[Libre] Plus forts que le Fer

Début de la 3e ennéade de Verimios
20e année du Onzième Cycle
Au départ d’Alëandir

Il est là. C’est le moment ou jamais.
Aussi rapidement que faire se peut, tu rassembles quelques vêtements, quelques herbes médicinales et de quoi écrire. Ton épouse et tes enfants savent. Tout le reste du château sait, et puisqu’ils savent, ce n’est probablement qu’une question de temps avant que tout le reste d’Anaëh le sache. Voilà quelque jours que tu n’attendais que l’occasion de partir, une fois de plus, emportant une nouvelle mission avec toi.

- Content de te voir mon grand.

Perché avec lui sur les hauts du palais, tu flattes le flanc de l’aigle, et l’animal te le rend bien. Du bout du bec il essaie de te rendre l’attention, mordillant tes cheveux puis tes vêtements comme il le ferait pour nettoyer le plumage de l’un de ses congénères. Un moment de calme avant la tempête. Un moment qui n’aura pas bien duré. L’animal est perceptif, et tu ne cherches pas à dissimuler tes intentions. Ton regard, à force de darder vers le grand Nord aura fini par attirer le sien, et il ne lui en aura pas fallu plus pour comprendre.

- Je vais avoir besoin de toi. tu lui tapotes l’aile Si ça ne te dérange pas.

Tu signes quelques gestes, lui traduisant approximativement ce que tu attendais, et lui prend le temps de t’observer un instant, comme prenant le temps de jauger tes motivations. Ton regard cherche le sien, et l’accroche quelques dizaines de secondes durant. Puis finalement l’oiseau s’envole, et alors qu’il commence à tracer de larges cercles autour de la flèche, un long cri aigu te signale qu’il est prêt. Tu avances au bord du vide. La plante de tes pieds quitte le sol. Tu te laisses tomber. Et vous êtes partis.

Deux jours plus tard
20e année du Onzième Cycle
Au départ de Malereg

C’est la dernière occasion pour toi de faire le plein de vivres, et la dernière occasion pour Sû de faire bombance sans avoir à chasser. Tu ne peux pas dire des Maleregeois qu’ils aient été heureux de te voir t’en aller vers le Nord-Ouest. Au contraire ils en semblaient plutôt inquiets. Les festivités récentes ont suffi à quelques peu rassurer les Lëandrins, et les Daranovans – conditionnés à ne pas craindre l’affrontement – font face aux événements avec toute la fierté que tu leur connais. Tu ne peux malheureusement pas en dire autant du reste des Protectorats.

Tu essaies de ne pas trop t’inquiéter de l’avenir d’Ardamir, dont tu sais les Gardiens posséder les savoirs nécessaires à la protection de la Cité perchée. Seulement, tu sais d’expérience ce genre de perturbations dans les Chants, dans la trame, et dans les équilibres naturels être facilement source de discorde entre des Taledhels et Ornedhels dont la cohabitation est habituellement relativement paisible.

Il t’est difficile par contre de ne pas te tracasser pour les Protectorats de Quatrième Saison et d’Holimion, où les relations entre Elfes des Pierres et Elfes des Bois sont déjà tendues. Là-bas plus que partout ailleurs, les effets de la Lune Rouge risquent d’embraser des conflits à peine dormants. Et quand l’Anaëh elle-même tend à se faire plus dangereuse… que les Elfes deviennent un danger pour les Elfes pourrait vite devenir problématique.

Et comme si cela ne suffisait pas, l’accalmie d’Aduram avait finit par en contrarier le maître, et en plus des étranges créatures magiques apparaissant spontanément à travers l’Œuvre, Wyslena devait gérer les assauts des engeances de Porte-la-Peste…

Hêdirn avait raison. Il était temps de demander l’aide des nains. Au point où vous en étiez, elle risquerait de n’être bientôt plus un confort, mais une nécessité.

Le soir venu
20e année du Onzième Cycle
Lante

C’était la première fois que tu te rendais seul sur les terres naines seul. Et la sensation était pour le moins… étrange. Étrange et étrangement familière. À peine arrivé à l’enclave Lantaise que les souvenirs de ton périple à travers la Péninsule avaient ressurgi, et avec eux, les désagréables sentiments adolescents qui les accompagnaient.
Parmi les tiens déjà tu étais différent. Tu l’avais été depuis tes 70 ans. Et avec le temps tu avais fini par t’y faire. Tu en étais même venu à la cultiver, cette différence. À en être fier. Et les tiens t’avaient accepté. Certes, tu es différent de l’idée que l’on peut se faire d’un elfe, mais aujourd’hui, cela faisait longtemps que tu ne te sentais plus à part parmi les tiens. Mais sans un elfe à l’horizon et parmi les Ondurs et les Arïn de Lante…

Pendant tout ton séjour, des regards inquisitifs s’étaient levés vers toi. Et tu n’y aurais pas porté attention, si d’inquisitifs, ils ne devenaient pas aussi rapidement soit craintifs, soit suspicieux. La peur est un puissant motivateur, qui est malheureusement rarement canalisé de manière positive. Aussi forte soit la signification du médaillon te reposant entre les pectoraux, symbole de ton amitié avec leur Roi, tu resterais certainement longtemps un étranger aux yeux du Petit-Peuple. Un étranger et un inconnu. Et il est peu de choses qui effraient plus que l’inconnu.

Le lendemain
20e année du Onzième Cycle
Thanor

Un nouveau jour, une nouvelle enclave, de nouveaux regards. Après une nuit passée à Lante, tu commences à t’y faire. Aussi sur leurs gardes que puissent être les Ondurs face à toi, jusqu’ici, tu n’as pas été antagonisé. Tu n’étais finalement qu’un Souffle parmi d’autres, juste une autre personne au sein d’une enclave où se croisaient les membres de plusieurs races. Alors pour ton grand bonheur, c’est ainsi qu’ils t’ont traité.

