L'écho de six voix [PV Fiiriel]

5e ennéade de Verimios
lendemain de La naissance d'un murmure
21e année du Onzième Cycle
Début d’après-midi

Un éclair doré traverse le ciel hivernal. Un cri perçant retentit à travers les nuages. Les regards se soulèvent et les murmures se répandent de ruelle en ruelle. Pour beaucoup, le spectacle de l’aigle géant décrivant des cercles autour du lac d’Epine dorée n’est plus si inhabituel. Si bien que lorsqu’il commence à fondre en direction de la Cité, aucun des Anedhels présents ni ne s’en inquiète ni ne s’en choque. Tout au plus ceux se reconnaissant ne pas être loin de la trajectoire de l’animal auront fait le pas de côté nécessaire à entièrement le tranquilliser.

Sû rase le sol, et tu lances une jambe en avant. Tes pieds quittent le dos de l’animal, et un salto avant plus tard, raclent la neige couvrant le pavé de Malereg le temps que meure ton inertie. Un puissant battement d’ailes souffle dans les chevelures des elfes proches et secoue les branches presque nues des arbres alentours, et rapidement, l’animal n’est à nouveau plus qu’un point d’or perdu dans la voûte céleste. Tu détaches ton heaume, l’accroches à ta hanche, délies le chignon qu’il dissimulait, et lances le pas.

La nuit porte conseil dit-on. La tienne n’avait pas été des plus agréables, mais au moins avait-elle rempli ses devoirs. Les conjectures qui la veille au soir te faisaient encore bouillir la bile, tu t’y es fait. Les craintes que tu nourrissais envers l’Intendant de Malereg, et de ses apparentes velléités guerrières, tu les as tempérées. Tu arrives face au palais de l’Épine Dorée avec tout le calme dont tu es capable, et espérant le meilleur. Que le souvenir des derniers jours puisse être relégué au stade de malentendu. Que les mots de Fiiriel aient dépassé sa pensée. Que son apparente véhémence n’ait été que fruit de la frénésie d’un Elfe inquiet.

- Où pourrais-je trouver l’intendant Fiiriel ?

C’est ici qu’aurait pu se rejouer l’histoire. La salle d’audience du Protecteur de l’Épine Dorée est autant une petite merveille de votre architecture ancestrale que le symbole de l’insidieuse noirceur habitant les Souffles de votre race. Grande. Aussi grande que sa jumelle du Trône Blanc. Trop grande pour un palais dont les dimensions pâlissaient face à celles de la première tour d’Anaëh. Des murs parés de gravures d’une ostentatoire somptuosité encore aujourd’hui précautionneusement entretenues. Et la pièce maîtresse des lieux. Le siège du Seigneur-Protecteur. Une masse de pierre sombre, tranchant avec le pâle calcaire dont sont faites le reste des constructions du Protectorat.

La salle d’audience du Protecteur de l’Épine Dorée est un tangible rappel des secrets désirs se tapissant trop souvent derrière d’apparentes bienveillantes intentions. Symbole de pouvoir plutôt que de résistance, d’une autorité perdue plus vite que l’on ne l’aurait pensé, d’un appétit jamais véritablement abandonné pour une hégémonie qui ne fut jamais leur… un apte lieu de rendez-vous, dans votre cas, il est vrai.

- Heru Norionil. poing dans le dos, poing sur le coeur, tu t’inclines face à ton hôte Le Mainyth m’a fait savoir que vous désiriez me parler.

La tenue du moment:

Symbole de la fierté des elfes de l'Épine Dorée, le trône d'ébène se dressait dans l'immense salle de marbre blanc, sous la voûte végétale des chênes d'or. Vestige du glorieux temps jadis, il était l'héritage aussi galvaudé que prestigieux que les Maleregeois se plaisaient à invoquer au service de leur vanité. Ce fauteuil mirobolant, apanage des Seigneurs-Protecteurs de l'Épine Dorée, était pourtant vide ; l'Intendant avait beau exercer la vacance du pouvoir, le protocole lui interdisait d'y siéger. Ainsi, une simple chaise disposée à quelques mètres accueillait le séant de Fiiriel Norionil.

