[terminé] feu de camp

Non loin de l'endroit où la jeune elfe blanche avait fait halte, un guerrier drow marchait sous les immenses ombres des arbres. Depuis quelques temps, on y croisait plus de sombres que de sylvains, et de nombreux groupes d'éclaireurs sillonnaient la forêt dans l'espoir de découvrir quelques campements ennemis. Pour sa part, il essayait juste d'éviter les ennuis ; et puis, sait-on jamais, peut-être tomberait-il sur quelqu'un prêt à l'embaucher comme mercenaire ou comme garde du corps, qu'il fut blanc ou noir. En temps de guerre, les affaires ne se portaient jamais aussi bien...

Les ténèbres s'étendaient entre les troncs centenaires, ténèbres douces et propices aux agissements des drows. C'était le meilleur moment pour voyager, et puisque ses pas l'avaient conduit jusqu'ici autant poursuivre son chemin un peu plus au nord, vers les territoires elfes. Il se fichait bien de ces histoires non-droit et de lieux à éviter à cause de la guerre ; si des gardes tentaient de lui bloquer le passage, il les tuerait, voilà tout, et si ils devenaient trop nombreux, il prendrait une autre direction. Pourquoi se tourmenter pour si peu ?

Bref, il poursuivait sa route avec son habituel cynisme et un total détachement. Au loin, la lumière vacillante d'un feu de camps lui parvint, lumière faible qui perdait rapidement en intensité. Un sourire moqueur vint effleurer ses lèvres : drows ou sylvains, ces abrutis n'étaient même pas foutu d'allumer un feu correctement !

Alors qu'il s'approchait en silence, mû par une curiosité intéressée (après tout, ils avaient peut-être de l'argent ou des bijoux ?), des bribes d'une chanson lui parvinrent. Une chanson reconnaissable entre mille, fredonnée par une voix indéniablement féminine que le drow n'eut aucune peine à identifier, car il n'y avait qu'une seule personne au monde suffisemment écervelée pour chanter un tel chant au beau milieu d'une forêt grouillant de drows.

Adria...

Il se souvenait encore de leur dernière entrevue. Elle était partie vers Diantra, et lui s'était hâté de prendre le chemin opposé, disparaissant de sa vie sans même un mot d'adieu. Il se demandait comment elle avait bien pu le prendre, et ce qu'elle avait pu penser en découvrant leur lieu de rendez-vous vide, le lendemain midi. A sa grande surprise, il voulait le savoir.

Le feu vacilla une dernière fois et, comme le souffle agonisant d'un vieillard mourant, s'éteignit pour de bon, plongeant le campement de l'elfe sylvaine dans un noir complet. Profitant de l'occasion qui lui était offerte, Berg'inyon ravala un sourire, rabatti sa capuche sur son visage et s'élança. Quelques secondes plus tard, Adria pu avoir la surprise de voir surgir dans son dos un drow encagoulé, comme né des ténèbres, qui la plaqua d'une main ferme contre son torse et immobilisa ses bras d'une poigne d'acier, faisant d'elle sa prisonnière...

Adria s'était tue lorsqu'elle avait cru entendre quelque chose, ou quelqu'un approcher. Olwë ? Non... Elle resta aux aguets deux secondes avant de se reconcentrer sur son feu qui en avait profité pour s'éteindre. Elle n'était pas plus rassurée que ça, surtout maintenant que la nuit était tombée. Deux secondes plus tard, elle sentait une présence dans son dos, n'eut absolument pas le temps de réagir, mis à part pour pousser un cri d'effroi et appeler le loup à l'aide.

" Olwë ! "

Sauf que le temps que ce dernier arrive... Elle se voyait déjà perdue et paniquait en se débattant, sans grand effet mais avec toute l'énergie du désespoir, lorsqu'elle sentit le pouvoir de l'amulette qui enflait. Depuis le temps que cette dernière ne s'était pas manifestée ! Ce fut violent, la magie projetant brutalement le drow à plusieurs mètres et la jeune fille se retrouvant elle même à terre, mais sans doute moins sonnée que celui contre lequel était dirigée la magie. Elle se releva précipitamment, dans l'idée de s'enfuir au plus vite, sauf qu'un bref regard vers son agresseur la laissa figée.

La capuche avait glissée dans la chute, révélant un visage qu'elle croyait reconnaitre malgré l'obscurité. Elle n'osait plus bouger, incertaine de ce qu'elle voyait entendant les battements de son cœur qui cognaient frénétiquement. Pouvait on mourir de peur ? Le temps qu'il se relève, sachant qu'elle était à bonne distance, elle prit le risque de demander d'une petite voix tremblante :

" Berg'inyon ? "

Un grondement à ses côtés lui apprit qu'Olwë était enfin de retour et attendait de savoir s'il devait attaquer. Si elle, elle se souvenait suffisamment du jeune homme pour ne pas s'enfuir dans la seconde, le loup, lui, se contenterait d'assurer la sécurité de sa petite maîtresse. Adria n'osait plus bouger, partagée entre l'envie d'avoir des nouvelles de Berg'inyon et le fait, qu'après tout, il l'avait bel et bien agressée. Il avait pu changer, non ? Changer ? Elle se corrigea : il lui avait dit lui même qu'il ne voyait aucune objection à tuer ou voler... Qu'est ce qui lui faisait croire qu'il pouvait se comporter différemment avec elle ? Décidément, elle se sentait stupide. Elle préféra donc tourner les talons et disparaitre aussi vite que possible dans la nuit.

Sauf qu'elle n'avait pas bougé. Étrangement, elle était toujours plantée là à dévisager le drow avec l'espoir insensé qu'il pouvait ne pas lui vouloir de mal. Attendant une réponse qui risquait d'être bien plus violente que celle qu'elle espérait.

Alors qu'il la saisissait, elle poussa un cri qui aurait pu réveiller toute la forêt. Amusé, il ignora ses faibles tentatives pour se débattre et sentit son petit coeur de sylvaine battre la chamade tandis qu'elle tentait vainement de se libérer, terrifiée. Le loup n'était visiblement pas dans les parages, sans quoi il lui aurait immédiatement sauté à la gorge, et il comptait bien causer à cette petite écervelée sans défense la peur de sa vie. Mais ça, c'était sans compter une chose...

L'onde de choc magique le cueillit au creux de la poitrine et l'envoya rouler à quelques pas, lui arrachant sa capuche au passage. Le souffle coupé, il se retrouva soudain culbuté sur le sol, à moitié assommé. Son nom lui parvint de très loin, lancé d'une voix qu'on devinait à la limite de la terreur :

" Berg'inyon ? "

Un grondement sourd l'informa que le loup était de retour auprès de sa maîtresse, mais le drow n'y prêta aucune attention, trop occupé à rassembler ses esprits. Deux yeux d'un bleu envoûtant se posèrent sur l'elfe blanche, deux yeux dont elle avait le souvenir exact. Le mercenaire, allongé sur le sol de terre et de mousse, se redressa sur les coudes et éclata d'un rire narquois.

- Hahahahaha !!!! Si tu pouvais voir ta tête !

Il riait irrépréssiblement, de cette manière mi-moqueuse et mi-insolente qu'il avait de s'adresser aux autres, et qui se trouvait souvent particulièrement désagréable. Toujours riant, il secoua la tête d'un air amusé et lança entre deux éclats :

- Et dire que j'avais complètement oublié cette foutue amulette ! Quel idiot...

Puis, soudain, son rire s'arrêta, remplacé par un sourire un peu voyou :

- Héhéhé... Quel dommage... J'aurais tellement voulu voir ta réaction face à l'agression d'un individu louche et mal intentionné...

Volontairement, il affichait une attitude assez ambiguë, histoire de la déranger un peu. Il aimait bien mener quelques expériences comportementales avec elle, en la titillant pour voir comment elle réagirait dans telle ou telle situation ; et puis c'était tellement facile, elle était si naïve...

" Hahahahaha !!!! Si tu pouvais voir ta tête ! "

Effectivement, Adria devait avoir l'air médusée. Elle continua à le dévisager, toujours figée et les yeux écarquillés, tandis qu'il poursuivait :

" Et dire que j'avais complètement oublié cette foutue amulette ! Quel idiot... "

Ça, difficile de l'en blâmer... Elle-même avait fini par ne plus compter sur le bijou tant ce dernier se révélait inconstant. Elle se calmait peu à peu, ne bougeant toujours pas, rassemblant ses esprits, pendant qu'il ajoutait :

" Héhéhé... Quel dommage... J'aurais tellement voulu voir ta réaction face à l'agression d'un individu louche et mal intentionné... "

Elle le dévisagea encore quelques secondes, le temps de se remettre de ses émotions et de cerner un peu son comportement. Puis soudain, contre toute attente, un sourire naquit sur ses lèvres. Pas un sourire moqueur, non, mais qui reflétait une joie sincère. Après tout, s'il lui avait joué un mauvais tour, il ne lui avait pas vraiment fait de mal et elle n'en était pas moins heureuse de le revoir. De toutes façons, comme à son habitude, elle faisait abstraction des côtés négatifs de la situation. Situation qui restait de toutes façons plus reluisante que si elle était tombée sur un autre drow. Tout allait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes !

