Bienveillance ou manipulation ? | Loreta & Aslan

Fin de la première ennéade
Eté, Karfias 20:XI


Domicile d'Aslan

Un cri de douleur brise le silence de la pièce.
Allongé dans son lit, Aslan prend sa tête dans ses mains. Encore cette aiguille qui s’immisce dans son crâne, accompagnée d'images, de sons et d'odeurs qu'il n'avait encore jamais vu… Depuis l’évasion de Viliam, ça n’a pas cessé. On pourrait croire que ce qu’il s’est passé est un avantage pour lui afin de le retrouver, et c’est ainsi qu’il aurait pu présenter les choses à ses supérieurs… Mais il n’en a rien fait. En fait, il ne leur a rien dit, justifiant son état par une intolérance au somnifère qui lui a été administré, doublée de la conséquence de l’interruption violente de son contact psychique avec le prisonnier. Et, n’étant pas spiritualistes, ils l’ont avalé…
Aslan a travaillé malgré tout la première ennéade mais, devant ses maux de crânes parfois violents au point de l’empêcher de faire quoi que ce soit, son Capitaine a dû faire un choix… Entre le confiner à la caserne et le mettre au repos. Après discussion avec le Lieutenant, il a été décidé de le renvoyer chez lui et de l’enjoindre à se soigner. Intérieurement, Aslan en a rit… Car il n’y a qu’un seul moyen de le soigner : capturer à nouveau Viliam. La dernière fois, ça a pris vingt ans…

Dans un grognement, le guetteur se redresse. Dehors, il fait grand soleil et les rayons du jour passent largement à travers ses volets. Il ne dort jamais autant d’habitude mais ses journées sont épuisantes et, ses nuits, parfois entrecoupées d’épisodes douloureux. Alors, forcément, il a besoin de sommeil. Bien qu’il ne se sente pas pleinement revigoré au réveil.
D’un pas lourd et traînant des pieds, il s’extirpe de son lit et s’avance jusqu’à une commode où repose une cruche. Il se sert un verre d’eau qu’il boit d’une traite puis il s’humidifie le visage et la nuque pour essayer de se revigorer et d’apaiser le mal de tête lié à la fatigue. C’est un peu vain mais cela a le mérite d’être rafraîchissant, pendant quelques secondes…

Mais alors que son visage est encore trempé, des coups secouent sa porte d’entrée. Aslan tourne son regard vers la pièce voisine. Il habite un appartement composé de trois pièces, autant dire qu’il sait rapidement ce qu’il se passe chez lui. Cependant, il n’attend pas de visite…
Les coups se répètent. Il s’essuie le visage dans une serviette puis enfile une chemise propre. Il se présente à la porte à la quatrième semonce et ouvre pendant que le visiteur frappe encore. Le dernier coup tombe donc dans le vide et fait un peu vaciller son auteur. Aslan découvre alors le visage de ceux qui sont venus le trouver et il ne cache pas sa surprise, haussant les sourcils tout en venant appuyer un bras sur le chambranle de la porte.

-Eh bien… Ne nous fais pas entrer, surtout !

Lentement, le guetteur tourne son regard vers le blondinet.

-Bonjour à toi aussi, mon frère.
-La vie de soldat ne te réussit pas, regarde-toi !
-Si ce sont les seules politesses que tu as pour moi, je vais te dispenser de rester plus longtemps. Bonne journée, Aksel.

Mais alors qu’il commence à fermer la porte…

-Aslan ?

Il s’arrête dans son mouvement. Il a à peine eu le temps d’accorder un regard à sa sœur avant que leur frère ne se montre presque agressif avec lui et, étant donné leur passif, il ne le tolère que bien peu. Cependant, même s’il n’en est pas aussi proche que d’Adil, l’autorité d’Aylin est si naturelle qu’il ne peut l’ignorer. Alors, quand elle s’approche de lui, il se tourne vers elle et la fixe. Elle n’a rien à dire et lui laisse le temps de réfléchir à savoir s’il va ouvrir sa porte ou non…

-J’imagine que vous ne passiez pas dans les environs.

Le soldat s'assoit dans le canapé en face de celui où se sont installés Aksel et Aylin après leur avoir servi une boisson. Le blondinet grimace un peu, comme s'il lui avait demandé de se poser sur une tas d'ordure mais qu'il essayait vainement de se retenir de montrer son dégoût...

-On se demande pourquoi…
-Alors qu’est-ce qui vous amène ? Continue Aslan en ignorant volontairement les remarques de son cadet.
-Nous avons appris ta convalescence. Nous sommes venus voir comment tu allais et si tu avais besoin de soins.
-Je vais bien.
-Oui, ta bonne santé se lit sur ton visage !... Ce qui explique ta tenue à cette heure de la journée, d’ailleurs.

Aslan se contente de fixer son frère sans un mot. C’est cela qui est étrange chez lui… Il a l’air de se moquer royalement de tout, aimant même se jouer des autres. Il sait parfaitement se comporter comme un salaud et cela l’amuse. Et, pourtant, il est capable d’avoir ce genre de paroles acerbes qui cachent un sentiment bien réel : il était inquiet. Et le guetteur n’a pas besoin de magie pour le savoir…

-Laisse-moi reformuler… Reprend-il, calmement. Je n’ai besoin de rien.
-Tu n’es jamais resté aussi longtemps sans travailler. Tu t’isoles. Tout le monde se fait du souci pour toi. Déclare Aylin avec sincérité.
-Il n’y a rien que vous puissiez faire. Renchérit Aslan.

On ne peut soulager son mal… Et tout le Guet est déjà à la recherche des évadés. Alors que pourraient-ils faire de plus que ce qui est déjà en cours ?

-Comment vis-tu ce qu’il s’est passé ?

Le soldat voit aussitôt où sa sœur veut en venir. Elle craint qu’il souffre, qu’il voit les évènements d’il y a deux ennéades comme un échec, comme lorsqu’il a été rétrogradé. Mais elle se trompe.

-J’étais chargé de l’interrogatoire et de rien d’autre. Je ne suis pas responsable de ce fiasco. Répond-il d’un air détaché.

Aylin redresse légèrement la tête, évaluant la sincérité de sa réponse. Mais elle n’a pas de raisons de douter de lui… Alors, elle lui accorde ce point.

-Il n’empêche que tu sembles mal en point. Si nous ne pouvons rien faire, laisse-nous au moins être présents à tes côtés.
-Qu’est-ce que tu suggères exactement ? Demande le spiritualiste, curieux. Que je rentre ? A son silence, il comprend que c’est ce dont il s’agit. Je ne peux pas faire ça… Pas après toutes ces années.
-Quand vas-tu ravaler ta fierté ?!
-J’en ai au moins !

Aksel allait enchaîner mais un geste de sa sœur l’interrompt immédiatement et il lui obéit docilement, parce qu’elle a cette aura qu’il l’y pousse et parce qu’il sait qu’elle essaie surtout de préserver la faible santé actuelle de leur aîné.

-Si tu ne vas pas si mal qu'on nous l'a laissé penser, alors viens ce soir.
-Et qu’y a-t-il ce soir ?
-Une petite soirée intimiste avec quelques proches.
-”Intimiste” ? Fait Aslan, absolument pas convaincu par ce mot…
-Viens. Et montre que tu sais prendre soin de toi aussi bien que tu le prétends.

Le guetteur observe alternativement son frère et sa sœur. Décidément, elle sait toujours aussi bien manipuler les gens… Dans son cas, c’est de la petite manipulation, presque un jeu pour elle comparé à ce qu’elle est capable de faire. Cependant, Aslan est coincé… Soit il refuse mais il admet sans le dire qu’il n’est pas en état pour tenir une soirée entière. Soit il y va mais en prenant le risque d’avoir un épisode de douleur devant tout le monde et qu’il ne puisse plus cacher son problème à sa famille, ou à qui que ce soit d’autre… Dans un cas comme dans l’autre, il est grillé mais il ne tient pas à ce que ses parents s’en mêlent et lui remettent le grappin dessus… Il semble qu’il n’est pas le choix. Il doit tenter la seule option qui, avec un peu de chance, lui permettra de s’en sortir.

La soirée est déjà entamée lorsque Aslan passe la porte séparant les appartements de la famille et la salle de réception. Les serviteurs et esclaves n'avaient pas eu l'occasion de s'occuper de lui depuis des années et s'en sont donnés à cœur joie... Sa barbe de plusieurs jours a disparu, ses cheveux ont été recoupés et il est propre comme un sou neuf. Il a fallu faire intervenir la couturière pour sa tenue car son entraînement militaire l'a rendu un peu plus large d'épaule que son père et son frère.
Le voilà donc qui entre en digne héritier des Al Cabir, piégé dans ce rôle pour la soirée, uniquement pour prouver qu'il peut s'en sortir seul après ce qu'il vient de lui arriver. C'est ridicule... Mais Aylin a parfaitement su l'y contraindre avec son doigté habituel. Parcourant la salle du regard, il croise d'ailleurs celui de sa sœur. Elle lève son verre dans sa direction, un peu pour dire "sans rancune ?".

-Tu es superbe. Aslan tourne la tête vers sa mère qui vient à sa rencontre. On peut dire que je t'ai réussi à la perfection. Le rejoignant, elle se hisse pour venir déposer un baiser maternel sur sa joue.
-Tu exagères à peine. Rétorque-t-il avec ironie.
-Je suis certaine de ne pas être la seule à le pensez ici. Ta dernière apparition publique remonte à une éternité. Je vais te faire faire un tour de nos invités.

