Un souffle dans les branches

-Je ne suis pas certain de comprendre, commandant. Vous êtes sûrs de vouloir aller là bas seul…?

Le soldat ne semblait pas à l’aise de voir partir son supérieur hors des murs. Ils étaient une bonne dizaine parmi les ruines de l'ancienne citée de Faëldoren, des artisans surtout et quelques soldats. Il y avait encore beaucoup de pierres à récupérer dans la cité abandonnée et beaucoup à faire alors leurs expéditions étaient régulières et avaient finit par être tout à fait tranquille. Peu d'animaux osaient attaquer un si grand nombre d'humanoïdes.

Aegden n’avait pourtant pas vraiment prévu de les accompagner lorsqu’il avait entamé seul un voyage jusqu’aux falaises du protectorat, là où la terre laissait place à l'immense océan nordique. Seulement…Il était toujours bon de profiter de la compagnie des siens lorsqu’on l’en avait le choix. Le soldat avait alors suivi le convoi et profité de la présences d’elfes qu’il avait déjà côtoyé quelques temps plus tôt. Il avait passé une journée entière de plus à leurs côtés, et sans doute certains s’attendaient-ils à ce qu’il s’en tienne là. Malgré tout, l’objectif du Mainyth était tout autre et beaucoup plus personnel

-Certains. Je préfère que vous restiez protéger les expéditions. Je m’en sortirais ne t’inquiète pas.
-Si vous le dites...
Il était déçu, sans doute avait-il pensé finir par convaincre le lancier de rester parmis eux lui aussi.

-Hé bien, bonne chance j'imagine.
-Nous nous reverrons dans quelques jours.

Un salut plus tard, son mathandil partait au petit trot à travers les bois clairsemés sans même que son cavalier n’ait à lui dire quoi que ce soit. Leur lien n’avait fait que se renforcer ces derniers temps, et il semblait à l’elfe qu’à présent, ils se passaient de mots et de gestes pour se comprendre. Au final le soldat de quatrième-saison avait eu tort, Aegden ne partait pas vraiment seul là où il allait.

La nuit était tombée depuis bien une heure à présent. Campé solidement sur ses quatre pattes, Vailimo dormais déjà d’une oreille. Aegden lui, pas vraiment. Il observait les flammes qui dansaient doucement devant lui et réchauffaient le creux de ses mains. Il n'était pas inquiet, mais son instinct le poussait tout de même à la prudence et à la réflexion. A ses coté était posé le carnet de recherche qui avait finit par le pousser jusqu'ici et qu'il avait machinalement relu, comme pour y trouver un détail qui lui aurait encore échappé.

Demain, après une journée et demie de voyage, il escaladerait enfin la falaise au pied de laquelle ils s’étaient arrêtés pour la nuit. Point de Cilastiel pour l’y aider cette fois-ci. Il n’y avait pas non plus de signes des noss et de la nymphe qui les accompagnait autrefois. Au milieu des crevasses de la pierre le soldat et sa monture semblaient être les seuls souffles des environs. Aussi attaché était-il à ses frères et sœurs, Aegden préférait qu'il en soit ainsi. Cette quête avait finit par prendre un sens tout personnel tandis qu'il tenait depuis de longues ennéades l'objet qui le reliait un peu au destinataire mystérieux de l'autel en amont des rochets.

Levant les yeux vers les frondaisons, il en observa un instant le doux ballet porté par la brise de la fin du printemps.

Pourvu qu’Hwestalindë soit clémente.

Le temps était froid lorsque le jour refit surface. Le ciel se parait d’un épais nuage grisâtre mais sec pour l'instant. Le vent soufflait légèrement agitant quelques peu les vagues glacés qui venait mourir sur le bord de la terre.

-Je suis désolé Vailimo, mais tu ne pourras pas me suivre là-bas. Aegden flatta le long cou de l’équidé tant qu’il observait l’amas de pierre battues par les vagues constituant la fin de son voyage.

