Rondo capriccioso | Catarina

1er jour de la 5ème ennéade du mois de Favriüs, an XXI

_ Mes seigneurs, le delta est en vue.

Un homme frêle mais point grand venait d’ouvrir la porte de ta cabine. Il te trouva en compagnie de deux chevaliers et de l’amiral, les regards portés sur un fouilli de cartes, une bouteille de Charmeroux entamée trônait au milieu d’elles. Tu hausses la tête pour le remercier, la porte se ferme et le silence se fait roi quelques longues secondes avant que tu ne prennes la parole.

_ Tâchons de passer à autre chose et de prendre du bon temps, une prime vous sera remise une fois rentrés. Allez vous préparer.

Chaque homme te remercia et ils quittèrent la cabine pour rejoindre la leur, te laissant seul avec cette bouteille de Charmeroux. Saisissant la bouteille de la main droite, tu t’assis sur le sol, le dos contre la coque. Un long soupir s’échappa de tes lèvres, gonflant tes joues. Un juron s’échappa dans un murmure et tu siphona le breuvage en quelques minutes, laissant ensuite glisser la bouteille sur le plancher de la cabine. Les traits de ton visage s’adoucirent au fur et à mesure que le soulagement s’installait. C’est terminé… C’est terminé.

La flotille approchait de la côte, les fanfares s’étaient tues et seuls les tambours rythmaient les coups de rames. Sur les ponts, les chevaliers et les soldats se rassemblèrent selon le protocole. En rangs, les uniformes témoins de leur périple et le visage fermé, ils fixèrent le port de Boniverdi. Les navires y pénétrèrent les uns après les autres, suivant une ligne parfaite et ne se rompant qu’à l’approche des embarcadères. Ce n’est qu’une fois amaré que tu quittas le navires amiral pour rejoindre une embarcation de taille moyenne. Suivie de toutes celles de son gabari, elle se mit à remonter le fleuve en direction de la cité au mille canaux. Les tambours battant, les pavillons déchirés au vent et les hommes en formation suivirent ainsi le navire soltar servant de guide jusqu’à ce que la capitale du duché devienne visible. C’était une première fois pour beaucoup, toi y compris. Tu ne peux t’empêcher de laisser courir ton regard des canaux aux places, des maisons aux monuments, des marchés aux statues. Le bruit, les odeurs… tout paraissait à la fois si familier et si différent. Et dire que tu connaissais davantage l’Estrévent et ses habitants que le duché voisin. Le préjudice était est donc lavé dès l’instant où le navire s’était engagé sur le delta. Après des ennéades en mer, tu comptes jouir de ce mariage ducal pour tourner la page.

Mais voici déjà le quai duquel tu approchais. Les mains se décroisèrent du dos pour s’agripper et anticiper l’amarrage. Les tambours s’étaient tû, la garde se tenait prête à débarquer, il est temps. Tu descends de l’étage pour rejoindre les chevaliers et poser le pied à Soltariel, l’armure sur le dos, les cheveux et les mains recouverts de sel, tu déambulas au milieu d’hommes et de femmes parfumés, richement habillés et maquillés. On aurait pu te prendre pour un Nordien, c’est dire. La garde de la ville ne tarda pas à venir à ta rencontre pour t’accueillir comme il sied à ton rang.

_ Bienvenue à Soltariel. Qui dois-je annoncer mon seigneur ?
_ Gaël de Laval… Baron de Missède.

Le tintement de l’acier ne tarda pas à retentir derrière toi et un simple regard de ta part incita les chevaliers au calme. La guerre politique fut déclarée ici, à des centaines de lieues de ton château.

- "Votre Altesse Ducale... Le bateau battant le pavillon de Missède vient d'arriver. Il parait que ses voiles sont en loques, mais que le Baron est à bord.
- Merci, Lieutenant. Faites préparer les chevaux et mon escorte. Nous devons le recevoir avec tout le respect dû à un allié. Le mariage de mon Père doit être placé sous le signe de la joie et de l'hospitalité.
- Bien, Dame. Ce sera fait... Nous vous attendrons dans la Grande Cour."

Dame Catarina di Alcacio se redressa. Vêtue d'une robe de velours bleu uni, aux discrètes emmanchures de dentelle, et de deux peignes en nacre soutenant ses cheveux couleur d'or en fusion au-dessus de ses oreilles, elle portait avec fierté deux petites émeraudes en forme de symbole de Tyra, comme des gouttes d'eau de mer sacrées.
Elle se recouvrit d'une cape légère qu'une servante lui agrafa au col ; puis, tout en sortant de sa chambre, elle fixa la gouvernante qui s'inclinait devant elle.

Il y avait tant à faire, tant à penser ! Heureusement, sa fidèle dame de compagnie, sa très chère Ginevra qui se trouvait toujours à ses côtés, l'aidait toujours à garder ses idées ordonnées, et c'est en lui tenant la main amicalement qu'elle reprit la parole.

- "Faites préparer la chambre du Baron de Missède, et il faudra des quartiers pour sa suite. C'est un baron, il aura donc droit à trois serviteurs. Les autres devront se loger en ville, mais envoie un messager à toutes les enseignes pour t'assurer que des chambres sont déjà louées d'avance pour la suite des autres invités. Aucun ne doit se sentir floués. Je visiterai cet après-midi les espaces prévus par mon père en périphérie de la ville... Nous ne devons rien laisser au hasard, ils doivent tous avoir un toit au-dessus de leur tête. La ville va être submergée comme un raz-de-marée."

La suderonne soupira. Avant le soir, il lui faudrait repasser en revue - à nouveau - le menu ; peut-être, d'ailleurs, que leur nouvel hôte accepterait de participer à la grande chasse qui aurait lieu le lendemain. C'était à voir : de toute façon, il faudrait déjà aller l'accueillir comme l'étiquette et les règles de l'hospitalité le dictait avant de projeter quoi que ce soit d'autre.
Bien sûr, la situation avec Langehack était des plus fragile ; mais avant de condamner un marquisat entier, il fallait tenter de sonder en douceur chacun des vassaux de leur suzeraine. Ainsi, il n'était nullement question de se montrer hostile - juste prudent, au cas où l'homme, ou un soldat de sa suite, serait un sectateur.

Toujours en compagnie de Ginevra, Catarina gagna la Cour, monta sur son palefroi, en se plaçant sur le côté ainsi qu'il seyait à une dame de son rang ; puis, précédée d'une suite de six chevaliers et d'un porte-étendard - tout serait fait en grande pompe en ces jours de liesse - se dirigea en direction du port. La foule les obligeait à aller au pas, malgré les cris des pages et des gardes qui les accompagnaient.

