Un secret qui scellera votre amitié [Natael d'Orman]

Crin blanc a du mal à avancer dans la boue et l’humidité des marécages commencent nettement à lui peser; l’effort que lui demande de soulever ses sabots, alors que la boue les retient fait soulever son flanc en de rapides souffles. Zofia lui caresse doucement l’encolure pour l’encourager. Accompagné d’un autre prêtre de l’Ordre et de Célestin -un herbaliste hors pair- leur supérieur a demandé des volontaires pour assister une infirmerie qui peine beaucoup à Merval. Encore secouée par son désastreux et tout dernier pèlerinage, la prêtresse s’était quand même proposé comme mage vitaliste, espérant revenir sur les routes au plus vite et continuer de faire ce pourquoi on l’a accueilli chez les Hospitaliers : soigner les gens de toutes classes. Le brave Célestin s’était tout de suite proposé pour faire partie du voyage et prêté main forte lui aussi. Se trouvant devant elle, elle jette un coup d’œil à l’herbaliste, qui est entrain de vanter la cuisine Mervaloise à l’autre prêtre et qui n’oublie pas de spécifier que malgré son apparence peu ragoûtante, les saveurs sont à tomber par terre. Zofia rit doucement, heureuse qu’il soit du voyage.

Au loin commence à se dessiner sous le soleil de midi les toits de Merval. Elle pose une main près de son cœur, maintenant protégé par une nouvelle cuirasse et arbore un léger sourire, heureuse de savoir que la route s’est déroulé sans problèmes. Crin blanc semble remarquer que la destination approche puisque Zofia sent sa jument accélérer le pas du mieux qu’elle peut sous elle. Si l’armure et l’épée chez la prêtresse font hausser bien des sourcils aux portes de la ville, les soldats les laissent tout de même entrer en voyant l’autre prêtre et Célestin portant les couleurs de Néera. Comme tout autre ville principale, celle de Merval est sale et sent mauvaise, mais habitués d’en côtoyer, cela n’ennuie ni le prêtre, ni la prêtresse, ni l’herbaliste, qui se déplacent dans les rues, en quête d’une auberge; avant de se diriger vers l’infirmerie, ils doivent trouver une écurie pour leur chevaux et manger quelque chose, histoire de reprendre des forces. Et puis, Célestin a convaincue Zofia quant à la gastronomie de Merval puisque son ventre ne cesse de gargouiller depuis la mention d’un ragoût chaud. Ils trouvent finalement une auberge et après s’être occupé de leur chevaux, changé et nourri, les Hospitalier se dirigent vers l’infirmerie, fin prêts à se mette au travail.

***

Le soleil maintenant couché, les Hospitaliers sortent de l’infirmerie, exténués, mais heureux des progrès qu’ils ont pu faire aujourd’hui. Ils ont encore du pain sur la planche demain, mais l’état des malades et blessés les plus urgents sont au moins stabilisés. Ils se dirigent donc vers l’auberge, impatient de manger quelque chose à nouveau et de se reposer. C’est alors que des voix explosent dans une ruelle sombre non loin de celle où ils se trouvent. Zofia s’arrête et des vociférations ainsi que les sons de ce qu’il semble être une bagarre lui parviennent à l’oreille.

-Continuez sans moi. Je vous rejoindrez, lance-t-elle, sans quitter la ruelle des yeux.

Célestin et l’autre prêtre s’échangent un coup d’œil, l’air inquiet. L’herbaliste se râcle la gorge :

-M’dame Zofia, vous êtes sûre?
-Oui, lance-t-elle, plus distante qu’à l’habitude.

Elle laisse ses deux compagnons la quitter, même si elle peut sentir le regard de Célestin lui vriller le dos jusqu’à ce qu’il disparaisse derrière une bâtisse. Elle s’avance dans la ruelle, simplement pour voir si quelqu’un a besoin d’aide en premier. Les mains tremblantes, elle tente de les calmer; elle peut très bien défendre quelqu’un en danger. Elle n’est pas sur la route, il n’y a pas de déserteurs qui lui charcuteront le visage...Ce n’est probablement qu’une bagarre de rue entre des ivrognes, non?

La journée est finie aussi pour Natael. Alors que la plupart des soigneurs restent dans le cadre rassurant de l'espère hospice installé dans ce quartier sordide, lui fait ce que personne -ou presque- ne fait jamais : des soins à domicile. Car si les abords directs de l'établissement sont relativement sûrs du fait de la manne inespérée soins qu'elle représente -tant pour les pauvres hères que les brigands de tous horizons- dès que l'on s'enfonce un peu plus dans ces ruelles boueuses et malfamées, c'est une toute autre histoire. Le dernier né des d'Orman sait qu'il vaut mieux pour lui être rentré avant la nuit mais ses visites lui ont pris bien plus de temps qu'il ne l'avait prévu. Et le voilà donc dehors, dans le noir, vêtu certes comme un voyageur mais pas un sans-le-sou pour autant. Il progresse dans l'ombre des bâtiments en piteux état et les lunes ne sont pas une grande source de lumière ce soir...

Pourtant, ce n'est pas lui qui sera la cible.

Le jeune homme évolue sans un bruit, rasant les murs et évitant les recoins trop propices à une attaque. Il a suffisamment voyagé dans sa vie pour savoir comment se protéger en se passant d'escorte, au grand dam de sa mère. En revanche, lorsqu'il entend des bruits qui parviennent jusqu'à lui, il s'arrête et tend l'oreille. Il entend quelques voix et essaie de comprendre ce qu'elles se disent. Un homme crie tandis qu'un autre semble plutôt supplier. Le ton monte... Et le son de coups portés viennent étouffer la supplique tandis qu'une femme manifeste sa présence. Une femme paniquée qui implore.
Natael est peut-être fou mais il se précipite. Il n'a pas l'intention de s'interposer, il n'a rien d'impressionnant et ne sait pas vraiment se défendre. Mais peut-être peut-il arrêter l'importun d'une autre façon ou aider la victime lorsque tout sera fini. Mais il a besoin de voir ce qu'il se passe de ses propres yeux pour en juger au mieux.

Arrivé à proximité du lieu de la bagarre, le vitaliste se cache derrière l'angle d'un mur et observe la scène. Malheureusement pour l'homme agressé, ils sont plusieurs à l'entourer même si un seul d'entre eux le frappe. Dans un coin, une jeune femme appelle son compagnon et supplie pour qu'on le laisse tranquille mais elle ne peut approcher sans se mettre en danger, elle mais aussi l'enfant de quatre ou cinq ans qu'elle maintient contre elle. Le jeune d'Orman peste silencieusement car il ne peut rien faire à part rester là à regarder et attendre, priant la DameDieu pour qu'elle ne laisse pas le pire arriver.

Mais il ignore encore qu'il a été entendu...

Arrivée devant la scène, Zofia écarquille les yeux dès qu’elle voit un homme au sol, tremblant, suppliant et qui se fait rué de coups par un groupe à l’allure mauvaise. Une voix féminine s’élève et les pleurs d’un enfant déchire la nuit, alors qu’un filet marron terni rapidement le sol; cet homme va mourir si la prêtresse ne fait pas quelque chose. Ses mains tremblent toujours autant et l’émotion lui serre la gorge, rendant sa propre respiration difficile et la clouant sur place en une sorte de torpeur dont elle a du mal à s’extirper. Seulement, le temps s’égraine et ce père de famille ne sera plus de ce monde si elle ne reprend pas ses esprits. N’ayant que sa dague et ne portant pas son armure, elle se sent vulnérable. Peut-être que ces couleurs de Néera qu’elle arbore suffiront à apaiser les esprits dangereusement échauffés? À peine a-t-elle le temps de faire un pas, qu’une des brutes accoste un inconnu se terrant non loin de la scène. Il pointe un doigt menaçant en sa direction et avec une voix colérique, il tonne :

-Hey! Qu’est-ce que tu regardes le voyeur! Occupe-toi de ton cul au lieu de fouiner!

La main sur le pommeau de son épée mal entretenue, il s’avance en direction du spectateur pendant que la gorge de Zofia se serre davantage; bien bâtit et avec une lame à la ceinture, la prêtresse doute qu’il ne sache se battre. Un ex milicien? Ou un bandit? Parfois, l’un devient l’autre...Le mécréant armé toise alors l’inconnu aux habits plutôt propre pour un voyageur et finit par lancer d’un ton froid :

-Fou le camp ou ce sera toi le prochain.

