L'heure d'obtenir sa récompense | Solo

Deuxième Ennéade de Karfias, An 22 du Onzième Cycle,
Quartier Général de la Doth'ka, Puy d'Elda.

Dans l'ombre des cavités les plus étroites du Puy d'Elda, Eiriztraena retrouvait les murs au sein desquels elle avait grandi. Sous cette roche noire comme la nuit voyaient naître les plus dangereux agents des ombres, et accueillaient fièrement ceux qui s'en revenaient victorieux. Au travers du long chemin menant à la Qu'ellar d'veldrin, la roche était effectivement sculptée en des visages inquisiteurs observant ceux qui l'empruntaient. Une légende raconte que, derrière ses visages, des sentinelles de la Doth'ka veillaient, leurs yeux rouges apparaissant clairement aux visiteurs impromptus. Elle racontait même que la bouche abritait, en réalité, une meurtrière de laquelle ces mêmes sentinelles pouvaient décocher un carreau pour abattre les curieux.

Si cela n'était qu'une légende, pourquoi Eiriztraena adressait alors à ces mêmes visages des signes traduisant vraisemblablement un code échappant au tout venant ? Dès lors, une lueur verte traversa les yeux de chacune des statues, et, un hochement de tête plus tard, elle put reprendre sa route, non sans un sourire espiègle. Derrière ce point de passage, le chemin s'élargissait toujours plus sous des voûtes de pierre finement sculptées, soutenues par des figures monstrueuses taillées dans la roche trahissant la dangerosité de la destination.

A son terme s'offrait alors à la vue de la visiteuse une immense cour, d'où s'élevaient d'imposantes stalactites, rejoignant avec finesses celles qui pendaient depuis le plafond hors d'atteinte. Aux dextre et senestre d'Eiriztraena, enclos et écuries abritaient les montures de ceux qui habitaient les lieux, délimitées par un muret de pierre obsidienne, au centre duquel quelques marches devaient être empruntées pour accéder à la cour principale. Là, dans une gigantesque cour cloîtrée et cernée par des galeries menant à différentes salles, aux côtés des stalactites de roches ornés de chaînes, d'étendards ou de trophées, s'embrasaient ardemment de multiples braseros, éclairant avec pâleur les cibles de flèches, les mannequins, ainsi que les recrues formées brutalement par les enseignants de la Doth'ka.

Ces galeries plus ou moins étroites, éclairées avec pâleur par des lampes à huile n'offrant aucun sentiment de sécurité, étaient décorées de nombreuses tapisseries, armoiries, armes cérémonielles ou encore sculptures et peintures murales. Si celles-ci relataient avec ferveur de l'histoire de la Doth'ka, elles poursuivaient pourtant un but précis bien plus cynique. En effet, dans de nombreux cas, ces décorations dissimulaient en réalité des passages menant aux étages supérieurs, accessibles uniquement par les initiés, tandis que des portes grillées menaient aux étages inférieurs, où vivaient recrues, ou plus bas encore dans les ténèbres, les prisonniers. La Garde Silencieuse qu'était Eiriztraena connaissait presque tous les passages secrets, à quelques exceptions près, réservés au seul et unique Barra, le maître des lieux et de l'organisation.
Alors qu'elle franchit la porte de l'une des nombreuses salles d'armes, elle trouva, derrière une statue dédiée à Tewyn Deäl'Honn incrustée dans la roche, son ancêtre, un passage très finement structuré. En effet, le socle de la statue abritait une entrée, s'élevant alors dans l'immense statue en un étroit escalier en colimaçon, et la conduisant directement dans les quartiers du Barra lui-même. Barrée par une porte d'acier renforcée grevée de multiples pièges à déjouer dans un ordre très précis comparable à un mot de passe, il s'agissait du seul passage connu des officiers et sous-officiers de la Doth'ka pour accéder aux quartiers du Barra, au sommet de la Qu'ellar d'veldrin. Derrière la porte siégeait un immense escalier taillé dans la roche, conduisant dans de multiples cavités au centre desquelles trônait un grand bureau, dans une salle richement décorée.