Elle lui prend le bras sans même espérer qu'il le lui propose. Dans un soupir, le guetteur se laisse entraîner et le voilà parti pour deux heures de présentation et de discussions superficielles. Parmi les hôtes du jour, nombre de marchands, d'artisans, de notables de Thaar, d'Ithri'Vaan et même de l'étranger. Beaucoup lui demandent de ses nouvelles et s'intéressent à ses activités, même si c'est plus pour la politesse que parce que cela leur importe vraiment. Aslan leur répond donc sans s'étendre sur le sujet, ce qui semble très bien convenir à ses interlocuteurs. Souvent, on lui demande si sa présence à la soirée annonce son retour dans la famille et sa mère coupe court en parlant alors affaire, lui évitant d'avoir à entendre le refus de son fils...

-Loreta, tu es magnifique ! Aslan, tu te souviens de Loreta Ley'alnen ?
-Hum... J'avoue que je ne t'aurais pas reconnue. Tu devais avoir... treize ans la dernière fois. Estime-t-il en se trompant d'un an mais il commence à fatiguer après toutes ces mondanités assommantes.
-Tu allais te rechercher un verre ? Aslan, tu veux bien être un bon hôte et l'accompagner un moment ? Il y a des personnes que je dois voir.

A ses mots, sa mère pose une main sur son bras, lui sourit, sourit à Loreta et s'éloigne. Le soldat la regarde un bref instant avant de se tourner vers la jeune femme. Il lui adresse alors un sourire poli avant de l'inviter d'un geste à prendre les devants pour se diriger vers l'une des tables que les serviteurs ne cessent de réapprovisionner. Puis il lui emboîte le pas, essayant de soupirer en silence.

Tenue (en imaginant qu'il la remplit un peu plus que le mannequin...):

-Je n’ai pas envie d’y aller.

Dans sa chambre, Loreta s’apprêtait, assise à sa coiffeuse équipée avec luxe d’un miroir. Elle enfilait un élégant collier de perles blanches et noires qui avaient dû couter une fortune, tout comme sa robe à la dernière mode de l’itrhi’vaan. Pourtant, son joli visage n’affichait qu’une moue désabusée alors qu’elle fixait à travers la glace d’argent l’homme dans son dos qui trépignait.

-Parce que tu es idiote ma sœur.

Fabio croisait les bras contre son torse et avait l’air d’attendre avec impatience que sa sœur en ait enfin terminé avec ses histoires de colifichets. Son pied battait le sol à un rythme régulier.

-Fabio… Un autre de leur frère, le portrait craché du premier mais de quelques années plus jeune était assis sur un canapé confortable. Les coudes sur les genoux, il écoutait l’échange en soupirant. Elle n’a pas tort. Jouer les marionnettes alors que la famille a besoin de se souder plus que jamais ne rime à rien.

-Au contraire. Le premier s’approcha de son cadet et d’une petite tape sur sa main le forca à se redresser. Vous croyez que personne ne fait le lien entre nous et Rénalt ? On murmure dans notre dos depuis que la caserne a été attaquée. D'abord il réapparait et maintenant tout le monde sait qu’il était là-bas. Et tout le monde n’attend qu’une chose : notre réaction. Nous devons plus que jamais assurer notre place ici même. L’héritier Al Cabir est un sergent du guet. Nous avons besoin de le mettre dans la poche et nous devons louer tout les dieux de cette terre qu’ils aient décidé de mener cette réception. Il pointa Loreta du doigt. Et toi, je te trouve un peu trop désintéressé des intérêts familiaux depuis l’autre jour. Ne croit pas que je ne sais pas que tu me cache quelque chose Loreta. Tu as intérêt à jouer ton rôle qu’il te plaise ou non.

Cette conversation était encore dans une partie de son esprit, alors que la jeune femme se tenait au beau milieu de cette réception dont elle ne voulait pas. Elle sentait le regard de son frère non loin, mais, bien élevée elle faisait comme si. L'espace d'un instant, elle observa les long rideaux de soie qui oscillaient dans la brise du soir. Si seulement elle était un oiseau capable de s'échapper par là...On l’appela soudain et elle sortit de sa rêverie.

-Dame Al Cabir.

La jeune femme interpellée répondit à la matriarche avec le sourire de circonstance qu’il se devait. Elle bâtit un peu des cils et observa l’homme qu’on lui présentait.

-Toi tu n’a pas changé Aslan. Répondit-elle de sa voix claire.

Puis on les laissa seuls, et la jeune femme se laissa docilement mener à la table désignée par le soldat. Mentalement elle soupira.

Entre sa fatigue, les maux de tête que cela lui provoque et les aiguilles qui lui transpercent parfois le crâne, Aslan fait un effort pour ne pas manipuler les arcanes et ressentir les émotions des autres. Dans ce gendre de soirée, il trouve cela plutôt handicapant... Il aimerait savoir ce qu'il se cache derrière ces sourires de façade et la bienveillance dont tous semblent vouloir faire preuve à son égard alors que l'information selon laquelle il était chargé de l'interrogatoire du chef de l'Aile Blanche a visiblement fait le tour de la ville, et donc des notables présents ce soir. Mais il évite ces discussions et sa mère l'y a aidé, ne tenant pas à ce que son fils soit associé à cet échec. Même s'il n'y est pour rien puisque la sécurité n'était pas de son ressort.

Arrivé devant la table où il ne semble rien manquer, que ce soit en terme de boisson ou de nourriture, le guetteur prend deux verres déjà servis et en propose un à Loreta. Il ne peut s'empêcher de se demander ce qu'elle a derrière la tête, elle aussi. Sa flatterie est la preuve de son insincérité... Parce qu'il a changé. Il a six ans de plus, il est plus musclé et deux cicatrices lui barrent le visage. Même si elle n'était qu'une adolescente, sa mémoire ne peut pas lui faire défaut à ce point.  Alors lui dire qu'il est le même... Il n'y croit pas vraiment.

-Que deviens-tu ? Tu as rejoins l'empire familial de ce que j'en sais... Tu gères une activité en particulier ?

Ce n'est pas vraiment une discussion qui le passionne mais de quoi pourrait-il lui parler d'autre ?... Dans ses souvenirs, c'était une gentille fille mais sans doute a-t-elle suivi le chemin de son frère... Aslan croise d'ailleurs le regard de Fabio, son ancien ami d'enfance avec qui il ne s'entend plus tellement depuis de nombreuses années. Depuis qu'il s'est détourné du commerce et qu'il a choisi de mener une autre vie. Le nouvel héritier des Ley'alnen est d'ailleurs en train de discuter avec Aksel, les deux hommes entretenant désormais une relation compliquée mêlant amitié et concurrence... Il faut dire qu'ils ont nombre de points communs alors qu'ils ont tous deux grandis dans l'ombre de leur aîné et qu'ils souhaitent se démarquer dans le commerce familial.

-Fabio m'en veut toujours à ce que je vois. Remarque-t-il sans que cela ne semble l'affecter.

-Tu veux dire…après mes quatre frères ? Répondit-elle avec une pointe de malice presque…amère ? Cependant cette amertume ne dure qu’une seconde à peine. Père a promis de m’offrit la possibilité de briller à mon tour pour l’entreprise familiale. Un petit marché annexe, bien entendu rattaché à nos affaires communes. De quoi se faire la main naturellement. finit-elle par expliquer. Depuis la mort du Prince de Baaz’hima, les pions de notre monde ne cessent de se réorganiser. Ses doigts fins tambourinent sur le bois précieux de la table. Il est donc temps de tirer son épingle du jeu.

A nouveau elle étira un sourire étudié.

-Et toi Aslan ? Comment va ta vie ?

Bien entendu elle ne le questionnerait pas à propos de l’attaque. Elle avait tout intérêt à ce qu’ils oublient.  

-J’espère que tu ne t’imagine pas que nos familles sont en froid, malgré ton éloignement. Fabio est … Elle sourit en faisant machinalement tourner un peu de vin dans son verre de cristal. Les lourdes responsabilités le rendent nerveux, tu devrait comprendre... Mais je suis certaines qu’il ne t’en veut nullement.

La vie de Loreta est des plus ennuyeuse aux yeux d'Aslan. Le commerce, les marchés, les "pions"... Ce sont des termes qu'il n'a que trop entendu et qui ne lui manquent certainement pas. Cependant, elle ne semble pas s'en plaindre puisqu'elle évoque cela comme des opportunités.

-Je ne peux que te croire sur paroles... Lui rétorque-t-il avant de porter son verre à ses lèvres.

La jeune femme lui retourne ensuite sa question et il la fixe un petit moment avant de lui répondre. Il doute fortement que son quotidien la passionne mais il doit se retenir de lui faire la remarque. Même s'il n'a pas la moindre intention de rejoindre les activités de sa famille, il ne veut pas non plus la mettre dans l'embarras, surtout avec des alliés de longue date.

-Mes occupations sont très différentes des tiennent. L'entraînement, les enquêtes, les rondes... Un quotidien totalement opposé à celui d'Aylin ou Aksel mais qui me convient parfaitement.

Aucun regret pour sa part alors qu'il a coupé les ponts financièrement avec ses parents et qu'il survient seul à ses besoins. Cependant, ses actions étaient parfaitement calculées et il en connaissait les conséquences. Il vit certes loin des Soieries dont nombre des invités du jour ne sont jamais sortis mais c'est une vie bien plus simple et plus honnête.
Aslan a un petit rire dénué d'amusement alors que Loreta lui assure que Fabio n'a pas de rancœur à son encontre.

-Pardonne-moi mais j'ai du mal à y croire. J'ai suivi un chemin similaire à celui de votre frère et il le déteste pour ça. J'ai peine à imaginer qu'il ne m'en veut pas, ne serait-ce qu'un peu, alors que j'ai moi aussi pris la décision de tourner le dos à ma famille et à tout ça. Fait-il en désignant la salle d'un geste circulaire, verre en main. Et cela a visiblement fait la joie d'Aksel. Dit-il en regardant de nouveau dans la direction de leurs frères respectifs.