Le cœur battant la chamade et sentant que la situation dégénérera si elle n’intervient pas, la prêtresse sort finalement de la ruelle pour se poster dos à la jeune femme et le petit, espérant attirer l’attention de tous et faire ainsi office de bouclier au cas où ces affreux décideraient de s’en prendre à la mère et l’enfant. Le groupe d’hommes encerclant le blessé lèvent les yeux sur la prêtresse et certains marmonnent aussitôt une prière à la DameDieu. C’est avec une évidente nervosité sur le visage et avec un regard de bêtes affolées qu’ils finissent tous par reculer, laissant leur victime baignant dans son sang tranquille. Zofia joints ses mains ensembles pour cacher ses tremblements et se donner un peu plus de contenance. Sa voix s’élève donc d’un ton sans agression ni menace, mais avec une intonation autoritaire surprenante compte tenu de l’agitation qui la secoue en ce moment:

-Que se passe-t-il Messieurs? Qu’a donc pu faire cet homme au sol pour que vous le malmeniez de la sorte devant sa famille?

Elle jette un coup d’œil à l’inconnu et ensuite au rustre qui le menaçait et décide de se pencher près du blessé pour pouvoir l’inspecter. Sa respiration est sifflante et il pâlit a vu d’œil. Zofia suspecte aussitôt des blessures internes et comprends qu’elle devra agir vite. Une main sur son amulette de Sainte Aliénor, elle n’a pas le temps de se concentrer qu’on lui empoigne avec force l’avant-bras, la forçant à se lever et à croiser le regard mauvais du rustaud. Elle sent la peur lui peser la poitrine et cette brute peut probablement le flairer, ce qui explique peut-être ce sourire amusé qu’il lui envoie. Néanmoins, son habit de Néera semble la protéger puisqu’il se contente de lui lancer :

-N’ayez crainte pour ce malheureux Mère. Nous voulions seulement le secouer un peu de coups bien mérités, mais dont la cause n’est point de vos affaires. Tout comme pour ce voyageur. Si je puis me permettre un conseil, vous devriez éviter de vous balader ainsi la nuit. Une situation fâcheuse pourrait vite arriver.

Il jette ensuite un regard noir sur sa petite armée et reporte son attention sur la prêtresse pour la gratifier d’un autre sourire édenté et pourrit :

-Pas tous ne sont aussi pieu que mes hommes et moi.

Et merde...

Alors qu'il ne fait que jeter un coup d’œil rapide avant de se dissimuler à nouveau derrière son coin de mur, quelqu'un remarque le jeune homme en train d'observer la scène. Natael peste intérieurement puis hésite un instant. Il peut toujours s'éloigner un peu de manière à ne plus être visible mais rester à portée d'oreille pour qu'il puisse continuer à suivre ce qu'il se passe et se précipiter dès que tout sera fini et tenter de sauver ce pauvre diable.
Et c'est ce qu'il s'apprête à faire... Mais alors qu'il n'a fait que deux pas, il entend une voix retentir derrière lui. Il s'arrête aussitôt et pivote à moitié pour observer la femme qui vient de s'interposer. Le vitaliste écarquille légèrement les yeux en découvrant une prêtresse qu'il a déjà vu plus d'une fois à Sainte Aliénor. Dans ce Temple, Néera elle-même s'est penchée sur lui pour le sauver alors il y fait un pèlerinage chaque fois qu'il passe dans la région. Il y a déjà croisé Zofia et elle sait probablement qui il est. Seuls son accoutrement de voyageur, sa capuche relevée et l'ombre de la nuit lui masquent encore son identité.

Natael ne peut plus partir... Pas en laissant la jeune Mère là. Les brigands gardent pour la plupart leur distance et les menaces sont cordiales mais elles n'en demeurent pas moins des menaces. Le seul qui semble inquiétant est sans nul doute le chef de ce groupe qui ose l'empêcher de remplir son office et même de la retenir par le bras.

-Pieux, peut-être, mais pas assez de votre cas. Ou bien totalement inconscient. Le regard de la DameDieu se pose partout où se trouvent ses serviteurs et je doute qu'elle apprécie ce qu'elle voit ici. A votre place, je la lâcherais et la laisserais remplir la mission que Néera lui commande en cet instant.

Dans l'ombre de sa capuche, il pose une seconde son regard sur le pauvre bougre au sol. Il n'a pas besoin de se trouver plus près pour savoir que le temps lui est compté. Mais la situation est délicate. Il ne doit pas être menaçant ou il se mettra lui aussi en danger. Et en même temps... Cela permettrait à la prêtresse de pouvoir agir dans le dos du brigand car les autres ne s'interposeront manifestement pas. Cependant, il peut peut-être lui donner l'occasion de le faire sans risquer de se faire tuer... Il fallait le tenter.

-Enfin, ce n'est que l'avis d'un humble "voyageur". A vous de prouver que vous êtes aussi fervent croyant que vous le dites... Ou de prouver que vous êtes plus intelligent que vous en avez l'air.

Hm... Il était peut-être allé un peu loin. Bon... Il avait toujours des jambes pour courir au moins. Pourvu que Zofia comprenne la manœuvre qu'il était en train d'accomplir et fasse bon usage de sa diversion...

Zofia attrape les doigts du bandit, prête à les tordre pour qu’il la lâche enfin, lorsque le voyageur s’adresse à eux. Le regard de la prêtresse dévie sur sa silhouette, fronçant les sourcils et tentant de déchiffrer ses traits malgré la noirceur et la capuche qui le cache. Cette voix...ces intonations lui sont familières, mais elle n’arrive pas à trouver son propriétaire. Le bandit la libère de son emprise et s’avance vers l’inconnu. Posté en face de lui, il crache ensuite par terre, l’air agacé ; même si Zofia n’est pas la cible de son courroux, elle peut sentir les flammes de la colère de cet homme à travers ses yeux. Craintive pour la suite, elle observe un moment la scène, jusqu’à ce que le blessé s’étouffe dans son sang en un gargouillis inquiétant. Le sanglot de la femme lui serre les entrailles; il n’y pas de temps à perdre et c’est pourquoi la guérisseuse s’agenouille tout près du blessé. Elle empoigne son amulette pour la poser sur le ventre du blessé et récite une prière à Sainte Aliénor, sentant petit à petit une chaleur réconfortante traverser son corps et envelopper ensuite sa main. La respiration de la victime se fait moins râlante et il finit par rouvrir les yeux et prendre une grande bouffée d’air. Les pleurs de soulagement de sa femme retentissent, pendant que la prêtresse vacille, vidée de ses forces. Elle se rattrape en posant une main au sol.

-Allez rejoindre votre femme et votre petit et réfugiez-vous sous votre toit, souffle Zofia.

Elle l’aide à se redresser malgré son manque de force probant et après l’avoir remercié, il jette un regard criant d’inquiétude sur la prêtresse, qui s’empresse de le rassurer d’un sourire. Il l’aide tout de même à se remettre debout et court ensuite rejoindre sa femme et son fils, pas sans la remercier une dernière fois et lui promettant de prier Néera tous les jours pour sa clémence d’aujourd’hui. Le groupe de bandits les laissent déguerpir derrière la porte de leur demeure sans rouspéter, même si la tension est palpable et que leur chef fulmine sur place. Ce dernier empoigne la nuque du voyageur, mais cette fois-ci pas de sourire. Seulement un regard glacial et son poing venant s’écraser rapidement dans le ventre de celui-ci. Zofia puise dans l’énergie qu’il lui reste pour s’interposer, sans violence, entre le voyageur et le brigand et tenter de lui retenir le bras. Elle est accueillie par une gifle qui la projette de nouveau au sol. En temps normal, elle aurait peut-être tenue, mais déjà faible, sa vue s’embrouille et encore sonnée, elle a du mal à se lever. Tout ce qu’elle entend, c’est la voix du chef qui retentit :

-Je ne parlerais pas d’intelligence si j’étais toi mon brave parce que cette prêtresse et toi êtes devenues des témoins fort embêtants dont il faudra me débarrasser bien vite. Mes affaires prospèrent et vous ne seriez pas les premières épines dans mes pieds. 