« Ah ! Te voilà ! Je t'attendais. » fit alors une voix masculine et narquois, dont la chevelure blanche tombait sur le dossier du fauteuil, dos tourné à l'arrivante.
« Barra. » fit alors Eiriztraena, s'approchant du bureau jusqu'à toucher le rebord de ses jambes. « Cela faisait longtemps. »

Un long silence domina la salle après ces froides amabilités, pas même animé du moindre battement de cil de l'un comme de l'autre. Se retournant alors vers le Garde Silencieuse, le Barra et cette dernière s'observaient mutuellement, s'échangeant des sourires chargés de sens, bien que différents. Le premier, quoi qu'un peu nerveux, était en rien comparable avec le rictus carnassier de sa subalterne, témoignage d'une franche détermination, et d'une grande assurance.

« Une bien belle victoire, très chère. Tu as réussi à ramener Kerath là où de nombreux autres agents se sont cassés les dents. » reconnut le Barra, qui s'affaissa sur son fauteuil, les yeux rouges rivés sur sa sous-officière. Il ne faisait preuve d'aucune ironie, et ce malgré un sourire narquois. « Tu as même réussi à me berner, ainsi que Kahveka. Tu as été brillante. »
« "Berner" ! Allons bon ! J'ai simplement pris l'initiative... sans vous attendre. » fit Eiriztraena, s'installant sur l'un des sièges faisant face au bureau de son chef, non sans son sourire espiègle. Elle croisa les jambes bien trop sensuellement au vue de l'ambiance, la tête s'appuyant sur sa main, le bras accoudé à sa cuisse. Elle s'empressa de poursuivre afin de ne pas laisser Sordrin réagir. « Je ne voulais pas perdre de temps pour conclure cette mission. J'avais suffisamment pris de retard en estimant Kerath incapable de se terrer en Aduram. »
« Une grossière erreur pour quelqu'un qui ne sous-estime jamais ses adversaires. »
« C'est pour cela que j'ai pris soin de choisir minutieusement mes alliés. D'autres m'auraient sciemment mené sur une fausse piste. Je me trompe ? »

Le Barra pouffa, son sourire se muant en une moue amère. Eiriztraena venait d'assumer sans équivoque qu'elle ne lui faisait pas confiance. Avait-elle tort de penser ainsi ? Elle était ambitieuse, ne s'en cachait guère, et beaucoup la voyaient lui succéder un jour ou l'autre. Ses succès et son efficacité parlaient pour elles, tout autant que son agilité d'esprit. Quant à Kahveka, elle craignait qu'il ne la devance en s'arrogeant ses victoires, qui le conduiraient à prendre la place qu'elle chérissait. Qu'elle vainque seule ou que Kahveka la sabote, Sordrin était perdant. Mais, un cas lui offrait un répit là où l'autre le lui interdirait. Il savait par ailleurs qu'il partageait avec la Garde Silencieuse qui l'observait une idée commune : Kahveka ne doit, sous aucun prétexte, prendre la tête de la Doth'ka.

« Mon travail et mes méthodes ne sont pas les seules clés de ma réussite. Et l'échec de ceux qui ont essayé avant moi n'est pas entièrement dû à leur mauvais travail ou leur incompétence. » surenchérit Eiriztraena, levant le menton, se redressant sur son siège. « J'ai réussi parce que j'ai fait primer l'intérêt supérieur du Puy d'Elda. »

Le chef de la Doth'ka s'humecta les lèvres avec la langue, non sans amusement. En s'éloignant ainsi de Kahveka et de Sordrin qui auraient œuvré pour se protéger de son succès, Eiriztraena s'était entouré d'alliés qui n'avaient aucune raison apparente de saboter son travail. Mieux encore, elle avait confié ce travail à des agents qui lui étaient redevables, ou bien avec qui elles s'étaient toujours éminemment accordée.

« Et tu as gagné. » répondit simplement le Barra en écartant les bras. « Qui serais-je alors pour dire que tu as mal fait ? » A son tour, il leva le menton, l'air espiègle. « De plus, le Triumvirat t'apporte tout son soutien pour ta promotion... Si Kahveka venait à subitement disparaître. »
« Oh ! On en vient enfin à la raison de notre entrevue. » fit-elle, décroisant les jambes pour se pencher et appuyer ses coudes sur le bureau de Sordrin. « Après tout, cela fait longtemps que tu cherches à t'en débarrasser. Et l'opportunité se présente enfin. »
« Certes. Je ne te barrerai pas la route. Il n'en vaut pas la peine. » Sordrin agita les doigts d'un air dédaigneux.