Se faisant, il réalise que les deux hommes les observent aussi et il fronce légèrement les sourcils. Depuis tout à l'heure, il a comme l'impression qu'on parle de lui dans son dos. Et, vu les protagonistes en présence, est-ce qu'on ne parlerait pas de lui et... Loreta ? Aslan revient alors sur la jeune femme, faisant mine de rien. Peut-être qu'il se fait des idées ou peut-être que non. Mais peut-être qu'elle est au courant et qu'elle joue le même jeu qu'eux. Aylin l'a fait venir mais peut-être que ce n'est pas pour ce qu'il croit ?... Une jeune femme pour amadouer un célibataire de longue date, ce ne serait pas le pire des plans. Enfin, si le plan ce n'était pas lui.
Alors qu'il évite de jouer avec les arcanes depuis plusieurs jours, il s'ouvre finalement à la Trame. Il a l'impression d'être le dindon de la farce et il en a déjà assez de ces petits jeux. Il a besoin de savoir si Loreta manœuvre quelque chose ou non. Et puis, il serait étrange qu'il n'use pas de ses dons de toute la soirée, lui qui a perdu son unique amour à cause d'eux.

Loreta avait un peu sursauté devant les paroles complètement détachées du guetteur et pourtant si osées... Elle camoufla sa panique soudaine derrière son verre de vin qu'elle sirota.

-De quoi parles-tu ? Fit-elle dans le plus grand des calmes apparents. Ni Juan ni Federico n’ont tourné le dos à nos intérêts. Jamais. Elle prit un ton de léger reproche, froissant un peu son joli visage. C’est méchant d’imaginer ça.

Officiellement, Rénalt n’existait plus. Son nom ne devait pas être prononcé en public. Jamais. Encore moins ainsi présenté. Dans son esprit, il y avait l’inquiétude face à ses secrets trop vite dévoilés. La peur de la colère de son frère. Le regret aussi…Une forme de curiosité très profondément refoulée. Loreta n’avait pas le droit de s’interroger sur ce frère inconnu.

Quand à Aslan lui-même, elle ne ressentait pas grand-chose. L’ennui, l’envie d’être ailleurs… Ce n’était pas sa faute et elle s’en voulait. Il n’était pas méchant après tout. Elle ne semblait pas au courant de ce que le soldat supposait quoi qu’il en soit.

-Le confort des salons ne te manque jamais ? Change-t-elle alors de sujet. Les geôles froides et les criminels qui ne méritent que la corde… Un nouveau petit rire. Aksel devait te mener la vie bien dure pour t’y sentir à ta place…

-Tu sais très bien de qui je veux parler.

Aslan n'est ni un politicien, ni un marchand. S'il a renoncé à cette vie, c'est pour avoir le droit d'être honnête et ces petits jeux ne l'amusent pas. Au contraire, le fait que l'héritier de la famille soit tout simplement jeté aux oubliettes parce qu'il pense différemment des siens est tout bonnement scandaleux à ses yeux. Il n'aurait pas supporté qu'il lui arrive la même chose. Heureusement, ses parents ont tellement désiré leurs enfants qu'ils ne renonceraient pas à eux aussi facilement. Et lui-même ignore qu'ils ont joué un rôle dans le déroulement de toute sa carrière militaire, dans le but d'abord de le protéger puis de le pousser à rentrer.
Ce qu'il se passe en Loreta est bien plus intéressant que cette conversation insipide et éveille largement l'intérêt du guetteur. Il y a un flot d'émotions en elle qu'il est rare de trouver chez quelqu'un. Elle pense et ressent beaucoup plus de choses qu'elle ne le montre, bridée par l'attitude à laquelle elle doit se conformer pour plaire aux siens. Mais elle a visiblement trop peur pour s'exprimer malgré les interdits. La raison lui échappe mais il n'en a pas besoin pour l'instant. En tout cas, elle feint volontairement d'ignorer l'existence de Renalt alors que le sujet l'intéresse, quelque part, bien enfoui en elle...

-Tu veux dire : les faux-semblants et les mensonges ? Je ne vois pas pourquoi ça me manquerait. Lui dit-il assez fort pour qu'elle l'entende mais pas suffisamment pour que des oreilles indiscrètes aient capté ses paroles.

Elle peut se sentir visée. Il sait qu'elle joue à quelque chose avec lui mais il ne sait pas à quoi. Elle n'est pas dans la séduction et ne cherche à lui plaire en aucune façon. La conversation est plutôt sans saveur car malhonnête et dépourvue de tout point de vue personnel. Elle n'a aucune envie de rester avec lui et éprouve même une certaine forme de culpabilité à le faire mais elle ne cherche pas de prétexte pour s'en aller et relance même la conversation... Il ignore encore ce qu'elle cherche à faire mais il n'a pas l'intention de se laisser manipuler.

-Mais je peux comprendre que ce soit ce qui peut plaire à d'autres. Maintenant, si tu veux bien m'excuser...

A ces mots, Aslan recule s'éloigne d'un pas dont le rythme est calculé pour n'être ni rapide ni lent afin que l'on ne dise pas d'eux qu'ils se sont séparés fâchés. Il ne veut pas jouer à leur jeu mais il n'a pas de raison de mettre Loreta dans l'embarras pour autant. Il se dirige alors vers le balcon en forme de demi-cercle qui fait la largeur de la salle de réception. Il passe entre les colonnades et retrouve alors l'air frais de l'extérieur. Il s'avance jusqu'à la balustrade où il pose son verre et prend une grande bouffée d'air frais pour se remettre de toute cette soirée et apaiser l'étau qui serre son crâne. On pourrait croire qu'il cherche juste à s'isoler, ce qui n'est pas totalement faux, mais il offre aussi l'opportunité à la jeune femme de le suivre loin des autres convives, le balcon étant relativement déserté lors de ce genre d'évènement. L'objectif est d'entendre et de voir alors tous restent là où se passe l'action : à l'intérieur. Si elle ne vient pas, alors il s'en accommodera. Peut-être qu'elle ne voulait finalement que jouer de politesse avec l'héritier de la famille qui reçoit... Même s'il en doute.

-Vous êtes un hôte bien étrange, Saÿ'n Al Cabir.

Laissant échapper un souffle délicat, elle le rejoignit d’un pas gracile avant de se pencher au balcon. L’espace de quelques seconde, la brise fraiche de la soirée vint faire voler ses longs cheveux blonds dans le vent, alors qu’elle observa le soldat.

-Faire ainsi fit de ce que tu désignes comme faux semblant et mensonges pourrait t’attirer bien des ennemis. Un nouveau sourire, une caresse innocente sur le dos de la main. Prend garde, les criminels que tu côtoie ne sont peut-être pas les créatures les plus dangereuse de notre glorieuse cité.

Avec la même tranquillité, elle se retourna, s’appuyant du dos contre la rambarde. Son regard croisa celui de son frère et elle leva son verre avant d'en boire une gorgée. De son coté, il sembla surpris avant d’en faire de même, puis de reprendre sa conversation.

-Mais qu’en sait-je après tout ? Elle rit doucement.  Je ne suis que la cadette de ma famille. Ballotée aux grès des alliances…

Loreta l'a rejoint, comme il s'y attendait, mais il ne pensait pas qu'elle agirait ainsi. D'un côté, elle le met en garde. De l'autre, elle entame un tout autre jeu. Cette caresse le surprend tout autant que le geste qu'elle adresse ensuite à quelqu'un dans la salle. Aslan suit le regard de la jeune femme et comprend qu'elle échange avec son frère. Il revient alors sur elle et, après une seconde, semble comprendre le message. Regardant à nouveau devant lui, il soupire tout en étirant un sourire. Lui qui avait décidé de quitter tout cela pour suivre son rêve, il en avait oublié ce genre de manœuvre intéressée... et ne pensait certainement pas en refaire l'objet aujourd'hui.

-Que me veulent les Ley'alnen ? Dit-il à mi-voix, fixant toujours ce qui se trouve devant lui.

Il tourne finalement son regard vers elle. Il y a quelque chose dans ses yeux... Comme une forme de remerciements. Finalement, elle n'a fait que le prévenir sans utiliser le moindre mot. Ses paroles comme ses actes prennent soudain bon nombre de sens cachés... Elle ne peut pas parler ici. On les regarde. On les écoute. Et le fait qu'elle reste à ses côtés lui est imposé. C'était pour ça, la culpabilité... Elle ne veut pas lui faire ça. Mais il y a une façon de faire en sorte qu'elle se montre franche envers lui.

-Si tu veux continuer à m'aider, prends ma main... et entraîne-moi sur la piste de danse.

Le geste ne peut pas venir de lui. Il n'a jamais témoigné le moindre intérêt pour les femmes depuis que sa fiancée l'a quitté alors cela ne serait pas cohérent... Pourtant, s'ils veulent avoir la possibilité de s'isoler sans éveiller les soupçons, alors ils doivent faire croire qu'ils ont de l'intérêt l'un pour l'autre. Que ce soit physique ou sentimental, peu importe. L'essentiel, c'est que ce soit plausible. Alors ils doivent passer du temps ensemble ce soir... avant de pouvoir s'éclipser.
Si elle pose effectivement la main sur lui, alors il y superposera la seconde pour la retenir juste un instant.

-Tu n'y es pas obligée...

Il peut essayer de trouver par lui-même. Ce serait beaucoup plus long et laborieux... mais ce serait faisable avec les moyens qui sont les siens. Mais puisqu'elle a montré des signes de désapprobation, peut-être veut-elle participer d'une manière ou d'une autre. Que cela se limite à ce soir n'est pas un problème, du moment qu'il sait quel chemin suivre.