Zofia cligne des yeux et voit ensuite le chef empoigner la gorge de sa nouvelle victime. Il s’adresse à son groupe, le visage tordu par la colère :

-Et vous je vous conseille de vous bouger les miches et de vous occuper d’elle ou c’est vous que je vais ruiner!

Ils hésitent avant que la lame d’un des brigands finisse par briller sous la lumière parcimonieuse d’une des torches au mur. Ce fût le coup de fouet nécessaire à la prêtresse pour qu’elle se remette au moins en position assise et qu’elle recule, étudiant son environnement et tentant de trouver une solution à ce guet-apens; elle ne veut pas mourir dans cette ruelle, encerclé par ces truands.

Natael n'a pas bougé alors que le brigand s'approche de lui. Pourtant, personne ne l'empêche de partir mais il fait tout cela pour une bonne raison et, que Zofia l'ait compris ou pas, elle fait exactement ce pour quoi il a provoqué cet abruti qui est tombé à pied joint dans son stratagème. Cependant, le noble n'a bientôt plus l'occasion de s'en soucier. Une main lui retient la nuque tandis qu'une autre vient s'enfoncer dans son ventre. Tout comme il n'a pas cherché à s'enfuir, il ne cherche pas à se défendre, passant peut-être pour un faible en cet instant. Mais il est intelligent et sait attendre son heure.
Soudain, la prêtresse s'interpose et une claque l'envoie au sol. Le jeune soigneur jette un rapide coup d’œil sur la victime des brigands et constate aussitôt qu'il a disparu avec sa famille. Très bien, il n'est plus temps de se laisser faire dans ce cas. La gorge enserrée, c'est assez douloureux et il sent que l'air peine à entrer dans ses poumons. Alors il ferme les yeux et réalise l'exercice qu'il a déjà réalisé des dizaines de milliers de fois... Il voit le calice ailé fait d'or. Il trace les moindres détails dans sa mémoire, jusqu'aux traits qui parsèment les plumes et les décors sur le récipient. Puis il voit l'épaule qu'il tient dans sa main, celle de l'homme qui cherche à présent à l'étouffer. Il voit ses muscles, ses os, ses articulations... Il voit ses articulations se disloquer... Et la Trame se trouble autour de lui.

Soudain, la pression sur sa gorge se relâche tandis qu'un cri retenti. Natael tousse alors qu'il retrouve l'usage de ses fonctions respiratoires mais ne desserre pas son étreinte, il en va de sa vie. De leurs vies à Zofia et à lui. Il lui faut quelques instants pour pouvoir enfin dire quelque chose.

-Non seulement vous n'êtes pas aussi croyant que vous le dites mais vous êtes un imbécile.

Sous sa capuche, il fait mine de lever légèrement la tête vers les comparses du brigand immobilisé par la douleur sous ses doigts.

-Dites-leur de s'en aller... Le malandrin crie un peu plus fort alors qu'il intensifie la puissance de son sort sur lui, histoire de lui donner un peu plus de motivation pour qu'il lui obéisse. ... si vous tenez à votre bras.

Avec ce qu'il était en train de faire, il pouvait au mieux lui luxer l'épaule. Au pire lui arracher le bras s'il y mettait bien plus de force... Mais ce n'était pas son objectif. Natael voulait seulement le priver de ses petits copains. Se débarrasser de lui serait ensuite bien plus aisé afin de leur permettre de partir. Tout ce qu'il espérait maintenant, c'était que Zofia ne tente rien qui entraverait sa manœuvre... Il ne manquerait plus qu'elle croit qu'il pourrait réellement lui faire du mal et qu'elle s'interpose... Mais elle ne le connaissait pas alors tout était possible, d'autant que son état de concentration rendait sa voix plus froide et plus dure, lui donnant un air menaçant, voire dangereux.

Les brigands s’arrêtent dès qu’un cri transperce la nuit. Zofia suit leur regard jusqu’à leur chef qui hurle de douleur tout en se tenant l’épaule, le visage rouge et les orbes larmoyantes. À force de reculer et de tâter le sol, elle met la main sur une brique, mais elle n’arrive pas à détacher son regard de l’inconnu, les yeux écarquillé de terreur; elle sait exactement ce qu’il fait en ce moment. Un craquement sinistre retentit, alors que le chef s’écrase à genoux par terre et que son hurlement résonne d’un timbre plus haut. Il parvient à articuler quelques mots, sommant ses comparses de déguerpir. Ces derniers ne se font pas prier plus longtemps, pas sans jeter un regard noir à l’arcaniste. Entre deux halètements de douleur, leur chef arrive à répliquer au voyageur que ses quelques connaissances parmi la milice de la ville se feront un plaisir d’arrêter un mage avec un usage plus que suspect de sa magie. Encore figée par l’air sombre qu’arbore cet inconnu vitaliste, la prêtresse prend un moment avant de se ressaisir; le souvenir d’enfance de sa mère faisant usage de cette magie une seule fois pour étouffer un agneau et lui montrer ainsi à la dure que cette magie fait souffrir et qu’elle est à proscrire l’a marqué, assez pour qu’une Zofia, bien plus vieille maintenant, n’ait pas oublié. Elle se rappelle surtout de ce même visage défait par une dureté terrifiante, alors qu’elle se concentrait et que l’animal se débattait sous son emprise.

Le bandit se relève et titube, encore secoué par la douleur, mais désireux de partir lui aussi très loin de son tortionnaire. La brique en main, la prêtresse se relève, le cœur battant; il faut absolument l’empêcher d’alerter qui que ce soit! Ne pensant pas plus longtemps, elle lui frappe le crâne avec son arme de fortune et le brigand finit par s’écrouler au sol, sonné et maintenant hors d’état de nuire. Elle doute que ce soit pour bien longtemps par contre...Pour l’instant, elle attrape sa dague et la pointe vers le vitaliste dangereux et recule, même si ça ne sert à rien vu ce dont il est capable. Zofia déteste avoir l’air pathétique de la sorte, mais la situation l’angoisse et c’est donc d’une voix mal assurée qu’elle le met en garde :

-Vous approchez ou tentez quoique ce soit et toute la ville entendra mon cri. Je vous ai donné la possibilité de partir, alors faites-le maintenant.

En pointant son arme, elle croise son regard et le dévisage un instant, jusqu’à ce que la confusion imprègne ses traits. Malgré la capuche et la faible lumière, elle le reconnaît enfin peu à peu. Ce n’est pas un voyageur, mais un de ces nobles qui passent souvent chez les Hospitaliers pour prier ou chercher le gîte entre deux voyages. Sa respiration ne se calme tout de même pas puisque si cet homme est bel et bien un d’Orman, le vitaliste pourrait peut-être se retrouver dans une très mauvaise posture après ce soir. Si certains miliciens d’ici sont aussi corrompus que ce que le brigand inconscient a sous-entendu, pas même son statut de noblesse pourrait le sauver de mauvaises rumeurs sur son compte et alerter ainsi des autorités bien plus dangereuses que ces simples soldats. Elle fronce un peu les sourcils, son arme toujours levée vers lui :

-Votre visage ne me semble pas inconnu...souffle-t-elle, un peu plus calmement.

Natael serre les dents et lève ses mains en signe d'apaisement alors que la jeune femme pointe son arme vers lui. Il a pourtant lâché prise dès que les sous-fifres du brigand ont détalé mais il a manifestement effrayé Zofia qui n'a pas la présence d'esprit de s'en rendre compte. Cependant, elle ne le connaît pas. Elle ne sait pas qu'il ne serait jamais allé jusqu'au bout. Il a voulu protéger leurs vies à tous les deux, rien de plus. Mais il ne s'attend pas à ce qu'elle comprenne. Il aurait beau dire qu'il n'a que rarement fait usage de la magie de cette manière et que c'était toujours pour défendre le Souffle de quelqu'un, elle n'a aucune raison de le croire. Alors, puisqu'elle lui permet de partir sans s'expliquer, c'est ce qu'il fait. Mais il a à peine le temps de pivoter qu'il s'arrête dans son mouvement.

-Votre visage ne me semble pas inconnu...

Et merde...
Encore une fois...

Que peut-il faire ? Lui mentir ? Lui dire qu'elle se trompe ? Comment s'en sortirait-il la prochaine fois qu'il la croiserait à Sainte Aliénor ? Certainement pas aussi bien qu'avec un simple "votre tête me dit quelque chose". Il lâcha donc un soupir avant de tourner à moitié la tête vers la prêtresse.