Bref, après l'avoir dévisagé sans parler, le temps qu'il fasse son petit numéro, elle réagit enfin, son visage s'illuminant. Elle s'exclama joyeusement :

" Berg'inyon ! "

En une fraction de seconde, elle s'approcha de lui, lui plantant un baiser sur la joue. Puis elle réalisa qu'elle s'était peut-être un peu emportée et se recula, légèrement gênée. Sans compter que vu le caractère du drow, elle allait probablement se faire rembarrer. Bah ! Ça lui donnerait une bonne raison de râler !

Après quoi elle se retourna vers Olwë qui ne savait plus comment réagir, et lui caressa la tête pour le calmer, alors qu'elle s'adressait à Berg'inyon d'un air faussement fâché :

" Parce que tu n'en as pas assez vu ? Tu as bien failli me faire mourir de peur ! "

Elle lui lança un regard moqueur. Après tout, s'il voulait jouer à ce jeu là...

" Je savais bien qu'il y avait des drows pas recommandables dans le coin, mais si j'avais su qu'il s'agissait de toi, j'aurais jamais pris le risque de sortir ! "

Olwë s'était un peu apaisé, même s'il regardait toujours Berg'inyon d'un œil méfiant. La jeune fille avait fini par retourner près de son petit tas de bois. Elle reprit son briquet et releva les yeux vers le drow, passant du coq à l'âne comme elle en avait l'habitude :

" Tu te débrouilles bien pour allumer un feu ? "

Maintenant qu'elle s'était remise de ses émotions, elle sentait à nouveau le froid de la nuit et, avant tout, préférait se réchauffer un peu.

Alors qu'il avait tout fait pour, elle ne s'était toujours pas mise en colère. Dommage...

Mais bon ! Il commençait à avoir l'habitude de ses attitudes ultra-positivistes et de son tempérament joyeux à en mourir ! Et comme il semblait bien décidé à trouver les limites de cette idéal tout-le-monde-il-est-bô-tout-le-monde-il-est-gentil qui semblait régir la vie de la jeune fille, il ne pouvait s'empêcher de la provoquer encore et encore, allant sans cesse plus loin pour la faire craquer ou, au moins, pour essayer de la mettre dans l'embarras.

Pourtant, à sa grande surprise, ce fut elle qui parvint à lui clouer le bec. Alors que son visage de sylvaine éternellement joyeux s'illuminait, enchantée qu'elle était de le revoir * humph... contente de voir un drow...*, elle s'avança brusquement vers lui et l'embrassa sur la joue. Désarçonné, il la laissa faire, trop suffoqué pour songer même à récriminer (et c'était décidément une bonne chose pour elle car cela lui évita de se faire envoyer rouler dans les buissons, les quatre fers en l'airs, par un drow indigné). Non mais franchement... ?!

Puis elle parut prendre conscience de son geste et elle recula, indéniablement gênée. Berg'inyon ressentit un léger frisson de vengeance mesquine en voyant le rouge envahir les joues de la jeune fille, et il ricana en son for intérieur. Enfin, il avait trouvé un moyen de la mettre dans l'embarras !

Elle se remit à jacasser tandis qu'il se relevait, ignorant superbement les provocations qu'elle lui envoyait à la figure de son air malicieux.

" Je savais bien qu'il y avait des drows pas
recommandables dans le coin, mais si j'avais su qu'il s'agissait de
toi, j'aurais jamais pris le risque de sortir ! "

- Pour moi, lança-t-il en prenant une mine faussement orgueilleuse, c'est un compliment...

Elle en était encore à s'escrimer avec le feu qui ne voulait pas prendre. Amusé, il la laissa faire un moment avant de lui renvoyer sa question, son ton dégoulinant d'ironie :

- Ce n'étais pas toi qui étais censée savoir allumer des feux ? Il me semble que tu ne te débrouillais pas mal, sans briquet et sans rien, dans les marais...

L'allusion à sa magie était visible, mais il avait tourné sa phrase de manière à ce qu'elle puisse aussi se comprendre d'une façon parfaitement innocente. Héhéhé.... Elle allait en passer des moments à se demander ce qu'il avait voulu insinuer par là...

* Cherche, ma belle, cherche... Tu n'as pas finis de payer pour tout à l'heure... *

Les drows étaient par nature des êtres fiers, orgeuilleux et aussi bien dépourvus de sentiments moraux que de pudeur. Ce bref baiser l'avait donc surpris et indisposé, mais pas gêné, tandis que visiblement, la fougeuse demoiselle était aussi timorée que tout ceux de la surface, et que les moeurs totalement impudiques des drows avaient tendance à révolter autant que fasciner. En fait, il était assez curieux de savoir si oui ou non, elle était aussi prude que ses compatriotes blanches dans ce domaine...

* Héhéhé... *

Souriant intérieurement, il alla la rejoindre prêt du feu. Ses épaules pâles semblaient agitées d'un léger tremblement, et il se doutait bien qu'elle ne tarderait pas à greloter de froid. Une lueur ricanante s'alluma dans ses yeux tandis qu'il se glissait derrière elle pour lui lancer d'une voix enjôleuse et aussi ronronnante que celle d'un félin :

- Evidemment, si tu n'arrives pas à allumer ce feu, il se peut que je me sente obligé de te réchauffer moi-même...

Il se demandait bien ce qu'elle allait trouver pour lui répondre. Il était le premier à savoir que son physique était pourvu de toutes les qualités requises (y compris sa peau noire, d'ailleurs) pour faire de lui un sujet de fantasme auprès des "rivvils", et pour la première fois, il comptait bien en jouer. Et puis, si avec ça elle ne se sentais pas motivée pour allumer le feu, franchement, il ne voyait pas ce qu'il pouvait faire de plus...

Un compliment ? Allons donc... La remarque la fit sourire, ça ne l'étonnait pas vraiment de lui... Il continuait, d'un air ironique :

" Ce n'était pas toi qui étais censée savoir allumer des feux ? Il me semble que tu ne te débrouillais pas mal, sans briquet et sans rien, dans les marais... "

Elle le dévisagea un instant, perplexe. Est ce qu'elle lui avait parlé de la magie qu'elle faisait ? Pas qu'elle se souvienne, mais elle avait un doute à présent.

" Coup de chance... " souffla-t-elle, optant pour une réponse en partie vraie, à la mesure de la question. Il prendrait ça comme il voulait. Après tout, elle ne s'était jamais cachée de jouer les apprenties magiciennes, c'était lui qui avait eu l'air fermé à toute discussion sur le sujet quand elle avait tenté d'en parler lors de leur première rencontre. Qu'il sache ou non, peu importait, c'était juste qu'elle n'était pas sure de vouloir à nouveau avoir affaire à une catastrophe qu'elle aurait déclenché.

Il vint la rejoindre près du feu, se glissant derrière elle en lui lançant une phrase qui la laissa figée - décidément pour une agitée comme elle, il avait un don pour la calmer. Elle se retourna, le regardant avec des yeux ronds, bouche bée.

" ... "

Il faut dire qu'elle était quand même passée par une première phase d'incompréhension pure et simple. Après tout, elle était plutôt jeune et un peu trop innocente pour se trouver de suite sur la même longueur d'onde. Son petit baiser, elle l'avait donné spontanément sans arrière pensée...
Non pas qu'elle entendait ce genre de remarque pour la première fois de sa vie. Non, quand on est habituée à travailler comme serveuse ou chanteuse dans les tavernes et auberges, ça arrive régulièrement. Mais c'était un autre contexte et elle n'y faisait plus attention, remettant en place rapidement l'importun. Sauf que là, elle ne s'y attendait pas du tout.

Lorsqu'elle saisit enfin ce qu'il voulait dire elle se troubla aussi vite, s'empourprant à nouveau. Il avait effectivement raison quand à son physique, il n'était pas mal du tout, et se trouver aussi proche de lui avait de quoi la perturber un peu. Un peu, parce qu'il ne fallait quand même rien exagérer, non mais ! Et puis franchement, il ne pouvait de toutes façons pas proposer ça sérieusement, parce que quand elle pensait à son propre physique, qu'elle jugeait plutôt banal, elle ne voyait pas ce qui pouvait pousser quelqu'un à "la réchauffer". Tout de même, pour une fois, elle ne savait plus quoi dire... Jusqu'à ce qu'elle remarque la tête qu'il faisait, ou plutôt une certaine lueur dans ses yeux. Il se moquait d'elle, bien sur ! Il devait être bien content de la déstabiliser...
Elle lui fit aussitôt un sourire rayonnant, se reprenant en une fraction de seconde :

" Voilà qui devrait suffisamment me motiver alors... "

... mais qui ne suffirait pas à rendre le bois plus sec, ni a débloquer la magie qui sommeillait en elle. Plutôt que de s'escrimer inutilement sur le briquet, elle se tourna à nouveau vers Berg'inyon en lui lançant, moqueuse :

" Ça t'amuse, hein ? Je veux dire, de me déstabiliser. "

Elle n'avait plus l'air gênée du tout parce que, comme tout ce qui la perturbait d'une façon ou d'une autre, elle faisait abstraction.