A dire vrai, la jeune fille n'avait pas peur du peuple qui habitait la cité. Bien au contraire, elle était fière et heureuse de se trouver parmi d'eux, d'être l'une d'entre eux. Elle avait tant et tant circulé qu'elle faisait partie de cette ville, qu'elle la connaissait par cœur, et ce fut en souriant qu'elle atteignit enfin son but.
Par la Grâce de Tyra, le bateau dont les voiles étaient en loques se trouvait déjà en train d'arrimer, et la fille du Duc Adriano de Soltariel mit pied à terre avec agilité, pour faire face au ponton.

Aussitôt, son Hérault se précipita au-devant, auprès du ponton où le seigneur Gaël de Laval attendait.

- "Son Altesse Ducale, Dame Catarina Di Alcacio di Soltariel !"

Elle offrit un doux sourire au seigneur de Missède en s'avançant au-devant de lui, tandis que le serviteur à la bannière s'écartait pour la laisser passer, ses cheveux cascadant ses épaules menues librement, à la manière du sud. Bien que ses chevaliers fussent sur ses talons, elle n'avait pas l'intention de se montrer menaçante.

- "Votre Honneur, je suis enchantée et surprise de vous accueillir à Soltariel. Vous avez dû vivre un long voyage mouvementé, aussi, je vous propose de venir vous sustenter et de vous reposer au château, ainsi que vos hommes. En apprenant votre arrivée, j'ai pris la liberté de vous faire préparer des quartiers. Vous êtes le bienvenue, au nom de mon père, le Duc de Soltariel."

On vous demanda de patienter, alors tu patientas. Pour autant, le personnel du port se permit de débarquer les coffres et les malles contenant vêtements et effets personnels. Il y en avait relativement peu. Les navires furent parés pour la guerre et les longues ennéades en mer, le gros des bijoux, toiles et soies doivent arriver par chariots le long de la Route d’Or et il en va de même pour les présents destinés aux mariés et plus largement à la famille ducale. Vous étiez en pleine discussion avec tes chevaliers quand une petite troupe bien apprêtée approcha de l’eau. Tu ne n’étais pas encore retourné qu’un héraut prononça le nom de l’héritière et quand ton regard se détourna de tes compères, il se posa le plus naturellement du monde sur le bourgeon tout juste éclos perché sur sa monture. Oubliant toute règle de bienséance, tes lèvres s’entrouvrirent tandis que ton regard persistait plus qu’il lui était permis. De ses yeux, tu glissas sur l’onde de ses cheveux, l’onctueuse courbure de ses lèvres, la finesse de son nez et le grain immaculé de sa peau. Il lui fallut s’approcher à quelques mètres de toi pour que tu te reprennes et effectua la danse de l’Etiquette. S’avançant d’un pas, tu posas le genou au sol tout en prenant délicatement sa main, l’effleura du bout de ton nez et te redressant.

_ Votre Altesse, ma Dame, j’ai conscience de ne point faire honneur à votre personne en me présentant à vous de la sorte. Le voyage fut long et troublé, nous dûmes nous frayer chemin par le sang et les armes.

Tu te décidas finalement à libérer la main de ton hôte, une main douce et à l’extrême opposé des tiennes devenues caleuses et dures après ces longues ennéades en mer. L’instantanée caresse de ces doigts s’extirpant de ton entrave furent l’effet d’un bandage sur une peau meurtrie. Là, vêtu de cette armure couverte de sel et de sable, tu pouvais ressentir un frisson parcourant ton corps et provoqué par cette douceur féminine qui vous enivre.

_ Votre diligence à notre égard nous honore, merci à vous. Me feriez-vous le plaisir d’accompagner mon humble personne jusqu’au château ? J’ai grand besoin d’être guidé dans cet incroyable labyrinthe qu’est votre flamboyante cité.

Ton visage était marqué par la fatigue et l’inquiétude, n’importe quel sujet du Roy, qu’il soit soldat ou civil pourrait le deviner. Pourtant, sur cette face troublée apparaissait un sourire courtois comme l’Etiquette le réclamait, là où le regard était bien trop impliqué à l’égard d’une jeune femme de son rang.

Découvrir les habits du baron, de ses soldats et des marins qui déchargeaient leurs affaires arracha une moue soucieuse à la jeune fille.

Ils avaient dû beaucoup souffrir sur leur navire pour en arriver là, et ne put retenir un flot de compassion l'envahir. Elle avait grand-hâte d'en apprendre plus sur la traversée qu'ils venaient de vivre ; mais pour l'heure, il fallait leur offrir du repos et de quoi soigner d'éventuelles blessures. Elle le laissa donc la saluer comme il se devait - bien que Catarina ne s'attendît pas à le voir s'agenouiller - retira ensuite sa main lorsqu'il fut bienséant de le faire.
Elle n'avait jamais véritablement touché la main d'un homme, ce qui en faisait un acte presque intime, et elle chercha à cacher son embarras en se réfugiant derrière la courtoisie qu'on lui avait toujours inculqué. Ces mains calleuses n'étaient pas sans lui rappeler son père ; ce qui lui transmis un étrange sentiment de sécurité.

- "Vous ne devriez pas vous excuser de vous trouver dépenaillé par la mer. Tyra vous a honoré en vous offrant le don de la vie malgré votre voyage agité. Votre Honneur, c'est avec plaisir que je vous escorterai jusqu'au château. Vos hommes et votre équipage y auront un repas chaud également, pendant que je ferai quérir vos effets personnels."

Son visage semblait marqué par l'inquiétude et sans doute par l'épuisement. Il était grand temps de les emmener prendre un peu de repos : aussi, d'un mouvement fluide du poignet, lui désigna t-elle un étalon, duquel un de ses officiers descendit avant d'offrir un salut militaire à la fille de son maitre.

- "Avant toute chose, dois-je faire appeler un guérisseur ? Tous vos hommes sont-ils en état de nous suivre jusqu'au château ?
- Les blessés ont été débarqué à Léliande et les derniers ont été pris en charge à Boniverdi, je vous remercie.
- "Par la Mère, j'en suis bien heureuse... Alors, allons-y. Nous aurons le temps de vous faire visiter la ville, s'il vous en plait par la suite."

La très religieuse demoiselle hocha la tête. Elle était rassurée, à dire vrai ; voir mourir des membres de l'escorte du baron de Missède à Soltariel eut été une catastrophe diplomatique qu'elle était bien aise d'éviter.
Ainsi tranquillisée, elle se dirigea vers sa propre monture, où sa dame de compagnie l'aida à se mettre en selle, puis jeta un regard intéressé en direction de son noble invité, mais aussi de sa suite, anxieuse de voir s'ils étaient prêt à partir.

Finalement, Catarina donna le signal du départ. A nouveau, ils s'engouffrèrent dans la foule aux mille et une couleurs, où mendiants, marchands et reeligieux se mêlaient sans distinction aucune, traversant un marché dont les odeurs d'épices, de douceurs et de viande rôtie vinrent flatter leurs narines, puis les quartiers plus aisés, où des bourgeois les regardèrent passer avec avidité.