-J’ose espérer que les années ne t’on pas fait oublier cela non plus. Elle sourit. J’ai cru entendre que tu étais plutôt bon danseur dans un autre temps.

Ignorant sa dernière proposition, qu’elle ne comprit pas totalement, elle vint avec délicatesse prendre sa main, effectuant la révérence d’usage avant de reculer en entrainant son partenaire du moment. Elle semblait bonne danseuse, elle aussi, probablement avait-elle été entrainée à cela toute sa vie…

Autour d’eux s’élevait une musique légère, de tambourins et d'un instrument de cordes, le tout à la dernière mode des petits salons bourgeois, et quelques autres couples dansaient tranquillement, probablement s’adonnant au même genre de jeu de chat de la souris que les deux vaanis.

-J’ignore toujours ce que toi tu me voudrais. Glissa-t-elle le temps d’une pirouette, frappant une ou deux fois dans ses mains. Après tout…Elle se rapprocha pour reprendre leur valse, alors elle en profita pour murmurer à son oreille. Il me semble que tu as été le premier à t’intéresser à ce dont on ne parle pas.

C'est vrai... Il avait presque oublié pour quelle raison il était devenu un bon danseur, prenant même quelques cours particuliers pour être à la hauteur de sa partenaire et la combler à chaque valse qu'ils partageaient ensemble. Sa dernière danse, c'était avec elle... Et voilà qu'il se laissait entraîner vers la piste par une femme du même âge qu'elle à l'époque et dont les longs cheveux blonds flottaient aussi légèrement dans l'air que ceux de Loreta. Un instant, il se serait cru dans le passé. Mais, lorsque la jeune Ley'alnen lui fait de nouveau face, il ne peut plus s'y tromper.

Aslan s'incline lui aussi puis se met en position. La mémoire lui revient assez vite et son corps bouge presque sans qu'il y réfléchisse. Il se déplace avec aisance sur la piste, guidant sa partenaire du jour dans des mouvements assurés. Profitant de la distance des autres participants et du couvert de la musique, la marchande reprend le cours de leur discussion, confirmant tellement de choses en si peu de mots... que ce soit sur ses intentions, ou celle de sa famille par l'intermédiaire de son frère aîné. Le sujet dont il s'est intéressé le premier mais dont on ne peut parler... La phrase est énigmatique mais il fait rapidement de lien.

-C'était donc ça... Lui glisse-t-il avant de la faire tourner puis de la reprendre dans ses bras. Ne me dit pas que Fabio en a toujours après lui ?

De nouveau, le guetteur doit éloigner sa partenaire de lui. Cela lui offre une occasion de réfléchir à ce qui est en train de se jouer. Pourquoi demander à Loreta de se rapprocher de lui au sujet de l'héritier de la famille ? Est-ce à cause de la rumeur qui court comment quoi Renalt aurait rejoint l'Aile Blanche ? Ce serait plausible... D'autant qu'il n'est un secret pour personne qu'Aslan a géré l'interrogatoire du chef de cette organisation.
Il attire de nouveau la jeune femme à lui pour la serrer contre lui.

-Il veut savoir si j'ai découvert quelque chose. Ce que je ne comprends pas c'est : pourquoi ?

Qu'est-ce qu'il peut bien lui vouloir ? Puisqu'il est loin, cela lui laisse le champ libre pour reprendre le commerce familial. Alors quel intérêt pour lui de le retrouver ?

Tandis qu'ils font tous deux des prouesses de grâce et d'élégance, Aslan se rend compte qu'ils sont observés. Parmi ces regards, il y a sa famille qui semble particulièrement satisfaite par cette vision. Ne devraient-ils pas être mécontents de voir qu'il va très bien ?

-Comme je te l’ait dit…Souffla-t-elle. Tu t’aventure sur un terrain dangereux.

Elle continuait sa danse mine de rien, veillant à ne parler que lorsqu’elle était certaine que personne ne pouvait l’entendre.

-Celui dont tu parles est mort à nos yeux. Ajouta-t-elle encore plus bas. Aucune famille n’apprécie les spectres du passé.

Finalement elle s’écarta un peu, mettant fin à la danse par une petite révérence.

-Connais-tu l’auberge du Lys doré ? Un établissement de goût à n'en point douter. Elle gloussa soudain. On raconte que bien des accords secrets se tiennent là bas la nuit tombée. Tu devrais t’y rendre d’ici un jour ou deux. Qui sait ce qu’un guetteur pourrait y trouver.

Elle lui fit un dernier sourire avant de s’éclipser sans attendre.

Il devient de plus en plus évident pour Aslan que Loreta possède une face cachée, très différente de celle qu'elle affiche en publique. Peut-être même totalement opposée. Elle est visiblement intéressée par le sujet mais ne peut le montrer ici, agissant comme une jeune femme superficielle. Et c'est sans doute ce que l'on attend d'elle. Cependant, alors qu'elle lui donne rendez-vous à demi-mot, il décide de jouer le jeu et s'incline à son tour.

-Je n'y manquerai pas.

Ainsi s'achève leur petit aparte. Le Guetteur observe l'unique fille des Ley'alnen s'éloigner, se repassant déjà leur échange dans sa tête, avant de s'en détourner. Son regard tombe alors sur sa mère et sa sœur qui discute, le sourire aux lèvres, tout en le fixant. Il se dépasse décidément quelque chose autour de lui... Est-ce qu'ils espèrent encore qu'il va renoncer à son poste au Guet ? Juste après cette soirée ? Ce n'est tout de même pas à cause de cette danse ?

Aslan choisit de simplement les ignorer et regagne le reste de la salle, se fondant dans la masse des invités. Au passage, il reprend un verre, même s'il n'y touche pas. N'ayant pas envie de parler, il se met plutôt dans un coin pour observer la foule. C'est un exercice qu'il pratique depuis longtemps : rester là et simplement analyser les attitudes de chacun. Il a repéré plus d'un comportement suspect de cette manière pendant ses années de service, et même avant de quitter la maison. Ainsi, il voit les petits groupes de discussion, repère les personnes seules, étudie les allées et venues... Mais alors qu'il fait cela, son regard s'arrête sur un visage. C'est un marchand bien connu. Lui-même l'a déjà côtoyé. Mais d'où vient cette émotion qui lui monte à la gorge ? C'est à peine s'il le connaît, le voir devrait lui faire ni chaud ni froid.

Soudain, le soldat commence à ressentir une vive douleur qui pointe à la base de son crâne et au niveau des tempes. Une douleur qu'il reconnaît pour en être assailli depuis deux ennéades maintenant. Jurant intérieurement, il prend aussitôt la décision de s'éclipser car il sent d'avance qu'il ne pourra pas refouler ce souvenir qui remonte à la surface et qui ne lui appartient pas. Un souvenir qui doit être d'une violence rare pour qu'il soit incapable de faire quoi que ce soit...
Le temps de quitter la pièce, Aslan parvient difficilement à retarder l'inévitable. Il ne voit même pas à côté de qui il passe, fixant son objectif : cette petite porte destinée uniquement aux membres de la maisonnée. Il serre les dents alors que son esprit lutte contre cet assaut massif. Il évite par miracle une collision avec un serveur alors que sa vision se trouble et que des images menacent de prendre le pas sur ce que ses yeux voient réellement.

Enfin, il franchit la porte, la ferme... et n'a alors plus d'autre choix que de laisser la déferlante se déchaîner. Son cerveau se vrille. Sous le coup de la douleur, il essaie de se retenir à un meuble mais tombe à genoux, faisant tomber quelques breloques au passage. Le souvenir est là. Il ressent la terreur et la culpabilité. Il entend une voix qui gronde et l'autre qui pleure. Il y a ce son aussi... Celui de coups. Tantôt de bâton. Tantôt de ceinture. Les cris... L'odeur du sang. Il a presque l'impression de sentir la morsure du cuir dans son dos...
Cela dure une minute. Le souvenir est aussi intense que douloureux avant de s'interrompre brutalement, ne laissant plus à Aslan que l'empreinte d'un visage sur ses rétines... Celui du marchand qu'il vient de voir... Avec la ferme conviction que c'est son maître.

Cet épisode laisse le soldat épuisé. Sans chercher à se relever, il achève de s'asseoir à même le sol et pose même sa tête contre le mur. Il est essoufflé, il a besoin de quelques instants pour récupérer, se disant déjà qu'il ne pourrait pas rentrer chez lui ce soir, comme il l'aurait voulu. Cependant, il y a bien plus important que cela pour l'instant... Après un petit moment, le guetteur prend une profonde inspiration puis expire... et ferme les yeux. Il a un avantage sur le propriétaire de ce souvenir : il n'a jamais vécu une telle expérience et a été formé à faire la part des choses entre ce qui lui appartient et ce qui vient des autres. Alors il peut se pencher sur ce qu'il vient de voir sans être pris de la même terreur que cet esclave. Et maintenant qu'il a vu tout cela, il a désormais ses propres images à explorer, sans plus craindre la douleur. Il se repasse donc ces images dans un calme relatif alors qu'il perçoit maintenant bien mieux le brouhaha et les tintements de verres dans la salle voisine. Lorsqu'il rouvre les yeux, il est pris d'une bien grande compassion pour Viliam... Il comprend tellement de choses à la lumière de ce fragment de sa mémoire. Quant à ce marchand qu'il ignorait proprement, il le verra désormais d'un œil très différent maintenant. Si les Al Cabir ont des esclaves, ils ne sont pas moins bien traités que leurs serviteurs rémunérés. Même Aksel les traite de la même manière mais c'est parce qu'il ne fait pas la différence entre ceux qui appartiennent à son monde et ceux qui lui sont inférieurs... Donc il traite mal tous les employés, sans exception.