-Je viens de vous sauver la vie. Si vous voulez me rendre la pareille, contentez-vous d'oublier ce que vous avez vu.

Il a connu la période après l’œil bleu et il se passerait bien d'une nouvelle chasse aux sorcières tournée contre lui cette fois. Sans attendre de réponse, Natael achève de tourner le dos à la prêtresse et commence à s’éloigner. Contre toute attente, elle ne cherche pas à le retenir et, après plusieurs pas, il comprend qu’elle le laisse s’en aller.

-Partez avant qu’il ne se réveille. Dit-il avant de tourner au coin d’une ruelle et de disparaître à la vue de la jeune femme.

L’endroit où il loge n’est pas très loin mais il lui faut quelques minutes de marche avant d’arriver à bon port. Tout le long du chemin, il s’est assuré plus d’une fois de ne pas être suivi. Il est surprenant qu’elle l’ait laissé partir sans lui réclamer d’explications mais elle doit peut-être digérer tout ce qu’il vient de se passer. Le guet-apens, l’homme au sol, la gifle, son intervention magique et… son identité. Assis sur une chaise, le vitaliste ne cesse de soupirer et de passer une main derrière son crâne, signe qu’il est ennuyé et qu’il réfléchit. Mais il n’y a rien à faire, il ne peut deviner ce qu’il se passe actuellement dans la tête de Zofia et si des représailles arriveront bientôt. Il ne peut qu’espérer qu’elle accèdera à sa requête et gardera le silence ou bien qu’elle viendra le trouver un jour prochain… Avant de tout déballer au grand jour sans chercher à comprendre ce qu'elle a vu.

Le lendemain, Natael ne sort pas. Autant éviter de croiser qui que ce soit pour le moment qui pourrait le reconnaître, qu’il s’agisse d’un brigand, de la famille de la victime ou encore de la prêtresse. La journée lui semble durer une éternité et, quand le ciel s’assombrit de nouveau, on frappe quelques coups à sa porte.

-Titus ? Vous êtes là ?

Il reconnaît la voix d’une des jeunes filles qui aide à l’hospice pour lequel il a œuvré la veille. Elle n’est ni médecin, ni herboriste, ni du clergé de Néera mais elle remplit toutes les besognes annexes qui aident les soigneurs dans leur tâche. Il ne peut y avoir trente-six raisons à sa présence devant chez lui ce soir.
Le pan de bois s’ouvre et la demoiselle sursaute. Celui qu’elle croit s’appeler Titus Moranzi n’est pas l’homme le plus chaleureux du monde. Il est même aux antipodes de ce que l’on s’attendrait à trouver au sujet d’un soigneur car il n’est ni prévenant ni rassurant. Il parle franchement et oublie souvent les états d’âmes de ceux qui l’entourent. Il l’impressionne et il n’est pas vraiment doué pour faire comprendre qu’il n’est pas dangereux.

-J-Je… C’est Mère Gisèle. Elle vous demande.
-Quelle est l’urgence ?
-C-C-C’est… Une échauffourée… Qui a mal tournée.
-Combien de blessés graves ?
-Hum… Quatre… Peut-être cinq. Mère Gisèle dit que vous êtes spécialisé en soins de guerre.
-C’est un peu réducteur de parler de spécialité. Dit-il en récupérant sa veste.

Il est vrai qu’il a participé aux soins lors de plus d’une bataille, grande ou petite, mais il possède bien plus de connaissances que celles qui lui permettent de soigner des entailles et des fractures -qui sont les deux types de blessures que l’on trouve le plus au combat-. Cependant, cela signifie aussi qu’il sait gérer une infirmerie en plein débordement sans se laisser atteindre par l’agitation ambiante car il faut un sang froid tout particulier pour être capable de garder son calme dans une telle situation et en même temps savoir identifier et traiter les priorités. Natael est conscient qu’avec autant de blessés, Mère Gisèle a probablement fait chercher plus d’un soigneur et il ne lui reste plus qu’à prier pour que Zofia n’en fasse pas partie ou qu’il parvienne à l’éviter.
Un peu puéril comme espoir...

Tandis que la jeune fille s’enfuit au pas de course chercher la prochaine personne sur sa liste, le vitaliste se rend à l’hospice d’un pas pressé. Dans la grande salle principale, il n’y a que les quelques patients obligés de rester là pour la nuit du fait de leur état de santé. En revanche, une certaine agitation émane d’une pièce du fond ainsi que de la lumière. D’un pas rapide, le puîné des d’Orman s’avance et se présente sur le pas de la porte. De là, il a une vision d’ensemble sur ce qu’il se passe. Les trois tables de soins sont prises et une foule se presse et fourmille tout autour. Trois tables… Ou sont les deux autres blessés dénombrés par la messagère ?
Mais il n’a pas le temps de se poser la question plus longtemps.

-Titus !! Venez par ici, mon fils.

Natael s’avance jusqu’à la table du milieu. Se postant aux côtés du malade, il l’observe et fronce les sourcils. L’homme est mal en point. Les pans de sa chemise ont été écarté à la hâte, arrachant les boutons qui se sont éparpillés tout autour de lui et sur le sol. Il y a du sang un peu partout et le blessé respire difficilement. Mais ce n’est pas tout cela qui chiffonne le vitaliste pour le moment. Après quelques secondes, le type semble remarquer sa présence et tourne son regard vers lui. Il écarquille alors les yeux et le soigneur n’a pas besoin de magie pour savoir que son pouls s’accélère…

Cet homme, c’est le brigand de la veille. Celui qui a essayé de l’étrangler et qui a ordonné qu’on exécute Zofia.

Aucun d’eux ne dit rien et le malandrin est en train de craindre pour sa vie plus encore que l’instant d’avant…

-Il saigne de partout et nous n’arrivons pas à arrêter les saignements.

Natael pivote presque imperceptiblement la tête en direction de la Mère Gisèle. Il ne dit toujours rien pendant quelques secondes avant de finalement porter ses mains sur les boutons de sa veste pour les défaire. Elle finira dans les mains d'un assistant qui ira la mettre à l'abri des effusions de sang lorsqu'il aura fini de la retirer.

-Il doit présenter plusieurs hémorragies internes. Il faut qu’on gagne du temps où il sera mort avant qu’on ne les ait toutes trouvées. Quelqu’un saurait ralentir son rythme cardiaque ou épaissir son sang ?

Aussi efficace peut-il être, il ne parviendrait pas à mener toutes les tâches tout seul. La difficulté ici est de trouver toutes les entailles à l’intérieur de son corps pour les fermer mais le patient se vidait de son sang depuis trop longtemps déjà. Le temps lui était compté. Débarrassé de sa veste, le vitaliste retrousse les manches de sa chemise pour se mettre à l'ouvrage sans plus se poser de question.

Zofia cligne un moment des yeux, avec cette impression que son cœur allait lui sortir de la poitrine. C’est exactement pourquoi elle veut le laisser partir; il lui a sauvé la vie et encore confuse, la prêtresse n’ose pas alerter les autorités, même si elle doit le faire vu ce qui s’est passé. Elle ravale avec difficulté sa salive, incapable de répondre quelque chose avant qu’il ne réussisse à disparaître au bout de la ruelle. Elle range sa dague et baisse les yeux sur le brigand. Il ne mérite pas qu’elle le soigne et pourtant, Zofia se penche pour vérifier son pouls ainsi que son épaule. Elle se rends compte que son épaule est en fait toujours en place et qu'elle se porte bien. La prêtresse se relève, confuse et se rend compte qu'elle à peut-être fait une grave erreur. Trop tard. L'arcaniste n'est déjà plus là. Elle décide de se rendre tout de même jusqu’à son auberge, pâle comme les robes d’une mariée. Dès qu’elle passe le pas de la porte, Édouard et Célestin s’empressent de l’aider à monter jusqu’à sa chambre, avec une inquiétude probante marquant leurs traits. Les questions fusent, mais Zofia n’ose pas être honnête et leur concocte plutôt un mensonge plausible, avant de se laisser tomber dans le lit. Drainée de toute son énergie, mais ses pensées occupées par ce mage et possible d’Orman, elle n’arrive pas à dormir d’un sommeil totalement récupérateur.