" Mais pourquoi ? "

Ça, ça l'intriguait. Elle avait quitté un râleur invétéré et elle retrouvait un Berg'inyon au sens de l'humour, certes discutable, mais bien présent. Ce n'était certes pas pour lui déplaire, même si apparemment elle allait en faire les frais, mais ça éveillait sa curiosité.

Qu'est ce qui pouvait bien le pousser à réagir comme ça ? Depuis qu'elle l'avait rencontré, elle avait eu l'impression de marcher sur des œufs : jamais sur la même longueur d'onde à quelques exceptions près, toujours au bord de la crise de colère. Elle ne comprenait décidément pas. Elle savait bien qu'elle était excessivement positive, mais avec les autres personnes, ça n'amenait pas des réactions aussi... étranges ! De l'agacement, au mieux, mais lui, on aurait dit qu'il prenait plaisir à la pousser à bout. Bah ! Après tout, elle s'en moquait... Elle n'avait pas l'habitude de se poser des questions insolubles, elle n'allait tout de même pas commencer maintenant !

Visiblement, sa petite phrase fit l'effet d'une bombe sous le crâne d'Adria. Sitôt qu'il l'eut lancé, la jeune sylvaine se retrouna d'un coup sec et se figea, comme paralysée.

Pourtant, elle avait bien dû en avoir, ce genre de réflexion, dans les tavernes ! Mais peut-être que là, avec lui, elle ne s'y attendait vraiment pas... En tout cas, il lui fallut toute sa volonté pour s'empêcher d'éclater de rire et pour garder cette expression mi-séductrice, mi-enjôleuse qu'il avait réussi à se composer. La tête qu'elle faisait !

Pour tout l'or du monde, jamais il n'aurait échangé une seule seconde de cet instant. Goûtant à un délicieux sentiment de victoire face à la jeune fille pétrifiée, il savourait chacune des réactions de sa pauvre victime. Elle qui jouait toujours à la sainte-nitouche innocente et pure, voilà qu'il avait mis en éclat sa belle armure d'assurance impénétrable !

Les premières secondes, il lut dans ses yeux une pure et simple incompréhension. Elle cherchait le sens de sa phrase, il le savait, et il se délectait à l'avance de ce qui allait suivre.

* Allons... Ce n'est pas si dur... *

Et puis, finalement, elle comprit. Une nouvelle vague de rougueur prit possession de son visage figé et elle s'empourpra jusqu'aux oreilles, visiblement incapable de lui décrocher un mot. Il ne tenta même pas d'imaginer ce à quoi elle pouvait bien penser, dans son petit crâne d'elfe blanche, mais il se demanda vaguement s'il n'allait pas recevoir une claque bien méritée. Pas mal d'autres filles n'auraient pas attendu si longtemps, d'ailleurs, alors peut-être que son magnifique corps de drow ne laissait pas la demoiselle complètement indifférente ? ( Qui a dit que Berg'inyon n'avait pas une très haute opinion de lui-même ?)

* Ca, c'est pour le baiser, ma petite... *

Il hésita un instant à se rapprocher encore plus, mais un bref élan de pitié l'en empêcha. Qu'elle n'aille pas se mettre de fausses idées en tête, non plus ! Quoique, ça pourrait être amusant...
Elle se remit à sourire, reprenant visiblement une certaine contenance. Elle avait été plus rapide qu'il ne l'aurait cru, la bougresse ! Mais le premier round était pour lui...

" Voilà qui devrait suffisamment me motiver alors... "

- Visiblement non, ricana-t-il devant ses efforts désespérés pour tirer une flamme du foyer éteint. Mais je te conseille de te grouiller, parce que moi aussi je commence à avoir froid...

Parfaitement détendu, il l'observa abandonner ses efforts et se prépara mentalement pour le second round, qui ne tarderait probablement pas.

" Ça t'amuse, hein ? Je veux dire, de me déstabiliser. "
- Absolument.
" Mais pourquoi ? "

Sur le coup, il faillit perdre son sourire narquois. Non mais, elle bottait en touche, la traîtresse ?!
Heureusement, son arrogance et son instinct pour la moquerie lui étaient d'un grand secours quand il s'agissait de retomber sur ses pattes.

- Pourquoi ? Lança-t-il avec un sourire ricanant à souhait. Mais parce que j'adore voir rougir ce joli minois, bien sûr !

Lui aussi avait botté en touche par cette plaisanterie pleine de provocation. Cette manière mi-insolente mi-séductrice qu'il avait de s'adresser aux femmes n'était pas nouvelles, mais habituellement c'était aux Matrones qu'elle était réservée. Lui-même était surpris d'aller aussi loin avec une rivvil, et "pourquoi ?" était l'une des nombreuses questions qu'il se posait. Mais, après tout, quelle importance ? C'était un jeu, rien qu'un jeu, et il y mettrait fin quand il le voudrait, voilà tout. S'il faisait tout ça, c'était juste pour voir jusqu'où il pourrait creuser dans la brèche qu'il venait de percer dans l'armure de la demoiselle elfe...

" Mais je te conseille de te grouiller, parce que moi aussi je commence à avoir froid... "

Non mais oh ! s'il croyait qu'elle allait s'acharner bêtement sur du bois qui ne prendrait manifestement pas feu... mais c'est qu'il avait de la répartie en plus ! Probablement un long entrainement d'enquiquineur !

" Pourquoi ? Mais parce que j'adore voir rougir ce joli minois, bien sûr ! "

Elle eut une moue peu convaincue avant d'éclater spontanément d'un rire clair. Vraiment ?! Mais c'est qu'il la prenait pour une parfaite idiote ! En tous cas s'il s'imaginait continuer sur sa lancée pour la troubler, là, il rêvait... Il en rajoutait un peu trop cette fois et elle avait l'impression d'être revenue dans une taverne, face à un de ces innombrables gars qui se croyaient exceptionnels. Sauf que là ce n'était ni un elfe, ni un humain, mais un drow, Berg'inyon de surcroit. C'était plutôt décevant, même si elle ne cernait pas trop pourquoi. Elle savait déjà qu'il pouvait se montrer désagréable. Mais de cette manière...

Enfin bref, peu importait, elle n'allait pas se casser la tête pour ça. Toujours avec une bonne humeur affichée, elle rangea le briquet dans son escarcelle avant de se déplacer un peu pour se mettre en tailleur face au tas de bois.

" Il faudra te contenter d'un vrai feu. Alors à ta place je garderais mes remarques deux secondes le temps que je l'allume... Si j'y arrive, parce que rien n'est moins sûr... "

Elle avait parlé d'un ton léger, prête à retenter la magie. D'une part parce que manifestement lui ne ferait rien pour l'aider - sans compter qu'elle ne voyait pas pourquoi il aurait plus de chance avec du bois humide qu'elle - et d'autre part parce que même si ça ne marchait pas, l'effort de concentration la calmerait un peu, lui remettant les idées en place. Car tout de même, elle se sentait quelque peu l'esprit embrouillé...

" J'espère que tu n'as pas peur de la magie... "

Elle venait de se souvenir plus précisément qu'il n'avait pas eu l'air d'apprécier ça quelques mois plus tôt. De là à dire qu'il en avait peur, bon, c'était un peu gratuit. Mais il ne se privait pas de la faire tourner en bourrique alors elle n'allait pas s'en empêcher non plus, sans compter que de toutes façons elle taisait rarement ce qui lui passait par la tête.

Olwë vint s'était couché à quelques pas et elle lui fit signe de ne pas bouger. Elle avait besoin de concentration et espérait que Berg'inyon serait raisonnable deux minutes. Ou un peu plus, ou un peu moins, elle se souvenait que lorsqu'elle tentait de lancer un sort, elle perdait parfois un peu notion du temps. Elle respira un grand coup, fixa le bois, essayant de visualiser une flamme et... strictement rien ne se passa. Il faut dire qu'avoir le drow planté non loin d'elle ne l'aidait pas beaucoup à se concentrer, elle pouvait le voir du coin de l'œil.

Elle décida donc de fermer les yeux, comptant entre autres sur l'effet de surprise qui avait marché les premières fois. Il suffirait que le loup se lève, par exemple, pour qu'elle lâche le contrôle de son pouvoir et que le feu s'allume. Enfin, pour ça, il fallait qu'elle accumule la magie suffisamment et à chaque fois qu'elle tentait d'y parvenir, elle repensait à ce combat dans les ruines. C'en était rageant ! Elle rouvrit rapidement les yeux, l'air légèrement contrarié, ce qui ne lui arrivait pas souvent. Fixant toujours le tas de bois, mais plus du tout pour y allumer quoi que ce soit, elle secoua la tête.

" Bah, faudra s'en passer. "

A peine quelques secondes qu'elle essayait, mais elle n'avait plus vraiment la patience. Elle resserra autour d'elle les pans de sa cape humide et fit signe à Olwë de venir se blottir contre elle, ce que le loup fit sans se faire prier. Puis, fidèle à elle-même, elle entama doucement un air. Elle ne voyait plus trop quoi dire à Berg'inyon. En fait, elle ne comprenait vraiment pas son comportement et là, elle était trop fatiguée - et congelée - pour se pencher sur le sujet. Elle se contenta donc de rester là, les yeux dans le vague.