- Je serais pas contre un gigot de grognar.

Le tavernier t’inspecte de la tête aux pieds, étonné d’entendre la langue de ses pères parlées par ce qui lui avait tout l’air d’un Drow blanc. Encore une fois, s’il avait fini par s’en retourner vers ses fourneaux, c’était bien grâce à cette fameuse amulette.

- Va t’poser l’joufflu quequ’part. Ça arrive.

Et comme dit comme fait. Péniblement recroquevillé à une table à peine taillée à l’échelle des nombreux Hommes qui fréquentaient l’enclave commerciale, tu profitais de l’un des rares joyaux de culture naine qui suffisaient à  te faire un instant oublier l’inconfort.

- Tiens, t’ma pas l’air d’un p’tit mangeur alors j’t’ai mis un gros morceau. le serveur te dit d’un air sévère Tu m’en laisses la moindre miette et pour sûr que j’te sers plus rien.

Tu offres un sourire presque contrit au bourru personnage, qui finit par te rendre une expression presque satisfaite.

- Merci. Je...

- Pas l’temps pour les politesses. Commence à manger plutôt.

Tu profitais de l’un des rares joyaux de culture naine qui suffisent à te faire un instant oublier l’inconfort : leur nourriture.

La tenue du jour:

Les festivités durèrent des jours et des nuits. L’on festoyait toujours en grandes pompes, et avec beaucoup de puissances, chez les Nains. Jeux de boissons, repas grandioses, concours ludiques ou tout simplement idiots… La bière coulait à flot, et la graisse, bien plus encore. L’on discutait avec les jeunes et les anciens, ces dernier partageant, grâce à l’alcool, quelques anecdotes sur leurs propres anciens à eux, lorsqu’eux étaient jeunes, et sur l’histoire des clans. La culture du secret était, bien-sûr, trop présente et trop imprégnée dans l’esprit des Nains, pour que même l’alcool puisse rendre intangible ces limites-là. Mais… Au moins permettait-elle d’en apprendre plus sur l’histoire des clans, sur l’histoire globale… Officielle, et parfois moins.

Plusieurs aussi, durant lesquels Harald s’était mêlé à la foule. Il avait retrouvé T’sisra, la Noire-Elfe qui avait transgressé presque toutes les règles du Zagazorn pour pouvoir rejoindre l’antique cité de Molgrunn aux côtés de son paternel adoptif… Et qui, au final, s’était vue remettre l’honneur de devenir une amie des Nains. Plus précisément, l’amie du clan royal. Une amitié importante, pour quiconque souhaiterait rentrer sur le territoire Nain, et pouvoir sortir du carcan des enclaves sans recevoir le tranchant d’une hache sur le cou.

Alors que les festivités touchaient à leurs fins, et que Harald s’apprêtait à reprendre la route de Kirgan pour continuer à régner grâce à la bénédiction de son peuple électeur, une information lui vint : un elfe, un gigantesque elfe, s’était arrêté du côté de Thanor, sur le dos d’un gigantesque oiseau qu’il avait dû laisser à l’extérieur de la montagne, avant de rejoindre l’intérieur du roc, où l’oiseau ne pouvait point entrer.

L’on n’aurait point eu besoin de le décrire plus que cela : Harald avait reconnu là, la théâtralité du souverain des Elfes de Pierres, des Elfes des Cités… Artiön. C’était bien la première fois que ce dernier entrait sur le territoire Nain de cette manière. D’ordinaire, de longs échanges épistolaires permettaient aux deux Rois de convenir d’une date pour pouvoir se rencontrer et échanger. A chaque fois, des accords prolifiques permettaient aux deux races d’apprendre l’une de l’autre, et d’enterrer un peu plus encore la colère passée, née d’évènements troublés, voilà 5000 années.

Mais, surtout, il s’agissait de la première fois qu’Artiön et Harald avaient l’opportunité de se revoir, depuis l’échec cuisant du sommet des trois couronnes. L’espace d’un instant, le Barbe-Sanglante eut une inquiétude… Est-ce que la venue surprise du gigantesque Elfe était annonciatrice de nouveaux malheurs ? Peut-être désirait-il avertir les Nains que, au final, Elfes et Humains étaient parvenus à s’entendre, comme l’ouverture laissée par Roy Bohémond l’avait laissé sous-entendre ? Et alors… Est-ce qu’une guerre devait se profiler ?

Un bon repas serait de bon augure, avant d’aller à la rencontre du grand elfe. Chose qu’il fit, se gavant à nouveau de viande rouge bien saignante, de sauces fromagères et de Frongol. Puis, repus, rassasié, il prit avec lui quelques gardes royaux dans leurs armures de plates blanches et or, afin d’aller à la rencontre du Roi. Pourquoi ? Après tout, lui aussi était en armure. Et armé. Et bien parce que se rendre dans l’Enclave commerciale de Thanor, c’était un peu rencontrer d’autres races qui fourmillaient dans ce lieu de commerce. Venir, sans se montrer, serait manquer l’occasion d’étaler la puissance du Zagazorn, de manière indirecte bien-sûr.

Aussi entra-t-il dans la taverne et, voyant l’elfe dont les gambettes dépassaient de la tablée et des assises, reconnut immédiatement ce visage presque juvénile, s’il ne se dressait point sur un torse aussi musclé.

« Baruk ! » Dit-il, la voix forte, le son guttural presque tonitruant. « Ongrumthrong ! » Rajouta-t-il, en Khazalide évidemment. « J’ai entendu dire qu’un grand elfe était arrivé ici. J’ai tout de suite su que c’était toi. Que me vaut l’honneur et le plaisir de ta venue parmi les miens, mon ami ? »

Disant cela, il prit place face à Artiön, commandant d’un signe de la pogne, une chopine lui aussi, afin de pouvoir s’humecter la gorge de manière régulière.

