Le cœur de Méca (Caleb)

Début de la cinquième ennéade de Favrius,
An 21 du Cycle XI,
Méca.

Entre les murs de cette bâtisse bien gardée, c’est là que se trouve le cœur de la piraterie. C’est sous ce toit que s’organisent les plus puissants forbans de Méca afin de maintenir à flot leur mode vie et cette cité déchirée par les ambitions. Et c’est bel et bien là que Caleb est invité. Dans cette pièce, autour de cette longue table magnifiquement ouvragée, se tient l’un de ces Seigneurs Pirates dont la place est convoitée avec tant d’ardeur par nombre de rats des mers. Hugon, qui fut surnommé le Dingue voilà bien des années auparavant pour son audace déraisonnable. Il passe sa main dans sa barbe sombre tout en étudiant les cartes nautiques sous ses yeux lorsque l’invité du jour est annoncé.

- Le fameux Rokvenha. S'exclame-t-il d'une voix forte bien qu'il soit toujours penché sur la table, le regard dressé vers le pirate alors qu’un sourire presque carnassier se dessine sur visage. Le fidèle de la Médée... Mais surtout l’homme de la Brume. Le forban se redresse et écarte les bras dans un air triomphal. Soit le bienvenu ! Tu pardonneras la qualité de la réception, c’est que nous avons peu de temps pour nous retrouver tous et avons malheureusement fort à faire.

Le Seigneur Pirate désigne d’un geste las les cartes nautiques sur lesquelles sont posées de bateaux de bois aux couleurs diverses. Il contourne la table dans un soupir et approche du Rokvenha, arrivé à sa hauteur, il pose son derrière la table et tire une pipe ainsi qu’une blague à tabac de son manteau de cuir.

- Alors, parait que t’as une histoire capable de faire frémir la barbe d’Hugon le Dingue ? Demande-t-il dans un sourire curieux tandis que le quarantenaire bourre sa pipe de tabac. C'est que t'es le premier à revenir en seul morceau. À revenir tout court à bien y réfléchir.

Le pas lent et néanmoins confiant, Le Rokvenha traverse les couloirs d’un air satisfait et fier. Il est l’invité des Seigneurs aujourd’hui et par conséquent, il est quelqu’un d’important en cet instant. Le capitaine salue quiconque croise sa route car ils sont pour la plupart d’influents marins et de chevronnés lieutenants qui pourraient être de potentiels alliés dans un futur plus ou moins proche, du moins, il l’espérait.

Accueilli par Hugon le Dingue en personne dans la salle du Conseil, Rokvenha sent monter en lui une étrange sensation, comme celle des grands moments. Son regard détaille la pièce et la somptueuse table sur laquelle les cartes nautiques y sont entassées. Pris de curiosité, il se laisse même aller à observer plus en détail les petits bateaux de bois et leurs dispositions.

Enfin, quand Hugon se redresse et l’appelle, il reporte son attention sur lui, souriant. Sa main droite se plaque contre son torse dans un signe de respect et sa tête s’incline brièvement. Rokvenha n’a aucune raison d’être l’individu insolent qu’il est habituellement, il en serait perdant, non, il se contente d’être un Grand parmi les Grands et c’est déjà bien assez pour ses épaules.

“T’as oublié tant d’aut’ noms qui m’sont donnés Hugon héhé…” Il sourit d’un air taquin en retour. “J’serai bien mal v’nu d’pas êt’ honoré d’êt’ déjà en c’lieu là.. J’te r’mercie toi et les aut’ d’m’y avoir invité.”

Lentement, il fait le tour de la table et continue d’observer les cartes et les différents éléments qui s’y trouvent. Écoutant toujours le Seigneur d’une oreille attentive, il remarque que ce dernier semble impatient d’entendre les récits de ses aventures, il n’en demandait pas tant si promptement.

“Aye, aye Hugon…” Il pivote vers l’homme en question. “J’vois qu’les Grands d’la Méca perdent pas leur temps et j’le comprend, en c’cas, j’vais en faire tout autant…”

Sa main se détache de son corps et ose survoler la carte, ses doigts s’agitent comme à la recherche de quelque chose. Finalement, il se saisit d’un petit bateau de couleur distinctes à ceux des représentations mécanes et le positionne sur l’île des forbans.

“Comme t’l’as dit, j’suis allé à l’Brume aye…” Le bateau de bois descend alors sur la carte, sur une position au Sud-Ouest de son origine. “Là-d’dans, on a vogué presque à l’aveug’ pendant bien… Une dizaine d’jours, aye, on y voyait pas à plus d’dix met’ d’vant nous. Mais si tu t’demandes pourquoi aucun d’nos navires a pu faire ça bien avant, l’réponse et simp’ …” Il relève un œil vers le Seigneur. “L’Wagyl veille dans l’Brume, on a vu ses yeux, ses écailles rôder ci et là autour du bout’.” Il renifle, son visage transpire la sincérité, un mensonge bien pensé et réfléchi, qui avait peut-être un fond de vérité, après tout, il n’avait rien vu dans l’épais brouillard et il se pourrait bien que la créature y réside réellement.