Enfin, ils gagnèrent le pont-levis de l'imposant château du Duc. Bâti de pierre blanche, il tenait à la fois du palais et de la forteresse, avec ses balcons de marbre et sa large terrasse située au dernier étage, sa muraille de granit et sa large cour, où régnait l'effervescence d'une petite ville. Partout, paysans et serviteurs s'activaient, tandis que les gardes saluaient l'arrivée de leur jeune maitresse.

- "Nous voilà arrivés !"

Dans sa voix se lisait aisément l'enthousiasme et la naïveté de la prime jeunesse, alors qu'elle descendait enfin de son assise fragile d'amazone en jupons.
A peine les portes passées, il fallait déjà donner de nouveaux ordres, ce que fit l'héritière ducale en hélant une servante aux cheveux noirs et à la peau tannée de soleil.

- "Va dire à Marcella de faire préparer des bains pour son Honneur le Baron de Missède et pour ses hommes. Tu les serviras durant leur séjour ici. Ils ont besoin de vêtements frais également. Enfin, tu me feras prévenir lorsque le Baron sera en train de manger, et qu'il se sentira assez dispos pour me parler."

Vivement, presque comme une enfant, elle se tourna en direction de ses invités, sa robe tournoyant avec grâce dans un bruit d'étoffe. Les reflets de l'astre doré accentuait encore l'apparence plus rude du seigneur de Missède, qu'elle trouvait confusément viril. Ses joues délicatement rosées rougirent un peu plus tandis qu'elle le dévisageait un peu plus longtemps que la bienséance - fut-elle Soltariel - acceptait, et la jeune fille détourna le regard un peu brusquement, en redressant ses épaules déjà bien droites.

A nouveau, sa voix juvénile et claire retentit dans la brise automnale, alors que des mèches de cheveux folâtraient hors de sa coiffure contre la peau claire de son visage.

- "Votre Honneur, vos appartements sont prêts. Je viendrais voir si vous êtes bien installé lorsque vous aurez pu vous réchauffer et vous reposer un peu. Une servante et deux gardes vous accompagneront afin que vous ne vous perdiez pas. A tout à l'heure, je l'espère, et à nouveau, bienvenue au château."

Elle attendit qu'il lui réponde, puis, après un début de génuflexion et une inclinaison de la tête, s'éloigna, sa robe effleurant la poussière de la cour principale de son château.

Ta survie était-elle réellement bénie par Tyra ? Ou cette dernière n’a su convaincre le Coléreux et la Mère de prendre ta vie et celle de tes compagnons ? Qui, parmi les Cieux et les Profondeurs, était réellement responsable de ce dénouement ? Ou peut-être n’en est-ce aucun. Peut-être que nul Dieu ne posa son regard sur vous, signifiant que l’entièreté de la conclusion de ce voyage ne revenait qu’à vos propres talents, à votre propre détermination et à une certaine chance il faut l’avouer. Tu n’osas pas contredire ton hôte connaissant la dévotion des Soltari pour la Voilée et te contentas de lui proposer un sourire de circonstance tout en clignant faiblement des yeux en guide ‘approbation déguisée.

On te proposa un étalon et en ton fort intérieur, tu soufflas excessivement fort. Tu appréhendas la douleur que cela serait de chevaucher l’animal avec les hématomes et autres contusions en tout genre que tu trainais depuis des jours. L’heure n’était pourtant pas à afficher une quelconque faiblesse. Tu montas difficilement sur le dos de l’animal et libéras un grognement par inadvertance. Fermant les yeux quelques secondes une fois juché en hauteur, tu pris un moment pour reprendre ton souffle et finalement hocher la tête en direction de l’héritière pour lui signifier que tu étais prêt. Suivant sa trace et entouré de ses gens et de tes hommes, vous traversez la ville, quartier après quartier en direction du palais ducal. Les bâtiments rivalisaient en inventivité pour mêler le cachet au fonctionnel. Les odeurs n’étaient pas bien différentes de Chiard ou Beaurivages mais là où tu étais habitué aux cargaisons estréventines, ici tu vis des produits nains et nordiens en pagaille tandis que les encens et épices locales n’avaient pas grand-chose à voir avec celles de la région missédoise. Les quartiers aisés étaient bien plus beaux que tu ne te l’étais imaginé. L’architecture pharétane était bien plus développée que Léliande ou Merval et moult jardins lançaient leurs branches feuillues et leurs fleurs au-dessus des pavés et des toits des demeures les plus basses.

Finalement, le cortège traversa l’imposant mur de la citadelle et mit fin à son périple dans la cour animée. Son Excellence l’héritière semblait toute excitée de recevoir des invités et de leur proposer beaux appartements et atours. Tu la remercias en t’inclinant de nouveau, juste à temps avant de la voir de retourner certainement en direction de ses propres appartements d’un pied léger. Ses gens se dépêchèrent alors de vous entraîner jusque dans vos chambres respectives. La tienne était décorée dans des nuances de rouges et de bleus. Il n’y avait rien de médianais ici, la mode sudéronne aux relents estréventins dominait jusque dans les draps colorés à défaut du blanc terne habituel. Tu profitas avant tout d’un bain que venais de te faire couler Marcella, un bain chaud dans lequel tu t’engouffras difficilement. La chaleur de l’eau piquait les éraflures et autres coupures parsemant tes bras et ton visage. En revanche, le fait d’être ainsi en suspension dans l’eau, eut pour effet de détendre tes muscles et soulager les douleurs dans tes pieds, tes jambes et ton bassin. Tu aurais pu demeurer dans cette eau des heures durant. Le sable et le sel tombèrent au fond de la baignoire et l’eau parfumée proposa à tes sens un moment privilégié. Mais la meilleure sensation fut celle du savon glissant sur ta peau, dans ta barbe et tes cheveux. Cet instant de solitude -car tu avais insisté pour demeurer seul- était incroyablement agréable.

Après le bain, vînt l’habillage. Suivant les conseils des gens à ton service, tu enfilas une tenue d’ici au couleurs vives mais suffisamment ample pour laisser ta peau respirer. S’ensuit ensuite un repas sans fioriture. Tu insistas pour te sustenter seul et sans fioriture : des œufs, une viande rouge, quelques pommes de terre et du fromage suffiront. Il y aura bien assez de banquets à venir, l’important ici était de remplir ton estomac sur la terre ferme en écoutant placidement le chant des oiseaux. En revanche, tu souhaitais partager le dessert avec ton hôte : des fruits et uniquement cela. Des fruits en tout genre dans un jardin, au milieu de l’herbe et des fleurs, sous le feuillage protecteur d’un arbre centenaire. Cette idée enchanta Marcella qui ne manqua pas l’occasion de rapporter ton souhait aux cuisines et à sa maîtresse. Un de ses confrères eut le privilège de te servir de guide jusqu’à un jardin privé au sein duquel il t’aida à t’installer sur un banc en bois, à l’abri de l’astre.