Visiblement, elle ne fut pas dupe une seconde fois. Sa remarque n'eut d'autre effet que de la faire éclater de rire, et elle le regarda d'un air qui laissait à penser qu'elle avait déjà entendu ça des millions de ça. Cela dit, le but de ladite remarque semblait atteint : elle ne semblait pas s'être aperçue qu'il n'avait pas répondu à sa question...

- Peur ? Moi ?! Peuh, tu rêves !

Le sourire du drow s'élargit, et il décida de s'assagir deux minutes le temps qu'elle fasse sa tentative. Pour l'instant, il la laisserait tranquille, mais qu'elle ne croit pas qu'il en resterait là ! Maintenant qu'il avait trouvé une faille, il allait continuer à l'exploiter, et aux moments où elle s'y attendrait le moins...

La tentative pour allumer le feu fut un échec. Au bout de quelques secondes, Adria abandonna, a court de patience comme d'idées. Elle semblait fatiguée, peut-être même irritée, et le drow se demanda avec une certaine satisfaction si il en était la cause. Probablement, oui...

La jeune fille s'emmitoufla dans sa cape humide, appelant son loup auprès d'elle pour qu'il puisse lui tenir chaud. Son habit était légèrement mouillé, et elle tremblait de froid, malgré l'épaisse fourrure d'Olwë qui se pelotonnait contre elle. Berg'inyon siffla entre ses dents, d'un air légèrement désapprobateur, et s'accroupit tranquillement dans son dos. Elle sentit des bras durs comme de l'acier l'enrober tandis que les mains agiles et sans-gênes du drow se promenaient sur sa gorge, dégrafant l'attache de la cape trempée.

- Prends la mienne.

Il s'en délesta d'un geste, insensible aux grognements agressifs du loup. La cape brune du drow alla glisser sur les genoux d'Adria, dévoilant l'avant-bras nu et sombre du mercenaire, barré par de fines blanches. Les blessures du Cogianth avaient guéries, mais leurs trois cicatrices pâles ne disparaîtraient sans doute jamais...

Absolument pas embarrassé, Berg'inyon se releva et s'approcha du feu, briquet à la main. S'asseyant près des braises, il se mit à en jouer, s'escrimant à qui mieux mieux pour tenter de faire surgir quelques flammes. Le bois était trop mouillé, mais au bout d'une dizaine de minute quelques timides flammes finirent par émerger de la masse humide.

- Et voilà, admire l'artiste ! Lança le moqueur impénitent.

Et, l'air infiniment satisfait, il s'allongea à plat ventre en face du feu comme un félin paresseux, s'étirant lascivement pour profiter au mieux de la chaleur des flammes.

Berg'inyon la fit sursauter quand il siffla entre ses dents. Qu'avait-il donc encore ? Elle eut un instant de stupéfaction quand il s'approcha dans son dos pour dégrafer sa cape, un mouvement de recul aussi. Sauf qu'elle n'alla pas plus loin, d'une part parce qu'il parla, ce qui fut une deuxième surprise, d'autre part parce qu'elle avait attrapé Olwë fermement pour l'empêcher de bouger.

Après quoi le drow entreprit d'allumer le feu. Elle soupira, se contentant de récupérer la cape sèche. Ça aurait été stupide de s'en priver, non ? Elle reprit quelques notes mais qui n'avaient pas grande logique de part leur association. C'était plutôt un réflexe, maintenant qu'elle se sentait perdue...

" Et voilà, admire l'artiste ! "

Elle releva les yeux vers lui, mais le cœur n'y était pas : plus ça allait plus elle se sentait... en fait elle en savait pas trop ce qu'elle ressentait à l'instant présent. Elle prit tout de même la peine de répondre doucement.

" Merci. " c'était dit d'une voix éteinte, machinalement.

La dernière fois qu'elle avait été dans cet état ? Elle ne tenait pas à y penser. D'autant que ça n'avait rien à voir avec la situation présente. Alors quoi ? Elle avait été sincèrement heureuse de retrouver Berg'inyon. Parce qu'elle en avait gardé un bon souvenir, malgré son départ, il avait été le seul depuis qu'elle voyageait à avoir fait autre chose que faire semblant de l'écouter. Parce que c'était bien la première fois qu'elle avait la chance de recroiser quelqu'un, aussi. Savoir qu'une personne dans ce monde pouvait la connaitre un peu, c'était réconfortant.

Et maintenant... Maintenant, il jouait avec elle. Si encore elle l'avait cherché ! Mais même pas... Franchement, il lui reprochait quoi ? Rien du tout, probablement, comme il l'avait dit, ça l'amusait. Là, elle ne voulait même plus savoir pourquoi. Les yeux à nouveau dans le vague, elle ne bougea plus et resta pour une fois parfaitement silencieuse. Parce qu'elle n'allait pas répliquer - le cœur n'y était plus - ni pleurer - les larmes n'avaient jamais rien résolu et elle n'était pas vraiment dans cet état d'esprit - ni encore se mettre en colère - ça n'en valait pas la peine. Non, elle se sentait juste vidée, totalement perdue et pendant un instant, elle resta plongée dans ses pensées. Instant qui durait... Elle resta donc là à fixer les flammes, sans expression. Sauf que pour elle, qui avait habituellement le regard pétillant, le contraste devait être saisissant.

Fermant les yeux, Berg'inyon ignora les faibles remerciement de la demoiselle pour mieux profiter du feu qui ronronnait près de lui. Hmm... La chaleur était délicieuse dans cette nuit si froide, et il en parvenait presque à oublier l'éclat douloureux des flammes sur ses iris habitués à l'obscurité et à la nuit.

Quand il rouvrit les yeux, ce fut pour voir Adria, le regard perdu dans la vague, comme un pantin auquel on aurait coupé les fils. Raaah, cette rivvil ! Quand il fallait se fâcher, elle riait, et quand elle devait rire, elle boudait. Qu'est-ce qui ne tournait pas rond, chez elle ?

Cette attitude bizarrement renfermée le perturbait un peu. Qu'est-ce qu'il y a, il était allé trop loin ? Pourtant, ce n'étaient rien d'autre que des petites plaisanteries innocentes, et elle avait eu l'air de plutôt bien le prendre ! En plus, il lui avait offert sa cape pour se faire pardonner...

- Hé ! Regarde par là !

Elle répondit à son apostrophe en tournant machinalement la tête, mais il vit bien que son regard le traversait comme s'il n'existait pas. Son regard était vide, morne et d'une fixité horripilante. Berg'inyon, qui ne savait réagir autrement qu'avec sa brusquerie habituelle, se retrouvait bien embêté ; s'il tentait encore de la provoquer pour obtenir une réaction, il y avait de fortes chances pour que cela ne fasse qu'empirer son état, et sinon... Il haussa les épaules. Rien de plus impénétrable pour lui que la psychologie féminine, et puis si ça se trouve elle était tout simplement épuisée ?

Il avait un remède pour ça...

- Dégage, le tapis ambulant.

Sans laisser au loup le temps de protester, il le prit par le collet et l'écarta d'une main ferme avant de s'installer près d'Adria. D'une main plus douce qu'à l'ordinaire, il écarta la cape dont la jeune fille s'était emmitouflée et posa ses mains à plat sur son dos.

- Respire, souffla-t-il à son oreille, je ne vais pas te manger.

Et, doucement, il commença à la masser. Il avait appris ça il y a longtemps, dans les profondeurs de sa cité natale, et c'était quelque chose que l'on oubliait rarement. Chez les drows, la plupart des masseurs étaient des hommes, et avaient élevé cette discipline au rang d'un véritable art. Bien que loin d'exceller les maîtres des établissements d'outreterre, Berg'inyon ne se débrouillait pas trop mal pour un non-initié, et on lui avait appris quelques trucs qui valaient bien la peine qu'on s'y arrête.

Curieusement, ses mains effleuraient la peau avec une délicatesse qui contrastait avec la rudesse habituelle du mercenaire. Sous ses doigts, les tensions de la jeune fille se dissipaient peu à peu, et il espérait qu'il en était de même pour son humeur si morose. Il lui massa le dos, les épaules et le cou pendant un bon moment avant de s'arrêter, indécis, en lançant avec un clin d'oeil :

- Je parie que tu ne me connaissais pas cet autre talent...

Adria ne pensait plus à rien, se contentant de regarder les flammes danser. A un moment, elle avait tourné la tête machinalement, elle ne savait plus trop pourquoi...

" Dégage, le tapis ambulant. "

Hum ? Olwë resta un instant à les regarder avant de se recoucher plus loin. Il devait ne plus chercher à expliquer leur comportement. Pas vraiment étonnant : Adria elle-même n'y comprenait plus rien. Elle tressaillit quand Berg'inyon la toucha, ayant pour premier réflexe de s'écarter au plus vite. Merci bien, elle avait eu sa dose...

" Respire, je ne vais pas te manger. "

Elle lui obéit, sans trop savoir pourquoi. Elle ne savait plus vraiment ce qu'elle voulait, juste que... maintenant qu'il avait commencé, elle n'avait pas envie que ça s'arrête. Elle était totalement dans le brouillard...