Eiriztraena rit aux éclats. Ce Barra était un fieffé menteur. Il n'était pas différent de ses prédécesseurs, mais il était hors de question qu'il s'en sorte ainsi.

« A d'autres, Barra. » fit la Garde Silencieuse, le regard larmoyant après de tels rires. Elle pencha la tête d'un air incrédule. « Tu le hais. Ce type est un fardeau pour nous tous. Son élimination serait bénéfique à l'ensemble de l'organisation. »
« Et alors ? Tu ne veux quand même pas que je l'élimine à ta place ? » grogna le Barra, non sans dédain.
« Ah ! Tu me sous-estimes à ce point ? Je suis franchement déçue. » se renfrogna faussement la Garde Silencieuse, faignant le boudin d'une enfant. « Une ou deux pistes me suffiraient. Ses établissements de passe, ses planques... »

Le Barra observa la Prima Sanguis qui lui souriait. Levant les yeux au ciel, il se redressa nerveusement sur son fauteuil. D'un tiroir qu'il ouvrit d'un coup sec, il dégagea quelques parchemins soigneusement roulés. Il les posa sur le bureau, devant Eiriztraena qui l'observa sans piper mot. Ses yeux se plissèrent et un sourire s'étira sur son visage, témoins de son impatience.

« Tu le connais visiblement bien. Malheureusement, il ne passe que peu de temps dans ses établissements. Même pour consommer il n'y met jamais les pieds. L'y croiser relèverait de la chance plus qu'autre chose. »
« Et ces parchemins alors ? » s'enquit la Garde Silencieuse en désignant du menton les papiers posés sur le bureau.
« Ce sont tes deux uniques pistes. Kahveka est féru de torture et de sadomasochisme en tout genre, et c'est pour cela qu'il apprécie passer du temps auprès des prêtres de Kiel, et notamment le Grand-Prêtre. L'autre piste, ce sont les personnages du Puy avec qui ses relations ont dépassé le simple cadre professionnel. Seul hic, cette liste s'est un peu réduite au fil du temps. La seule qui demeure, c'est L'Renor Crysto. Il faut croire que Ditrown Da're et Maître des Ombres peuvent faire bon ménage. »
« Ces rapports sont-ils récents ? »
« Ils le sont suffisamment pour ne pas être erronés. Libre à toi d'utiliser les informations qu'ils contiennent comme bons te semble. »
« Et comment se fournit-il en alcool, drogue pour sa consommation personnelle ? »
« Là encore, il change de fournisseur comme de sous-vêtements. Comme pour ses fameux établissements de passe, et ses planques, trouver la bonne au bon moment relève de la chance. C'est sûrement la cheffe du C'n'ros qui s'y connaît le mieux sur ces affaires-là. À toi de voir ce qui convient le mieux pour ta réussite. »
« Merci Barra. Je ne reviendrai qu'une fois ma tâche accompli. »
« J'espère bien. Vas, maintenant. Tu as encore beaucoup de travail. »

Sans se faire prier, Eiriztraena se leva du siège et quitta les appartements du Barra. Un sourire niché aux lèvres, rien ne saurait ébranler sa détermination.

Nichée dans une planque du Quartier Doeb, Eiriztraena étudiait soigneusement ses deux pistes. Chacune d'entre elles l'amenaient en des endroits dangereux, dont les maîtres l'étaient tout autant sinon plus. Le tortionnaire qu'était Kahveka aurait adoré participer aux festivités dont le personnage principal était Kerath, et, lui qui s'entendait bien avec le Grand-Prêtre de Kiel n'aurait, sans doute, eu aucun mal à se glisser dans les équipées. Mais le Maître des Ombres n'était pas idiot, il savait sûrement qu'Eiriztraena s'était lancée à ses trousses, et se montrer publiquement signerait son arrêt de mort.