_ Pourriez-vous m’assurer un relatif silence en ce lieu ? Vous seriez bien aimable cher Monsieur.
_ J’y veillerai Votre Honneur.

Tu murmuras un remerciement et ferma les yeux en t’enfouissant le dos contre l’assise, les bras étendus sur elle. Là, en cet instant, tu te laissas submerger par le bonheur et le soulagement.

Catarina ne vit pas le temps passer.

Bien que d'un naturel fort doux, timide et calme, l'héritière ducale se trouvait au cœur de la tempête fébrile qui soulevait le palais de plus en plus fort à mesure que le délai séparant le mariage ducal raccourcissait. Aidée par Dame Adélina, la future mariée -qui devait cependant encore apprendre le fonctionnement de cet organisme tentaculaire- la jeune fille avait tout naturellement pris en charge les détails d'ordre "ménager" qui incombaient à son sexe.

Ainsi, à peine rentrée au palais, elle fut immédiatement happée par la cuisinière en second qui ne voulait plus travailler avec une aide employée pour l'occasion. Deux valets étaient malades et on ne savait s'ils seraient sur pieds pour le service du mariage, et elle fut contrainte de déjeuner à sa table de travail, en compagnie de l'Intendant, avec qui elle discutait activement des réserves de bière, et des tonneaux que l'on pouvait mettre en perce pour que la populace puisse festoyer avec eux.
Elle se régala avec frugalité d'un exquis plat de petits poissons frais, dont la chair rose et tendre était réhaussée d'une sauce aux herbes parfaitement assaisonnés. Des petits fromages épicés au miel, assortis d'une brioche fourrée aux amandes vinrent compléter un repas léger, qu'elle s'apprêtait à terminer par un met sucré dont la cuisine avait le secret qu'une servante - n'était-elle pas au service du Baron de Missède ? - fit irruption, avant de murmurer quelques mots à l'oreille de sa dame de compagnie.

L'invitation ne la surprit pas outre mesure, et elle se redressa avec un sourire, les yeux tournés en direction de l'Intendant.

- "Fournissez-moi le nombre de tonneaux d'hydromel et de bière que nous avons en réserve, mais je pense qu'il vaudrait peut-être mieux acheter de l'alcool auprès des tavernes de Soltariel, et des villes voisines. J'aimerai que chacun, du plus humble au plus riche, puisse souhaiter lever leur verre en l'honneur de mon père. Je songeais à autoriser l'usage de la chasse durant une journée, afin que le peuple puisse se fournir librement en viande, mais il faut demander l'accord de Père pour cela.
- Sans compter, votre Altesse Ducale, qu'il n'est pas sage de creuser trop nos réserves de nourriture avant l'hiver. Bien que le poisson soit en suffisance toute l'année, nous devons rester prudent quant aux greniers de la cité.
- C'est bien pour cela que je n'en fait ouvrir aucun, ne vous inquiétez pas, messire Intendant. Faites-moi parvenir votre rapport dès cet après-midi si possible, je vous prie."

Elle répondit à sa révérence par un signe de tête poli et humble, avant de se diriger en direction des jardins privés où semblait l'attendre le Sieur Gaël de Laval. A dire vrai, elle était curieuse cet homme beau et bien fait, qui semblait avoir vécu de grandes aventures sur l'eau, mais aussi à travers les conflits qui avaient parcourus la Péninsule, et ce fut d'un pas un peu intimidé qu'elle s'aventura en plein soleil, sur les allées de terres recouvertes de bruyère parfumé, avant de parvenir au banc où l'attendait le seigneur. Une coupe de fruits était placée à côté de lui, et elle inclina à nouveau sa tête à son encontre, avec politesse, tandis que sa fidèle Ginevra s'installait sur un tabouret, et que son garde du corps personnel se plaçait en retrait.

- "Messire de Laval, j'espère que vous avez pu vous reposer. Vos appartements sont-ils à votre goût ?"

Avec simplicité, elle vint s'asseoir à son tour sur le banc, ses yeux d'azur plantés dans ceux de son interlocuteur, emplis de curiosité et de bienveillance.

- "Je vous remercie pour votre invitation impromptue. Je dois avouer que j'ai été surprise."

Tu n’aspirais qu’à la paix depuis avoir quitté le royaume de la Voilée. En ce lieu, elle semblait dominer et se jouait du silence grâce aux chants des oiseaux et aux bruissements des feuilles et des branches sous une très légère brise. Celle-ci ne sentait pas le sel. Etrange pour une ville construite sur l’eau mais peut-être trop éloignée du rivage. Ou bien était-ce un vent en provenance des terres, portant avec lui les arômes des champs et des bois ? Tes yeux sont clos, tes lèvres entrouvertes et ta respiration lente, maitrisée, gonflait tes joues à chaque expiration. Tu te sentais bien, tu te sentais mieux. La panière de fruit est déjà entamée à l’approche de l’héritière. Ses pas passèrent inaperçus mais pas ceux du garde en armure. Le cliquettement de l’acier, la cadence militaire, la lourdeur des pas ne pouvaient te tromper. Alors qu’ils étaient encore à plus d’une dizaine de mètres, tu ouvris les yeux et te mis sur pied d’une façon un peu lourdaude. Visiblement le coup reçu dans la poitrine n’était pas totalement guéri.

_ Votre Altesse.

L’Etiquette imposa une courbette. Celle-ci te permis de cacher la grimace provoquée par la compression de ta cage thoracique et c’est un sourire tragique, douloureux, qui est proposé à la Sudéronne.

_ Votre palais est impressionnant et mes appartements me comblent de joie. Je suis conquis par leur raffinement, leur exposition et les meubles qui les habitent.

C’était vrai. Absolument vrai. Ce luxe était proche de celui affiché par les Princes d’Estrévent à ceci près que l’extravagant n’avait pas sa place en Péninsule. Chaque boiserie, chaque vase, chaque dessin de ce palais ducal était pensé pour se fondre dans son environnement, il s’agissait d’un ensemble. Un ensemble luxueux certes, mais qui n’était pas outrancier pour l’initié. Beaurivages et Chiard ne peuvent prétendre à la richesse du Soltar, même la riche Missède peut sembler terne en comparaison. Cette ville et ce palais surent conquérir ta contemplation. Vous vous asseyez ensemble côte à côte.

_ Surprise que je saisisse l’opportunité de vous revoir que vous m’offriez à mon arrivée ?

Cette fois, le sourire est franc et instinctif, libérant même un petit rire semblable à un soufflement de narines. Tu te saisis du panier pour lui proposer un fruit. Un panier entamé certes mais peu entamé, les crevasses formées par le manquement de quelques fruits étaient visibles mais pas choquantes.

_ J’espère que vous ne m’en voudrez pas d’avoir piqué quelques fruits. Je n’ai pu résister à tant d’exotisme. Rendez-vous compte, c’est la première fois que je pose mes yeux sur votre pays.