" Je parie que tu ne me connaissais pas cet autre talent... "

Elle garda le silence deux secondes avant de se retourner vers lui, l'air blessé :

" Ah oui, et qu'est ce que tu as comme autre talent ? Celui de me blesser ? Tu crois que ça compense ? "

Non, Adria n'était pas capable de garder bien longtemps pour elle ce qu'elle pensait. Elle avait besoin de mettre les choses à plat et de s'exprimer. Elle détestait les non dits et s'il croyait qu'il allait s'en tirer comme ça, avec un massage, il se mettait le doigt dans l'œil. Elle continua, mais sans élever la voix :

" J'étais vraiment heureuse de te revoir. Parce que ça ne m'arrive jamais de recroiser des gens que j'ai rencontré... Je... "

Elle cherchait ses mots, ne le quittant pas des yeux.

" Tu as un sale caractère parfois, mais je pouvais comprendre. Pas parce que tu es un drow, pas à cause de ce genre d'excuse stupide, mais parce que je peux comprendre que parfois je peux taper sur les nerfs, on me l'aura assez dit. J'avais un bon souvenir de toi finalement. Alors oui, je suis sans doute une petite elfe idiote, qui cherche bêtement à s'attacher aux gens quand elle en a l'occasion. "

Elle ne haussait pas le ton, se contentant d'énoncer des faits. D'une façon assez neutre, en fait, qui n'en avait que plus de force.

" Alors oui, j'étais heureuse de te voir, mais tu préfères te moquer de moi. Je t'ai fait quoi au juste ? Qu'est ce que j'ai fait pour mériter ça ? Tu t'es dit "tiens elle a l'air un peu trop joyeuse, on va voir si c'est possible de la démolir ?" "

Elle s'écarta brusquement, récupéra sa cape qui avait plus ou moins séché près du feu.

" Tu as gagné, tu es content ? "

Sur ce, elle s'enroula dans l'étoffe de laine sans se préoccuper du fait qu'elle était encore vaguement humide, fit signe à Olwë de s'approcher et s'allongea près du feu, le dos tourné à Berg'inyon.

" Bonne nuit. "

Les yeux grands ouverts sur l'obscurité... elle n'était pas sûre de réussir à dormir.

Effectivement, elle était loin de réussir à dormir.

Berg'inyon, stupéfait, avait très vite compris qu'il venait de se faire royalement envoyer paître. Visiblement, son petit massage avait plus servi à exacerber que calmer les tensions ! Au début trop surpris pour réagir, il commença rapidement à s'échauffer. Non mais on rêvait, là ! On nageait en plein délire ! Il l'avait un peu -beaucoup- charriée, d'accord, mais il avait quand même fait des efforts pour se faire pardonner, non ? Il avait été prévenant avec elle, il lui avait fait des compliments (même si il avait souvent eu l'air de se foutre de sa gueule, il faut le reconnaître), il l'avait même massée, chose qu'il n'avait pas faite depuis au moins cinquante ans !

* 'tain, les gonzesses, jamais contentes !!! *

Profondément vexé, il la laissa s'écarter de lui pour aller s'enrouler dans sa cape près du feu, comme un pauvre petit oisillon blessé. Ca y est, maintenant, elle refusait sa cape, et elle se mettait à bouder par-dessus le marché ?!

En quelques foulées, il franchit la distance qui le séparait de l'elfe, poings serrés.

- Sûrement pas "bonne nuit" ! Gronda-t-il en s'asseyant en face d'elle de telle sorte qu'elle ne puisse pas faire semblant de l'ignorer. Qu'est-ce qu'il y a, tu me gueules dessus et après tu te casses ? Trop facile !

Il commençait à s'énerver lui aussi, à hausser le ton, et il avait bien plus d'expérience qu'elle dans ce domaine...

- Depuis tout à l'heure, tu fais la gueule ! Je fais tout pour que tu ne crève pas de froid, pas contente ! J'essaye de te détendre parce que tu es tellement stressée que j'ai l'impression que tu vas me sauter à la gorge, pas contente ! IL TE FAUT QUOI, AU JUSTE ?

Bras croisés, il fulminait. Enfin quoi ! C'étaient pas deux ou trois broutilles qui allaient leur pourrir la soirée, quand même ?!

- J'ai fait QUOI, concrètement ? J'ai allumé le feu, je me suis à peine approché, j'ai un peu plaisanté... C'est quand même pas mes deux pauvres remarques qui t'ont mise dans un état pareil, non ? Si ?

Maintenant qu'il y pensait...

- Et puis en quoi ça pourrait te vexer, ce que je t'ai dit, je peux le savoir ? J'ai offensé la suceptibilité de Madame, c'est ça ? Ou alors c'est ton côté prude et sainte-nitouche qui prend le pouvoir sur ton cerveau ? Tu as cru que le grand méchant drow allait se sauter dessus ? Eh ben si c'est ça, je te rassure tout de suite : Y A PAS DE RISQUES !!!

Adria ne boudait pas. Non, quand elle avait quelque chose à dire, elle le faisait savoir : se taire pour signifier son mécontentement, le principe lui échappait. Mais là, justement, elle n'avait plus rien à dire, alors elle avait préféré en rester là. Après tout, s'il voulait répliquer, elle répondrait...

" Sûrement pas "bonne nuit" ! Qu'est-ce qu'il y a, tu me gueules dessus et après tu te casses ? Trop facile ! "

Tiens, lui non plus n'était pas du genre à bouder dans son coin... Enfin, s'il s'imaginait qu'elle allait l'ignorer, il se trompait : elle se rassit aussi vite, tandis qu'Olwë leur lançait un regard de reproche avant de s'éloigner. Le pauvre loup commençait à se demander ce qu'il faisait avec ces deux là sans cesse en train de se chamailler.

Berg'inyon était hors de lui. Adria l'écouta d'une traite en se contentant de froncer les sourcils. De toutes façons, il ne lui laissait pas le temps de placer un mot. Quand il eut enfin terminé, le silence retomba. Elle resta muette quelques secondes, le temps d'assimiler ce qu'il venait de lui assener puis elle hocha la tête lentement avant de répondre doucement.

" Tes deux pauvres remarques... Tu devrais faire attention à la portée de ce que tu dis, justement. Par contre, non, pas la peine de me rassurer, je n'ai pas peur de toi, sinon je ne serai pas plantée là. "

Elle n'avait pas dit ça comme une bravade, mais comme une évidence : elle lui faisait bel et bien confiance, malgré les réactions qu'il pouvait avoir et qu'elle ne s'expliquait pas forcément, malgré son caractère qu'elle jugeait vraiment difficile. Non,décidément, il ne lui faisait pas peur.

Mais pourquoi tout était toujours aussi compliqué avec lui ? Elle eut un petit sourire avant de reprendre en secouant la tête :

" J'ai l'impression qu'on ne parle pas la même langue... "

Elle n'aimait pas du tout les disputes. Continuer à entretenir une mauvaise humeur inutile, très peu pour elle. Après tout, ils avaient tous les deux dit ce qu'ils avaient sur le cœur, pourquoi se complaire dans cette ambiance détestable ? Elle retrouva donc le sourire et proposa :

" D'accord. Si tu le veux bien, on oublie tout ça. "

S'il refusait... Eh bien de toutes façons, le lendemain, ils reprendraient leurs routes respectives et la question serait réglée. Car même en admettant qu'ils aillent dans la même direction, la forêt était assez vaste pour éviter de se recroiser par hasard. Elle serait sans doute déçue, mais elle n'y pourrait pas grand chose. Or, elle avait appris depuis longtemps à ne pas s'inquiéter de ce qu'elle ne pouvait changer.

- Okay pour oublier... Lâcha-t-il en esquissant, lui aussi, une ébauche de sourire.

Pour une fois, il acceptait de bonne grâce de mettre fin à cette discussion stérile et, tout fâché qu'il ait été, il reconnu néanmoins qu'il préférait la voir sourire que bouder. Bon, ça y est, elle s'était pour la première fois mise en colère, et il décida sagement qu'il ne tenterait plus de la pousser à bout... jusqu'à la prochaine fois !

Il se promis toutefois, à l'avenir, de prêter plus d'attention à ses "pauvres remarques". Plus de railleries trop méchantes, d'accord, mais si elle croyait qu'il allait laisser tomber ce registre qui paraissait lui faire un tel effet. Et puis quoi, c'était cette petite drague innocente qui l'effarouchait tellement ? Mauvaise idée de fréquenter un drow, alors, parce que dans le genre "champions de la sensualité et du flirt", les Sombres avaient été à bonne école. Dans la plupart des cultures, c'étaient les femmes qui tenaient le rôle des séductrices, mais chez les elfes noirs, le sexe faible, c'était les messieurs...

* On se défend avec les armes qu'on peut, après tout... *

Qu'est-ce qu'elle avait dit, déjà ? "je n'ai pas peur de toi"... Hem.. Il ne savait pas si il devait lui faire remarquer (sûrement que non...) mais elle n'avait pas du tout pris sa remarque dans le bon sens. En lui demandant si elle avait cru qu'il voulait lui "sauter dessus", il n'entendait pas dans le sens agression, mais plutôt...

Humph, autant qu'elle n'ait pas compris, ça valait sans doute mieux !