En tout cas, les multiples conversations qu'Aslan a eu avec le bandit prennent aujourd'hui un sens nouveau pour lui... De même que les crimes qu'il a commis. La quête qu'il s'est donnée, même si elle reste totalement utopique, a une valeur symbolique fondamentale à ses yeux. Après avoir subi de tels traitements, il a forcément eu besoin de se reconstruire. Et quoi de mieux qu'un projet d'une telle envergure pour cela ?

Alors qu'il est toujours assis par terre, ses mains pendent dans le vide au bout de ses bras posés sur ses genoux relevés. Il distingue alors ce bracelet accroché à son poignet et il le fixe. C'est un objet sans grande valeur, une succession de petites perles bleues claires réalisée par une enfant de sept ans... Il représente tant pour lui qu'il en a fait son focaliseur. Il sait c'est sa sœur Adil qui l'a confectionné et offert mais... il ne se rappelle plus quand ni comment. C'est une question qui le perturbe depuis l'évasion de Viliam. Et il a compris depuis longtemps que c'est le bandit qui a la réponse... Il n'a pas la moindre idée de l'étendue des dégâts causés par cette incident dans cette cellule mais, au vu de ce qu'il a pu constater jusque là, cela commence à l'inquiéter. Il va peut-être falloir qu'il se décide à agir s'il veut récupérer ses souvenirs et se défaire de ceux du bandit...

~~~~~~~~~~~~~~~~~

Un rideau s'ouvre brutalement, projetant les rayons du soleil directement dans les yeux d'Aslan. Celui-ci grogne devant la violence de ce réveil et ravive son mal de crâne. Après avoir pris le temps de se remettre de sa vision de la veille, il s'est résigné à regagner son ancienne chambre pour la nuit. Comme par hasard, le lit était fait... Mais cela l'arrangeait bien.

-Pourquoi es-tu aussi grincheux ? Tu n'as pas tant bu que cela hier. Tu as bien vite disparu d'ailleurs. Constate Aksel.

Le Guetteur prend appui sur l'une de ses mains pour se laisser tomber sur le dos dans un soupir.

-J'étais fatigué. Ce genre de soirée m'épuise. En plus de me désintéresser totalement.
-J'aurais plutôt pensé que ta danse t'aurait revigoré. Plaisante la voix d'Aylin.

Aslan tourne vers sa sœur un regard interrogateur avant de comprendre et de soupirer.

-C'est une enfant.
-... qui va avoir vingt ans. Et qui est pleine de charme.
-Ce n'est pas ce que tu crois.
-Vraiment ? Vibre une voix masculine bien plus grave que celle d'Aksel.

Cette fois, le guetteur ouvre les yeux. Puis, d'un mouvement, il se redresse, achevant de découvrir son torse nu du drap qui le recouvrait en partie. Dans sa chambre se trouve presque toute sa famille... Y compris son père. Il les regarde d'un air suspicieux.

-Depuis quand le conseil familial se tient-il dans ma chambre ?
-Ne sois pas si méfiant !
-Si tu me dis de ne pas me méfier, cela signifie que j'ai des raisons de me montrer méfiant.

Il connaît trop bien son frère... C'est un piètre manipulateur, en tout cas lorsqu'il n'y a pas de séduction en jeu. Aslan passe en revue les visages de chaque personne présente dans cette pièce. Il se joue manifestement quelque chose ici qu'il n'avait pas perçu jusque là. Et il ignore de quoi il s'agit.

-Vous ne m'avez pas demandé d'assister à cette soirée pour vous prouver que je vais bien. Réalise-t-il à voix haute alors qu'il commençait déjà à avoir quelques soupçons la veille. Puis, se remémorant les derniers évènements en se focalisant sur les Al Cabir, il finit par comprendre... Il ferme les yeux dans un soupir avant de revenir sur sa mère. C'était une bien piètre manœuvre.
-Que tu n'avais pas perçue jusque-là. Le pique son frère.
-Et vous êtes tellement sûrs d'avoir réussi que vous êtes tous là ce matin.
-Ce n'est pas le cas ?

Il se tourne vers son père, s'apprêtant à lui répondre avant de finalement s'abstenir. L'intérêt qu'il a pour elle n'est pas celui auquel ils pensent mais doit-il le leur dire ? De toute manière, ce n'est pas en une rencontre que quoi que ce soit pourrait se concrétiser... Et, s'il doit la revoir au Lys doré, autant qu'ils croient que c'est parce qu'il en a envie et non pas parce qu'il veut savoir ce que les Ley'alnen manigancent.

-Vous n'avez pas fomenté tout ça tous seuls, j'imagine ?
-La famille de Loreta y est aussi favorable.
-Vous avez l'intention de me forcer la main ?
-Comme si cela se pouvait... S'en amuse gentiment Aylin.
-Sans compter qu'Adil ferait un esclandre. Plaisante Aksel.

Quelques pas claque doucement sur le marbre de la chambre. Aslan pivote légèrement la tête vers sa mère qui s'approche et s'assoit sur le lit de manière à faire presque face à son fils. Avec tendresse, elle pose la main sur celle du jeune homme.

-De toute façon, il est temps que tu tournes la page... Tu ne peux pas vivre dans le passé toute ta vie.
-C'était la femme de ma vie, maman. Elle était tout pour moi.
-Et cela ne signifie pas que tu ne peux pas revivre cela avec une autre ! Clame-t-elle avec douceur et une sincère inquiétude. Promets-moi d'essayer. Avec elle ou avec une autre... Mais promets-le moi.

Le soldat fixe sa mère un instant... puis il soupire. Il ne répond rien mais il vient recouvrir la main de la matriarche de sa dextre encore libre. Elle n'a pas tout à fait tort... Viliam est à ce point hanté par son passé qu'il le fuit au lieu de l'affronter, le dissimulant dans une grande allée noire. Mais, lui dont le travail consiste à se confronter aux douleurs et à la mémoire des autres ne peut pas se permettre d'avoir des failles de ce type. Il doit aller de l'avant.

Le Lys d’or était à la hauteur des mots de Loreta. C’était un établissement d’apparence raffiné.  Deux gardes en tenues soignaient toisaient les nouveau arrivant, décidant de qui ou non avait droit de passer les portes de bois noir.

Une silhouette gracile s’en approcha le soir tombé. Elle portait un châle délicat sur ses épaules, remontant sur ses cheveux blonds et qui dissimulait un peu son visage aux yeux de potentiels curieux des rues des soieries. Quoi qu’il en soit il suffisait d’observer ses atours pour remarquer qu’il s’agissait d’une dame tout à fait à sa place ici et on ne lui posa pas plus de question avant de la laisser entrer.

A l’intérieur on trouvait une ambiance confortable, presque intimiste et feutrée. Non loin du petit comptoir où patientait le tenancier de l’établissement, il y avait une épaisse cheminée prenant une bonne partie du mur. Le feu qui y brulait dardait des éclats orangés sur les meubles sombres du petit salon qu’on apercevait sur la droite. Personne n’y buvait et, en fait, il ne semblait pas y avoir de quoi s’abreuver à la manière d’une taverne classique. Ce n’était pas tellement les services offerts par l’établissement.

Loreta s’avança près de l’homme aux traits fin qui l’observait arriver.

-Baïhyan Ley’alnen. La reconnu-t-il dans un salut.

Elle lui rendit un sourire et posa une poignée de sous brillants sur la table.

-Un homme viendra. Glisse-t-elle. Al Cabir. Personne d’autre ne me sait ici. Elle ajouta quelques pièces d’or. Nous savons tous deux qu’il serait fâcheux de déplaire à mes frères.

L’autre acquiesça et d’un geste lui désigna l’escalier après lui avoir tendue une petite clé dotée d’un numéro.

Alors elle monta avec la même tranquillité, jusqu’à la petite pièce qui ne se révéla pas être une chambre, mais un autre salon confortable. Il y avait tout le luxe auquel un habitant des soieries pouvait s’attendre, deux canapés près d’une autre cheminé au feu crépitant, une table basse supportant un narguilé, quelques papiers et parchemin, de l’encre. La fenêtre quant à elle était bien entendu calfeutrée par un rideau au tissus suffisamment épais pour que rien ne puisse être aperçu de l’extérieur.

Debout devant sa fenêtre, à regarder le jour décliner, Aslan réfléchit. Finalement, ce n'est pas plus mal qu'il soit en repos forcé. Entre son état, la quête qu'il va devoir commencer pour retrouver Viliam et cette histoire avec les Ley'alnen qui associent projet de mariage et intérêts pour leur fils perdu... Il va avoir beaucoup de choses à gérer. Et son entretien avec Loreta lui permettra de définir un ordre de priorité dans tout cela. En espérant qu'elle sera là aujourd'hui...

Finalement, il se dirige vers une penderie et en ouvre les deux battants. Cela faisait longtemps qu'il ne l'avait pas fait... A l'intérieur, ça sent toujours les fleurs, les servantes continuant de renouveler régulièrement le pot pourri qui se trouve dans un coin, comme si elles s'attendaient à ce qu'il revienne. A moins que cela ne soit un ordre de sa mère. Cela ne le surprendrait pas non plus. Quoi qu'il en soit, il reporte rapidement son attention sur ce que le meuble contient. Tout est là... Ses costumes, ses vestes, ses chemises... Il a pris un peu des épaules depuis la dernière fois qu'il les a porté mais cela devrait encore lui convenir. Alors il choisit rapidement une tenue qui fera l'affaire pour l'endroit où il doit se rendre. S'il n'a jamais eu à s'y rendre, il en connaissait le nom et la réputation. De l'extérieur, on ne sait pas vraiment de quoi il s'agit... C'est aussi fermé qu'une maison close mais cela à l'apparence d'une taverne huppée. Et ce n'est ni l'un ni l'autre. Il faut y entrer pour s'en rendre compte.
