j’ai trop de sable dans les yeux.
L’une d’elle est la princesse marchande, alors avec toute l’humilité dont je suis capable, j’effectue une révérence dans les règles de l’art Péninsulaire, sans jamais tenter de croiser son regard. Les lignées nobles étant désignées par les dieux eux-mêmes, ce choix divin les rends ô combien supérieurs aux gens du commun tels que moi. Je tente de me montrer respectueux mais mon affreuse douleur aux côtes transforme mon expression pieuse en une hideuse grimace de douleur.
L’arbitre annonce les combats à venir. J’ai le temps de me reposer avant d’affronter le gagnant du prochain round. Enfin… si les choses se passent comme dans un véritable tournoi. Les règles d’ici sont-elles les même que chez moi ? J’observe discrètement l’ombrelle, me demandant si la Princesse peut (et veut ?) modifier les règles de ces jeux. En y réfléchissant, mon combat n'avait rien de beau ou de glorieux. Pourvu que la princesse ne manifeste pas sa déception en se vengeant sur moi. Je m'imagine déjà en chaire à pâtée qui affrontera tous les combattants en même temps. Je scrute plus ou moins discrètement (et piteusement) les deux femmes encore floues derrière les aveuglants grains de sable.