N'empêche, ce quiproquo idiot eut don de le faire sourire et même, à son grand déplaisir, rougir un peu. S'il n'y a rien de plus désagréable, c'est de lancer une pique à quelqu'un en pensant qu'il va mal le prendre et qu'en fait, la personne en question ne comprend pas du tout. D'un autre côté, les mots étaient sortis tout seuls, et si elle avait compris sa phrase dans le bon sens, elle aurait sans doute été profondément blessée par le "y a pas de risques !". Surtout qu'il ne le pensais pas...

* Hem... J'ai échappé de peu à la catastrophe... Heureusement qu'elle est un peu lente à la comprennette sur ce sujet-là... *

Il devait sans doute avoir l'air un peu idiot, à sourire tout seul, et il toussota puis se dépêcha de retrouver un air plus sérieux.

- Bon, raconte-moi un peu ce qui t'es arrivée depuis la dernière fois...

Piètre détournement de conversation, mais il n'avait rien trouvé de mieux à dire, à part de lancer un sujet sur le temps qu'il fait...

" Okay pour oublier... "

Adria eut un sourire soulagé, tandis qu'il poursuivait :

" Bon, raconte-moi un peu ce qui t'es arrivée depuis la dernière fois... "

Le détournement de conversation lui allait très bien. Probablement ce qu'elle aurait demandé s'il ne l'avait pas fait lui même. Et puis le sujet avait le mérite d'amener réellement une réponse.
Se rasseyant plus confortablement, en tailleur, elle chercha que dire pour résumer un peu.

" Hum... J'ai fait quelques allers-retours entre Diantra, Anaëh... Je suis allée dans les ruines de Nisetia aussi. "

Elle eut un petit rire nerveux en se rappelant ce que ça avait donné :

" Ce n'était pas une très bonne idée. "

Il l'aurait probablement traitée d'inconsciente encore une fois et elle devait reconnaitre qu'il y avait bien de quoi. D'ailleurs, pour une fois, les ennuis avaient été suffisamment marquants pour lui mettre un peu de plomb dans la cervelle. Pour la dissuader un moment d'utiliser la magie également.

" En fait je suis tombée sur un groupe d'aventuriers qui allait chercher le trésor qui devait se trouver là-bas... Sauf que lorsque nous sommes arrivés sur place, le lieu était gardé par un minotaure. "

Elle tritura un instant le bord de sa cape, un peu gênée par les souvenirs pas très réjouissants de ce qui s'était passé, avant de reprendre en retrouvant le sourire, un geste pour balayer les soucis :

" Enfin bref, on s'en est tous sortis. Après je me suis remise à voyager, durant un moment avec un jeune humain qui a aussi un loup... "

C'étaient de bons souvenirs. Sûr qu'Olwë avait préféré cette rencontre là... d'ailleurs il vint quémander quelques caresses, maintenant que sa petite maîtresse avait l'air de s'être calmée.

" Et maintenant je retourne à Alëandir, les routes sont devenues trop peu sûres avec la guerre. "

Elle avait pu l'ignorer jusqu'à un certain point, mais là ça devenait suicidaire. Ce qu'elle ferait une fois là-bas ? Elle n'en avait aucune idée... C'était une solution de sagesse et décidément ce genre de chose ne lui allait pas du tout.

" Et toi ? Le mercenariat marche bien ? Qu'est ce que tu fais dans le coin ? "

Il ne devait pas avoir de contrat en ce moment, supposa-t-elle, vu qu'il se baladait tout seul. Quoique... peut-être transportait-il quelque chose ? Le mercenariat, ça incluait quoi au juste ?

- Avec un humain, hmm ?

Berg'inyon lui jeta un bref regard du coin de l'oeil. Un autre taré qui se baladait avec un loup, ils avaient dû bien s'entendre...

Puis son attention fut détournée par la question de la jeune fille, et il haussa les épaules. Devait se demander quel genre de boulot il faisait en ce moment même, devina-t-il, et la réponse n'était pas bien compliquée à donner : aucun.

- Bah, tu sais... La guerre engraisse les mercenaires, comme on dit, alors ce n'est pas le boulot qui manque ! J'ai eu pas mal de propositions, pour des assassinats, ou des enlèvements, et surtout de l'espionnage chez les drows. Mon peuple aussi a cherché à m'engagé, mais j'ai refusé tout ça. Il n'y avait rien qui me convenait, alors je me suis dit que j'allais tenter ma chance de ce côté-ci, en attendant qu'une merveilleuse aubaine ne se présente...

C'était une coïncidence plutôt amusante, de se retrouver là en pleine période de guerre, un drow et une elfe, qui faisaient plus ou moins route ensemble. La vie réservait sans nul doute encore nombre de surprises, alors autant profiter des bonnes et ignorer les mauvaises !

- Bref, je suis actuellement en chômage technique, ce qui n'est pas pour me déplaire. Je n'ai pas franchement d'idées sur ma destination, alors je suppose que je vais continuer à errer ici et là en attendant que les choses se tassent.

Maintenant qu'il y pensait, il ne savait pas grand-chose sur elle, sur sa vie. Pourquoi traînait-elle encore là dans ces endroits sordides et dangereux alors que la plupart des elfes blancs rentraient dans les cités avec leurs familles. Elle n'avait donc nulle part où aller ?

- Pourquoi tu continues à faire ça ? Voyager, je veux dire. En ce moment, les routes ne sont plus franchement sûres pour les demoiselles elfes, même accompagnées d'un loup. Tes parents ne s'inquiètent pas de savoir ce qui pourrait t'arriver ?

Adria avait déjà du mal à assimiler l'idée de tuer ou enlever pour de l'argent, mais elle avait fini par admettre qu'après tout, on pouvait voir les choses différemment. Sauf que maintenant, il lui disait qu'il avait refusé tout ça. Alors quoi, ça ne lui convenait plus ? Décidément, elle n'arrivait pas à le suivre. Pour une fois, cependant, elle ne fit pas de remarque, d'autant qu'il continuait à parler.

Après tout, il était vrai que pour quelqu'un d'un minimum débrouillard il était facile de se passer un bon moment d'argent. Pour peu qu'on ne soit pas trop difficile, la forêt offrait de la nourriture, voir un abri. Si en plus on savait se défendre, on pouvait y vivre un bon moment, et plutôt agréablement, de l'avis de la jeune fille.

Elle était dans ses pensées lorsque les questions de berg'inyon la prirent de cours.

" Euh... "

Il n'y avait pas beaucoup de sujet qu'elle n'aimait pas trop aborder, mais celui là en faisait partie. Elle n'en était pas au point de faire un blocage, mais si elle pouvait éviter d'y penser... elle se mordit la lèvre avant de répondre en haussant les épaules :

" Je... je n'ai pas de parents. Pas de famille du tout. Du coup... "

Passé un petit moment de trouble, elle se reprit, continuant d'un ton indifférent :

" Je rentre à Alëandir parce que c'est là que j'ai vécu le plus longtemps, mais je ne sais pas ce que je vais y faire. Surement rechercher une auberge ou une taverne où m'installer à long terme comme serveuse et chanteuse. "

Elle avait parlé d'un air désabusé. Jouer les chanteuses, ça allait pour quelques jours, le temps de se payer un repas qui changeait de la salade sauvage, mais de là à y passer ses journées en subissant la clientèle. quand au travail de serveuse, c'était encore pire. Sa dernière expérience l'avait poussé à partir sur les routes... Sauf qu'elle ne voyait pas vraiment quoi faire d'autre. Et en ville, elle était bien obligée de gagner sa vie d'une façon ou d'une autre, il n'y avait pas de la salade à tous les coins de rue et elle ne pouvait dormir au bord d'un trottoir.

" En admettant que je puisse garder Olwë avec moi. Ou alors je cherche un village quelconque mais je n'en connais pas vraiment... A vrai dire j'aurais aussi bien pu m'installer à Diantra ou ailleurs. "

Décidément, elle n'avait pas la moindre envie de retourner se cloitrer dans la capitale elfe. Rien que d'y penser... Elle secoua la tête pour chasser ses idées noires : elle détestait avoir cet état d'esprit. Elle verrait bien quand elle serait sur place, elle n'allait pas commencer à pleurnicher à propos de tout et n'importe quoi !

" Et toi ? Tu n'as personne qui t'attend ? "

Sa curiosité refaisait surface, les grands élans de déprime ne faisant jamais long feu, chez elle.

Quelques secondes plus tard, Olwë se levait, sur le qui vive. Adria scruta aussitôt les ténèbres, tenant d'apercevoir quelque chose. Le loup était encore visible donc la menace, si menace il y avait, ne devait pas être trop proche. Comme chaque fois qu'elle était inquiète, elle avait saisi machinalement son amulette. Sauf que le bijou ayant récemment été utilisé elle ne pouvait absolument plus compter dessus pour le moment. Y avait-il seulement quelque chose ? Le loup réagissait vite, même pour des dangers qui étaient bien lointains... Cependant, dans le doute...

- Je...

Berg'inyon n'eut pas le temps de répondre que déjà, Olwë se levait en grondant, le poil hérissé. Le loup semblait nerveux, excité par quelque odeur étrangère sans doute, ou par un danger que son instinct lui faisait sentir. Dans tout les cas, cela ne lui inspirait rien de bon...