C'était dans ce siège des plus communs que l'Intendant devait affronter son visiteur, un roi doublé d'un géant ; difficile de prendre de la hauteur en pareilles circonstances. Rien pourtant dans l'attitude de Fiiriel ne trahissait la légère appréhension qu'il pouvait ressentir au moment de faire face à Artiön Laergûl. Sa visite avait de quoi troubler l’Intendant ; le roi ne s'était pas fait annoncer. Plus surprenant encore, il se présentait seul, sans la moindre escorte, fut-elle purement cérémonielle. Or, il ne pouvait ignorer les intentions séditieuses qui avaient récemment animé les dirigeants de Malereg ; il avait forcément eu vent de la tentative avortée qu'avait engagée Fiiriel pour retourner contre lui le chef des armées royales. Le roi des cités d'Anaëh venait-il sciemment se fourrer dans la gueule du loup ? Il fallait bien qu'il ait un atout dans la manche pour courir pareil risque. C'était cette inconnue dans l'équation qui intriguait et dérangeait Fiiriel ; il flairait là quelque chose qui ne sentait pas bon.

- Le Mainyth semble avoir quelque peu interprété mes propos, s’il vous a dit cela, répondit Fiiriel sur un ton égal. Mais là ! Vous êtes ici maintenant, et je serais un bien piètre hôte si je prolongeais votre inconfort alors que vous avez fait un long voyage.

Il claqua des doigts et en un tournemain, des valets firent irruption dans la salle, portant à l’intention de roi un confortable fauteuil garni d’épais coussins. Sans attendre que le roi se décide à s’y asseoir ou rester debout, l’Intendant poursuivit :

- Le Mainyth vous aura, j'imagine, entretenu de faits survenus à Rindanim et du rôle qu'on vous y prête. Sur la trace de nos disparus, vous auriez subi les assauts de la sylve et fait usage de magie impie. Seriez-vous venu me trouver dans le dessein de le nier ?

- Non.

Tu souris en direction du plus traînard des deux pages, qui pour toute réponse baisse le regard, comme profondément gêné, avant de quitter la salle à grands pas. L’une de tes mains posées sur le dossier du présent dont l’assise n’avait rien d’autre à t’offrir qu’un vicieux mal de dos, tu en fais le tour, pensif. Venu dans l’espoir que l’Intendant se dévoile n’être qu’un Elfe inquiet du devenir du Royaume, tu découvres rapidement – trop rapidement peut-être – un Anedhel ne cachant qu’à peine sa sycophante nature.

-  Ce que je suis venu vous demander… tu te postes derrière ton fauteil et face au sien ...C’est pourquoi face à un mage de guerre s’étant servi des derniers recours de son Art dans une situation désespérée, vous vous êtes dit que la réaction la plus appropriée serait d’essayer de vous assurer le soutien de l’armée royale dans un potentiel assaut contre son Aran ? la question est sincère, posée sans la moindre amertume Et pourquoi ne pas avoir plutôt porté les accusations face aux Guides ou aux Voilés ?

Pourquoi tant de messes basses quand il aurait suffi d’informer les cultes pour qu’il te soit imposé juste procès, si justice était véritablement sa visée ? Paranoïa est un bouc émissaire trop commode pour une méthode qui n’aurait jamais dû être la première pensée d’un dirigeant. Agir dans la peur pousse au réflexe primaire, et face aux Mages Noirs les cultes sont censés être les premiers protecteurs. Agir dans la peur force à l’empressement, et dans l’empressement, le mensonge est plus ardu. Tu ne peux t’empêcher d’être convaincu qu’une arrière pensée cariée empuante les mots de Fiiriel. Tu aimerais simplement découvrir laquelle.

L’Intendant Maleregeois est un bon menteur, mais il n’est ni téméraire ni inconscient. L’inconfort qu’il porte à fleur de peau le trahit. La légère inconstance du battement de son cœur, les discrets frissons qui lui courent le long de la nuque chaque fois que ses mots font le chemin de l’esprit aux lèvres, ses pupilles moites, dilatées à l’affût du moindre mouvement… autant de détails que l’on ne peut dissimuler à un Vitaliste de ta trempe. Restait maintenant à savoir : a-t-il peur de toi, ou a-t-il peur que tu découvres qui il est ?

Fiiriel ne put réprimer un léger rictus nerveux. La ficelle était un peu grosse ; l'elfe qui relevait les morts lui reprochait-il de ne pas avoir suivi les procédures classiques ? Il était pourtant mieux placé que personne pour comprendre que le jugement d'un roi avait des implications autrement plus complexes que celui du commun des immortels.