À défaut de quelqu’un avec qui discuter, le rythme régulier des allées et venues au sein de la taverne te servait de distraction. Et aussi étrange que tu puisses leur paraître, toi l’immense Drow à la peau claire, ils ne seraient probablement jamais aussi déconcertés que tu l’étais toi face à la composition et au fonctionnement de ces lieux. Pour peu qu’on s’arrête et qu’on prenne le temps de les observer, les deux enclaves commerciales du Zagazorn avaient quelque chose de presque irréel. Parce qu’elles ne ressemblaient en rien au reste du Zagazorn. Oui, leur architecture était marquée de la main du petit peuple. Aux hauts plafonds, grandes arches et bâtisses habilement creusées dans la pierre on reconnaissait aisément l’esthétique des Ondurs. Seulement si tout ici semblait pensé par eux, rien, si ce n’est les comptoirs des marchands ne semblait pensé pour eux.

Les marches d’escaliers plus hautes que dans le reste de la Cité, les tables et les chaises aux pieds plus longs qu’ailleurs, les plats, aux odeurs moins prégnantes et la boisson au goût moins prononcé que ce qui a pu t’être présenté, les rares fois où leur culture t’a été amenée… tout ici semblait plus pensé pour les nombreux Arïn foulant le pavé à la recherche d’un endroit où dépenser leur or que pour ceux chez qui ils le dépensaient. Étrange donc, certes, mais pas surprenant. Car si tu comprenais bien le fonctionnement de leur commerce, alors effectivement le confort de ceux qui venaient verser leur or était capital au bon fonctionnement de l’endroit. Peut-être un jour devrais-tu toi aussi penser à dépenser ici. Avec un peu de chance, éventuellement y gagnerais -tu siège à ta taille.

Ce que tu avais pris plus de temps à comprendre cependant, c’était la raison de la liesse mourante animant encore l’endroit. Mais les conversations échangées à droite à gauche – celles des nains en tout cas – auront fini par t’éclairer. L’Ungordrinin. C’était ça le sujet des réjouissances. L’Ungordrinin qui reliait à nouveau Lante et Thanor. Des voies souterraines si tu comprenais bien. Comment les Ondurs faisaient pour supporter de passer autant de temps séparés du ciel, tu n’en avais aucune idée, mais tu voyais en quoi la chose pouvait être pratique, alors tu étais content pour eux. Tes prochaines gorgées de bière seraient en l’honneur des travailleurs qui les ont restauré, et tant qu’à faire, en l’honneur de…

- Harald ?

Un murmure, grogné entre deux bouchées de viande, plus qu’autre chose. Tu ne t’étais pas attendu à croiser le Grand-Roi en dehors de la Cité Royale. Mais tu aurais dû. Après avoir entendu aussi souvent son nom mentionné par ses compatriotes présents, tu aurais presque dû t’attendre à ce qu’il finisse, tôt ou tard, par te retrouver. Il faut dire que si lui n’était pas particulièrement discret entouré de ses gardes en armure rutilante, tu l’étais probablement encore moins.

- Baruk tu lui réponds du tac au tac alors qu’il s’installe Et bien...

Ton regard s’assombrit. Tu te saisis de ta choppe de bière et en avale le contenu cul sec. Puis après avoir reposé la pinte dans un claquement sonore, tu croises les mains devant toi, plonges tes yeux dans ceux du Grand-Roi, fronces les sourcils, et laisse s’installer dramatique silence.

- Je me disais que quitte à te déclarer la guerre, autant le faire en personne.

Tu sens les muscles des gardes se tendre, de la nuque aux mollets. Tu entends leur pulse changer. Mais tu te retiens. Tu te contentes de conserver ton regard de fuschia et d’or vissé dans celui de ton ami souverain. Aussi longtemps que tu le peux… c’est à dire quelques secondes à peine, avant que tu ne craques et éclates de rire.

- Désolé Harald. tu t’essuies une larme au coin de l’oeil Je t’ai senti tendu alors je n’ai pas pu résister tu reprends ton calme et prends la bouchée qui marqua la fin de ton plat Tu excuseras ma tenue, je ne m’attendais pas à te croiser à Thanor, je pensais avoir le temps d’enfiler quelque chose de plus seyant en arrivant à Kirgan tu hausses les épaules Mais si tu veux tout savoir, en réalité, j’avais une faveur à te demander… et vu que Sû était là, je me suis dit que tant qu’à faire, plutôt que d’échanger des missives, ce serait l’occasion de profiter de ton cadeau ton regard se pose brièvement sur l’amulette entre tes pectoraux et de te rendre visite. Et on dirait que j’ai de la chance de te croiser parce qu’à ce qu’il paraît vous n’avez pas chômé dernièrement !

Tu lui souris. Heureux de voir les siens heureux. Après la frayeur qu’il t’avait fait lors de votre dernière rencontre, il était rassurant de constater qu’il s’en sortait bien, et que l’angoisse n’avait pas eu raison de lui.

La bière ne tarda point à arriver, bien-sûr. Déjà, parce qu’Harald était un client… Mais surtout, parce qu’il était le souverain de ce royaume millénaire. La bière, cependant, n’était point des plus agréables… Comme le Roi des Elfes l’avait pensé, les bières qui se trouvent dans les tavernes des enclaves, ne sont pas les meilleures du Zagazorn. Pour qu’elles puissent servir aux palais des Humains et aux papilles des plus fragiles, il fallait bien les adoucir, les rendre agréables, moins fortes, moins riches en orge… Après tout, le palais Nain était nécessairement bien plus capable d’encaisser les arômes… Que celui des Nains.