L’intéressé s’ébroua, leva les oreilles en pointant son museau vers l’elfe, comme lui communiquant à sa manière un au revoir.

-On se revoit bientôt je te le promets.

L’elfe détacha alors la lourde cape qui pesait sur ses épaules, ôta aussi son casque qu’il déposa à côté, sur une pierre à l’abri des tempêtes, comme pour sceller sa promesse de retour.

Finalement, il posa sa main contre la paroi, et se mit à grimper.

La falaise n’était pas extrêmement haute, mais les pierres étaient rendues glissantes par les embruns maritimes et certaines s’effritaient sous ses doigts. En contrebas, point de tapis d’herbe ou de mousse pour réceptionner une éventuelle chute, mais de grosses lames de roches brunes, que l’eau et le vent avaient à peine émoussées. Il y avait bien quelques plateformes ça et là, mais encore fallait-il réussir à les atteindre.

Au loin, le ciel se déchira. De grosses gouttes s’abattirent sur le soldat, martelant ses tempes et délogeant dangereusement ses doigts de leur prise.

Qu’importe, l’elfe poussa sur ses jambes et tira sur ses bras, encore et encore. Chaque prises qui se dérobait fut remplacée par une nouvelle. De crevasse en failles, il se faisait funambule.

Le ciel hurla à nouveau sa colère, l’océan lui répondit en s’abattant sur la paroi de pierre.

Seulement un instant fatal succéda à de long efforts, une fois la main du commandant n’atteint pas sa cible. Ses yeux horrifiés ne purent qu’être témoin passif de la pulpe de ses doigts effleurant peu, trop peu, la pierre glissante. Bien trop lourd pour un tel précaire équilibre, le corps de l’elfe bascula et chuta vers le gouffre d’eau noir qui n’attendait que de l’engloutir.

La première chose qu’il sentit de nouveau en reprenant ses esprit, c’était la douleur le long de son bras et de son épaule. Ensuite, il y avait les gouttes d’eau, lentes, mais désagréablement régulières qui lui tombaient sur le front. Il y avait aussi l'herbe humide qui chatouillait sa peau. Puis ses jambes qui fourmillaient désagréablement.

Il soupira en ouvrant lentement les yeux pour fixer le ciel pâle. Pendant de longues secondes il resta simplement là, à fixer le ballet hypnotisant de la pluie au dessus de lui. La tempête, le vent qui sifflait, couplé au bruit des vagues puissantes lui semblaient presque...apaisantes. L'espace d'un instant, il se surprit à chercher la même sérénité que lorsque Tawardil lui avait dit d'écouter.

Parfois, sans n'oser l'avouer, il se surprenait à presque regretter ce sublime cadeau. La symphonie qui avait bercé son souffle ce jour là, comme elle l'avait fait par le biais du dragon d'Aduram était magnifique au delà des mots c'était vrai. Mais elle était aussi belle que terrible. Les murmures de la forêt étaient devenu son quotidien, mais parfois, lorsqu'elle hurlais trop fort, il en avait presque du mal à rester lucide et ne pas se laisser submerger par ce battement indiscernable. Et puis...il y avait les murmures macabres de l'Aduram dont le souvenir restait gravé dans sa mémoire. Cette colère amère qui restait au fond de sa langue.

Pourtant, là, perdu au bout du monde, il se sentait terriblement loin de tous ça. Il était simplement étendu sur le tapis de mousse sur lequel il avait in extremis plongé au prix de son épaule. Il écoutait cette étrange harmonie élémentaire, parfois interrompu par le cri d'un oiseau marin ou d'une proie dans le contrebas forestier. Plutôt que de l'amertume, il se laissa bercer par un intense sentiment de paix.

Finalement, comme s'il égermait soudain d'un rêve, mollement ses doigts s’agitèrent, grattant la terre sous elle. Dans un grognement de douleur, le soldat roula sur le sol et finit par se relever. Un regard vers le reste de la falaise. Il n’en avait pas terminé.