Vêtu comme le digne héritier des Al Cabir mais sans faire trop tape à l'œil, Aslan quitte discrètement la maison de sa famille, ses épaules recouvertes d'une cape. A l'approche du quartier qui l'intéresse, il remonte sa capuche. Si elle lui a donné rendez-vous ici, c'est parce qu'elle tient à ce qu'ils restent discrets et que ce qu'ils se diront reste confidentiel. Et il respectera son souhait qu'il est fort bien placé pour comprendre.

Sans un mot, il passe les gardes qui ne cherchent pas à l'en empêcher. A l'intérieur, un homme vient rapidement à sa rencontre.

-Je viens rencontrer Loreta Ley'alnen. Informe-t-il, espérant qu'elle soit arrivée ou qu'elle projette bien de venir.
-Oui, Saÿ'n Al Cabir. Elle vous attend.

Rapidement, il lui donne le numéro de la pièce et lui indique la direction à suivre. On dirait vraiment une maison close ou une de ses auberges consacrées uniquement aux rencontres entre amants. Mais le guetteur sait qu'il n'en est rien et, même s'il a promis à sa mère d'envisager la possibilité de sortir de son marasme affectif, il n'a pas dit qu'il était prêt à le faire... Et il a bien d'autres choses à penser.
S'arrêtant devant la porte, Aslan hésite. On pourrait penser qu'il ne sait pas s'il doit frapper ou non mais c'est plus compliqué que cela... Il aimerait que sa magie lui permette de savoir si Loreta est bien là... et si elle est seule. Mais il ne le peut pas. Ce n'est pas comme essayer de percevoir des cœurs qui battent. Il ne peut se focaliser que sur un seul esprit à la fois et il doit en voir le détenteur pour cela. Dire qu'il ne sait même pas ce qu'il vient chercher ou dans quoi il s'embarque... Mais cette rencontre ne l'engage sans doute à rien. Si tant est qu'il n'est pas fait d'erreur.

Le mécanisme de la poignée s'actionne et le pan de bois s'écarte. Aslan apparaît dans l'ouverture de la porte. Ses yeux clairs, semblable à une aube auréolant ses pupilles, trouvent sans mal la jeune femme... puis balaient la pièce. Jusque là, elle se montre donc honnête. Il entre et referme donc derrière lui avant de lui faire de nouveau face.

-Cet endroit est surprenant. Mais c'est un excellent choix. Remarque-t-il. Qu'y a-t-il que tu ne pouvais pas me dire hier ?

-Je te retourne la question la première. Prend ta présence ici comme un simple acte de bonté. Ton attitude l’autre soir, remarquée par des personnes moins attentionnée qu'une vieille amie de famille aurait pu te coûter plus cher qu’une dance avortée.

Loreta se glissa sur l’un des sièges confortables de la pièce, fixant ses prunelles glacées au visage de son invité. Elle se permit de croiser l’un de ses jambes sur l’autre, dans une attitude quelque peu moins guindée qu’elle ne l’avait été l’autre soir. Après tout, elle était fille et sœur de marchand… Fou était celui qui l'aurait pensée simple idiote ballotée au grès des envies des autres.

-Que cherches-tu  en venant ici, Aslan Al Cabir ? Tu poursuis visiblement des réponses à des questions complexes et dangereuses. Pourquoi ? Quel intérêt à tu à raviver nos secrets alors que, de tes propres mots, tu as abandonné ce monde et ses mensonges ?

-Comment ne pas l'aborder ? Aslan s'avance à son tour, se dirigeant vers un siège faisant face à Loreta. Elle est visiblement seule, ce qui pourrait presque le surprendre. Tout en s'avançant et en prenant place, il continue à lui répondre. Tu disais que Fabio n'était pas en froid avec moi mais la similitude entre mon parcours et celui de Renalt ne peut que l'avoir contrarié. Je l'ai vu changer à l'époque... et devenir de plus en plus ce que nos parents voulaient faire de nous et que je ne voulais pas être. Au final, j'ai moi aussi fait le choix de tout quitter pour partir. J'ai du mal à croire qu'il ne m'en veuille pas pour ça.

Il a perdu un ami. Mais, voyant ce qu'il est devenu aujourd'hui, il peine à croire qu'il aient pu être si proches autrefois. Aujourd'hui, Aksel assume un rôle bien plus similaire que lui auprès de l'héritier Ley'alnen mais ils demeurent parfois concurrents. Une compétition amicale pour pourrait pourtant mal finir étant donné les caractères des deux hommes.
Cependant, ce n'est pas Fabio qui a amené le Guetteur à venir à ce rendez-vous. C'est en parlant de sa relation avec le frère aîné de Loreta qu'il a fini par comprendre pourquoi elle se montrait si intéressée à son sujet et le suivait même lorsqu'il s'éloignait. Néanmoins, ce rendez-vous prouve qu'elle ne partage pas tout à fait le même intérêt que son frère pour ce sujet...

-Tu sais que j'ai à cœur de comprendre ce qui m'entoure et toute cette histoire est assez inexplicable pour moi. Si Renalt est mort pour vous, pourquoi t'envoyer te rapprocher de moi pour en savoir plus sur lui ?

Elle secoue la tête.

-Tu es bien loin de la voie qu’il a empruntée. Fait-elle doucement. Quoi que tu dises et fasses, tu restes membre de ta famille, tout comme moi. Rénalt a choisit un chemin bien plus sombre et bien moins honorable qui l’aura détourné du bien et de notre monde. Machinalement sa main vient rectifier un faux pli sur sa tenue parfaite alors qu’elle continue. Mais détrompe-toi. Les Ley’Alnen n’ont aucun intérêt à chercher à obtenir ce qu’ils savent déjà d’autre tiers. Ne voit aucune manœuvre plus que le jeu habituel des soieries l’autre soir. Après tout c’est ta propre mère qui nous à rapproché. Un sourire étudié quoi qu’un peu troublé par ce constat auquel Aslan semble tenir. D’autant que ces secrets représentent des menaces dont il nous faudrait rapidement mesurer l’étendue. En revanche tu as attisé ma curiosité. Peut-être pourrons nous trouver entendement commun. Toi par certaines réponses, moi par le silence qui t’empêchera de subir l’ire de ma famille.

Elle tendit sa menotte à l’homme devant elle. Dans son regard brillait une étrange résignation alors qu’Aslan ne pouvait encore pas vraiment se douter des intérêts tout personnel que Loreta portait à cette étrange histoire.

Aslan fronce les sourcils devant la main que Loreta lui tend. On pourrait croire à une offre honnête mais cela ressemble plutôt à un chantage car, contrairement à elle, il a tout à y perdre en cas de refus. Il a la sensation qu'elle essaie plutôt de lui forcer la main mais que veut-elle exactement ? En quoi a-t-il attisé sa curiosité ?

-Cela sonne plutôt comme une menace. Si ta famille n'attend rien de moi, j'ai obtenu ce que je suis venu chercher, alors... De quelles "réponses" parles-tu ? Réagit-il calmement. C'est vrai, ma mère est à l'origine de notre échange mais tu n'as censé de le prolonger. Et, si j'ai évoqué Renalt en premier pour faire le lien avec Fabio, c'est toi qui ne fais qu'en reparler... Mais tu as dit toi-même que les Ley'alnen n'avaient pas d'intérêts à ranimer les morts. Conlut-il, plutôt dubitatif.

-Alors, tu es venu jusqu’ici seulement pour une si courte question ?

Loretta semblait franchement perturbée, derrière son masque d’assurance toute vaanie. Elle battit des cils une ou deux fois, cherchant à se reprendre. Elle venait de faire une erreur qui pourrait lui couter cher. Elle avait été trompée par la franchise bien trop crue de son interlocuteur et ce qui aurait dû mettre en danger le guetteur semblait plutôt précipiter sa propre chute à elle.

Finalement, un bruit que personne n’entendit sembla sonnez le glas de leur étrange échange. Elle se redressa, comme prise d’inquiétude.

-Je doit partir. Fit-elle.

Et avant qu’il ne réagisse, elle s’était envolé dans un froissement de châle…

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3 jours plus tard

Les Ley’Alnen n’en donnaient pas l’air, mais de l’intérieur l’agitation régnait toujours autant. Il y avait une certaine frénésie qui habitait la fratrie qui se démenait encore plus que jamais à se faire bien voir de leur entourage. Réceptions, fête, arrangements diverses, tout ce que de riches marchands pouvaient obtenir et montrer ils le faisaient.

Mais parmi leurs bijoux, il y avait un diamant unique dont ils comptaient bien se servir plus que n’importe quelle parure.

Loreta avait franchement du mal à se tenir à son élégante façade ce jour-là. Assise sur une délicate balançoire au beau milieu d’un jardin à la perfection presque indécente, elle n’avait guère le cœur à se soucier de ce que ses dames de compagnies pouvaient bien tenter de lui offrir pour la distraire. Musiques, jeux, discutions de dames, rien de tout cela ne l’intéressait, mais elle devait faire face. Elle savait parfaitement pourquoi ces femmes –en réalité de simples esclaves de la famille- faisaient là. Fabio surveillait et au moindre faux pas, les vipères s’empresseraient de dénoncer, dans l’espoir d’un sort d'un jour un peu meilleur, ou d'une faveur quelconque.

Mais alors qu’elle se laissait mollement aller à la routine insipide de sa cage d’ivoire, quelque chose dans son champs de vision enflamma la rage au fond de son cœur.

-Laissez-moi. Lâcha-t-elle sèchement.

D’abord ses compagnes ne comprirent pas, et hésitèrent à s’exécuter. Puis, elles finirent par avoir l’intelligence de suivre le regard de leur maitresse, posé sur un invité de la belle maison secondaire. Le groupe se fit gloussant avant de finalement s’éclipser, non sans probablement déjà partager les ragots du futur rapprochement entre la fille Ley’Alnen et le Guetteur AlCabir, revenu au sein de la bonne bourgeoisie Thaarie.