Et cela fait bien des années que tu n’as plus posé tes yeux sur la fraîcheur d’une jeune noble à la peau laiteuse et traits finement dessinés. Il y avait en elle cette grâce d’une Maison glorieuse mais également la beauté que seuls les Dieux se décident à doter les mortels. Pourtant, ton regard ne paraissait pas outrancier, glissant de ses yeux à ses lèvres et revenant aux premiers pour ne plus s’en détacher. Les habitudes de l’adolescent courtisant la moindre rivegeoise au sang un tant soit peu noble refit surface avec le plus grand naturel.

_ … Et croyez bien que ne me lasse d’aucune seconde passée en ces terres.

Le sourire douloureux de son invité n'échappa pas à la jeune fille, qui pencha sa tête, les yeux emplis de compassion pour cet homme que la vie ne semblait pas avoir épargné. Sa traversée n'avait pas dû être de tout repos également, car elle gardait à l'esprit les voiles déchirées, le bateau délabré et les hommes dépenaillés qui avaient été escortés, pour la plupart, au château pour s'y reposer un peu.

Néanmoins, elle garda le silence pour l'instant. Le sieur de Laval était un homme charmant et civilisé, qui profitait de leurs premiers instants pour lui faire l'éloge de leur palais et de son logis, avant de s'installer à ses côtés. La jeune noble ne pouvait nier qu'il était charmant et bien fait, et elle baissa les yeux avec modestie, avec un petit rire discret et ténu, tandis qu'il lui faisait habilement remarquer qu'elle-même avait déjà offert de le revoir rapidement.
Bien loin de s'offusquer de ces propos quelques peu taquins - un peu insolents lorsqu'il s'agissait de la fille d'un duc - la damoiselle répondit rapidement, sur un ton léger.

- "Je ne croyais pas vous revoir avant la fin de l'après-midi, cher seigneur. Vous me sembliez fatigué de vos épreuves, mais je vois que vous n'êtes pas homme à vous laisser abattre. Il est vrai que les herbes revigorantes que les serviteurs ajoutent parfois au bain aide le corps à se délasser. En tout cas, je veux que vous sachiez que vous êtes ici chez vous durant votre séjour, donc servez-vous autant qu'il vous plaira. Les mangues sont particulièrement délicieuses, et malgré le début de l'automne, elles sont encore fraiches et sucrées."

Catarina se sentait en paix dans ce petit jardin privatif, où elle autorisait ses serviteurs personnels à profiter de leurs instants chômés ; et alors que son interlocuteur ne la quittait pas du regard, elle lui tendit un fruit charnu à la peau rouge et vert et à la texture ferme, sans véritablement s'apercevoir du jeu de séduction auquel s'adonnait le seigneur de Laval.

- "Je suis heureuse, en tout cas, que vous vous plaisiez à Soltariel. C'est un endroit merveilleux béni des faveurs de Néera et de Tyra, où j'espère que votre épouse nous rendra visite un jour. J'espère qu'elle se porte bien malgré votre absence ? Il a dû beaucoup lui en coûter de vous laisser faire la route seul... Bien que cela paraisse une bonne idée, au vue de ce long trajet. D'ailleurs, j'espère que vous me pardonnerez ma curiosité, mais je n'ai pu m'empêcher de remarquer l'état de votre navire, et de vos hommes. Avez-vous besoin de soins supplémentaires ? Avez-vous essuyé des tempêtes virulentes ?"

Dans ses yeux d'azur, nul calcul ne pouvait s'y lire. Elle avait joint ses mains sur ses genoux, avec simplicité, et dardait sur Gaël un regard curieux et emplis de soucis.
Il était affreux que le mariage de son père soit tâché du sang des innocents qui avaient dû batailler contre les éléments - bien que par la grâce de Tyra, la plupart semblait avoir survécu.

C'était peut-être l'essentiel - mais la jeune héritière ne manquerait pas de prier pour l'âme des défunts, envers qui elle ressentait beaucoup de compassion. Peu importait qu'ils lui soient inconnus : aucune famille ne méritait de perdre un père ou un mari, après tout, et aucune classe sociale n'y changeait rien.

Tu l’écoutais en silence, croquant dans la mangue et fermant les yeux au moment de déguster son nectar. Autour de toi, la nature amorçait ce qui serait bientôt un profond sommeil, une torpeur hivernale aux maigres couleurs et aux trop rares odeurs. Saisissant un tissu d’un geste noble, tu y déposes le sucre et le jus qui avaient pris d’assaut tes doigts. Catarina conclu en déposant ses mains sur ses genoux et chercha tes yeux similaires aux siens dans l’attente d’une réponse à ses questions. En évoquant une potentielle tempête, ta mâchoire se crispa et l’image des damnés s’imposa à toi. Ces corps décharnés, ornés de coquillages et créatures visqueuses, revenus à la vie par un quelconque maléfice ou par la volonté de la Voilée. Un frisson parcourra ton corps.

_ Il s’agissait de la brume sévissant sur nos côtes. Une nappe de brouillard allant et venant sans crier gare, enveloppant les rivages et les villages. En se dissipant, elle ne laisse derrière elle que le silence.

Le silence et de mystérieuses traces de pas sur les plages. Le silence et la mort, des hameaux fantômes dont on pouvait entendre l’écho des jeux d’enfants. Voilà un an que cette Brum grignote l’Olienne et hante l’Eris, tu ne doutais pas que ton interlocutrice ait conscience de ce mystère. Pourtant tu n’avais ouïe quelconque action menée par le duché pour comprendre ce qui se cachait au large de leurs côtes.

_ Nous avons quitté Beaurivages il y a cinq ennéades de cela et nous n’avons trouvé que le calme durant les premiers jours. Puis nous l’avons vu, suivi, guetté durant des jours, cherchant à percer son secret de l’extérieur. A Léliande, j’ai rencontré un fidèle d’Othar, un colosse à la peau halée par l’astre, lequel nous a secondé dans notre quête. Nous avons finalement trouvé le courage de pénétrer cette brume pour n’y trouver qu’abominations, mort et damnation divine.

Des damnés et d’abjectes créatures, tout droit sorties d’un cauchemar. Elles auraient pu être le fruit d’expériences interdites de la part des Drows que cela ne t’aurait pas étonné outre mesure. Était-ce un avant-goût de ce qui nous attendait après la mort ? Un avant-goût du véritable royaume de Tyra, celui qui se cache de tes yeux mortels ? En disant ces mots, ton regard fuyait, cherchant tour à tour le sol, le panier de fruit ou la cime des arbres devant vous. Puis tu trouvas de nouveau le courage de considérer l’héritière.

_ Je remercie Néera, nôtre Mère d’en être ressorti vivant.