Soufflent, soufflent les vents,
Pleure le barde,
Lorsqu’ Elenwë dans un souffle lui prend,
Et ses épines et sa liesse.
Pleure le barde,
Qui avec lui emporte,
Sans hardiesse dans la brume l’hast traitresse,
Soufflent et pleurent les vents,
Qui constatent tristement
Que leur maitre jamais plus ne porte son pied
En les à-pic et les falaises embruinées.

Enfin, ses mains se posèrent sur le plat de la falaise. Enfin, ses pieds retrouvèrent la terre ferme, et le soldat laissa échapper un souffle, épuisé et le corps plus qu’endolori par l’effort. Le pas lourd, il se laissa presque tomber devant l’épaisse pierre dont le vent et la pluie avait érodé le poème funèbre depuis bien des cycles. Peu importe, lisible ou non, à force de le retourner au fond de son esprit, Aegden ne pouvait que le connaitre par cœur, comme celui qui l’avait mené ici, quelques mois plus tôt.

-Je crois que je vais devoir rester là un moment… Soupira le soldat en s’adossant a une épaisse racine de l’arbre unique qui en avait fendu la pierre.

Profitant de ce nouveau répit, ses doigts vinrent machinalement détacher la spalière de son épaule meurtrie. La douleur s’était faite plus ténue mais constante.

-Ce n’était pas tellement la tournure des évènements que j’avais imaginé… Ce fut au tour du cuir de son avant-bras de rejoindre l’herbe. Mais…maintenant que j’étais là je ne me voyais pas renoncer. Ça aurait été du gâchis…

Il parlait dans le vide, il en était conscient…Mais…ça lui faisait du bien. Comme lorsque l’on se recueillait près de l’arbre d’un compagnon perdu. En même temps qu’il parlait, il replia comme il pouvait son bras contre son torse, cherchant à créer un bandage de fortune avec ce qui lui passait sous la main, en l’occurrence d’épaisses fougères qu’il noua tant bien que mal.

-Je pense comprendre ce qui te plaisait tant dans ce lieu Celëbren…

Malgré la violence des éléments aux alentours, du vent, de l’eau, de la pierre brute, malgré la fatigue lourde, Aegden ressentait de nouveau cette impression de sérénité, et de quasi abandon qui l’avait frappé plus bas. Isolé, loin du monde, face à sa plus simple fin, il respirait la puissance et la beauté simple et pure de l’Œuvre. Pas étonnant donc, que cela ai séduit le héro venu de Quatrième-Saison.

-J’ignore ce que tu penserais de tout ça. Un regard vers l’arbre. sept cycles et demi de silence, et voilà ton histoire qui refait à peine surface. Il laissa passer un nouveau silence. Je me suis demandé longtemps, d'ailleurs, si tu aurais approuvé ce que j’ai fait de ton arme. Mais après tout…Je crois avoir respecté les volontés que tu as légué…

Encore, il se contenta de lever les yeux vers les branches oscillant au-dessus de sa tête, laissant ses pensées voguer au même rythme.

Il y avait eu le rituel à Ardamir, l’apprivoisement de cet objet étrange, siens mais héritage d’un passé flou. L’Aduram aussi. Et puis il y avait eut, d’autres recherches menant à plus que question que de réponses.

Que savait-il, en fait ?

Il ne savait rien, Un nom, quelques légendes, mais c’était tout. L’antique elfe gardait ses mystères et son histoire gardait son silence.

De la sacoche à sa hanche, Aegden sortit le précieux carnet de recherche et le laissa tomber dans l’herbe à ses pieds. A l’intérieur il y avait toute les recherches inscrites précédemment, auxquelles il avait ajouté quelques lignes de sa main propre. Il avait pu glaner quelques indices, çà et là, mais c’était terriblement peu. Au fond, il était presque…frustré par le goût d’inachevé de cette quête de sens.

-Qui était-tu Erca ? Finit-il par lâcher, comme si ce petit amas de page renfermait les réponses à cette question.