De l'autre côté, L'Renor Crysto, la dangereuse cheffe du C'n'ros pouvait aiguiller Eiriztraena, si jamais l'intimité de leur relation l'avait conduite à connaître certains secrets de Kahveka. Sans nul doute que ceux-ci la conduiraient directement à lui, là où les informations du Grand-Prêtre de Kiel pourraient s'avérer plus superflues. Mais, si le Grand-Prêtre de Kiel était un adversaire aisément abordable, la Ditrown Da're était l'un des personnages les plus puissants du Puy d'Elda. Une erreur et Eiriztraena rejoindrait Kerath aux Pleiks.

Le jeu en valait pourtant la chandelle.

Il n'y avait aucun doute, L'Renor était une piste très probablement beaucoup plus prolifique que Kiel. Et si la filer pendant quelques jours ne lui avaient rien apporté de concret, la Garde Silencieuse avait trouvé un moyen de se faciliter la tâche : elle devait la rencontrer. Facile à dire, diraient certains, d'autant qu'Eiriztraena ne comptait pas prendre rendez-vous à l’Étude Noire afin de rencontrer une haut-placée des lieux. Dans son fief, elle serait incapable de la vaincre. Mais si elle parvenait à déloger le seigneur de son château, alors pourrait-elle prendre l'avantage sur sa cible. C'était là le défi : par quels moyens pouvait-elle contraindre L'Renor de sortir de sa tanière et s'exposer ?

La vanité bien sûr.

L'Renor était une drow comme les autres : en occupant un poste élevé comme le sien, elle prendrait la moindre provocation comme un défi auquel elle devra répondre avec fermeté. Une menace en l'air ? Prends donc une raclée. Tu veux briguer mon poste ? Meurs donc comme un chien. Tu t'en prends à mes hommes ? Attends voir ce que je te réserve. La moindre attaque, personnelle comme indirecte, suscitait une réponse plus vive encore. Et c'est exactement ce cercle vicieux là que comptait exploiter Eiriz'. Si elle parvenait à provoquer la cheffe du C'n'ros et imputer ladite provocation à Kahveka, celle-ci ne se retiendrait pas de le trouver afin de le corriger. Alors la Garde Silencieuse n'aurait qu'à suivre la piste.

Une difficulté majeure grevait cette tactique : trouver une victime suffisamment proche la Ditrown Da're pour la contraindre à réagir tout en ne ciblant pas une personnalité trop avancée pour éviter que tout le Puy, ou à minima l’Étude Noire, ne vienne s'en mêler. Tous les pontes d'Elda ne pouvaient tout faire eux-mêmes. Par la force des choses, certains subalternes leur étaient plus précieux que d'autres. Parmi la liste qu'avait sous ses yeux rubis la Garde Silencieuse, il fallait trouver la meilleure cible. Celle qui déplacerait L'Renor Crysto, qu'il serait facile d'imputer à Kahveka, et qui suffirait à monter la première contre ce second. Un contentieux réparé à coup de canon sous la couette n'était pas souhaitable car, même si L'Renor ne monterait pas à l'assaut, elle serait certainement plus encline à délier sa langue.

Saenassra Do'Lehern.

Tel était le nom sur qui le mauvais augure allait s'abattre. Elle qui n'avait rien demandé, qui n'exécutait que ses tâches que lui confiaient ses supérieurs. Elle qui n'avait probablement jamais conspiré, et encore moins côtoyé les agents de la Doth'ka. Cette dernière allait pourtant faucher sa vie, alors même qu'elle n'avait rien commis de répréhensible. Malheureusement, certaines missions exigeaient certains sacrifices. Au moins se targuera-t-elle de ne pas avoir été ainsi assassinée en vain.

Les jours qui suivirent furent dédiés à la filature de cette magicienne élémentaliste. Deux suffirent à Eiriztraena pour cerner sa cible, la comprendre et surtout, à quel moment l'abattre froidement. Le Puy regorgeait d'endroits où il était facile de tuer sans être vu. Une ruelle trop étroite, une place bondée, un établissement glauque... les opportunités ne manquaient pas, surtout pour quelqu'un qui faisait ses courses de lui-même comme Saenassra. Cette dernière était capable de réaliser le tour du Puy d'Elda en une journée. La bougresse n'imaginait pas un instant qu'un jour aussi banal pouvait lui prendre la vie.