Soudain, il relève le bateau et cherche du regard sur la carte, une grimace défigure son visage un bref instant et dans un geste lent dépose le navire à l’extrême Est, hors de la carte connue des mécans. “Et après not’ errance on s’est r’trouvé là, Holimon, ça t’parle Hugon ? Les eaux d’la Mer du Nord, les Elfes…?” Il sourit de nouveau, sachant fort bien que son interlocuteur n’aurait pas de réponse à ces questions. Avant même que le Seigneur ne réplique, le corsaire se redresse et glisse sa main dans son manteau extirpant deux objets, l’un après l’autre, qu’il dispose sur la table.

Le premier est un bloc de glace, froid, qui ne semble pas avoir fondu même dans la chaude poche. “Ca c’est l’coeur d’un des bestiaux qu’on a ram’né d’là-bas, des genres d’poiscaille-chat qui balancent d’la glace et qui t’paralyse avec leur salive…” Il feint le dégoût pour appuyer ses propos, puis ensuite, le clepsydre. “Et ça, c’est un cadeau qu’m’a fait Nemmiro, un des Elfes d’Holimon qui nous a r’ccueilli pour nous aider avant d’reprend’ la mer. Ça indique l’temps qui passe, j’sais pas trop comment ça marche, mais ça fonctionne bien. ” Autant, le cœur est facilement accessible par Hugon, autant le clepsydre reste proche de la main du Rokvenha, ne voulant pas se le faire dérober.

Finalement, il regarde ensuite la carte nautique devant lui. Son choix de navire en bois n’a pas été fait sans idée. Il avait une couleur bien différente de celles octroyées aux différents Seigneurs Mécans, comme s’il avait lui-même sa propre place sur cet échiquier maritime. “J’vais pas t’faire d’beaux discours Hugon, j’suis pas doué pour ça, mais j’profite d’êt’ devant toi et l’Conseil pour t’signaler qu’moi, l’Rokvenha j’m’approprie l’territoire au-delà d’la Brume et d’la Mer d’Nord… Toute façon, aucun d’vous aut’ pourrait y aller sans qu’j’y sois.”

Hugon pose les yeux ces choses étranges que le pirate agite devant ses yeux. Il regarde, mais n’ose y toucher, il se penche pour mieux observer tout en passant sa main dans sa barbe. Il écoute les paroles du Rokvenha tout en étant secoué d’un léger rire.

- Il y a deux choses que tu m’as l’air d’ignorer, l’ami. Il croise les bras et plonge son regard dans celui du pirate. La première, c’est que maintenant que tu es revenu de la Brume, nombreux sont ceux qui vont tenter de s’y aventurer. Et la seconde… Il revient auprès des cartes et désigne un endroit où de nombreux pions de bois sont placés. Regarde, regarde bien ça. « Mon », il mime les guillemets, territoire. Que crois-tu que ce territoire puisse être ? La source de ma puissance ? L’origine de ma position ? Il laisse échapper un rire rauque. Si c’est ce que tu crois, tu te trompes. Ma position, je la dois à ma force, qui vient de ma flotte. Je la dois à de vieux amis, qui sont craints autant que respectés ici à Méca. Je la dois à ce que les hommes voient comme des exploits, des années de pillage et de bataille, de piraterie.

L'index du Seigneur Pirate vient toucher chacune des pièces de bois représentant les autorités péninsulaires. Il pousse un long soupir et secoue la tête.

- Ce territoire... Voilà la charge qui m’incombe. Ceci, l’ami, est une responsabilité, ni plus ni moins, qui avale le temps, de l’argent, des hommes. Et pourtant, on attend de moi que je maintienne ces eaux dans un état où la piraterie reste possible. Et pour ce faire, il déplace un pion peint en bleu et vient le placer aux côtés des siens, certains de mes camarades siégeant ici m’épaulent, comme je leur viens en aide quand il le faut. Car si je faillis, je ne mériterai plus cette responsabilité. Voilà, ce qu’est un territoire.

Il délaisse ses cartes et revient se poster contre la table aux côtés du pirate, rivant son regard dans le sien.

- Si tu veux que les pirates reconnaissent ce territoire comme une chose qui t'appartient, c’est pas simplement en le disant que ça deviendra une réalité. Et le Conseil de la Piraterie n'a pas le pouvoir de t'accorder sa propriété. Chaque homme, chaque femme de Méca est libre. Libre de tenter sa chance de traverser les brumes. Est-ce que tu comprends là où je veux en venir ?

Le Seigneur Pirate arque un sourcil, il opine lentement du chef et passe la main dans sa barbe. Il est un homme aux prises avec le réel plus qu’avec le mystique.

- L’issue des batailles est décidée par les esprits. Mais aussi par la préparation. Le nombre. L’absence de maladie. Les provisions et l’eau douce. Il marque un temps d’arrêt et lève le regard vers Caleb, un regard grave et sérieux avant de le laisser se perdre dans les ombres de la pièce. Je saurai m’en souvenir. Le moment venu, il faudra honorer ta parole.

Hugon s’écarte de la table, il retourne à ses cartes et ses lettres. Il pose les yeux sur ces papiers et finit par les empiler et les pousser dans un coin de la table d’un geste fatigué.

- Souviens-toi que ce n’est pas la raison qui pousse les hommes et les femmes de cette île à braver l’inconnu. Dans un dernier regard pour le Rokvenha, il se fend d’un sourire énigmatique. Que les eaux te soient favorables, l’ami. J’espère que les vents te pousseront dans la bonne direction.