Les salutations du souverain des cités Elfiques furent à nouveau accueillies par un lever de chopine. Lorsqu’Artiön se sentit l’idée de faire une blague d’un goût tout à fait doutable, Harald était en train de descendre sa pinte à grands renforts de gorgées bruyantes. Il s’arrêta… Soudainement… Regardant ensuite celui qui devait être un ami et qui, à l’instant, se présentait comme un futur ennemi.

Le regard de Harald se fit plus dur. Son attitude, résolument plus fermée. Ses sourcils broussailleux vinrent se poser en une forme d’accent sur ses mires enflammées. Son cœur hurlait à la trahison. Son corps lui intimait la pulsion du combat, la violence de la rage, la destruction de toute une terre, de toutes les vies qui pourraient y pulluler. D’aucun dirait qu’il s’agissait là de pensées Mogarites… Mais, après tout… Qui pourrait lui en vouloir ?

Lorsque l’Elfe se mit à rire à gorge déployée et à appeler au calme, décrivant tout cela comme une mauvaise blague dont il semblait pourtant très fier, Harald eut un temps de pause. Ce genre de blague était, en effet, mauvaise et bien inutile. Surtout après les évènements décevants de la réunion des couronnes…

« Hum… » Grogna-t-il alors, déçu, et encore atteint par l’énormité de la vague de colère qui fit battre la chamade à son cœur prêt pour la guerre. « Très drôle, en effet. » Dit-il, vidant alors la fin de sa chope, d’un trait. « Une faveur ? »

Dire que Harald avait du mal à se détendre et à prendre tout cela au sens de la blague, et donc, de manière non sérieuse, était difficile pour Harald. Surtout en provenance de celui qui, depuis quelques années, devait être un allié. Il se calmerait, avec un peu de temps et quelques bières supplémentaires.

Si ce qui te paraissait une situation et des propos absolument absurdes lui avaient une seule seconde pu sembler vrais, c’est qu’Harald était plus tendu que tu ne l’imaginais. Ton sourire, d’amusé se fait compatissant, et ton regard, de moqueur se fait tendre. Mais sans plus ni nourriture ni boisson pour t’en distraire, l’inconfort de ta posture se rappelle à toi, alors avant de répondre à ton ami tu te fais plus large encore, d’abord t’étirant puis faisant rouler ton dos pour chasser quelques nœuds.

- Une faveur, oui. tu poses à nouveau tes avant-bras sur la table J’ai des Frères qui aimeraient faire remonter une requête importante aux tiens. Et donc je voulais te demander s’il y avait moyen de rassembler un peu de monde, qu’ils puissent être entendus à notre point de rencontre du Lörn.

Se retrouver dans le Lörn, à la frontière entre vos deux mondes. Ce que tu lui demandais, c’était finalement à la fois la voie de la facilité et un symbole fort. Parce qu’il ne s’agissait pas que d’éviter aux tiens de faire le voyage jusqu’au plus profond du Zagazorn. Le Lörn était l’endroit où par le passé Anedhels et Ondurs s’étaient rencontrés. Le Lörn était ensuite devenu l’endroit où vous vous étiez battus. Puis après les combats l’endroit où vous vous étiez épargnés. Suite à l’abandon de la guerre il en était devenu l’amer souvenir. Jusqu’à ce qu’à nouveau Elfes et Nains ne se rencontrent. Et qu’à nouveau des mains soient tendues, et une poignée de mains échangée.

S’il fallait voyager, nul doute que les tiens voyageraient. Seulement, quitte à avoir le moindre pouvoir sur l’endroit où ils seraient entendus, alors tu aimerais que le Lörn reste ce symbole.

Avait-il confiance en Artiön ? Oui. Aurait-il le cœur déchiré s’il s’agissait d’une véritable déclaration de guerre ? Définitivement, oui. Était-il soulagé de voir qu’il s’agissait d’une blague ? Evidemment ! Alors, après avoir avalé sa pinte cul-sec comme pour pouvoir se préparer au pire, Harald… Grogne, à nouveau. La douceur de visage et de regard, efface peu à peu l’air rieur et taquin qui faisait pétiller l’Elfe, quand bien même tout cela n’avait point eu l’effet escompté sur le souverain du Nord. La discussion, donc, reprenait de plus belle.

Il leva la main, à nouveau. Et à nouveau, on vint lui servir, très rapidement, une bière que d’aucun dirait « allégée ». Du moins, chez les Nains. N’attendant point son temps pour palabrer, Harald descendit cul-sec le litron de bière, tandis qu’Artiön poursuivait, faisant alors connaître l’objet de sa visite. Il leva à nouveau la pogne gantelée d’acier… Et à nouveau, on lui servit cette bière qui s’apparentait peu ou proue à de la pisse de Bélier.

Les Nains en voulaient-ils, à ces taverniers, de servir telle piquette ? Non, évidemment que non. Si l’on voulait goûter aux meilleures bières de tout le Zagazorn, il suffisait de dépasser les palissades et les rocs délimitant l’Enclave commerciale. Tous savaient que, dans ces petits coins cosmopolites savamment délimités, il fallait se montrer plus… Flexible, que sur le reste du territoire. Là où deux gorgées d’une bière noire suffiraient pour faire rouler par terre le plus grand et le plus costaud des chevaliers Péninsulaires, il valait mieux servir quelque chose de moins dosé. Alors… Ce sacrifice ne devait point être trop grand.

« Hum… » Grogne-t-il, encore chafouin, mais surtout, désireux de deviner ce qui aurait bien pu motiver Artiön pour voyager si loin, pour demander… Si peu. Du moins, si peu jusqu’ici. « Ce doit être une requête importante, oui. Sinon, tu ne serais point venu jusqu’ici seul, pour me faire cette demande. Sans vouloir te manquer de respect, ni aux tiens… De quel genre de requête s’agit-il ? »

Il lui fallait en savoir plus, pour pouvoir anticiper l’organisation future. Beaucoup des Nains influents à l’heure actuelle, étaient partis dans le lointain Nord, en direction de la montagne détruite. Y compris Thordril. Pourtant, si cette requête – ou faveur – intéressait en premier lieu les forgerons et les mineurs… Thordril aurait alors son mot à dire. Par exemple.