Néera et Tyra. Tu ne savais trop quoi en penser, était-ce une manœuvre avortée de la Voilée pour saisir vos vies ou un trivial combat pour votre survie sans aucune intervention divine quelle qu’elle fusse… A l’exception de la force de l’Otharite, significative et belle et bien réelle. Tu ne saurais dire.

_ Ne vous y méprenez pas, nous avons levé l’encre avec la ferme intention de faire parler le fer. J’y ai envoyé une bonne partie de ma flotte de guerre et de nombreux soldats de métiers et chevaliers. Nous comptions mettre fin à ce maléfice puis poursuivre notre route jusqu’à Soltariel pour honorer l’invitation de votre père.

Le combat était voulu, recherché, provoqué, tu en portais la responsabilité et devais donc assumer les nombreuses vies perdues. Etait-ce pour autant une victoire ? Rien n’était moins sûr et l’avenir te diras si cette escapade était réussie ou un lamentable coup d’épée dans l’eau ne débouchant sur rien de concret. Cette idée te fit grimacer et tu te mis en tête de conclure sur quelque chose de moins… noir.

_ Cela ne représente pas grand-chose, mais ce lieu dégage une sérénité rendant aisé l’accès à la paix après ces jours mouvementés. Le calme, la brise, des frondaisons me protégeant de la lumière et quelques fruits partagés en auguste compagnie. Un tableau simple mais agréable.

Catarina observait paisiblement son interlocuteur, et son cœur tendre et idéaliste se serra, tandis qu'elle l'entendait décrire dans des termes édulcorés ce qu'il avait dû vivre dans la Brume. Elle en avait déjà entendu parler par l'entremise de ses précepteurs, et suivit le récit de Gaël, la bouche entrouverte et les yeux attentifs, les mains toujours sur ses genoux.

Elle était particulièrement impressionnée par la vaillance dont il avait fait preuve, et par sa détermination à percer ce terrible secret ; et acquiesça lentement à ses propos, tandis qu'il concluait en remerciant la Mère d'en être ressorti vivant.
La princesse ducale se demanda brièvement si véritablement la Brume, et plus généralement l'Afflux, était une épreuve envoyée par les Dieux pour les éprouver. Pour quelle autre raison des monstres sèmeraient-ils la terreur partout dans le monde ?

Elle offrit, à nouveau, un doux sourire au noble missédien, plus admiratif et plus franc encore, comme pour saluer le courage et la dévotion dont il faisait preuve. Il réunissait tant de qualités indispensables à un chevalier, et se rappela, un peu tard, qu'il avait la réputation d'un fervent pentien.

- "Je suis heureuse si ce lieu vous apaise, messire. Je ne peux qu'imaginer ce que vous avez enduré, et j'admire tout autant votre courage que la puissance de votre Foi. Je me demande parfois la raison de l'apparition de l'Afflux, pourquoi les Dieux ont-ils décidé de nous imposer ces épreuves, surtout envers des populations innocentes. En tout cas, je vous remercie de votre noblesse de Souffle, car cela n'a dû être une mince entreprise."

La fille du duc Adriano piocha un fruit dans la corbeille, tout en réfléchissant. La présence du culte d'Othar sur place semblait parfaitement logique ; néanmoins, elle aurait été désireuse de remercier publiquement le religieux pour son aide.
Ne devraient-ils pas organiser une prière publique à Soltariel, une grande fête religieuse pour célébrer les héros qui avaient affronté la brume ? Cela permettrait sûrement de recruter d'autres volontaires pour s'assurer qu'elle ne reviendrait pas ; et peut-être, de purifier les terres de Soltariel d'une autre monstruosité.
D'ailleurs, pourquoi s'arrêter au duché ? Toutes les terres de la Péninsule ne méritaient-elles pas la paix ?

- "Vous parliez d'un fidèle d'Othar ? Figurez-vous que j'ai croisé la route d'un Hérault d'Othar il y a quelques ennéades, le sieur Michail. Un homme à la Foi pure comme une flamme vive, si vous voulez mon avis... Vous l'apprécieriez, je pense. Il est à la courageux, redoutable, mais étonnamment, d'une grande compassion. J'ai beaucoup appris de lui. ...Il me vient une idée, que vous trouverez peut-être bête ou idéaliste, mais... N'y aurait pas le moyen de nous entraider concernant ces abominations ? La Foi me commande de ne pas vous laisser seul au-devant du danger.... et cela pourrait profiter à nos populations."

Catarina était consciente de ne pas avoir réfléchi longtemps à la question, et qu'il était certainement un peu prématuré d'en parler ; mais elle était si inexpérimenté que sa sincérité était complète.
Il y avait quelque de beau et de bon à créer ; et elle ne regrettait certes pas d'avoir émis cette proposition.

La jeune fille avait baissé la tête.

Les propos de son interlocuteur n'étaient que trop vrais - mais si Langehack avait pu s'égarer sur le sentier des préceptes du culte Pentien, Soltariel n'était pas exempte de son lot de péchés. Elle-même était au courant des désires et des machinations de son père, et elle avait éprouvé l'envie de le seconder, de l'aider dans l'entreprise de déposer la Marquise de Langehack. Mais bien que cette dernière le méritât si elle se trouvait réellement une hérétique, Catarina se demandait si ce n'était pas criminel de tenter de prendre sa place, de chercher à avoir toujours plus d'or, de terres, en lieu et place de la lignée de cette âme égarée .

Il lui était impossible d'en parler au seigneur de Laval. Bien qu'elle ne pouvait le soupçonner d'être un adorateur de la Secte Draconique qui avait massacré la malheureuse Comtesse de Sybrondil ainsi que ses enfants, car il était d'une lignée bénie de Néera, il était légitime qu'il prenne parti pour sa suzeraine, qu'il se montre loyal - car elle n'avait jamais vu aucune preuve des dires de son père.

En attendant, il était clair que son invité était de bon conseil, et, tout en laissant sa dame de compagnie lui couper des quartiers de fruits, reprit la parole d'une voix douce. Il était étonnant que cet inconnu se montre du côté des Elfes, lui conseillant de s'intéresser à eux et à leur culture, chose qui était pratiquement inconnue aux yeux de la princesse héritière ducale.

- "Je suis bien d'accord avec vous sur le fait que la Péninsule, dans son ensemble, ne saurait comprendre ce que les autres races ont à nous apporter. Hélas, la différence de culture et de façon de pensée doit être importante, mais votre conseil est sage. Peut-être ont-ils des réponses que nous ne soupçonnons pas : leur savoir est ancien et doit moins se déliter que le nôtre, qui court le risque de se morceler ou de se corrompre à chacun de nos morts. Quant à Langehack, je vous prie de ne pas trop vous conspuer. Moi la première, j'ai été élevée dans l'ambition et la crainte des conspirations, et cette terre bénie des dieux est également parcourue par tous les défauts inhérents à la personnalité humaine."