Quelle était la probabilité qu'un banal jour de Karfias, une ombre entraverait le chemin qu'elle arpente quotidiennement pour l'assassiner à coup de dague en plein cœur ?

Personne, puisqu'elle n'était même pas une cible. Elle n'était seulement qu'un moyen d'y parvenir.

Le lendemain-même, le cadavre fut découvert. Pas trop caché pour être découvert assez facilement, mais suffisamment pour paraître professionnel. Rapidement, la nouvelle se répandit au sein de l’Étude Noire, et, tout aussi rapidement, la Doth'ka fut suspectée. Un assassinat dans les règles de l'art, la victime n'eût guère le temps de se rendre compte qu'elle était attaquée, et encore moins celui de se défendre. Son assassin l'avait dépouillé de toutes ses affaires, espérant trouver quelques précieuses babioles à revendre, ou quelques précieuses informations à glaner. Eiriztraena ne devait pas laisser penser que cette victime n'était qu'un meurtre gratuit, auquel cas le C'n'ros n'y accorderait pas de crédit. Ou du moins ne chercherait-il pas au bon endroit, ce qui serait préjudiciable pour la fomentrice de toute cette machination. Mais si une magicienne confirmée de leurs rangs, qui plus est habituée à côtoyer les gradés, se retrouvait ainsi assassinée, leur vanité les contraindrait alors à dénicher le coupable. Et L'Renor Crysto songerait nécessairement à Kahveka, en tant que coupable sinon, a minima, pour lui demander de le retrouver pour elle. Et ce dernier n'était pas un homme facile à contacter par courrier... Eiriztraena avait alors attendu que le lapin sorte de son terrier. Ce n'était qu'une question de temps.

Patience était mère de toutes les vertus.

Le minois coléreux de la cheffe du C'n'ros se dessina alors bondissante hors de l’Étude Noire. Sa mine irritée et son regard flamboyant suffit à faire comprendre qu'elle avait un compte à régler. Sans se faire prier, Eiriztraena se lança à ses trousses, la filant tel un fantôme hantant le moindre de ses pas. Loin du Prime Quartier et des Profondeurs, la puissante magicienne remonta jusqu'au Quartier Doeb, et bel et bien dans une zone où les coupes-gorge pullulaient, sans pour autant qu'une telle personne puisse s'en inquiéter. Les rats d'égout feraient mieux de ne pas lui chercher des noises. L'Renor s'arrêta alors devant une bâtisse qui ne figurait pas parmi les possessions de Kahveka listées par le Barra. Celui-ci l'avait-il oublié ou délibérément caché à Eiriztraena ? Un sourire se dessina sur les lèvres de cette dernière rien qu'à imaginer cette possibilité. Une épreuve dans l'épreuve, car, tout Barra qu'il était et toute ambitieuse qu'était son acolyte, le premier ne pouvait prendre pour bras droit un bras cassé.

Le lieu en question ressemblait à un repaire clandestin, variant entre le débit de boisson et l'entrepôt de recel. Niché dans un sombre cul-de-sac d'une ruelle déjà très étroite, l'objectif de ces lieux étaient clairement de ne pas être vu. Une cachette parfaite pour une ombre. À l'entrée, un videur musclé protégeait la porte, et avait laissé la cheffe du C'n'ros passer la porte. Un brouhaha d'auberge s'échappa de l'ouverture aux murs épais pouvant couvrir jusqu'aux hurlements stridents d'un dragon. Dans la pénombre, Eiriztraena se demandait par quels stratagèmes elle pouvait passer ce premier filet de sécurité. Nul doute qu'un mot de passe était nécessaire, que ce soit pour une livraison comme pour consommer. De plus, la porte était verrouillée par l'arrière donc la moindre agression et la Garde Silencieuse ne pourrait y entrer. Enfin, elle ne pouvait certifier, pour l'heure, que Kahveka était à l'intérieur, attendant sagement son heure. Eiriztraena était alors contrainte d'attendre l'arrivée d'un prochain client et lui arracher l'information. Fort heureusement, un tel lieu ne pouvant être trouvé que par ceux qui savaient où ils allaient, elle pouvait se douter que le moindre passant était un client éventuel.