À voir le Grand-Roi demander à être resservi, la soif t’étreint à nouveau. Quand donc il demande sa troisième chope, tu lèves la main avec lui, qu’on te serve à l’identique. Tu n’engloutis pas la boisson aussi vite que lui cependant, te contentant d’en siroter quelques gorgées quand vient son tour de parler. Et aussi détendu que soit ton langage corporel – aussi détendu que tu puisses être dans un siège aussi peu adapté – c’est avec une attention toute entière que tu observes la réaction de ton ami. Parce qu’à l’instant, tu as la sensation de beaucoup jouer. Pas tant du point de vue de la relation de ton peuple avec le sien, mais du point de vue de la tienne avec lui. Tu t’attendais à ce que ta venue, et cette étrange requête attise sa curiosité. Quoi de plus normal ? Seulement, tu l’avoues, l’espace d’un instant tu avais espéré qu’il ne te pose pas plus de question, et que d’autres que toi puissent entièrement porter la charge de cette demande.

- Ce devrait être peu de choses pour vous, mais c’est important pour nous. le coin gauche de tes lèvres s’ourle en un sourire contrit Tu m’excuseras de ne pas te le demander directement, c’est que je pense que ce serait déplacé venant de ma part. tu soupires Mais si tu veux tout savoir, la requête vient de nos forgerons, et concernera les vôtres. Je pense qu’à partir de là tu devineras facilement de quoi il s’agit.

Le lui demander là, maintenant, tout de suite, serait tellement facile. Être seul à entendre oui ou non rendrait les choses tellement simple. Être seul à entendre non sauverait les tiens d’une part de leur déception. Être seul à entendre oui ne retirerait rien à leur joie. Mais le lui demander là, maintenant, tout de suite, ne serait – à ton sens – pas correct. Si tu avais un jour imaginé que ton affection pour le Grand-Roi nain compliquerait ton travail… mais aujourd’hui tu en étais là. À te refuser de te faire la voix des tiens face à lui, parce que pour cette fois en tout cas, tu avais peur que la voix des tiens et la tiennent ne se mêlent, et que vos rapports ne s’en trouvent endommagés. Tant parce que tu as peur qu’il te pense tenter de profiter de votre amitié, que parce que tu as peur de ce que pourrait être ta réaction face à un refus. Mais au moins maintenant il sait. Et tu espères qu’il ne t’en demanderas pas plus. Que maintenant que demande a été formulée tu puisses juste passer un bon moment avec un ami.

Rentré depuis peu de temps, il semblait presque étrange de retrouver mes vallées et prairies familières, après m’en être tant éloigné. Mais mes bêtes m’avaient manqué, et celle que j’avais laissée bien loin me manquaient également. Ainsi allait la vie. Je ne les faisais pas naître ici pour les garder avec moi. Leur vie était de voyager vers d’autres paysages.

Après quelques jours passés à me tenir au courant des nouvelles de mon clan, de mes terres et de mes bêtes, vint le moment de me centrer à nouveau vers l’une de mes nouvelles professions, que j’avais un peu oublié: le conseil de Thanor. Il y avait des lustres que je n’étais point parti me mêler à autant de barbes et de tresses! Peut-être croiserais-je à nouveau Glumtol? Et il me tardait de boire une vraie bière, attablé à une taverne.

Ainsi donc je pris la route, avec une jeune tresse et un autre barbe dans la force de l’âge, se mêler aux chariots et pénétrer dans la cité. Je passais d’abord à ma loge de conseiller, non loin de la salle du conseil. Il n’y avait personne, et rien d’important déposé sur le bloc de pierre polie représentant mon bureau.

“La journée est terminée mes enfants! Allons manger pour fêter mon retour!”

Je salivais déjà en imaginant un immense gigot devant mes pognes. Toutefois, lorsque nous nous sommes remis en selle, à la recherche d’une taverne peu occupée, les murmures autour de nous devinrent incessant. Thanor était toujours le lieu de rumeurs et d’information. C’était comme cela que les nouvelles transitaient. Aussi, la barbe que j’interpellai ne fut pas offusquée lorsque je lui demandai ce qui se tramait ici-bas.

“Un Elgi gigantesque est à l’enclave! Le Groman-Rik est en chemin pour le rencontrer.”

Je fronçais les sourcils en entendant le début de sa phrase. L’enclave était un lieu particulier, où les autres races étaient tolérées. C’est pour ça que je voulais éviter autant que possible d’y mettre les pieds. Mais un grand événement allait peut-être s’y produire, et en tant que haut conseiller, peut-être devrais-je être présent. Je pris un air renfrogné, avec l’envie très forte de rentrer chez moi. La jeune naine m’accompagnant, ne ressentant ni peur ni animosité, ne souhaitait qu’une chose: aller voir ça de plus près. Je maugréais que même si nous nous y rendions, nous n’irions peut-être pas festoyer pour autant, et que Harald était peut-être en train de sauver nos miches d’une guerre contre ces longues oreilles au coeur perfide. Mais elle ne m’écoutait pas, et ne m’écoutera pas. Mon compagnon du jour me conseilla d’aller à l’enclave, au moins pour quelques instants. Peut être que la présence d’un dignitaire de la ville épaulera Harald au mieux lors de cette visite impromptue, ajouta-t-il. L’argument me toucha, et je renonçais à mon repas pour me mettre en route vers l’enclave, à dos de bélier.