Elle ne pouvait suivre son père dans la voie de l'immoralité. Bien sûr, la loyale enfant qu'elle était ne baisserait pas les bras face à Prudence de Langehack ; mais elle pourrait pas l'épauler à détruire une lignée sur lequel ils n'avaient aucun droit, et à prendre leur place.

- "Je vous remercie de votre conseil, bien qu'il soit inattendu. Messire, j'aimerai vous poser une question, mais je crains qu'elle ne vous semble impertinente. Je vous en prie, soyez indulgent envers la jeune fille inexpérimentée que je suis... Mais je m'inquiète de l'alliance que mon père va former avec la Dame Adélina de Lourbier. Voilà quelques ennéades que je la connais, mais je ne comprends toujours pas le conflit qui l'oppose à la Marquise de Langehack. Par hasard, en sauriez-vous quelque chose que vous puissiez me communiquer ? Je ne désire ni la guerre, ni l'hostilité envers votre suzeraine... mais il me faut des éléments de réponse afin de tenter de trouver un moyen de médiation."

Catarina rajusta sa coiffure d'une main discrète, avant de remercier sa dame de compagnie qui lui tendait un morceau de son fruit préféré, qu'elle commença à grignoter distraitement.
Et reprit la parole, les joues rougies par une gêne sincère.

- "Oubliez donc cette question, elle est trop politique. Vous avez fait un si long voyage et subit tant d'épreuves, et voilà que je vous harcèle à mon tour ! Combien de temps comptez-vous rester au château ?"

Comme les rapports humains étaient-ils plus compliqués à la Cour ; mais les enjeux étaient élevés, car chacun se trouvait harassés de lourdes responsabilités. C'était le fardeau que les Dieux leur avait octroyés, et il fallait simplement s'en montrer aussi digne que possible.

Les yeux de la jeune fille s'assombrirent brièvement.

L'arrivée d'Adélina à Soltariel dénotait, au contraire, un futur bien agité. Elle comprenait enfin qu'il avait été ourdi déjà en réaction aux attaques des Sectateurs Draconiques qui avaient attaqués feu sa belle-mère et ses petits frères et sœurs, en manquant de peu de la catapulter duchesse à un âge trop tendre pour faire son devoir ; et que le mariage de la veuve laissée par la Marquise leur offrait des ressources précieuses dans la bataille qui s'ensuivrait inévitablement.

Comment la Marquise Prudence ne pourrait-elle pas réagir alors que la famille qu'elle avait désiré décimer s'alliait à la femme dont elle avait assassiné l'époux ?

De leur côté, comment ne pas désirer venger le Champion de Néera, assassiné par une hérétique dévouée à des idoles ? Pour autant, Catarina ne désirait pas étendre leur domaine. Même si elle désirait demeurer fidèle à son père, et qu'elle accomplirait ses ordres avec obéissance, elle ne pouvait se trouver moralement en accord avec ce qui se tramait : le marquisat devrait revenir à un héritier lointain de la Marquise, voir... à la famille de son interlocuteur, car son épouse n'était autre que la véritable Marquise, celle qui avait abdiqué pour devenir prêtresse, et se consacrer aux Dieux. Ses descendants avaient plus de droits que les autres à se retrouver sur le trône marquisal - ce que personne ne pouvait nier.

Elle n'avait aucun doute sur la ferveur religieuse de son interlocuteur, sur son intégrité et sur son ambition de maintenir la paix ; et ses joues rougirent d'une honte inextinguible, tandis qu'elle fixait le regard franc de ce dernier.

Comment pouvaient-ils ourdir la vilénie d'étendre leur domaine, sous prétexte d'une dirigeante indigne ?

- "Je vous promets de faire de mon mieux dans ce but, messire Gaël. Vous n'avez que la parole d'une jeune fille sincère, mais sachez que je ne désire que la paix et la prospérité de nos deux duchés, baigné de la lumière du Culte Pentien. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir dans ce but."

Elle avait conscience qu'elle laissait la menace planer dans l'ombre de ce qu'elle ne pouvait jurer, mais le mensonge lui était encore difficile, presque inconnu - et qu'elle se savait également soumise au devoir filial.
En réalité, la vérité lui brûlait la langue. La jeune héritière aurait aimé requérir son avis et son aide, mais elle s'osait pas.
Et si, ce faisant, elle hâtait une guerre qu'elle désirait éviter à tout prix ? Jamais la damoiselle n'aurait dû ouvrir sa langue, et elle ne put s'empêcher de soupirer.

Décidément, elle ne serait pas aussi bonne souveraine que son père, car elle se trouvait maladroite et stupide.

- "Par ailleurs, je sais bien que vous vous trouvez fort occupé. Cependant, je désire organiser, avec l'accord du Culte Pentien en présence à Soltariel, organiser une grande journée de prière et de liesse, pour célébrer votre courage face à l'Afflux. Nous avons bien besoin de volontaires, et nous pourrions receuillir des fonds pour financer des armes et des vivres, afin de contrer le prochain fléau. Me donneriez-vous votre accord afin qu'à défaut de votre présence, si vous vous trouvez déjà parti, nous citions vos Hauts-Faits ? J'aimerai démontrer au peuple et à la noblesse présente que l'Afflux n'est pas une question géographique, que nous devons tous participer. D'ailleurs... cela me semblerait intéressant de créer un Ordre qui ne serait dédié qu'à la défense de l'Afflux... S'il serait Péninsulaire au début, petit à petit, nous pourrions peut-être rallier les Elfes et les Nains à notre combat..."

Ses yeux d'azur s'illuminèrent sous son idée. N'étais-ce pas pas une merveilleuse idée ? Dans un sens, il était également question de se racheter aux yeux de Néera, mais également une manière d'obéir au Roy tout en pensant aux intérêts du plus grand nombre.
Si elle ne s'était pas consacré au culte de Néera ou de Tyra, c'était bien par désir ardent de mieux se consacrer au peuple - et Catarina comptait bien user de sa position de son mieux, afin de répandre la paix et la prospérité sur son passage.

Un vœu pieux probablement ; mais les Souffles de bonne volonté trouveraient le salut après leur mort.

- "Qu'en pensez-vous, messire Gaël ? Croyez-vous cela possible ?"

La jeune fille déglutit intérieurement. En effet, elle prenait la pleine mesure de cette responsabilité, et ce d'autant plus qu'elle siégeait au Conseil de Soltariel depuis peu. Il disait n'avoir aucune inquiétude - mais la réalité était toute autre, car la menace planait sur Langehack, aussi réelles qu'étaient les allégations de son père concernant la Marquise Prudence.

De plus, il était évident à tous - son interlocuteur également, probablement plus qu'elle encore - qu'elle n'avait pas beaucoup de pouvoir actuellement, sans même parler du fait qu'il était plus que probable qu'elle n'hérite jamais du trône ducal. Néanmoins, elle était la fille du Duc Adriano. Si elle parlait à sa future belle-mère ou lui en parlait en privé, sans doute pourrait-elle le faire changer d'avis...