Sa colère et son dégout étaient à peine contenus en voyant l’homme s’approcher. S'il y avait une personne qu'elle ne désirait plus jamais croiser c'était lui. Car évidemment, ce à quoi rimait toute l'autre soirée, c’était donc ça. Tout cela, ce n’était qu’un immense piège et un jeu. Un jeu d’homme auquel elle ne se livrerait pas.

Aslan regarde l'expression de Loreta changer du tout au tout avant de sortir, sans même qu'il n'ait le temps de réagir. Une fois seul, il fixe la porte sans comprendre... mais reste assis. Que vient-il de se passer ? Elle attendait visiblement quelque chose de lui alors pourquoi est-elle partie de cette façon ? Restant là un moment, il se repasse le fil de leurs échanges du jour mais aussi de la veille. Il y a manifestement eu une incompréhension entre eux mais qu'a-t-il dit pour provoquer cette réaction chez elle ? Est-ce parce qu'il a reparlé de son frère ? Leurs discussions semble tourner autour de lui...

Finalement, le guetteur soupire et se lève afin de quitter cet endroit.

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C'est un bel après-midi, cela est certain. Sous le conseil d'Aylin, Aslan parcourt les jardins. Il a été convié avec Aksel et elle à se rendre dans la résidence secondaire des Ley'alnen. Puisqu'il a promis à sa mère d'essayer de tourner la page, il ne pouvait pas refuser. Il doit jouer le jeu quelques fois avant de pouvoir lui demander de le laisser faire par lui-même, à commencer par lui permettre de trouver seul la femme qui lui conviendra. Chose qu'il ne peut lui dire maintenant car elle ne l'entendrait pas. Elle fonde trop d'espoirs sur Loreta, du fait de sa ressemblance avec son ex-fiancée mais aussi du potentiel commercial que représenterait un tel mariage.

L'avantage de la campagne, c'est l'air frais et le calme. Des avantages qu'il ne pourrait trouver nulle part ailleurs en ville. Et, dans son état, cette parenthèse ne peut être que bénéfique. Depuis son arrivée, ses hôtes l'ont assez peu vu. Il est toujours fatigué et les souvenirs remontent encore trop souvent. En revanche, une chose à changer dans son approche de la situation : il ne peut pas se contenter d'attendre que Viliam soit de nouveau capturé... Il a fallu vingt ans la dernière fois. Il ne pourra pas rester ainsi aussi longtemps. De plus, pour pouvoir se retrouver à nouveau dans sa cellule, il devrait sans doute révéler ce qui lui est arrivé et il n'en est pas question... Alors, il est temps qu'il utilise ces réminiscences pour essayer de le dénicher lui-même. Ainsi, il pourra l'approcher à sa manière et sans que personne n'apprenne sa mésaventure.

Profitant du jardin, son esprit ne peut cependant s'arrêter de réfléchir, comme s'il était incapable de faire autre chose. Se faisant, il ne réalise même pas qu'il se rapproche d'un petit groupe. Ce n'est que lorsque les jeunes femmes s'approchent de lui en gloussant qu'il réalise leur présence. Il se tourne alors vers lui, les sourcils légèrement haussés. Il s'écarte pour les laisser passer, les suivant des yeux. Lorsqu'elles l'ont dépassé, il va pour reprendre sa déambulation dans les jardins et découvre alors son hôtesse, le fusillant du regard... Il fronce alors les sourcils devant cet accueil des plus déroutant pour lui.

-Quelque chose ne va pas ?

-Vas-tu vraiment faire comme si de rien n’était ? S’indigna Loreta, ses poings se fermant autant que son beau visage. Elle semblait…blessée. Je sais ce qui t'amène ici. On me l'a dit. Est-ce que tout cela est un jeu pour toi ? Est-ce à dessin que tu parlais tant de mon frère l’autre soir ? Pour te rapprocher ? Sache le, je ne suis pas un trophée.

Elle savait. Il était là pour tenter de se rapprocher d’elle. Pour l’épouser plus tard lorsqu'elle aurait fini par céder. Mais elle n'était pas aussi idiote que tous voulaient le croire. Certes, l’Itrhivaan n’était pas la péninsule, elle ne lui devrait pas grand-chose. Il ne s'agirait que d'une alliance économique en somme, sans devoir aucun de la moindre fidélité. Mais c’était déjà trop. Elle vivait déjà dans une cage et n’en supporterais pas une autre.

Alors à nouveau elle fit vole face, les volants de sa robe accentuant un peu ses mouvements brusques. Puis elle chercha à fuir à grand pas - à défaut de pouvoir se permettre de courir- à travers le jardin trop ordonné qui lui sembla soudain plus angoissant que les ruelles sombres des bas-fond de Thaar.

Alors qu'il était resté stupéfait devant la réaction épidermique de la jeune femme, Aslan soupira avant de s'élancer pour la rattraper en quelques pas. Il se planta devant elle sans pour autant chercher à l'empêcher de partir si elle essayait de l'éviter encore. Son objectif est surtout qu'elle l'entende.

-A quel moment t'ai-je donné l'impression que j'essayais de te séduire au juste ?

-C’est…ce qu’ils m’ont dit…Répondit-elle confuse. Elle fit un pas en arrière. Et cela fait simplement sens. Tu étais au moins au courant des ambitions de ta mère, ne ment pas… C'est la raison pour laquelle tu m'as abordée et pour laquelle tu es ici.

-Oui, j'étais au courant. Répond-il avec assurance avant de compléter sa réponse. En tout cas, quand je me suis rendu au rendez-vous que tu m'as donné mais je ne voyais pas l'intérêt de t'en parler. Ma mère m'a fait promettre d'essayer de passer à autre chose mais pas forcément avec toi. Quant à ma présence ici, maintenant, c'est Aylin qui m'a conseillée d'aller prendre l'air et je l'ai bêtement écoutée. Nos familles veulent visiblement que quelque chose se passe entre nous. Je ne sais pas pour toi, mais je n'ai pas l'obligation de réaliser leur rêve. Ce qui tombe bien car je doute que cela se produise.

-Obligation ou non, nous sommes amis d’enfance. Elle répondit avec un regard presque fuyant vers le lointain de la maison, comme y cherchant une ombre. Rien de plus, claironna à nouveau sa voix, avant qu’elle ne reprenne ses manières étudiées, dénouant ses mains et les déposants sagement sur le devant de sa robe, quoi qu’un léger fond de malaise régnait dans son regard. Elle n’aimait clairement pas la situation. J’imagine que tu comprends mieux que personne mon dilemme Aslan. Osa-t-elle finalement se confier avec douceur. Je suis loyale aux miens, mais il y a certains choix que je ne peux accepter.

-Je comprends, mais pas parce que je partage la même situation que toi. L'avantage, dans mon cas, c'est que cela ne surprendra personne que je dise "non". Alors disons que c'est moi qui refuse et tu n'auras pas d'ennuis. Répond Aslan avec une telle simplicité qu'elle pourrait en paraître déroutante. Pourtant, il est le plus sincère qui soit, cela se lit dans son regard.

-Je n’en suis pas si sûre. Elle affiche une moue peu convaincue qui vient compléter ses paroles. Après tout existe-t-il plus persuasif que des marchands Thaaris dont les intérêts sont en jeux ? Ajoute-t-elle avec une pointe d'ironie qui ressemble un peu à celle qu'elle avait emprunté l'autre jour, lorsqu'il lui avait demandé quelle place elle pouvait prendre au sein de leur empire.

Aslan croise les bras sur sa poitrine, adoptant une fausse mine vexée. Sa réflexion l'amuse plus qu'autre chose.

-J'ai pu tourner le dos à un héritage entier, tu me crois vraiment incapable de le refaire pour un mariage imposé ?
-Si je peux te poser une question…Son attitude s’adoucie aussi vite qu’elle s’est agacée de sa visite et c’est la curiosité qui semble prendre le dessus, alors qu'elle change de sujet. Est-ce volontaire? Difficile à déterminer. Pourquoi en as-tu décidé ainsi ? Pourquoi ne pas simplement te contenter de tous les bienfaits que nos vies offrent ? Rien que d’imaginer devoir affronter les bas-fonds de Thaar…Ne regrette-tu vraiment jamais ?

Le Guetteur décroise les bras et réfléchit à la question de Loreta avec le plus grand sérieux. Comment lui répondre ? Ou plutôt, que peut-il lui dire pour lui faire comprendre ce qu'il ressent par rapport à tout cela.

-Pas une seule seconde. Commence-t-il avec assurance. C'est vrai, ce n'est pas toujours facile, je vois des choses horribles et je dois obéir à des ordres qui ne me plaisent pas toujours. Mais... Je fais ce que j'aime faire et j'ai l'impression que ma vie a plus de sens en utilisant mes talents de cette manière.

-ça a dû être une décision tellement difficile à prendre. Elle eut un petit sourire presque désolé. A l’époque j’étais trop jeune pour te connaitre réellement. Elle rit. Et probablement un peu idiote aussi. Je suis curieuse de savoir à quoi ça ressemblait, cette époque où tu étais encore plus jeune que moi aujourd’hui.
-Pourtant, nous nous sommes côtoyés à l'époque. Certes pas beaucoup, mais je n'étais pas différent de celui que tu as pu voir. Et j'espère ne pas avoir trop changé.