Les odeurs se firent différentes, au fur et à mesure que nous approchions. L’odeur de la mer, mais aussi d’autres odeurs, qui me firent froncer les narines. Les béliers aussi furent un peu dérangés, mais c’étaient de braves bêtes aguerries, qui ne se laissaient point impressionner. La balafre qui courrait sur l’encolure du mien témoignait de sa bravoure et de son expérience. Il ne fut pas difficile de trouver la taverne où Harald avait rejoint le grand elfe. Ses gardes étaient non loin. Descendant de ma monture, je regardais ma hache en travers de la selle, bien rangée dans son fourreau. Il fallait préserver la paix, malgré tout.

En rentrant, j’aperçus bien vite la source de nos curiosités. Il était bien gigantesque ! Il tenait à peine sur sa chaise, pourtant adaptée aux longues jambes qui venaient se mouiller la gorge. Je m’approchais , caressant ma barbe pour me donner un air important. Je n’avais pas entendu la discussion entre les deux.

“Baruk Groman-Rik! C’est un grand plaisir de t’voir, après tant d’ennéades passées au loin! Il me fait le plus grand bien de voir mes bêtes et ma ville!”

Je levais la pogne, demandant ainsi une chope. Mes compagnons firent de même et s’installèrent à la table d’à coté, tandis que je trainais une chaise pour moi même. Je n’étais pas très rassuré à coté de cet Elgi, mais il y avait suffisamment de nains pour assurer notre défense. De plus, il semblait seul. Il fallait faire cet effort de diplomatie. Mes mots parurent un peu marmonnés, manquant de spontanéité, mais sans animosité.

“Baruk à toi, soit le bienvenu à l’enclave de Thanor, où les races se côtoient et viennent commercer avec nous!”

Ma chope arriva, et mit un terme à ce semblant de discours un peu maladroit.

Oui, Harald avait deviné. Avait-il craint qu’une telle demande ne soit formulée un jour ? Oui, sans doute.

Mais point uniquement par fierté ou orgueil national. Depuis qu’il avait promut le rapprochement entre la race Elfique et la race Naine, le souverain s’était plongé dans les rares ouvrages qui subsistaient encore de l’époque durant laquelle Elgis et Dawis savaient vivre ensemble, dans l’harmonie, le partage, et pour meilleur des deux peuples. Là où les Nains apprirent une agriculture durable, un rapprochement avec la nature, et une appréciation d’une longue vie, les Elfes, eux, apprirent les arts de la forge à des niveaux autrement supérieurs aux leurs. La forge Véladrienne, elle, venait avait été apprise aux Nains, par les Elfes justement...

Non, si Harald avait craint une telle demande, c’était, d’une part, parce que cela signifiait que les Elfes désiraient reconquérir leurs pouvoirs de forge, mais aussi, d’autre part, que l’amitié nouée difficilement et depuis bien peu de temps, allait être mise à l’épreuve. Bien-sûr, Harald détestait l’idée de devoir faire l’échange de savoirs ancestraux, qu’importe la race…

… Mais les Elfes n’avaient-ils point accepté de se joindre à l’étude des Engeances ? Là où les Nains excellaient dans l’artisanat, les Elfes, eux, étaient passés maître dans la maîtrise des arcanes, notamment la magie du corps et de la vie. Leur aide, dans cette quête de connaissance sur les Engeances de Brisséa, était apparue comme inestimable, et obligatoire, aux yeux du souverain. Le fait qu’ils aient accepté d’aider le peuple des montagnes, et de bon cœur, était un gage d’amitié durable. Et une forme d’honneur dans l’entraide. Alors refuser cela aux Elfes ? Harald y voyait là une forme de déshonneur…

« Hum… » Dit-il, grommelant, quittant alors subitement son regard sévère pour prendre une posture plus… Inquiète, et résolument plus réflective. « Je crois, mon, ami, avoir en effet cerner le fond de cette requête. Et je ne pense pas te surprendre en t’annonçant cela : la chose ne sera pas évidente, ça non. Mais, sur mon honneur, je te donne ma parole : il y aura bien une rencontre, et je ferais mon possible pour vous aider, toi, et les tiens. »

Alors qu’il était tout à ses considérations, imaginant déjà les querelles à venir et les questionnements qui lui seraient adressés, un Nain, entra et donna de la voix. Il s’agissait de Gorin ! A peine revenu des hauteurs enneigées du sommet du monde, le voici déjà prêt à reprendre du service. Nul doute que la venue d’un Elfe allait rapidement parvenir à ses esgourdes… Harald aurait presque pu le parier.

« Baruk ! Gorin ! » Dit-il, se levant pour lui donner l’accolade, avant de reprendre sa place. « Gorin, voici Artiön, le Roi des Elfes. Artiön, voici Gorin, Haut-Conseiller de Thanor et maître éleveur de la cité. »

Ainsi, les présentations étaient faites dans le respect de ceux qui, pour la première fois sans doute, se rencontraient enfin.

Le constat était aussi triste qu’amusant. Le changement de mine d’Harald en disait long sur ce qu’il pensait de la situation. Et à sa réaction, tu compris qu’il avait compris les raisons de ta prudence. La requête était finalement aussi délicate à formuler pour toi qu’elle ne le serait à défendre pour lui. Ne restait plus à espérer maintenant que vos forgerons respectifs sachent se considérer avec respect, et trouver un terrain d’entente.

Durant quelques courts instants, le silence s’installe. Le Grand-Roi du Zagazorn et toi vous regardez l’un-l’autre sans rien dire, contemplant vos missions respectives et peinant à laisser le moment s’alléger. Mais avant que tu n’aies le temps de soupirer, qu’une voix proche s’élève et offre des salutations – des salutations plus familières que d’autres ne se le seraient permis – à ton camarade. Une aubaine s’il en est une, l’arrivée de ce troisième parti permettrait peut-être à votre conversation de ne pas s’enliser, et à cette journée à Lante de prendre une plus agréable tournure. Le nouvel arrivé s’installe à tes côtés, et alors qu’il commande de quoi boire, tu profites pour demander de quoi grignoter encore un peu.