Secouant doucement sa tête, Catarina dédia un sourire amusé à son interlocuteur. Malgré son jeune âge, la Damoiselle Soltarii n'était pas dupe de la réponse du seigneur de Laval, prononcée probablement tout à la fois pour lui faire plaisir, et sans doute, lui faire bien comprendre que le poids de la guerre ou de la paix lui reviendrait un jour.

- "Votre Honneur, bien que les responsabilités d'un Duc soient immenses, car il doit juger et assumer les actes de ses vassaux, je sais bien qu'un Baron est seigneur sur ses terres, et qu'il sera probablement plus au fait de ce qui s'y passe que son suzerain. Certes, mon père gouverne avec sagacité les terres de Soltariel, mais je pense que ce sont nos barons et nos comtes qui écrivent réellement l'avenir. Sans leurs rapports et leurs impôts, il serait plus difficile au Duc, ou à la Marquise d'accomplir son devoir envers l'ensemble de ses terres. Je vous en prie, ne vous dévalorisez pas... je connais le choix de votre épouse, et je sais qu'elle change l'avenir de vos gens, tout comme vous devez le faire, vous aussi, au quotidien."

La suite du discours de Gaël l'intrigua plus. Il n'était pas question de l'imposer sur leurs terres, ni de simplement encourager des vassaux à envoyer des hommes patrouiller le long des côtes - ce qui devait déjà être fait.
Mais si elle ne parvenait pas à convaincre un simple baron de l'utilité d'une telle organisation, qui pourrait-elle ranger à son avis ?

- "Vous avez dû vous méprendre, monseigneur. Je ne vous demande pas de vous impliquer, mais il me semble qu'il est important d'honorer les Dieux qui ont guidés vos bras. Si j'organise, avec l'accord du clergé, une journée de prières publiques, c'est principalement pour galvaniser la population et lui offrir du réconfort face aux dangers de l'Afflux, en leur offrant l'exemple de votre bravoure. De même, je ne réclame pas que vous soyez à la tête de l'organisation que je projette de mettre en place, si mon père l'approuve, bien que je serai heureuse de vous voir en faire parti. Je ne suis pas une combattante, mais j'aimerai apporter également ma contribution à l'effort contre ces monstres effroyables qui terrorisent le peuple."

Catarina avait conscience qu'elle ne pouvait pas faire grand-chose. Bien qu'étant la fille d'Adriano, elle avait peu de pouvoir - et bien qu'elle sache déjà s'occuper d'une maison, ce qui n'était sans doute pas rien à son âge, la jeune suderonne se sentait frustrée de ne pas se trouver en mesure de faire mieux, de faire plus. Elle était corps et âme dévouée à Soltariel, mais également désireuse d'oeuvrer pour la sécurité de chacun, si cela pouvait se trouver possible un jour.
Etais-ce la preuve de sa naïveté, sinon de sa stupidité ? Elle ne pourrait sûrement que poser l'ébauche d'un tel projet sa vie durant ; mais il lui était précieux de se consacrer aux autres, en profitant de l'once de pouvoir qui lui était accordé pour agir.

- "Cela mettra énormément de temps à se mettre en place, car je dois trouver des fonds pour cela, mais... Cela me tient à cœur. Je suis sûre qu'avec une meilleure organisation, nous pourrions surmonter cette terrible épreuve que les Dieux nous imposent, tous ensemble."

Le rouge lui monta aux joues. Elle se rendait compte à quel point ses propos étaient certainement vaniteux, et elle pouffa de rire à son tour, en secouant la tête. Ce pauvre homme était condamné à l'écouter alors que rien n'était concret, ni même écrit !

- "Enfin, vous avez raison, ce n'est pas d'actualité, et cela ne le sera pas avant longtemps. De plus, je comprends aisément que vous ayez envie de rentrer chez vous. Votre foyer doit vous manquer... Pour vous distraire, j'ai pensé vous inviter à une chasse que l'on donnera demain, afin de ramener du gibier pour le banquet. Comme il me semble que le symbole de votre famille est le gerfaut, nous pourrions vous trouver un oiseau ? J'aimerai vous présenter le mien... Il est si beau et digne que je ne peux passer une journée sans venir le voir. "

Elle se doutait qu'il avait sans aucun doute ses préoccupations ; mais son devoir était d'orienter la conversation sur des sujets légers, qui puisse le distraire en cette ennéade festive, et qui l'aide à oublier cette terrible bourde qui pouvait coûter fort cher à son père.

La demoiselle disait vrai, le vaste et complexe tissu vassalique du royaume repose sur la base de myriades de seigneurs avant même de songer aux comtes ni aux ducs. Ce sont d’ailleurs les plus hauts placés qui sont les moins à envier car équilibristes sur un fil tendu entre le Roy et leurs plus ou moins loyaux seigneurs. Si demain la majorité des sires soltarii venaient à contester l’autorité des Alcacio, ceux-ci perdraient tout à la fois leur rente et la majorité de leur soldatesque. Pire encore, toute déception royale jetterait l’opprobre et condamnerait l’avenir de leur maison. Ainsi, les grands pairs de ce royaume jouent bien plus les médiateurs et les équilibristes que les barons et seigneurs bien plus protégés par les strasses vassaliques.

_ En ces circonstances, c’est avec plaisir que j’accepte votre invitation.

Voilà une façon de se faire voir sans se mettre en avant et ainsi préserver un semblant d’humilité, valeur importante dans une société péninsulaire dévorée par l’ambition. Le pieux discours de l’héritière te fascinais. Tu retrouvais le comportement de Linaëlle dans ses réflexions et posas instinctivement ta main droite sur le cœur quand elle évoqua l’épreuve des Dieux.

_ Votre piété vous honore Altesse. Poursuivez sur cette voie et le Bien émanera de chacune de vos actions.

Le rire de l’héritière était communicatif et tu ne manquas pas de noter la tendance au pourpre que prenaient ses joues. La situation semblait d’un coup légèrement plus tendancieux et tu te repris en te redressant sur ce banc, émis un toussotement de circonstance et conclus sur un sourire tout à fait convenu pour marquer une fausse neutralité à l’égard de la jeune femme. L’attention que porta Catarina à ta famille, à la chasse et au gerfaut était inattendue et tu fus surpris… positivement ! L’idée d’une chasse était plaisante et il était hors de question qu’une Soltarii ne se découvre meilleure chasseuse qu’un héritier de la maison du gerfaut. Le sursaut masculin de prouver sa valeur survînt en toi et tu portas un regard farceur sur la dame.

_ Oh quelle agréable idée ! Je vous suis avec grand plaisir, cela fait longtemps que je n’ai plus chassé avec un compagnon à plumes.

Tu te levas non sans contracter tes épaules pour retenir un étirement et vous échangiez quelques mots pour déterminer où et quand vous vous retrouverez pour vous élancer à l'assaut du bois.