Mais évidemment, seul le vent lui répondit. Alors, il céda et se contenta se fermer les yeux et poser le dos de sa tête contre l’écorce, pour l’écouter.

Elle est le reflet des vérités térébrantes, la brume qui peuple l’esprit des assoupis. Elle est la saga des souvenirs, la gardienne des secrets enfouis.
Ses sœurs sont un souffle, un Chant et un Reflux ; Elle est une Inspiration. Sans visage, Elle est la voix qui empli les songes de sagesse.
Elle est celle qui pénètre les sommeils et les habite, Celle qui échancre le rideau de l’oubli et guide vers le jour.

Dans la nuit d’un elfe en quête de vérité, Elle s’échoua à dessein. C’était la chasse d’un mythe, d’une histoire devenue fiction, de faits devenus légende, qui l’avait mené jusque-là où Elle le trouva. Les Enfants ont la vie longue, et la mémoire plus longue encore — un cadeau que leur fit Son aîné — mais cette mémoire n’est rien face à la mémoire de l’Oeuvre. L’Oeuvre se souvient, l’Oeuvre se remémore, l’Oeuvre a, gravée en elle, les vestiges des temps de grâce et des périodes de douleur.

Dans un songe aux remarquables accents de réalisme, Elle prit les traits du rêveur. L’elfe vit son reflet, bougeant indépendamment de ses propres membres, briser ce qui aurait normalement dû les séparer et prendre sa main tendrement. Elle l’emmena, dissipant le flou qui entoure d’ordinaire les songes, à travers la Mémoire.


L’amour d’un père pour sa fille, accordée par la Mère, bénie du Souffle d’Elenwë.
Elle embrasse et voit partir, au loin et à jamais, celui qui lui donna la Vie.

Un soldat aux poings ignés le hèle — Erca ! — en haut des murs de la Blanche Cité.
Lui, parmi les premiers porteurs de métal, juge d’un regard et choisis.
Cela devait cesser. Il s’élance en laissant derrière lui un hast familier.

Quand il l’a à sa merci, le chef d’une horde qui, dans la haine née de la folie aveugle, s’obstine,
il déchaîne l’Air et tue, se sacrifiant en même temps, pour donner aux Enfants la victoire.
On oubliera son nom, mais on l’appellera, pour les Cycles à venir, Héros.

Là où il tombe, son corps prend racine et, rendu à l’Œuvre, fait grandir un Tàvëlfirin.
Car il est dit qu’en les Souffles les plus vaillants, la Mère choisit ses Héraults.

Finalement, dans un sursaut,l’elfe émergea du songe dans lequel il était tombé sans s'en rendre compte. Sa main vint se porter à sa joue abimée alors qu’il y ôta une larme qu’il ne se souvenait pas avoir versé.

Souvent lorsque que quelqu’un rêve, il finit par oublier ses pérégrinations oniriques à peine revenu en terre connue. Pourtant, cette fois, Aegden en était certain, jamais il n’oublierait ces brèves visions d’un temps passé et perdu. Etait-ce réel ou était le fruit de son imagination et de ses frustrations ? Avait-il simplement imaginé une folle histoire afin de palier à toute les interrogations qui agitaient son esprit ?

Après un temps, l’elfe se repris sans cesser de ressasser ce qu’il venait d’arriver. Machinalement, ses yeux se reposèrent sur le carnet resté dans l’herbe haute. Après tout ce qu’il avait était forcé de croire, preuve sous les yeux…Difficile de n'y voire qu'une fantaisie insensée.

Se relevant, il passa encore une longue minute simplement face à l’océan. La brise calme guidait mollement les ressacs contre la pierre, comme s'éveillant à peine, elle aussi. Les rayons du soleil étaient encore timides, colorant l'horizon de pourpre et d'orange pâle. Face à ce doux spectacle, le soldat adressa un remerciement silencieux envers La Secrète. Ensuite, il se décida à enfin entamer son chemin de retour. Il avait obtenu bien plus que ce qu'il ne s'y était attendu en venant ici : Une réponse.