***
L’aube revêt la ville de ses couleurs. Sillonnant les rues, le petit cortège de soignants marchent vers l’hospice. Zofia traîne un peu à l’arrière, emmitouflée dans sa cape et vibrante de théine; elle a eu besoin d’une bonne tasse pour se revigorer un peu. Célestin et Édouard lui ont proposé de ne pas trop se fatiguer aujourd’hui, chose que la prêtresse fera. Utiliser sa magie dans de telles circonstances peut empirer les choses et lui faire faire des erreurs si elle ne fait pas attention. Arrivés à l’hospice, ils se mettent donc au boulot et plongée dans son travail, Zofia parvient à oublier pour quelques instants l’arcaniste de la veille, jusqu’à ce que la fatigue la rattrape. Elle s’excuse et leur fait savoir qu’elle a besoin d’un peu de repos. L’herboriste et l’autre prêtre la rassure, visiblement inquiet de son état et la prêtresse retourne s’étendre à l’auberge.

Ignorant combien de temps s’est écoulé depuis qu’elle s’est endormie, de vigoureux coups à sa porte la tire de son lourd sommeil. Il semble faire nuit, car un simple coup d’œil à sa fenêtre lui permet de constater que la ville s’est maintenant revêtu d’un manteau sombre. Elle maugrée un ‘’j’arrive’’ et enfile son pardessus bleu de Néera avant d’ouvrir la porte sur une jeune fille au visage criant d’inquiétude. Elle s’empresse de lui faire savoir qu’ils ont besoin d’elle à l’hospice, car les blessés s’accumulent depuis une violente escarmouche. Vu l’urgence de son ton, Zofia comprends qu’il n’y a pas de temps à perdre. Plus reposée, elle attrape donc son sac et suit la jeune soignante d’un pas décidé.

Il suffit d’un pas dans l’hospice pour que Zofia sente l’agitation soudaine qui anime les lieux. Cette odeur particulière et métallique du sang vient aussi harassé ses narines. Tout de même habituée, la prêtresse retrousse ses manches et attache son tablier à sa taille, prête à prêter main forte et se sentant beaucoup plus apte à user de sa magie. Elle accoste une des soignantes, les bras déjà pleins de morceau de tissus ensanglantés, et lui demande où se trouve les cas les plus urgents. L’infirmière pointe un coin de la pièce et Zofia sent sa gorge se serrer un instant; penché au-dessus d’un blessé, une tête blonde qu’elle reconnaît retire sa veste. Il demande ensuite si quelqu’un sait comment ralentir le pouls ou épaissir le sang, l’air déterminé, mais beaucoup moins menaçant qu’hier.

-Prêtresse Zofia enfin! Clame une voix qu’elle reconnaît et qui la tire de ses songes. Vous êtes la seule autre vitaliste ici. Il faut pas m’en vouloir si je vous ai fait demander.

Célestin lui lance un air désolé, mais elle lui sourit pour lui montrer qu’elle ne lui en veut pas du tout. C’est son travail après tout. Elle reprend ses esprits et s’avance vers l’arcaniste d’hier, alors qu’elle entends quelqu’un l’appeler Titus. Ce nom sème davantage la confusion dans son esprit; il n’est donc point un d’Orman? L’a-t-elle donc confondu avec ce noble s’arrêtant souvent au monastère? Elle plisse les yeux, mais écarte les questions qui commencent à poindre dans sa tête pour se poster près de lui, prête à lui offrir son aide. Lorsqu’elle fixe le blessé, elle reconnaît tout de suite le brigand d’hier, visiblement secoué de terreur par l’arcaniste et sa cage thoracique se soulevant avec des respirations accélérés. Seulement, il ne se tort pas de douleur. Des plies de concentrations sur le front, Titus semble plutôt tenter d’aider ce truand. Elle se tord les mains de nervosité et peut-être de culpabilité, se rendant compte qu’elle a bien fait de ne pas avoir alerté les autorités malgré les émotions qui l’ont submergés la veille. Personne de mauvais ne s’efforcerait de la sorte pour sauver une telle crapule, non? Elle retire donc son amulette et souffle une prière à Sainte Aliénor, se concentrant sur les battement de coeur beaucoup trop rapide du blessé pour qu’il se calme et que Titus puisse faire son travail. Les mises au point viendront plus tard, car Zofia refuse de laisser filer ce vitaliste une nouvelle fois. Mais pour l’instant, ils doivent travailler à l’unissons pour essayer de sauver leur attaquant.

L'eau de la bassine a rapidement virée au rouge. Natael avait les mains couvertes de sang ainsi qu'une partie des avants bras. Sa chemise est tâchée elle aussi et il devra la laver avant que ça ne sèche complètement sans quoi elle sera fichue. L'avantage d'avoir beaucoup voyagé sous l'identité d'un homme d'un milieu intermédiaire, c'est qu'il était plus autonome qu'un noble sur bon nombre de choses.

Ici, il n'y a plus d'agitation. C'est le calme qui règne. Le calme et la solitude. Le vitaliste change l'eau de la bassine et se frotte les mains avec du savon avant de les rincer tout en se remémorant les deux dernières heures. Le chef de brigands présentaient plus d'une blessure qui avaient occasionné des hémorragies internes. Toutes les trouver avait été un sacerdoce et avait pris un temps fou mais il y était parvenu avec l'aide de Zofia qui l'avait maintenu en vie durant toute sa recherche.
En entendant le nom de la prêtresse, il avait levé les yeux directement sur elle et avait aussitôt compris qu'elle le laisserait faire. Il avait froncé les sourcils brièvement avant de retourner à sa tâche sans plus se préoccuper d'elle. Pendant toute la durée des soins, il s'était montré certes distant et froid mais surtout très concentré. Ses paroles étaient directes et sa voix monocorde. Il était à ce qu'il faisait, et rien de plus. Il n'y avait pas de place pour la compassion, pas plus que pour ses inquiétudes quant aux suites que Zofia donnerait à tout ceci. Cela viendrait plus tard. En attendant, il avait des vies à sauver.

Après le chef, le duo avait été séparé pour prendre en charge les autres blessés, moins graves. Deux se trouvaient dans la même pièce et deux autres dans celle d'à côté. A présent, les plaies sont refermées, tous les patients sont stables. Il ne reste plus qu'à les surveiller quelques heures pour s'assurer qu'aucune blessure ne leur a échappée et que tout le monde se remet normalement. La nuit est donc loin d'être finie pour Natael qui prévoit de la passer à l'hospice, dormant par petites bribes et allant faire une petite ronde de temps à autres pour guetter l'état de tous les blessés.
Ses mains sont propres et sèches désormais. Alors il retire enfin sa chemise pour en passer une que quelqu'un lui a déposé là avant de sortir en laissant la porte de cette petite pièce annexe ouverte. Mais avant de se rhabiller en propre, il plonge le vêtement taché dans la bassine d'eau savonneuse pour en retirer toute trace de sang. Tandis qu'il oeuvre, torse nu à la lumière de quelques bougies, il entend des pas qui s'approchent et s'arrêtent devant la porte de la pièce où il se trouve. Il pivote légèrement la tête pour faire savoir qu'il sait que quelqu'un est là. A vrai dire, s'il ne peut voir le visage du visiteur, il se doute de qui il s'agit... Et il préfère autant crever l'abcès tout de suite.

Ils parviennent tous les deux à stabiliser le blessé et même si la prêtresse pousse un soupir de soulagement, elle sait que du travail les attendent encore et que leur discussion devra attendre. Elle passe donc au prochain blessé et bientôt, le calme revient à l’hospice. Zofia retire son tablier couvert de sang et après s’être nettoyé les mains, elle prend un moment pour s’asseoir et se masser les tempes; la fatigue revient à l’assaut, mais elle doit tout de même rester et surveiller l’état des malades et blessés qui lui ont été assignés. Son regard croise parfois la silhouette de Titus qui s’affère, s’occupant lui aussi de sa section. On lui sert alors l’épaule, la tirant abruptement de sa contemplation. C’est Célestin qui propose de préparer à tous du thé, une bénédiction que la prêtresse ne peut refuser. Il en offre aussi aux autres soignants et à certains malades en état de boire un breuvage chaud. Pendant qu’il prépare le tout, Zofia en profite pour comptabiliser et vérifier les herbes médicinales et le matériel qu’il reste à l’hospice pour s’assurer qu’ils tiendront le coup. Lorsque Célestin lui tends finalement une tasse, la prêtresse le remercie et balaie ensuite la salle du regard, à la recherche de Titus. Elle plisse les yeux et en demande une autre à l’herboriste, se disant que l'accalmie du moment et la chaleur de ce thé sont des éléments propices pour que Titus et elle puissent discuter des évènements de la veille. 