Comme si les lieux ne suffisaient pas, tous ceux qui s'y rendaient semblaient plus louches encore. Usant des arcanes ombralistes pour se dissimuler, Eiriztraena s'approcha au plus près du videur et de ses hôtes. Il était bien nécessaire de donner un mot de passe, signe assez explicite de la singularité d'esprit de Kahveka. Un simple « bâton d'albâtre » et le videur laisser le visiteur entrer sans même vérifier ses intentions. Derrière la porte, une grande salle dans l'ombre de laquelle s'agitaient de multiples silhouettes devant de modestes tables supportant boisson et nourriture. Un endroit protégé par son emplacement et un videur, mais cela n'allait guère plus loin. Bien entendu, cela ne lui donnerait pas accès aux quartiers de sa cible, mais la louve serait dans la bergerie. Quoi qu'il se passe ensuite, le troupeau de moutons sera dévoré.

Après s'être reculée pour mieux revenir sans arcanes et d'un air parfaitement anodin, Eiriztraena rencontra le videur et lui donna le mot de passe. Ainsi, elle put découvrir l'intérieur du logis. Une presqu'auberge rudimentaire, axée sur les bonnes murges à coup d'alcools infects plutôt que sur la gastronomie à base de mets raffinés. Au fond de la salle, un bar en bois voyait deux tenanciers nettoyer la vaisselle. Non loin d'eux, une ouverture donnait sur des escaliers, l'un menant plus haut, l'autre s'enfonçant dans la terre. Si les autres civilisations miradelphiennes élevaient leurs bâtisses vers le haut, les Eldéens étaient connues pour dresser leurs étages vers le bas. Du moins était-ce beaucoup plus courant. Rien n'empêchait un type tordu comme Kahveka de brouiller les pistes. Le fait est qu'il était parfaitement capable de faire l'un comme l'autre. Pour le savoir, il suffisait d'attendre que L'Renor en termine avec son grand ami.

Accoudée au comptoir, Eiriztraena commanda un verre d'un alcool fort, lorgnant sans cesse l'accès interdit aux clients. Elle aurait préféré incanter et fouiller les lieux dans l'Entre-Deux, mais L'Renor pourrait alors repérer les manifestations magiques dans la trame. S'il était possible d'éviter l'affrontement avec l'un des personnages les plus puissants du Puy d'Elda, Eiriztraena n'en serait que fort aise. Autour d'elles, amateurs d'alcools forts et brutes s'entremêlaient, le brouhaha des premiers offrant aux seconds le luxe de s'accorder sans être entendus. Tous les puysards à la recherche d'un quelconque objet et qui voulait l'acquérir le plus discrètement possible pouvait venir ici et faire ses emplettes en toute discrétion. Focalisée sur l'accès aux infimes secrets de Kahveka, Eiriztraena n'accordait aucune importance aux clients. Tapie dans l'ombre de cette foule, elle guettait patiemment l'émergence de la cheffe du C'n'ros, depuis une position d'où elle pouvait voir les mouvements dans ces escaliers.

Son heure vint plus rapidement que prévue, bien qu'elle s'était, entre temps, dissimulée sans un miteux manteau noir. Aussitôt que L'Renor quittât la salle pour retrouver le chemin de l’Étude Noire, Eiriztraena se glissa dans les corridors, grimpant les marches jusqu'à faire face à une porte blindée verrouillée. La Garde Silencieuse, se positionnant hors du champ de vision du judas, cogna la porte, guettant la moindre réponse orale. Si un cliquetis signe du déverrouillage de la porte se fit ouïr, aucune voix n'accompagna ce mécanisme. Tirant discrètement son épée, Eiriztraena ouvrit doucement la porte, et, brusquement, s'élança, lame au clair. Si elle s'attendait à affronter une bande de voyous, seul un compétent drow se rua sur elle, lui aussi armé. Elle dévia ses attaques avec dextérité, puis rétorqua par deux puissants coups de taille qu'esquiva son adversaire, qui se maintint à distance.