- Je voulais savoir qui est prêt à fermer les yeux devant vos vilenies, Artiön. Je sais à présent que le Mainyth place son amitié pour vous avant toute autre valeur. J'en prends acte. Si je n'ai pas soumis votre cas aux Voilés ou aux Berceurs, c'est parce qu'il ne leur appartient pas de statuer sur le devenir de la couronne ; cette attribution revient au Haut Conseil des Protecteurs et à lui seul.

L’équilibre des pouvoirs devait être respecté. Confier au clergé le choix de maintenir ou non le roi sur le Trône Blanc, c'était courir le risque de dissensions qui ne pourraient donner lieu qu'à l'escalade. A l'inverse, les Protecteurs ne devaient pas priver le clergé de son rôle. La sente était glissante et méritait qu'on la suive avec prudence ; c'était cette prudence qui guidait les actes de l'Intendant. C'était cette même prudence que le roi semblait vouloir retourner contre lui en l'accusant d'orchestrer un coup d'Etat.

- J'aurais pu solliciter moi-même la convocation exceptionnelle de ce Conseil, poursuivit Fiiriel, mais je ne veux pas voir Malereg porter sur ses épaules la responsabilité du désordre qui pourrait naître de vos actions. En informant votre entourage, j'espérais vous voir sortir du silence que vous observez depuis deux mois. En fait, je vous laisse une chance, Artiön. Une chance d'assumer vos actes, de laver votre conscience et de conserver la dignité qu'il vous reste. Convoquez vous-même le Haut Conseil des Protecteurs, et dites-leur ce que vous avez fait. Soumettez le sort de la couronne à leur décision. Qu'ils statuent sur le sort du roi ; les Voilés, ensuite, pourront juger l'elfe. Je n'entends pas les priver de leur rôle.

- Attribution du Haut-Conseil dont les choix n’ont de valeur que parce qu’ils sont fait sous le regard de La Main.

Haut-Conseil dont le devoir premier est de veiller sur l’intégrité de l’Œuvre et de ses habitants selon des règles divines qu’il incombe au clergé de faire respecter. Qui sait ce que Conseil et Clergé auront à dire de tes « vilenies » ? Que cela dirait-il du Haut-Conseil si pour une quelconque raison, le jugement du clergé devait le contredire ? Trop confiant dans le bon déroulé de ses stratagèmes peut-être, l’intendant de Malereg semblait en oublier sa place. C’est au jugement divin que va l’honneur, car qui seraient les Protecteurs pour condamner un Elfe innocent face aux dieux, ou gracier un Sylvain qu’ils tiennent pour coupable ?

Tu restes placide, tu gardes la face, mais tu ne saurais dire ce qui te blesse le plus entre la lâcheté de l’Ombromancien, et le fait qu’il se soit senti forcé de t’acculer pour obtenir de toi que tu parles. Tu ne saurais non plus dire ce qui t’inquiète le plus entre le jugement hâtif qu’il aura fait du Mainyth, et l’idée qu’Anaëh ait parmi ces dirigeants un adepte de manœuvres de cet acabit.

- La priorité du Mainyth est d’éviter que ses Frères n’aient à risquer leurs vies. tu lèves un sourcil M’inviter à vous rencontrer en personne était sa meilleur option pour. puis autorises l’autre à le rejoindre Trève de simagrées Fiiriel. Si vous vouliez vraiment « me laisser une chance d’assumer mes actes » ne pensez-vous pas qu’il aurait été plus respectueux de « la dignité qu’il me reste » de directement me confronter moi plutôt que de me forcer à agir sous la menace ? ton visage reste de marbre, mais tes yeux s’imprègnent de la moiteur d’une colère contenue En tant que militaire vous-même vous devriez le savoir, Fiiriel, ce que c’est de porter le poids de notre serment. Notre devoir premier est de protéger l’Œuvre, et de sauvegarder l’intégrité et la tranquillité des nôtres. tu clignes lentement des yeux, et te redresses Je n’ai pas le pouvoir de réduire mes adversaires en cendres ou de fuir à travers les Ombres. J’ai fait ce qui était en mon pouvoir en tant que Vitaliste pour éviter à mes compagnons une mort certaine, et gagner une chance de ne pas voir d’autres créatures s’ajouter à la pile de cadavres de Rindanim. En cela j’ai honoré mon serment devant leur intégrité, et je n’en ai pas honte. tu lèves légèrement le menton Aurais-je su qui que ce soit inquiet de ce que leur Aran en soit venu à ces extrémités, que j’aurais volontiers rendu la Couronne, et en cela j’aurais honoré mon serment devant leur tranquillité. Mais au lieu de ça, je dois maintenant aussi m’inquiéter de ce qu’il y ait un Elfe au sein de nos sphères dirigeantes qui préfère se servir des vies de ses Frères et Sœurs comme pions dans des jeux de manipulation plutôt que de simplement faire honneur à ses devoirs.