Les deux tasses en main, elle fouille les pièces, jusqu’à ce qu’elle tombe sur l’arcaniste penché sur une bassine, à demi nu. Elle pousse une exclamation et les joues en feu, elle détourne le regard dès qu’il la fixe. Elle aurait dû frapper, mais clairement, elle ne s’est pas attendu à cela. Pas quand une porte est ouverte. Ce n’est pas la première fois qu’elle voit le torse d’un homme, mais vu la situation impromptue elle est surprise. Le vitalise n’a pas non plus un physique désagréable. Elle s’empresse d’enfouir cette pensée dans les bas fonds de son crâne; elle est venue pour discuter et mettre les choses au clair. Elle s'empêtre dans les excuses et sans lever les yeux, elle tend sa tasse:

-Mon collègue herboriste a fait du thé et je me suis dit que vous en voudriez. J’aimerais aussi discuter avec vous et m’expliquer pour hier...M’excuser aussi.

Elle se racle la gorge et secoue la tête, se rendant compte d’un détail:

-Mais avant je vais vous laisser remettre votre chemise. Il ne faudrait pas que vous attrapiez froid.

‘’Au nom de la Bienveillante, tais-toi je t’en prie’’ pense la prêtresse, découragée par elle-même. Elle pose finalement la tasse à Titus sur un meuble non loin de la porte, ne sachant pas exactement quoi faire d’autre. Elle prend ensuite une gorgée de son thé en sortant de la pièce.

Natael fixe la tasse quelques secondes avant de relever les yeux vers Zofia qui s'éloigne déjà. Il ne pensait pas que sa situation la troublerait. Après tout, elle est soigneuse et a probablement vu plus d'un corps. Et le bruit courre qu'elle a eu un amant pendant un temps donc elle n'est pas la plus innocente des filles de bourgeois. Cependant, il n'est pas idiot et il penche la tête sur le côté et plissant les yeux. La veille, il lui faisait peur. Maintenant, il l'attire ?
Amusant comme retournement de situation.

Après avoir fini de nettoyer sa chemise, le vitaliste l'essore du mieux qu'il peut puis l'étend. Enfin, il enfile le vêtement de l'hospice, moins confortable, et sort à son tour, la tasse à la main. Il trouve le couloir vide et l'agitation qui régnait tout à l'heure a presque disparu. Il ne reste que les aides qui finissent de nettoyer et de ranger pour que tout soit prêt au cas où cela devait recommencer. Car ils ne sont jamais à l'abri de deux attaques le même soir dans un tel quartier.
D'un pas à la fois tranquille et assuré, Natael inspecte toutes les pièces sur son chemin pour trouver l'endroit où la prêtresse se cache. Elle a dit vouloir parler alors, à moins qu'elle ait subitement changé d'avis, elle est forcément quelque part. Arrivé devant la réserve de matériel de soins, il s'arrête enfin et observe Zofia en train d’œuvrer. Elle lui donne l'impression de se préparer elle aussi à une seconde embuscade.

Finalement, il entre sans rien dire. Il s'adosse contre une commode, croisant les chevilles. Puis il pose sa tasse et les mains sur le meuble.

-Merci. Dit-il avant d'ajouter. Pour le thé.

Ce n'est pas sa boisson préférée mais se réchauffer après avoir autant pratiqué la magie ne peut pas lui faire de mal. Quelque chose de sucré lui redonnerait aussi de l'énergie. Est-ce que le fameux ami herboriste a mis une pointe de miel ? Il ne pourra le savoir qu'en y goûtant mais l'heure n'est pas encore à la détente. Même si elle a dit vouloir s'excuser, il n'a pas encore tous les éléments qui l'on poussée à cette décision. A-t-elle enfin compris sa manœuvre de la veille ? Et qu'il ne serait pas allé jusqu'au bout ?

-Vous devriez prendre de l'arnica.

D'un geste, Natael montre sa propre joue pour faire comprendre à Zofia de quoi il parle. Elle a une légère séquelle suite à la gifle de la veille. Rien qui mérite l'intervention d'un mage car il faut bien que le corps continue de se soigner tout seul lorsque cela est possible. Mais un petit coup de pouce naturel ne fait pas de mal.

Quelques minutes s’écoulent avant que le mage ne la retrouve, en train de finaliser de ranger et de compter. Dès qu’elle le remarque, elle fait signe à Célestin qu’elle s’occupera du reste avec l’autre vitaliste. L’herboriste hoche la tête, pas sans lui faire remarquer qu’elle doit se reposer bientôt et après avoir salué Titus, il s’éclipse, les laissant seul. Le silence ne dure que quelques secondes avant que le vitaliste ne le brise en la remerciant pour le thé. Moins rouge et plus à l’aise, elle lui sourit et en terminant de ranger une dernière couverture propre dans le cabinet, la prêtresse lui assure que Célestin est un maître dans l’art et qu’il suffit d’une gorgée pour qu’il se sente plus au chaud et revigoré. Il lui propose ensuite une plante, en pointant sa propre joue. Elle ne peut s’empêcher de détailler la cicatrice qui courre sur le visage de Titus, le regard plein de questions. En même temps, les routes ne sont jamais sûr et comme il semble voyager comme elle, les chances que des accidents ou de fâcheuses rencontres se produisent sont grandes. Par réflexe, elle frôle les siennes, mais arbore une légère grimace dès que ses doigts touchent l’endroit où on l’a giflé hier. Oh! C’est probablement de cela dont il parle. De toute façon, peu importe les soins qu’on lui procura pour ses balafres, une année s’est déjà écoulée depuis la tragédie. Son visage restera donc marqué pour la vie bien malgré elle.

-Merci pour le conseil et votre souci, mais je ne voudrais pas abuser de leurs ressources déjà moindres. Et la douleur ne me gêne pas assez pour que je ne puisse plus soigner, lance-t-elle d’un ton rassurant.

Elle pose finalement la main sur le dossier d’une chaise trônant tout près de l’armoire à plantes médicinales et la tire pour s’asseoir. Elle s’étire ensuite, attrapant sa tasse qu’elle a posé sur le même meuble que Titus et prends une gorgée. Elle accroche le regard gris du vitaliste, remarquant qu’en fait, cet homme semble déjà d’une nature plus flegmatique que certains. Elle ne lui en tient pas rigueur. En l’ayant vu à l’œuvre aujourd’hui, Zofia a aisément déduit qu’il a l’habitude de soigner des blessés de tous rangs et voir la souffrance aussi souvent qu’eux peut parfois en refroidir certains. Son regard finit par glisser sur les traits du jeune homme, toujours aussi certaine de l’avoir vu quelque part, même s’il ne porte pas le même nom que celui auquel elle pense. Elle finit par se tirer de sa contemplation et se lancer enfin, le ton plus bas :

-Personne ne sait ce qui s’est passé hier, Titus. Je n’ai rien dit...même si ce type d’usage de notre magie m’a rendu inconfortable. Je n’avais pas mon épée avec moi ni mon armure alors j’ai eu peur. Je n’avais que ma dague...

Elle lui décroche un nouveau sourire, l’air sincèrement désoler.

-Seulement, vous avez fait cela pour me sauver la vie. Je m’en suis rendu compte lorsque j’ai vérifié l’état du brigand hier, après que vous soyez parti. Si vous étiez vraiment quelqu’un de mauvais, je doute que son épaule ait été intacte. Vous ne l’auriez pas non plus soigné aujourd’hui ses comparses et lui.

Natael se laisse observer sans rien dire ni bouger. Son regard ne flanche pas et reste rivé sur ses yeux qui analysent ses traits. Elle ne s'attendait certainement pas à le trouver là. Un noble dans les bas fonds d'une ville récemment vaincue, offrant son aide incognito... Elle doit se poser mille questions... D'autant qu'il n'est pas de notoriété publique qu'il pratique la magie. Au contraire, tout le monde crie haut et fort qu'il passe son temps à voyager et qu'il ne sert à rien. Ses deux frères aînés sont investis dans le commerce familial et ses cousins œuvrent en politique tandis que lui... Personne ne sait ce qu'il fait exactement. Sans doute doit-il se contenter de flâner sur les routes. Tous seraient surpris de le voir à l'œuvre dans les infirmeries de guerre ou dans des hospices tels que celui où ils se trouvent maintenant.