« Tu en as mis, du temps. Sor'drin ne t'a donc pas donné d'indication sur cet endroit. Ah ! Cette larve est si craintif qu'il essaie encore de t'entraver sous couvert d'épreuves. » La voix de Kahveka lui semblait si lointaine qu'Eiriztraena en avait presque oublié le timbre. Cela faisait très longtemps qu'ils ne s'étaient pas vu.
« Il n'est pas encore au courant que cela ne m'arrêtera pas, faut croire. Mais soit. Qu'il le gagne son temps. Cela ne changera pas son destin. »
« Encore faut-il réussir cette dernière étape. »

Et, sans attendre, Kahveka se rua sur sa subordonnée. Il savait très bien qu'Eiriztraena était une bretteuse hors-pair, elle qui avait fait des armes sa spécialité, contrairement à lui. Mais il ne se résignerait pas pour autant. Il enchaîna les assauts, variant la puissance et la trajectoire, sans inquiéter, pour autant, son adversaire. Patiente telle une araignée, Eiriztraena para chacune de ces attaques, attendant son heure. Puis, Kahveka commit une première erreur, en s'essayant à une attaque sautée, et c'est alors que la Garde Silencieuse profita de sa perte d'appui pour glisser sa lame entre ses flancs, tout en esquivant l'attaque. Kahveka empala alors sa hanche sur la lame de son adversaire qui, d'un geste félin, avait esquivé son attaque.
Eiriztraena prit alors l'avantage. Retirant sa lame dans une giclée de sang pourpre, ce fut à son tour de multiplier les assauts. Elle démarra par des attaques puissantes, afin d'affaiblir la défense du Maître des Ombres, mais elle comprit alors qu'elle l'avait sous-estimé. Sa défense fut bien moins faible qu'elle ne l'avait anticipé, et il parvint à résister au momentum de son adversaire. La bête blessée n'est pas encore morte. Mais elle se sait condamnée si le combat vient à durer. Eiriztraena le savait, et pour cela elle se mit à distance et attendit patiemment les attaques de son ennemi qui devait accélérer le combat s'il voulait le remporter. Il reprit l'initiative, mais, là encore, il se heurta à une bretteuse meilleure que lui. Eiriztraena para, dévia, esquiva, encore et toujours, jusqu'à trouver une nouvelle faille. La colère teintée de faiblesse physique avait conduit le Maître des Ombres à commettre des erreurs qu'il n'aurait pas fait avant cette maudite blessure. Profitant des caractéristiques étonnantes de son épée, Eiriztraena, après une énième parade, fit plier la lame de son épée, et, profitant de l'avantage que cela lui conféra, pivota sur le côté afin de donner de l'élan à une attaque éclair dévastatrice. Le fil de son épée s'enfonça dans sa joue avant de lui trancher la gueule, laissant un filet de sang entâcher les murs noirs. La violence du coup ne manqua pas de projeter Kahveka à terre. Affichant un sourire triomphant, Eiriztraena s'approcha de son adversaire qui avait lâché son arme. Sans un mot, elle l'acheva d'un chirurgical coup d'estoc dans le cœur.

« Que Teiweon te fasse honneur après la mort. »

La Garde Silencieuse enjamba alors le cadavre de celui dont elle s'apprêtait à briguer le poste, et quitta la pièce. Elle émergea des corridors comme si elle avait été attendue, et quitta cet endroit sinistre pour retrouver celui dans lequel elle avait grandit.

L'heure était venue de toucher sa récompense.

Eiriztraena retrouva le Barra dans ses appartements. Celui-ci affichait une mine satisfaite, quoi qu'un peu espiègle. Il savait que sa nouvelle Maîtresse des Ombres savait qu'il lui avait dissimulé certaines informations cruciales. Si elle ne s'en était pas douté, Kahveka le lui a sûrement révélé. Perdu pour perdu, autant essayer de retourner son assassin contre son commanditaire, mais c'était chose déjà faite. Kahveka et Eiriztraena avaient ça en commun de réprouver Sordrin, et bien que l'un ait été défait, le danger guettait toujours le Barra.

