Jouer au loup et à l'agneau [Maralina Irohivrah]

Le 6ème jour de la première ennéade de Verimios, an 21 du XIème cycle.

Le trajet retour depuis Ashaï avait été plus difficile qu’elle ne l’aurait aimé. L’hiver précoce rendait toute sortie particulièrement désagréable, le froid mordant transperçant les vêtements même les plus chauds. Pour l’occasion, elle avait même fait porter ses pelisses les plus épaisses et s’en était recouverte, de sorte qu’il ne restait plus guère de peau à nue pour rougir sous les températures glaciales. Et ce n’était là que le début de la mauvaise saison ! Pour sûr, elle préférerait hiberner, comme le fond certains animaux, et se réveiller lorsque le temps était plus clément ; en plus, elle méritait certainement un peu de repos. Il n’était pas si simple d’être une Princesse, et l’automne était sûrement le moment le plus critique pour ses affaires. En quelques jours, elle devait s’assurer du bon remplissage des entrepôts, mais également revoir les contrats, ajuster les marges et les livraisons de sorte de ne jamais être à court de son précieux or blanc. Si elle avait partagé ses pensées à Mihai qui l’accompagnait pour la capitale, elle n’aurait pas manqué de rappeler à Shaheem qu’elle ne manquait jamais de sel. Sûr qu’elle aurait pris ombrage de la boutade, plus par principe que par réelle opposition. Après tout, c’était bien vrai.

Thaar était telle qu’elle l’avait laissé ; belle et agitée mais aussi puante et sale qu’à l’accoutumée. L’étrange dichotomie qui se détachait de l’ensemble lui rappelait combien il lui restait fort à faire pour assainir les fondations de la cité. Elle n’était certainement pas la seule à s’adosser à cette responsabilité, mais il était bien une chose dont Shaheem n’avait cure : les autres. Tout spécialement, elle se fichait pas mal de la plupart de ses commensaux. Fort heureusement pour elle, elle avait quelques partenaires de valeur. Pour le reste, ce n’était qu’à ses yeux d’hypocrites et dispendieuses rencontres, qui lui faisait perdre son temps, et par conséquent son argent. Et l’Asharite détestait perdre et les mauvais paris. Pourtant, il arrivait que pour le bien commun, la pauvre se dévoue dans un acte de charité. C’est pourquoi, quelques heures après avoir rejoint sa demeure, alors qu’elle étudiait dans son cabinet, elle avait saisi la plume dans un soupir.

A son Altesse Maralina Irohivrah, Princesse d’Uldal'Rhiz et des Sept-Monts, conseillère de Thaar,

Madame,

Je crois devoir faire aveu d’avoir trop attendu pour vous écrire ses mots. J’espère qu’ils vous trouveront en pleine santé, vous et vos enfants. J’aime à croire que les Cinq veillent sur les Bienheureux. J’aimerai, madame, me faire pardonner de mon silence en vous proposant une rencontre pour la fin de l’ennéade.

J’aimerai pour l’occasion vous offrir une détente privative dans les bains des Cave vapeurs, dans l’espoir d’éloigner de nous encore un peu, la rudesse de l’hiver. Si cela vous convient, j’aurais alors à vous parler d’affaires qui ne manqueront d’éveiller votre intérêt.

Dans l’attente insoutenable de votre réponse,

Que la Mère vous protège,
Shaheem Misara El’Angharad, Princesse de Sel, Maîtresse d’Ashaï et membre du conseil de Thaar.

« — Et bien, qu’importe ce que tu écris, cela te contrarie assez. Si tu ne cesses de souffler de la sorte, c’est une tornade qui va finir par ravager ton office.

La rousse s’approcha à pas de velours, laissant tomber les livres de comptes qu’elle compulsait jusque là. Sa démarche féline aurait tôt fait de réchauffer le cœur et le corps de la Princesse de Sel, si cette dernière n’était pas passablement agacée qu’elle vienne se mêler de ses affaires. Elle abusait de ses privilèges, et dépassait bien souvent les limites de ses prérogatives, pourtant Shaheem n’avait jamais trouvé le courage de la rabrouer assez vivement pour qu’elle ne s’y aventure plus. C’était même devenue un espèce de jeu pour elle ; comme si avec ses griffes d’argent elle cherchait à la pousser à bout. Arcam savait à quel point elle avait envie de la fiche à la porte séance tenante la greluche, mais s’abstint de le faire. Elle savait aussi être de bon conseil. Lorsqu’elle eut fini de lire par-dessus son épaule, elle siffla longuement, suivit d’un ricanement amer.

— Elle a bien de la chance cette Princesse pour que tu lui colles ta langue si profondément… Crois-tu cela bien prudent de la rencontrer maintenant ? Je croyais que tes accointances étaient ailleurs, mais j’ai dû me tromper…
— Suffit de médire, femme. Je fais ce qui est nécessaire, et je ne tolère pas ton insolence.
— Au contraire, je crois que c’est ce que tu préfères, avait-elle dit en un chuchotement à son oreille avant de se redresser. Tu risques de te brûler les doigts à jouer avec le feu comme ça. Je ne suis pas certaine que tes nouvelles amitiés résistent aussi bien que moi à sautes d’humeur.
— Ne te préoccupe pas, et va-t-en plutôt m’arranger un entretien avec les Treize. Tu ne fais rien d’autre que de me priver de mon air ici.

Mihai, surprise, leva un sourcil, mais ne réagit pas de suite. Elle aurait dû s’y attendre pourtant. Mais son amante savait encore la surprendre après des années. Avec lenteur, elle se dirigea vers la porte, ne se retournant qu’une fois la main sur la poignée.

— Méfie-toi d’elle veut-tu. Elle ne me dit rien qui vaille.
— A moi non plus.

La rouquine disparut et la lettre fût envoyer dans l’heure, une fois le sceau apposé. En même temps, un autre coursier fût envoyer prévenir Ozkûn de l'entrevue imminente avec la Princesse de la Chair, et de sa volonté d'obtenir de lui toute l'intimité possible. Nul doute que sa Pansité comprendrait.