Tu soupires, clignes des yeux une nouvelle fois, sans qu’une seule larme ne coule. Rendre la Couronne, tu n’en as que faire. Mourir s’il le faut, ne t’effraie que parce que tu ne veux pas priver tes enfants de leur père. Tes préoccupations premières vont à l’avenir des Cités.

- Au nom de la blancheur de Malereg, vous avez fait un bourbier d’une affaire qui aurait pu être bien plus élégamment conduite. tu claques de la langue Ce serait hypocrite de ma part de vous reprocher de vous être sali, mais tant qu'à le faire, faites-le au moins à raison.

L'Intendant de Malereg était demeuré silencieux pendant que le roi justifiait ses actes. A plus d'une reprise, une veine de colère palpita sur son front de manière à peine perceptible, avant de s'effacer sous le masque placide qui habillait ses traits. Fiiriel Norionil écoutait religieusement, mais la sérénité qu'il affichait n'était qu'apparente. Intérieurement, il luttait contre la tension qui le rongeait ; la situation le rendait nerveux. Aussi certain qu’il fût d’être du bon côté de la morale, affronter son roi n’avait rien d’évident.

- Cherchez-vous à m'accabler d'une faute pour rendre la vôtre plus acceptable ? répondit-il lorsque le roi eut achevé de parler. Si je vous laisse poursuivre sur cette voie, vous allez finir par m’attribuer la responsabilité de ces disparitions.

Réprimant un mouvement d’humeur, Fiiriel recala son séant sur la chaise qu’il occupait. Était-ce la tension du moment qu'il ressentait jusque dans ses lombaires, ou était-ce juste ce foutu fauteuil qui était inconfortable ? C'était bien le moment…

- Vous me reprochez d’user des vies de mes semblables, vous qui manipulez leurs cadavres comme un marionnettiste. Mais contrairement à vous, je n'ai pas porté atteinte à leur intégrité ni profané leurs restes. Vous me reprochez d'avoir dissimulé, vous qui avez tenu vos actes sous silence et n’en répondez aujourd'hui que parce que votre secret s’est ébruité. Gardez votre argumentaire pour le Conseil, Artiön. Vos traverses ne fonctionneront pas avec moi. Clamez haut et fort que vos actions servaient l’Œuvre, que c'est le désespoir qui vous a poussé dans vos derniers retranchements jusqu'à commettre l'innommable, nous savons tous deux ce qu’il en est. A Rindanim, vous n'étiez pas à votre coup d'essai. Vous avez beau être un Vitaliste accompli, manier autant de cadavres dans une situation comme celle-ci, au cœur du danger, jonglant d'un corps à l'autre alors que vos amis et vous-même courriez un péril imminent, cela dépasse de loin la maîtrise que l'on attend d'un mage qui ne s'y était encore jamais essayé.

C’est dans les instants où l’on se retrouve victime de l’hypocrisie de son propre peuple qu’il est le plus difficile de se regarder en face. Porté atteinte à leur intégrité ? À l’intégrité de qui exactement ? En sauvant quatre de tes Frères d’une mort certaine, qui as-tu « blessé » qui ne fut pas destiné à bien plus funeste sort ? Profané leurs restes ? En quoi ? Pourquoi fallait-il que relever les dépouilles gisant sur un champ de bataille le temps de sauver sa peau soit considéré moins respectueux des feu Souffles et esprits les ayant habité que leur pure et simple destruction, conséquence régulière des déchaînements de vos élémentalistes, quand la seconde option était bien plus délétère au Cycle naturel que la première ?

- Puisque vous n’avez rien à faire de mon argumentaire, je n’ai plus rien à faire ici. tu fais un pas de recul, et entame de tourner les talons J’aurais du deviner que vous ne seriez pas de bonne foi dès que j’ai su que vous aviez ressenti le besoin de taire la gratitude qu’a votre propre éclaireur d’être toujours en vie.