Le jeune d'Orman écoute la prêtresse lui expliquer la façon dont elle a vécu les choses la veille et il n'en est pas vraiment surpris. S'il cache ses dons de soigneurs, que peut-il dissimuler d'autre ? Elle pouvait s'attendre à tout et n'importe quoi de la part d'un inconnu. Et il est vrai que le sort qui aurait pu lui arracher le bras était bel et bien lancé. Seulement, il l'avait maîtrisé afin qu'il n'en ressente que la douleur sans que son corps en subisse les conséquences.
Natael fronce imperceptiblement les sourcils en entendant son pseudonyme mais il est vrai que n'importe qui aurait pu entrer... Il vaut mieux qu'il ne soit pas découvert involontairement. Alors il ne se formalise pas et plonge la main dans l'ouverture de sa chemise. Il en ressort une chaîne et montre le pendentif qui y est accroché. Il s'agit du symbole de Néera, le calice ailé entièrement fait d'or. Ce doit être le seul véritable objet précieux qu'il ait sur lui lorsqu'il endosse le nom de Titus.

-Je l'ai depuis toujours. J'en ai fait mon focaliseur. Il le remet à sa place avant de continuer. La DameDieu m'a toujours protégée et je lui en rends grâce chaque jour. Je déteste avoir à me servir de la magie de cette manière mais je ne l'ai fait que pour nous défendre. Je savais que lui faire simplement mal suffirait à nous tirer d'affaires. Mais je ne vais pas vous mentir, j'ai déjà fait pire... Quand en faire moins ne s'est pas avéré suffisant.

Il croise les bras. Il a conscience que ce qu'il dit peut la choquer mais elle a vu ce dont il est capable ce soir... A savoir : sauver la vie de celui qui a menacé la sienne. Peut-être a-t-elle suffisamment d'éléments pour comprendre comment il fonctionne à présent.

-Je comprends que cela ait pu vous effrayer. Nous ne nous connaissons pas après tout.

Il connaît son nom et les bruits qui courent sur elle entre les nobles qui aiment jaqueter mais en dehors de cela, seule sa condition de prêtresse de Néera lui permettait de deviner certaines de ses réactions.

-Je ne porte jamais d’arme parce que tout ce que je sais sur le maniement des armes, c’est par quel bout on tient une épée. Je me défends avec mes propres moyens et j’ai rarement eu besoin d’en arriver là. Je suis parfaitement conscient que la limite entre soins et nécromancie est faible et je ne supporterai pas moi-même de la franchir. Ce serait allé à l’encontre des commandements de Néera et de mes convictions.

Zofia suit du regard la main de Titus se dirigeant vers sa chemise. Il en retire l’insigne de la DameDieu en forme d’amulette et lui explique combien elle lui importe beaucoup. En voyant le focalisateur, elle commence à douter qu’il porte bel et bien le nom de Titus. Elle est certaine de l’avoir déjà vu briller au cou du troisième fils des d’Orman, alors qu’il se recueillait à Néera. Sans être noble elle-même, son métier de soignante l’oblige à côtoyer plusieurs de leur famille et à entendre des bribes parfois peu élogieuses sur certains membres. Toujours sur les routes à voyager, on le croit paresseux et bon à rien. Ce pourrait-il qu’en fait, le jeune noble soit un arcaniste désireux d’aider les malades et les blessés plutôt que de remplir son devoir venant avec son titre? Les pièces semblent concorder et pourtant, elle hésite encore. Elle ne veut rien affirmer tant qu’il ne lui dévoile pas lui-même de vive voix. Elle baisse les yeux dès qu’il lui avoue avoir usé de sa magie vitaliste pour faire pire, mais qu’il sait tracer une ligne entre se défendre et la nécromancie. Zofia finit par le relever pour le regarder une nouvelle fois, consciente qu’il n’est pas dangereux :

-Je comprends maintenant et je ne peux pas vous juger. Je n’ai jamais usé de ma magie de la sorte, mais ma lame n’en reste pas moins terni par le sang. Je sais ce que c’est de devoir se défendre sur les routes coûte que coûte, peu importe les moyens. Je ne doute plus de vos bonnes intentions ni de votre bonne foi envers la Bienveillante.

Peut-être qu’avoir brisé ce serment qu’elle avait fait à sa mère et mentor de ne jamais faire du mal avec sa magie lui aurait évité ces cicatrices au visage, mais le passé étant le passé, elle ne peut revenir en arrière. Et puis, elle a la chance de savoir manier l’épée. Elle boit la dernière gorgée de son thé, tout de même déçue de ne plus avoir le breuvage pour se réchauffer et reste silencieuse pour quelques secondes. Zofia pense instant et elle ne peut s’empêcher de proposer quelque chose:

-Vous savez, les Hospitaliers de Sainte Aliénor ont de nombreux soignants et vitalistes comme nous parmi eux. Certains oeuvrent sous les couleurs de Néera comme moi et d’autres non. Votre aide serait sans doute la bienvenue.

Elle n’a pas de titre, ce qui lui confère une certaine liberté qu’elle n’aurait peut-être pas eu si elle avait été fille de noble. Peut-être est-ce le cas pour l’arcaniste dont l’identité est probablement celle de Natael d’Orman. ll a sans doute des devoirs envers sa famille. Ce qu’elle n’a pas nécessairement, même si son père se retournerait dans sa tombe s’il savait qu’elle n’a toujours pas de mari. Elle a seulement choisi de suivre les traces de sa mère qui oeuvre elle aussi au nom de Néera. Elle joue avec son amulette de Sainte Aliénor, se demandant comment aurait été sa vie si elle avait choisi de marier ce riche fils de marchand des années plus tôt. Elle n’aurait sans doute pas eu la chance de voyager comme elle le fait et de se sentir aussi utile. Elle aurait été loin de son oncle, son maître d’arme et n’aurait pu parfaire ses techniques non plus. Après tout, ce sont les Hospitaliers qui lui ont permis cette polyvalence, une certaine anomalie qui fait parfois hausser des sourcils parmi la noblesse du Sud, encore frileuse à l’idée de voir une femme manier l’épée.

Natael pose son regard sur la joue de Zofia un bref instant. Oui, elle est mieux placée que quiconque pour savoir que les routes sont dangereuses. D’ailleurs, d’après ce qu’il sait, cette cicatrice la complexe mais elle ne l’a pas faite retirer. Sans doute les prêtres de Néera n’utilisent-il pas les dons de la DameDieu de cette manière. S’il est profondément croyant, il a un peu plus de liberté qu’eux. Et s’il porte toujours sa propre cicatrice, c’est par choix et non pas parce qu’il n’est pas capable de la retirer.

La jeune femme semble comprendre ses motivations et comprend qu’il n’est pas quelqu’un de mauvais. Le chef des brigands lui-même doit le savoir désormais et il serait vraiment le pire des idiots de le dénoncer maintenant. L’accuser d’un mauvais usage de la magie alors qu’il vient de lui sauver la vie n’a aucun sens. Pour régler ses problèmes, le vitaliste n’aurait eu qu’à le laisser mourir. Au lieu de cela, il lui a sauvé la vie, preuve de son intégrité, d’autant que le malandrin n’a aucune séquelle de sa précédente action magique contre lui pour appuyer ses dires. Et, pour couronner le tout, le dénommé Titus est connu et reconnu dans cet hospice. Il jouit donc de nombreux témoignages de valeurs en sa faveur. En bref, cette histoire est donc derrière lui.

Zofia termine son thé et Natael semble deviner ce qu’elle pense alors qu’elle regarde le fond de sa tasse vide. Il se redresse et se penche vers elle. Il glisse ses doigts sous les siens pour récupérer ladite tasse avant de prendre la sienne sur le meuble. D’un geste habile, il renverse une partie de son thé dans son gobelet avant de le lui rendre. Il est habitué aux longues journées de soins sur les champs de bataille, il en a moins besoin qu’elle. Il a vu comment soigner cet homme la veille l’avait affaiblie.
Il n’a eu aucune réaction face à sa proposition et ce n’est que lorsqu’elle prend possession de sa rallonge de thé qu’il daigne enfin répondre.