Son premier geste fut de saisir son katana, la lame rangée dans son fourreau mais prête à être dégainée. Son second fut de repousser Adria vers le feu d'une main autoritaire, tourné vers la probable direction d'où émanait la menace et tendant l'oreille. Il lui semblait entendre des pas...

Une voix émergea peu à peu du lointain, sec et hargneuse, qui prononçait des mots dans un idiome vaguement elfique, aux consonnances trop rugueuses et dures pour être celles du language sylvain. Une seconde voix vint répondre à la première, d'un ton notablement plus calme quoique duquel transparaissait des traces d'énervement. Deux voix graves, masculines. Des drows...

- Recule, souffla-t-il à la sylvaine d'un ton où on pouvait deviner des traces de panique.

Son regard pâles fouillait les ombres, cherchant les propriétaires de ces voix inconnues, et espérant de tout coeur qu'ils passeraient à côté d'eux sans les voir. Hélas, ceux-ci paraissaient se diriger droit vers le campement et les voix ne faisaient que de gagner en intensité. Leurs propriétaires -un combattant et un mâge au vu de leurs vêtements- apparurent soudain, clignant des paupières à la lueur vive du feu, et promenant un regard visiblement perplexe sur la scène étrange qui s'offrait à eux. Un guerrier drow sur ses gardes, un loup grondant et une petite elfe blanche accroupie avec une couverture sur le corps...

- Lloth Kyorl Dos, mes frères, salua Berg'inyon d'une voix polie mais pas trop. Quel bon vent vous amène ?

Son regard suivit ceux, méfiants, des deux importuns et il sourit avec une pointe de suffisance. Le guerrier avait l'air en colère, de toute évidence contre son compagnon qui avait tenté de le raisonner quelques secondes avant, et à qui devait probablement appartenir la voix calme qu'ils avaient entendu. Les couples de combattants -guerrier et mage- étaient assez répandus chez les drows, car l'un palliait efficacement aux faiblesses de l'autre, et il n'était donc pas surprenant de voir qu'une évidente amitié semblait les unir. Berg'inyon ne pouvait dire de quelle cité ils venaient, ni à quelles Maisons ils appartenaient, mais ils avaient l'air de nobles, car leurs vêtements semblaient neufs et de bonne qualité. Peut-être étaient-ils des éclaireurs envoyés là pour trouver l'armée ennemie, ou peut-être avaient-ils été séparés de leur escouade et s'étaient-ils perdus ?

- Je suis Berg'inyon Brekkel, mercenaire, et mon familier s'appelle Olwë. C'est un démon à l'apparence de loup, alors je vous déconseillerais de l'approcher... Quand à l'esclave...Pfeuh ! Inutile de la nommer. A qui ai-je l'honneur ?

- Mon familier, oui...

Berg'inyon sourit avec ironie, visiblement amusé par les deux drows qui cherchaient du regard un animal qui ne se trouvait pas là. Pour un peu, le mercenaire aurait embrassé Olwë. Quelle excellente idée avait eu le loup de disparaître ! Cela ne faisait que rendre la thèse du démon plus crédible, et par cette sombre nuit sans lune cela ajoutait à l'atmosphère étouffante de cette rencontre.

- Naerth et Hune, hein ? Jamais entendu parler...

Le mage, plutôt grand pour un drow, avait une figure banale mais intelligente, et sur laquelle se devinait un indéniable mépris. Un drow de haute caste, appartenant à une famille élevée, mais probablement encore en formation car il portait une robe de novice. En revanche, "Vuzlyn" semblait plus expérimenté, et un peu plus âgé aussi. Prompt à la colère, il n'en avait pas moins obéit aux injonctions de son compagnon et il ne prenait pas la parole de lui-même, laissant parler le novice en magie. Sûrement était-il fils d'une Maison moins élevée, peut-être soumise à celle de Baragh par un quelconque accord diplomatique...

Les yeux bleus du mercenaire se firent étrangement scrutateurs tandis qu'il examinait les nouveaux venus, sans cacher le moins du monde ses doutes envers les affirmations du mage. Cela ressemblait beaucoup à de faux noms, mais après tout ils avaient des raisons de rester prudents quand à leur véritable identité. On ne savait jamais sur qui on pouvait tomber, de nos jours...

Visiblement, les deux intrus s'attardaient, troublés. Sans doute cette histoire de démon qui les avait intriguée, et Berg'inyon se demanda s'il n'en avait pas fait un peu trop, car il ne manquait plus qu'ils s'incrustent, ces deux-là ! D'autant plus que le guerrier muet, qui les observait du coin de l'oeil depuis un moment, en retrait, semblait s'intéresser beaucoup à son "esclave". Bon sang, si seulement Adria pouvait penser à baisser les yeux et à prendre une attitude soumise, comme toute "rivvil" face à des êtres notablement supérieurs ! Et, pour couronner le tout, il suffisait que l'un d'eux ne s'approcher assez d'elle pour se rendre compte qu'elle ne portait ni au poignet ni à la cheville un bracelet d'esclave, comme le voulait la coutume...

Espérant détourner un peu l'attention, il prit un air faussement décontracté et claqua des doigts.

- Doer Ghil, Olwë, viens là ! Ordonna-t-il d'un ton sec mais naturel, comme s'il invoquait son démon de compagnie.

Il espérait que le loup futé comprendrait ce qu'il attendait de lui, à savoir apparaître brusquement au milieu d'eux pour qu'ils puissent constater sa présence. Et puis l'arrivée "surnaturelle" de l'animal ne manquerait pas, à coup sûr, de déstabiliser les drows déjà assez nerveux. Le mage semblait s'y connaître en familiers, mais cela pouvait aussi bien être du bluff. Dans les deux cas, il allait jouer de malchance ; le loup-caméléon, avec sa faculté d'apparaître et de disparaître à volonté, ferait un démon tout à fait crédible, si seulement il acceptait de se prêter à ce petit jeu qui pouvait bien leur sauver la vie à tout les trois...

Pour ce qui était de l'attitude de soumission, Berg'inyon n'avait pas trop à s'inquiéter : Adria était suffisamment terrorisée pour ne pas avoir à faire semblant et elle avait bien compris que dévisager bêtement les deux visiteurs serait stupide. Ses dernières années passées chez les siens comme simple serveuse lui avait appris à se faire oublier pour passer inaperçue et ne pas attirer les ennuis, à baisser les yeux pour ne pas se faire remarquer. Bien sur, ça n'avait rien à voir avec de l'esclavage, mais elle avait vite saisi le principe : ne regarde personne dans les yeux et tais toi autant que possible. Elle ne regardait que les bottes des deux drows, du coin de l'œil, juste histoire de savoir où ils se trouvaient, et elle ne bougeait plus du tout malgré une folle envie de partir en courant. Quand au bracelet d'esclave, elle n'en connaissait pas l'existence, mais comme elle était restée enveloppée dans sa cape, elle ne risquait pas pour le moment de révéler son absence.

" Doer Ghil, Olwë, viens là ! "

Adria ferma brièvement les yeux, comprenant ce que Berg'inyon cherchait à faire. Sauf qu'Olwë n'apparaitrait pas. Tout d'abord, il sentait qu'elle était terrorisée, ensuite même si elle avait manifesté sa confiance aux inconnus, le loup, lui, n'était pas près de les accepter et comme avec n'importe qui il resterait invisible encore un moment. Enfin, après la soirée qu'ils avaient passés, il n'était pas prêt d'écouter le jeune homme, encore moins quand il s'agissait de mettre en danger sa petite maîtresse en baissant sa garde.

Il n'apparut donc pas. Pire, il semblait être parti, ni plus ni moins. Tel qu'elle le connaissait, il était tapis à côté d'elle, prêt à bondir. Mais où ? Elle hésita un instant à prendre le risque de lui souffler quelque chose, mais les drows l'entendraient et là il n'y aurait plus moyen de sauver la situation.

" Impressionnant. " lâcha avec une ironie tranchante le mage - après avoir attendu quelques instants tout de même, histoire de s'assurer que le loup était bel et bien absent.

C'est le guerrier qui reprit la parole :

" J'aimerais comprendre pourquoi un mercenaire s'encombre d'une esclave. "

Il avait fait quelques pas, se rapprochant sensiblement d'Adria qui n'osa même plus regarder ses bottes. Encore un peu et Olwë risquait de réagir. Surtout si elle ne disait rien pour l'en empêcher. Le loup, où qu'il soit, devait sentir la tension qui régnait. Quelles chances avaient-ils ? Un mage et un guerrier contre un mercenaire et un loup. Elle ne se comptait pas dans l'équation, à moins de parvenir à utiliser sa propre magie ce qui, même si ça arrivait, serait loin d'être concluant.

Elle se mordit la lèvre en entendant la remarque de Vuzlyn, se demandant ce que Berg'inyon allait bien pouvoir trouver à répliquer. Et ce drow qui s'approchait doucement, mais surement, ayant progressivement contourné le campement pour se rapprocher d'elle ! Dire qu'elle avait passé des mois sur les chemins sans rencontrer, ou presque, d'ennuis, et c'était maintenant, alors qu'elle avait enfin décidé de rentrer sagement, qu'elle croisait des tueurs en puissance !