Il fait référence à ces quelques jeux et sorties qu'il a fait avec Fabio et auxquelles elle a été associée également. Il a toujours fait attention à elle, s'assurant qu'elle n'était pas en difficulté, qu'elle allait bien et ne manquait de rien, lui proposant de se reposer et de boire régulièrement, la rassurant si besoin. Il a toujours été bienveillant envers elle, ne riant de ses difficultés ou de ses fragilités. Il s'est proposé comme un soutien pour l'aider à faire par elle-même aussi bien que ses deux aînés qu'elle suivait, sans chercher à se substituer à elle ou à l'ignorer royalement.

-Comme je te lait dit. J’étais trop jeune pour en avoir une perception correcte. Sourit-elle doucement. J’étais une enfant alors que vous étiez déjà des adultes. Tout ce que j’ai su, ce ne sont ce que mes frères voulaient bien me dire. Comme toujours.

Aslan sourit doucement, amusé.

-J'espère qu'ils n'ont pas été trop sévères avec moi. Ou moins qu'avec Ren en tout cas.

Le sourire de Loreta vacille. Elle cherche à se contenir, mais au fond de ses yeux, le guetteur peut y voir la surprise, la perplexité et...une forme de tristesse.

-Je l’ignore. Souffle-t-elle. Je n’ai jamais connu Renalt. Et…elle semble mal à l’aise, cherche autour d’elle, probablement inquiète d’être entendue. Mes frères n’en parlent jamais et tu ne devrais pas non plus. D’après eux il a commis des choses horribles. Parfois quand j’étais petite, ils me faisaient peur avec cette ombre… Sa bouche se tord en une moue perplexe. Elle ne semble pas convaincue, comme hésitante. Quelque chose lui brule les lèvres, mais elle finit par abandonner au bout de quelques secondes. Comme ceux que tu t’efforces de remettre à leur juste place. Alors ...non je ne crois pas qu’il aient été aussi sévères avec toi. Elle s’efforce de rire, mais ce rire n’est pas sincère, il est froid. Pour eux tu finirais seulement par revenir au nid une fois que le monde froid et morne t’aurait lassé. Ils n’avaient pas vraiment tort au fond, puisque que te revoilà.

Aslan observe Loreta et remarque les différentes émotions qui ornent tour à tour son visage ou ses yeux. Elle a un intérêt certain pour son frère, c'est évident pour lui qui est habitué à décrypter les gens. Ce sujet de conversation est un tabou familial mais ce n'est pas le cas pour lui qui n'a pas peur d'évoquer le sujet. Encore moins avec elle.

-Mon retour n'est que temporaire. Je suis allé à la soirée pour prouver à ma famille que, même si je suis en repos forcé, je vais bien. Ce faisant, j'ai été pris dans un engrenage dont j'ai du mal à me dépêtrer et il va falloir que j'en trouve rapidement la sortie si je ne veux pas rester coincé. Quant à Renalt... J'étais enfant lorsqu'il est parti et je n'ai pas su ses motivations mais, dans mes souvenirs, ce n'était pas quelqu'un de mauvais.

Le guetteur commence à sentir une de ses tempes le titiller un peu... Comme une migraine qui voudrait pointer son nez. Il résiste car c'est la première fois que Loreta lui parle aussi ouvertement et il est curieux... Il veut comprendre ce qu'il se passe dans sa tête, sa réaction de l'autre jour à l'auberge et la raison qui fait qu'elle fuit la question de son frère aîné et cherche en même temps à en savoir plus avec discrétion.

-Pourtant il est parti et nous a abandonné. Souffle-t-elle en tordant un peu sa bouche. Elle semblait lutter, entre ce qu’on lui avait docilement apprit, et ce qu’elle pensait, malgré elle.
-Pour ma part... Je préfère toujours me faire mon propre avis plutôt que de me fier aux paroles des autres car chacun a des points de vue différents. Regarde Zaahrian : pour certains c'est un héro, pour d'autres ni plus ni moins qu'un assassin. Il en est peut-être de même pour Ren...

Cette fois, il n'a pas le temps de finir de prononcer le nom de l'héritier des Ley'alnen car son mal de tête se renforce. Il fronce les sourcils et ferme les yeux tout en les détournant dans un soupir de douleur.

-Aslan ? La voix de Loretta se fait inquiète. Avec la délicatesse de la poupée qu’elle semble toujours être, elle pose sa main sur le bras de son interlocuteur.
-Ça va... Déclare-t-il pour la rassurer. Mais, la seconde suivante, une voix semble venir de fin fond de son esprit... Elle appelle quelqu'un...

Renalt !

Alors qu'il parvenait à peu près à contrôler le flux de souvenir qui venait à lui, le barrage qu'il lui opposait semble s'écrouler d'un coup à ce nom. Qu'est-ce que Renalt fait dans les souvenirs de Viliam ?! Et la réponse à cette question lui vient soudainement alors que son corps se plie en deux, une main venant lui prendre le crâne. Il se retient de crier pour ne pas attirer l'attention de la maisonnée mais, si cette vague est moins violente que celle qui l'a assaillie à la soirée, elle n'en est pas moins soudaine et pleine de révélation. Dans un champ paisible, le nom de celui qui n'était alors qu'un adolescent est prononcé à plus d'une reprise. Puis se visage réapparaît, plus âge, plus mûr... et doté d'un simple surnom. Un visage qu'il connaît pour l'avoir vu lors de l'interrogatoire et l'avoir cherché à plusieurs reprises afin d'être en mesure de l'identifier... Et le voilà !
Cela dure plusieurs secondes avant que les fragments de mémoire du bandit ne s'éloignent et qu'Aslan parvienne à reprendre le dessus. Une main sur un genou, l'autre à sa tempe, il est essoufflé et encore étourdi par la douleur et ces nouvelles révélations. Finalement, il se redresse, déposant sur Loreta un œil hagard. Il réalise soudain qu'elle veut savoir qui est son frère et qu'en fait il a toutes les réponses dans son esprit... Que doit-il faire ? Lui dire, afin de lui donner la véritable version ? Pourquoi ferait-il ça ? Il n'en sait rien...

Inquiète Loreta fixa son interlocuteur avec stupeur. Que lui arrivait-il soudain par les dieux ?

De nouveau son regard se tourna à droite et à gauche, cherchant non plus des oreilles un peu trop curieuses, mais bien une quelconque aide. Finalement il y eut une servante malheureuse pour croiser leur chemin.

-Toi ! L’interpella-t-elle, alors que la femme les fixait sans savoir comment réagir. Trop lente pour la Ley’Alnen. Tu ne vois pas que notre invité à besoin d’aide ? Va chercher de l’eau et dépêche-toi.

Ordonna-t-elle avec une sécheresse complètement différente de la façon dont elle agissait avec Aslan.
Et alors que la pauvre esclave partait au trot, se confondant en excuse, Loreta se pencha à nouveau vers le guetteur n'ayant plus cure du sort de l'autre femme.

-Tu as besoin de repos Aslan. Vient. Fit-elle, voulant le guider jusqu’à une assise proche.

Alors qu'il reprend ses esprits, le guetteur ne peut qu'apercevoir la domestique qui s'en va à grand pas. Elle est déjà trop loin pour être en mesure de la retenir. Pourvu qu'elle ne dise rien... Ou il sera coincé au sein de sa famille pendant un moment encore.

Étourdi, il se laisse conduire par Loreta et s'assoit sur un banc à proximité. Le risque d'essayer de faire en sorte que tout va bien, c'est que quelqu'un finisse par découvrir que ce n'est pas le cas... Et c'est arrivé. Mais comment peut-il obtenir de la Ley'alnen qu'elle taise cet incident ?... Il n'y a guère que les criminels ou les personnes qu'il ne respectent pas qu'il menace parfois. Mais le jeune femme ne fait partie d'aucune de ces catégories. Ils étaient même en train de sympathiser. Alors que cette pensée lui traverse l'esprit, leur échange lui revient en mémoire et il se demande finalement quelle était la raison de toutes ces questions. Il n'avait pas l'impression que c'était pour apprendre à le connaître... Mais pour tout autre chose.

-Toutes tes interrogations... C'était pour Renalt... ou pour toi ?

Son questionnement est sincère et ne fait l'objet ni d'une curiosité intéressée, ni d'un quelconque jugement. Il veut savoir, c'est tout. Mais il serait étonné qu'elle lui réponde franchement...
Elle met un temps avant de répondre.

-Je m’interroge. Finit-elle par avouer. Comme je te l’ait dit, il y a certaine choses qu’on ne m’a pas dites. Mais à nouveau elle s’esquive en se penchant un peu vers lui. Que t’arrive-t-il Aslan ? Tu as l’air au bord du malaise, ça m’inquiète.

A son tour, le soldat ne répond pas tout de suite. Il soupire en baissant la tête, pose ses coudes sur ses genoux et mêle ses doigts entre eux dans une posture qui trahit son état de réflexion et d'hésitation.

-C'est la raison pour laquelle ma famille veut me garder à l’œil. Ou plutôt le prétexte qu'ils ont trouvé pour me faire rentrer. Il marque une pause. Quand l'Aile blanche est venue récupérer son chef, ils sont rentrés en trombe dans sa cellule. J'étais en train de l'interroger à ce moment-là. Ou, pour être plus clair, j'étais dans sa tête. Ce genre de rupture abrupte laisse des traces. Jusque-là, j'avais réussi à ce que personne ne le remarque.

Loreta eut alors un mouvement de recul, et cette fois elle ne sut cacher sa surprise. Elle savait. Renalt avait été là-bas. Aslan l’avait croisé, peut-être même était-ce la raison du mal qui l’habitait. Savait-il, lui ? Savait-il qu’il avait peut-être croisé ce spectre auquel Loreta souhaitait tant parler depuis des mois ?

-Ils t’ont blessé ? Demanda-t-elle dans un souffle. Pourquoi n’a tu pas demandé d’aide ?

Elle releva la tête en entendant des pas approcher, ceux de la pauvre servante qu’elle chassa aussitôt d’un geste sec. Ils devaient être seuls s'ils voulaient parler librement