- Baruk ! Maître-Eleveur !

Tu te passes de lui offrir la même forme de politesse qu’Harald. Offrir l’accolade au Grand-Roi, ton ami, et loin du regard d’autant des siens était une chose, mais tu n’as pas la moindre idée de comment un autre Ondur réagirait. Tu te contentes donc de mettre poing à la poitrine et de t’incliner depuis ton siège, le saluant à l’elfique.

- Je te remercie de l’accueil. Malheureusement, tu ris doucement, et commences à grignoter un peu des fromages et charcuteries arrivées en même temps que la boisson de Gorin le commerce n’est pas vraiment le fort des miens. tu hausses les épaules Mais ne serait-ce qu’avoir l’occasion de fouler un peu le pavé et de profiter de ce qu’il y a à voir est déjà sympathique. Certes, les enclaves sont un peu moins intéressantes que le reste du Zagazorn à mon goût, mais il paraît qu’il vaut mieux ne pas abuser des bonnes choses.

Ton regard se pose l’espace d’un instant sur ton amulette. En tant qu’Ongrunthrong royal, tu aurais aisément pu impunément quitter les enclaves, et faire tes journées à Lante et Thanor là où seuls les Ondurs avaient droit de citer. Quitte à ce que l’assise et le coucher soient de toute façon inconfortables, la nourriture aurait probablement été meilleure, la boisson aussi, l’architecture plus grandiose. Mais étant seul avec l’aigle, et n’ayant personne d’autre ici que tu comptais rencontrer qu’Harald, imposer ta présence au peuple du Septentrion aurait probablement été malvenu.

- Pas tant que je ne suis pas un habitué en tout cas.

Malvenu jusqu’à ce qu’ils s’habituent à ta présence. Car tu espérais qu’ils s’y habituent un jour. À la tienne comme éventuellement à celle d’autres elfes. De la même manière que tu espérais qu’à terme, les Ondurs foulant le pavé de vos Cités ne soient plus une curiosité.

Comme à son habitude, comme le veut la tradition, le Grand Roi se leva et me donna une accolade de salutation. Je pus également remarqué qu’il était bien apprêté, pour une rencontre qui se disait impromptue. L’Elgi se contenta d’effectuer un geste étrange, ramenant sa pogne contre son torse et se penchant vers moi tout en me saluant. Le geste semblait empreint de respect, et sans animosité. Il profita que l’un des nains qui circulait toujours entre les tables, assiettes empilées aux bras, s’approche pour prendre ma requête afin de lui même se resservir en victuailles. Les assiettes réparties sur la table témoignait de son vif appétit. Mais il en faudrait bien plus pour battre certaines barbes!

L’invité répondit poliment à ma salutation, et me répondit qu’il n’était pas là pour le commerce, mais plutôt pour visiter. Un peu étrange selon moi. De tous les étrangers qui venaient ici, seuls l’or et les biens les intéressaient. C’est pour cela qu’ils ne voyaient plus les différences. Sa requête de visiter le Zagazorn ne passa pas inaperçue, et je plongeais ma moustache dans la bière afin de masquer ce rictus grognon à l’idée de voir cet immense chose se balader dans les tunnels de Thanor.

La bière ne suffit point à me calmer. Son goût sucré et acidulé m’arrachait la langue et me laissait un mauvais goût dans la bouche. Déjà que la bière ici était réalisée pour les étrangers, je m’étais aussi habitué au breuvage rude et peu raffiné des militaires durant ma mission. Je bougonnais.

“Saleté de bière! Je n’avais point bu une telle chose depuis des années!”

L’Elgi avait devant lui montagnes de fromages et de charcuteries en tout genre. J’osais espérer que la nourriture avait le goût du Zagazorn.

“Un gigot de bélier, accompagné de sa purée et de sa sauce! Et pour une barbe!”

Je précisais bien pour une barbe, afin que la viande soit cuite selon nos habitudes, et pas des habitudes d’étrangers.

“En tout cas, j’peux te le dire, Elgi, les tavernes ici sont moins intéressantes que celles du Zagazorn! Espérons qu’ils aient au moins un bélier du Zagazorn à me servir, et s’ils en ont pas, je viendrai moi même leur livrer!”

En attendant que mon plat me soit servi, je voulais toujours me débarrasser de ce goût infect. Avec un peu de retenue, je fis l’effort de ne pas me servir dans la réserve de fromage de l’invité, voyant qu’Harald gardait respectueusement ses distances. De plus, je craignais que même un très bon fromage ici ne soit pas adapté à mes papilles. Aussi, je pris ma pochette contenant de l’herbe à pipe, généreusement remplie depuis que j’étais revenu, et j’entrepris d’en fumer quelque peu.

Les présentations faites, Harald se positionne légèrement en retrait. S’il ne doutait absolument pas des capacités de sociabilisation, ni du charme d’Artiön, le caractère du Maître Eleveur lui était moins connu, et donc, les réactions de ce derniers étaient moins aisées à deviner. Toutefois, il y avait bien une chose que Harald savait déjà : le maître éleveur était un bon-vivant digne des Nains ! Et ainsi donc, il n’était ni désabusé ni désarçonné lorsque le Haut-Conseiller commanda un repas « pour une barbe » et non pour un voyageur lambda.