Berg'inyon, frustré, jeta un regard mauvais au mage qui se moquait visiblement de lui. Un moment bien tenté par l'idée de lui balancer un bon coup d'épée dans sa face de fouine acariâtre, il parvint à se retenir on ne sait comment et passa outre sans un commentaire. Eût-il été seul, il ne se serait pas gêné pour venger cet affront du tranchant de son katana ; mais la vie de quelqu'un d'autre dépendait de lui, alors hors de question de se laisser tenter par un combat-suicide, fût-ce au prix de son honneur. Il retrouverait ces deux-là, et il vengerait sa fierté bafouée, mais pour l'instant, il fallait qu'ils s'en sortent vivants...

Cela dit, malgré ses sarcasmes, le mage avait eu un bref moment d'absence qui trahissait sa nervosité. Il y croyait donc tout de même un peu, en tout cas suffisement pour se sentir le besoin de vérifier cette fable.

Et puis, comble de malchance, le guerrier se mit à interroger Berg'inyon au sujet de sa compagne. Il se demandait en quoi un esclave pouvait servir à un mercenaire, question tout à fait fondée puisque les "rivvils" avaient pour réputation de n'être que des fardeaux, et en particulier les femelles. Pourquoi s'encombrer d'un tel poids mort quand on pratiquait un métier si dangereux que le sien ?

Heureusement, Berg'inyon avait anticipé la question, et une explication plutôt plausible lui était venue assez naturellement, puisqu'elle était en partie vraie - c'était quelque chose qu'il avait déjà pratiqué en tant que mercenaire, et cela se faisait assez couramment chez les drows.

- Pourquoi je m'encombre d'elle ? Peuh ! Rien de bien sorcier ! Ricana-t-il comme si la question lui paraissait d'une absurdité sans nom. Je suis mercenaire, comme vous l'avez dit vous-même, et je suppose que même des drows nobles doivent savoir qu'une partie de notre boulot consiste à capturer des esclaves.

Le guerrier, visiblement furieux de ses provocations, fit un pas en avant, mais son compagnon le cloua sur place d'un regard bien senti.

* C'est lui le chef... * Se dit Berg'inyon en sentant le regard déplaisant du mage couler sur lui.

Encore une supposition qui se révélait juste...

- Cette petite "rivvil", je l'ai trouvée dans la forêt, à se balader bien gentiment en pleine nuit, toute seule, sans escorte ou protection. Elle sait chanter, danser, et comme elle n'est pas si laide, pour une elfe blanche, elle ferait une concubine acceptable. Comme j'ai des contrats avec certains marchands de la Faille, je sais qu'il y en a bien un ou deux qui me la reprendrons à un honnête prix, et sinon... Qui se soucie de ce qui peut bien lui arriver.. ?

Il ricana d'une manière extrêmement déplaisante, et deux rirent avec lui. Une sorte de connivence apparente s'était installée entre les trois mâles, et pour quelqu'un de l'extérieur on aurait pu croire qu'ils allaient sympathiser, comme de bons vieux camarades de guerre qui savent qu'ils appartiennent au même camps et qui décident, tout d'un coup, d'être raisonnable les uns envers les autres. Mais cela ne trompait ni les deux drows, ni Berg'inyon, et derrière leurs éclats de rire se cachait une hostilité et une méfiance presque palpable.

Les drows étaient dangereux pour les autres, mais ils l'étaient encore plus pour eux-mêmes...

- Dites-nous, Berg'inyon Brekkel, vous qui semblez connaître cette forêt de la surface... Comment attendriez-vous la Dross, depuis ici ?

Le mercenaire, qui songeait avec soulagement que les choses semblaient enfin tourner à leur faveur, répondit de bonne grâce :

- Si je devais m'y rendre, je prendrais vers l'est, pour coupé à travers les bois les plus denses. Vers les fronderaies, la lumière pénètre moins facilement, et les ombres s'étendent davantage, même en plein jour. Cela dit, la route de l'est me mènerait tout aussi bien à la cité, si j'en avais le temps...

Le mage hocha la tête, lentement, et s'inclina avec une politesse affectée.

- Vendui', mon frère. Nous nous excusons d'avoir troublé votre repos, et vous souhaitons de mener votre entreprise à bien. Peut-être nous croiserons-nous en d'autres lieux, dans d'autres temps, qui sait ? Lloth est seule juge de la destinée des Sombres...

Le guerrier salua à son tour, sans dire un mot, et après cet assaut de politesses ils disparurent tout deux derrière les arbres épais. L'oreille tendue, Berg'inyon attendit qu'ils soient plus loin pour s'adresser à son "esclave" sylvaine, en laissant échapper un soupir de soulagement :

- C'est bon, ils sont partis. Il vaudrait mieux que nous restions sur nos gardes dorénavant, car il se pourrait bien qu'ils reviennent avec d'autres de mes "compatriotes". Et nous ferions aussi bien de vider les lieux dès demain, histoire de mettre le plus de distance possible entre eux et nous...

Adria s'efforçait de se faire oublier, ce qui n'était pas facile vu qu'à présent les drows parlaient d'elle. Tiens, dans la foulée, elle gagné le droit de savoir danser... Peu importait, ce qu'elle avait surtout retenu, c'était le rire déplaisant, l'impression que ces trois là s'amusaient beaucoup. Elle en eut des frissons dans le dos. Même en sachant que Berg'inyon ne lui voulait pas de mal et s'efforçait même de lui sauver la vie, le voir rire avec les siens avait de quoi l'ébranler. Peut-être n'était ce qu'une complicité apparente, mais du point de vue de "l'esclave" c'était suffisamment malsain comme ça pour la pétrifier.

Lorsque la discussion dévia sur la Dross, elle retint un soupir de soulagement, puis un second lorsqu'ils disparurent dans les arbres. Comme Berg'inyon, elle écouta attentivement pour savoir s'ils étaient bien partis. Puis Olwë, à deux pas d'elle, réapparut et elle sut que tout danger était écarté, du moins pour l'instant.

" C'est bon, ils sont partis. Il vaudrait mieux que nous restions sur nos gardes dorénavant, car il se pourrait bien qu'ils reviennent avec d'autres de mes "compatriotes". Et nous ferions aussi bien de vider les lieux dès demain, histoire de mettre le plus de distance possible entre eux et nous... "

Elle hocha frénétiquement la tête. Elle était blême, et même maintenant qu'ils étaient partis, elle mit un certain temps à oser un mouvement, avant de souffler :

" Merci. "

Il avait peut-être sauvé sa propre vie en justifiant sa présence aux côtés d'une elfe blanche, mais elle considérait qu'il aurait aussi bien pu l'abandonner et la laisser se débrouiller face aux sombres. Olwë n'était qu'un loup caméléon, à la stature trop petite pour faire face à deux drows décidés à tuer. Ils auraient bien mal fini tous les deux...

Ils allaient donc repartir au plus tôt le lendemain : ils avaient intérêt à faire une bonne nuit de sommeil pour tenir le rythme et s'éloigner au plus vite.

" On... on monte la garde à tour de rôle ? "

C'est fou comme les mésaventures apprennent la prudence ! C'était bien la première fois qu'Adria se souciait de monter la garde. Il faut dire qu'Olwë faisait office de réveil d'urgence très efficace. Si elle le sentait bouger, puis grogner et qu'il disparaissait, elle était sûre que quelque chose approchait. En attendant, elle avait été bien secouée et doutait de pouvoir dormir. Par la suite, comme à son habitude, elle oublierait surement ce qui s'était passé et relativiserait. Pour l'instant, elle ne se voyait pas vraiment dormir, malgré la question qu'elle avait posée. D'ailleurs, elle resta assise là, sursautant malgré elle au moindre craquement dans les buissons. Et pourtant, Olwë semblait tranquille, il ne devait donc plus y avoir de danger. Tranquille, mais il tournait à présent à proximité, comme s'il voulait s'assurer de l'absence des deux drows.

Cela fit penser à Adria que le loup avait bien failli poser problème un peu plus tôt. Elle finit par lui faire signe pour qu'il se rapproche:

" Olwë ! Viens là ! "

En deux bons, le loup avait obéi, content de voir que la jeune fille n'était plus terrorisée. Elle lui prit la tête entre les mains et lui expliqua :

" Tu peux obéir à Berg'inyon, tu sais ? Tu peux lui faire confiance, hein, tu m'entends ? "

Elle n'était pas sûre qu'il comprenne complètement le sens de ses paroles, mais elle se devait d'essayer, ça ne coûtait rien. Elle se tourna ensuite vers le jeune homme, pour lui expliquer le comportement du loup quelques instants plus tôt :

" Il ne se montre jamais face à des étrangers. Même avec des gens inoffensifs, il reste invisible un temps. "

Qu'il ait compris ou non, Olwë se remit à se promener à proximité. Ça faisait un bon moment, qu'il crapahutait lorsqu'elle demanda :

" Qu'est ce que tu as ? "

Elle avait murmuré, inquiète devant un comportement inhabituel. C'est à ce moment, qu'elle eut une sensation étrange. Elle mit un peu de temps à cerner le problème, tant l'impression était diffuse. C'était... magique. Elle ouvrit de grands yeux affolés et souffla à Berg'inyon :

" Il y a de la magie, un sort à l'œuvre. Je ne sais pas quoi mais... "