Tu hausses les épaules, tes traits déformés d’un sourire narquois, tiré d’un coin par l’amusement, de l’autre par le dégoût face à un elfe à l’orée du Cycle de vie, se revendiquant militaire, mais dont l’esprit étriqué te semble – par mimétisme, sûrement, de cette caste érudite idéaliste et naïve ayant historiquement occupé la majorité des sièges de vos représentants – s’être bien vite persuadé ne pas connaître les réalités de l’horreur d’un combat livré pour sa vie.

- Vous m’aurez au moins confirmé deux choses importantes : tu fais un pas de plus en direction de la sortie Vous vous êtes déjà battu, mais vous n’êtes pas un soldat... tu le dévisages de haut en bas ...et vous n’avez aucun respect pour la complexité de mon Art.

S’étonnerait-il qu’un élémentaliste habitué à invoquer des trombes d’eau sache s’entourer de bruine ? Ou qu’un luminomancien dont les jeux de miroirs dissimulent les montagnes suffisent à faire disparaître une fourmilière ?

- Que m’imaginez-vous faire d’autre que « jongler d’un corps à l’autre face à un péril imminent » quand je referme les plaies de mes frères d’arme au combat ?

Rire et soupire se mêlent alors que – l’esprit toujours fixé sur cette veine rebelle lui battant à la tempe – tu termines de tourner le dos à l’Intendant. Presque cérémonieusement, et au rythme de ta marche, du détaches ton heaume de ta hanche et l’enfiles, avant de pousser les battants de la salle d’audience.

- Nous nous reverrons au Haut-Conseil.

Quoique la venue du roi n'ait pas été prévue à l'avance, Fiiriel avait imaginé plus d'une fois dans sa tête la confrontation qui se jouait en cet instant-même. Lorsqu'il avait envisagé ce moment, ce n'était pas sans en éprouver une certaine anxiété ; l'Intendant de Malereg mesurait l'adversité à laquelle il se confrontait, et ne sous-estimait nullement le souverain des cités d'Anaëh. Pourtant, alors qu'il s'attendait à essuyer une longue argutie, son adversaire ne tenta même pas de se justifier. Tout au plus se contenta-t-il de lui jeter quelques invectives stériles au visage, comme le ferait un enfant pris la main dans le pot de confiture. Cette mollesse ne manqua pas de surprendre Fiiriel ; il en avait fait du chemin, le roi des cités d'Anaëh, pour en dire finalement si peu. Qu'avait-il vraiment espéré de cette rencontre ? Il repartait aussi coupable qu'il était venu.

Alors que s'éloignait l'écho des bottes royales sur le marbre blanc, le silence se fit au pied du Trône d'ébène. Demeuré seul, l'Intendant contempla un moment la cime qui ornait les voûtes de l'immense salle, réfléchissant à ce qu'il avait fait et à ce qu'il adviendrait désormais. En dépit des protestations royales, le souverain semblait avoir décidé de se plier à ses exigences : un Haut Conseil des Protecteurs aurait bien lieu. Bien malin qui saurait dire ce qui ressortirait de ce mic-mac. Et alors même que Fiiriel avait provoqué cette situation, l'Intendant se gardait bien de s'en réjouir. En fait, il avait imaginé que le roi se défilerait, ainsi qu'il l'avait fait jusqu'à présent. Mais à présent qu'Artiön Laergûl remettait l'avenir de son règne entre les mains des Protecteurs, Fiiriel se trouvait lui aussi contraint de jouer son destin politique à quitte ou double : si le roi sauvait sa couronne au Haut Conseil, l'Intendant de Malereg serait désavoué et perdrait toute crédibilité.

Ainsi devait débuter une longue attente qui, au cours des jours qui suivirent, ne fit qu'accroître la tension qui s'était emparée de l'Intendant. Méfiant, Fiiriel avait discrètement fait renforcer la garde et doubler les patrouilles. Les Noss se tenaient tranquilles ces derniers temps, et l'on ne déplorait pas de nouvelle disparition depuis deux mois ; mais il flottait dans l'air un doux parfum de trouble, comme si l'enchaînement des phénomènes, de la corruption qui rongeait les sous-bois à cet hiver tenace qui s'abattait sur les cimes, convergeait dans le sens d'une ère de changement, comme si c'était la fin d'un cycle.