« Je n'ai pas douté un seul instant de ton succès, très chère. Tu mérites amplement cette promotion. » fit-il, non sans une pointe d'ironie.
« C'est un grand honneur. » répondit-elle aussitôt, avec tout le sérieux du monde, pendant que Sordrin se leva pour atteindre une étagère remplie de parchemins.
« Voici le document scellé officialisant ta promotion, scellé par mes soins. Une annonce sera faite auprès des différents officiers, et surtout la Garde Silencieuse. » dit le Barra posant le parchemin sur le bureau, devant Eiriztraena.
« C'est bien la première fois que je regretterai l'absence de cérémonie officielle et pompeuse. » se désola cette dernière, d'un air faussement enfantin.
« Bien évidemment, les quartiers de Kahveka sont à toi. Tu es libre d'en disposer comme tu l'entends. Tu y trouveras même un... cadeau... accompagnant ta promotion. »
« Oh ! Mais je ne pensais pas être autant gâtée ! Je suis flattée, Barra. » s'exclama l'eldéenne, étirant un immense sourire.
« Vas-t-en. » maugréa-t-il, les yeux mi-clos de lassitude.

Sans se faire prier, Eiriztraena quitta les quartiers du Barra et se mit alors en quête de rallier ses nouveaux quartiers de Maîtresse des Ombres. Pour cela, elle dût emprunter une multitude de corridors très étroits taillés dans la roche, dans lesquels plusieurs cul-de-sac trompaient les curieux jusqu'à les égarer s'ils ne trouvaient pas la bonne piste. Eiriztraena y parvint car le parchemin scellé voyait une chaîne pendouiller depuis le sceau. Au bout de la chaîne, un pendentif aux symboles étranges s'agitait... ces mêmes symboles taillés dans les murs, guidant le Maître des Ombres vers ses quartiers, là où les autres conduisaient nul part, ou bien, à terme, vers la cour ou les salles communes.

Au bout de la piste menant vers les quartiers du numéro deux de la Doth'ka, le mur tapissé dissimulait une porte elle-même dissimulée dans la roche. Pour l'ouvrir, il fallait alors localiser le bouton, située au bout d'une minuscule cavité creusée dans le mur droit du couloir, dans laquelle seule un objet très fin pouvait s'insérer. Eiriztraena tira son pic à cheveu et s'essaya mais, avant même qu'elle n'essaie de l'enfoncer, le mur derrière lequel ses quartiers résidaient s'agita, et s'arracha de celui-ci un épais bloc, lui permettant alors d'entrer. La Maîtresse des Ombres découvrit alors ses nouveaux quartiers, remplis de meubles de très bonne facture, aux tapisseries d'un magnifique tissu ou encore aux bibelots de qualité. Armes et armures jonchaient les murs, tandis qu'en son centre, un bureau trônait devant un siège confortable qui n'attendait qu'être occupé à nouveau. Derrière ce bureau, la roche avait été taillée circulairement, et de nombreuses étagères y avaient été fixées, au pied desquels armoires avaient été plaquées contre le mur. Deux galeries perçaient le mur et conduisaient à une pièce tout aussi spacieuse, dédiée à l'entraînement, aux armes et aux armures d'un côté, et au laboratoire alchimique de l'autre. Cette pièce était également grevée de multiples cavités, les unes lui permettant d'accéder à d'autres endroit de la Doth'ka sinon d'en sortir, l'autre menant directement aux appartements du Barra, et la dernière abritant sa chambre au lit à baldaquin luxueux. C'est sur les draps de soie qu'Eiriztraena trouva le fameux cadeau du Barra : une fine clé sculpté avec art. Elle comprit aussitôt : il s'agissait de la clé de ses quartiers, celle qu'il faut insérer dans la fente où elle allait tenté d'enfoncer son pic à cheveu. Nul doute que le Barra avait accès à un mécanisme permettant de l'ouvrir sans ladite clé. Eiriztraena s'en empara et retourna vers son bureau. Déposant la clé devant son siège, elle s'assit sur celui-ci, tâtant son confort. Une fois satisfaite, elle s'adossa au dossier, croisa les jambes, et un sourire vint illuminer son visage.

Eiriztraena Deäl'Honn était la nouvelle Maîtresse des Ombres de la Doth'ka.