Souriant légèrement sous sa barbe, Harald aurait bien eu envie de faire sortir tout ce petit monde de là pour pouvoir se rendre dans le cœur de la cité portuaire, et ainsi profiter avec ses deux compères des mets réservés aux Nains. Mais la prudence d’Artiön était plus que bienvenue. Si, dans le Sud, on s’habituait déjà à voir déambuler des Elfes dans le Lörn, et à rencontrer des Elfes depuis l’accord visant au partage des connaissances en herboristerie entre Elfes et Nains, la chose était bien moins bien usitée dans le Nord. Et moins encore à Thanor, dont les terres étaient les moins agraires du Zagazorn.

Ainsi, la prudence du souverain des cités d’Anaëh invitait à d’autant plus de prudence du côté de Harald. Alors, à l’instar du Maître Eleveur, le Groman-Rik sorti sa plus belle pipe et bourra l’herbe depuis sa blague à tabac. En son esprit, nul doute que quelques espions – la confiance en l’être humain étant limitée – auraient tôt fait de reconnaître les deux têtes couronnées et le dirigeant local, et donc, de faire parvenir cette information à qui de droit, dans la lointaine Péninsule… Mieux valait donc rester détendu, et là, dans cette humble taverne. S’éclipser pourrait faire craindre le pire auxdits espions…

« L’habitude viendra, mon ami. Mais saches que j’apprécie la prudence qui est la tienne. » Dit Harald, portant la pipe à sa bouche tout en passant le doigt sous la rune de feu venant alors brûler l’herbe dans la tête de pipe. « Artiön est venu jusqu’à Thanor pour palabrer avec moi, et nos forgerons. Quelque chose d’important est à venir, Gorin. Les forgerons de notre peuple devront rencontrer ceux du peuple Sylvestre, dans le Lörn. Pourrais-tu battre le rappel, mon ami ? »

En bon nain, le Grand Roi m’imita et se saisit également de sa pipe. Il ne semblait nullement tendu. On avait l’impression qu’il recevait un ami de longue date, et cela me parut étrange. Harald m’expliqua la raison de la venue de cet Elgi, qui souhaitait discuter. Et discuter avec nos artisans, nos forgerons. Je me méfiais un peu plus. L’art des nains ne se partageait point, et encore moins avec d’autres races. Ces Elgis avaient-ils eux l’écho de notre possession du Mogarium? Forcément, Harald en portait, et tout à son honneur! Mais souhaitaient-il s’en emparer? Savoir le forger pour en extraire toute sa puissance? Rien de bien sûr. On ne pouvait pas faire confiance aux autres races.  

Aussi, je bougonnais lorsque le Groman Rik me demanda de diffuser cette information à mon Clan. Ce n’était pas le genre de ragot que j’avais envie de diffuser. Déjà que diffuser des ragots, c’était pas mon truc.

Heureusement, c’est à ce moment-là qu’une assiette vint se poser sur ma table, avec un énorme gigot couvert de sauce. Les priorités étant ce qu’elles étaient, je m’assurais d’abord que le plat était à mon goût avant de congédier celui qui me l’avait apporté, puis de répondre à mon bon Roi.

“Comme il te plaira Harald, mais laisse-moi finir mon repas avant de repartir dans les rues de Thanor!”

Je n’avais pas envie d’évoquer mes doutes à haute voix, en présence de l’invité. Je ne voulais pas que notre peuple paraisse faible, couard. Si Harald avait accepté, c’est qu’il se sentait en confiance, et son jugement était bon. Mais ça ne voulait pas dire que je faisais confiance à l’Elgi, ni à toutes les autres Elgis souhaitant parlementer.

Entre deux bouchées, je fis signe à mes compagnons, qui terminaient leur repas.

“Mes amis, retournez à Thanor propager la nouvelle! Les Elgis Sylvestres qui forgent le fer souhaitent rencontrer nos frères forgerons dans le Lörn. N’oubliez pas de passer par la Grande Forge de Thanor, du clan Hargrund! Baruk!”

Ils me répondirent par l’affirmative, me saluèrent également et s’en allèrent sans précipitation, me laissant seul avec le Grand Roi et son invité.

 « Pour une barbe » étaient donc les mots magiques pour obtenir des tenanciers de l’enclave qu’ils vous fournissent une version non-altérée des produits de la culture locale. Au moins tu le saurais pour la prochaine fois… et en tant qu’elfe, l’information te serait probablement inutile. Comme le disait si bien Harald « L’habitude viendra ». Avec le temps les Ondurs de l’enclave, puis ceux d’en dehors, finiraient par s’habituer à ta présence. Et – c’était là l’avantage d’un physique aussi reconnaissable que le tien – peut-être cela irait plus vite pour toi qu’avec un autre, vu qu’il était quasi impossible de trouver un autre elfe avec lequel on pourrait te confondre. Pour l’instant cependant, tu te contenterais de humer l’odeur du repas du Maître-Eleveur, et d’ainsi en imaginer la saveur.

Du reste, et pour ce qu’il s’agissait du message que tu étais venu porter, il ne te restait plus grand-chose à dire. Entre cette rencontre anticipée avec Harald et la présence de Gorin, le message avait été passé bien plus vite que tu ne l’avais prévu. Il ne te restait donc finalement plus grand-chose comme raison de rester en ces terres, sinon le simple désir d’y passer un peu plus de temps.

- Harald, Gorin, ton regard va vers l’un puis vers l’autre merci à vous, sincèrement.

Tu poses tes mains sur la table, et avec un soupir d’aise, tu te relèves et tires tes épaules vers l’arrière.

- Maintenant... tu offres un sourire contrit à tes deux hôtes ...je n’ai rien d’autres d’urgent à vous dire, tu poses une main dans le bas de ton dos et t'étires et honnêtement je n’aurais pas pu tenir assis comme ça une seconde de plus. tu ris Donc à moins que vous n’y fassiez objection, je pense qu’il est temps pour moi de me retirer.

Te retirer pour quoi faire ? Et pour aller où ? Tu n’en as aucune idée. Mais tu trouverais. Le temps que Sû se repose et demain vous seriez repartis.