-Tous les établissements de soins ont besoin d’aide... Je préfère jouer les nomades...

Sa première réflexion aurait été de dire que c’était trop près de chez lui, que tout le monde l’aurait reconnu. Cependant, même s’il avouait à tous qu’il est mage, il ne demeurerait jamais au même endroit en permanence. Il aime bouger, rencontrer de nouvelles personnes, de nouveaux mentors, de nouvelles techniques… Il aurait du mal à se contenter d’un seul établissement. Un jour peut-être, quand il serait trop vieux pour tout cela, si jamais il décidait de se dévoiler enfin…

Natael porte enfin sa tasse à sa bouche et y trempe les lèvres. Rien qu’à l’odeur, il sent que la boisson est un regain d’énergie et non pas une infusion pour aller au lit. C’est fruité et sucré et cela réveille ses sens. Il retient un frisson qui lui parcourt l’échine alors que sa concentration a vacillé l’espace d’un instant.

-Et puis je voyage pour soigner autant que pour apprendre. Ou prendre des notes quand je ne veux pas m’encombrer l’esprit.

Par réflexe, le vitaliste pose la main sur l’emplacement habituel de son carnet de notes, au niveau de son pectoral droit. Mais il ne porte pas sa veste et a oublié de la récupérer en passant. Il jette un rapide regard vers le couloir mais reste là. Il n’y a rien de compromettant dans ce calepin et son écriture est si médiocre que rares étaient ceux qui seraient capables de le relire…

Elle soutient son regard lorsqu’il se penche vers elle, un peu surprise et comprends qu’il a besoin de sa tasse lorsqu’il glisse ses doigts sous les siens et qu’il la lui retire. Il lui verse un peu de son thé et les yeux brillants, elle lui souffle un merci, contente de cette délicate attention qui lui permettra de tenir encore quelques heures. Il s’explique ensuite, lui faisant savoir qu’il préfère rester sur les routes en permanence et proposer ses soins à divers endroits. Elle penche légèrement la tête et l’observe, de plus en plus certaine que ce jeune homme est bel et bien un d’Orman. Tous ces voyages...Elle l’envie un peu, mais n’échangerait pour rien au monde sa vie au monastère. En effet, bien qu’elle soit de nature discrète, elle n’est pas du tout une créature solitaire. Elle a besoin d’être entourée et ne peut vivre caché comme le vitaliste semble le faire. C’est pourquoi, d’avoir choisi la voie de Néera et d’avoir proposé ses services de soignante au monastère a été une façon pour elle d’être libre de pratiquer sa magie et d’acheter ainsi la confiance de plusieurs en portant les couleurs de la DameDieu. Elle n’a toutefois pas cette aura de mystère qui se dégage d’elle comme chez l’arcaniste. Cet aura qui semble d’ailleurs l’hypnotiser un peu...Après une gorgée de son thé, il s’empresse de lui avouer qu’il parcourt surtout les distances en quête de nouvelles connaissances en plus de soigner. Un sourire en coin, elle fait tourner son thé dans sa tasse :

-J’en comprends que vous êtes un érudit bien plus que je ne le suis. Je vous envie quand même d’une certaine façon...Certes, j’ai parcouru une bonne partie de la péninsule, mais vous semblez avoir voyagé bien au-delà de nos frontières. C’est comme ça que vous aviez su parfaire votre magie vitaliste, en rencontrant plusieurs mentors sur les routes?

Un jour peut-être pourra-t-elle se permettre d’embarquer avec son frère jusqu’à une destination plus lointaine et découvrir d’autres environnements et d’autres façons de faire. Elle sait qu’il fait affaire avec de nombreux autres marchands à Chiard et certains proviennent de terres bien plus exotiques. Le regard un peu rêveur, elle se tire finalement de ses songes lorsqu’elle le remarque poser une main sur son pectoral droit et fixer le corridor, comme s’il cherche quelque chose. Il a parlé de notes...Peut-être aussi qu’ils devraient refaire un tour de garde et revérifier l’état des malades et des blessés au lieu de discuter. Elle secoue la tête, un peu rouge à nouveau, et un léger rire s’échappe d’entre ses lèvres :

-Pardonnez ma curiosité. Il m’arrive parfois de poser trop de questions ou de trop parler. Peut-être devrions nous retourner à nos malades et blessés? Rétorque-t-elle après avoir pris une autre gorgée de thé.

-J'ai appris les bases avec un précepteur particulier. Il m'a ensuite fait entrer à l'Arcanum et j'y suis resté jusqu'à l'Oeil bleu. C'est seulement depuis cette époque que j'ai commencé à voyager et à apprendre avec d'autres. Et pas uniquement des mages.

C'est tout l'intérêt de son carnet. Il a côtoyé tellement de mentors différents avec tellement de spécialités différentes... Aucune d'elles n'est la sienne cependant. Il n'a jamais pu se résoudre à limiter ses connaissances à un seul domaine. Il aime élargir ses horizons, ce qui en fait un excellent diagnosticien mais pas forcément le soigneur le plus indiqué pour mener à bien une intervention complexe. Par contre, comme Zofia a pu constater, il est également parfait dans les situations d'urgence comme celle de ce soir.

Alors qu'il a jeté un rapide coup d’œil dans le couloir, il n'entend la suggestion de la prêtresse que d'une oreille distraite et y répond un peu maladroitement au départ.

-Hm ? Oui. Enfin, non. Ce n'est pas pour cela que je regardais dans le couloir. Je viens de m'apercevoir que je n'ai pas récupéré ma veste.

Sans attendre de réponse, Natael attrape sa tasse et sort. Il retourne dans la salle où il a opéré un peu plus tôt. Son vêtement est suspendu à une patère et il le repère aussitôt. Il le prend et l'enfile prestement après avoir posé sa tasse vide sur un meuble. Il va ensuite au chevet de son deuxième patient et l'examine rapidement. La lame qui l'a blessé a sectionné un tendon et un nerf. Le vitaliste s'est contenté d'arrêter l'hémorragie dans l'urgence mais il a encore à faire avec lui. Il se penche donc sur son bras et applique ses mains là où se trouvait la blessure une heure plus tôt. A ce contact, le malandrin qui dormait se réveille. La douce chaleur qui se répand dans son membre le rassure et il n'est pas inquiet. Après tout, cet homme vient de soigner son chef qui avait ordonné sa mort... Il n'allait pas lui faire de mal maintenant.

-Pourquoi ?... Demande le brigand, épuisé par cette douloureuse soirée.

Natael relève les yeux et l'observe une seconde. Il est plus jeune que son employeur et dans ses yeux brille une lueur d'intelligence dont l'autre est manifestement dépourvu. Et surtout, il n'a pas l'impression qu'il soit aussi mauvais que les autres membres de son groupe... Il sent sa question sincère mais il attend qu'il l'explicite.

-Pourquoi l'avoir soigné après tout ça ?

Le vitaliste revient à ce qu'il faisait.

-Ce n'est pas à moi de décider qui doit vivre ou mourir. Tyra le jugera lorsqu'il arrivera aux portes de son Royaume.

Il respecte les préceptes de Néera. Il n'a d'ailleurs jamais tué personne. Et s'il lui est arrivé de ne pas réussir à sauver un patient, il n'en est pas responsable. Les Dieux avaient décidé qu'il n'en serait pas ainsi. C'est parfois frustrant mais c'est la dure loi divine. Il sauve bien plus de vie qu'il n'en perd mais il est régulièrement mis à l'épreuve.

-Mais...

Le jeune brigand tourne la tête pour chercher du regard la table qui se trouve derrière le soigneur. Un grand drap blanc recouvre la silhouette inanimée d'un homme. Natael n'a pu que constater son décès et, étant donné la température de son corps, il était probablement mort avant qu'on ne l'amène ici. Dans la précipitation, personne n'a remarqué ce... détail.

-Je sais.

Le vitaliste a reconnu les traits du défunt. Zofia a utilisé sa magie pour le sauver mais il n'aura gagné qu'une journée de vie... Il n'y avait qu'à espérer qu'il a su en faire bon usage. Un autre soignant de l'hospice lui a expliqué que deux groupes se sont affrontés en pleine rue. Des brigands et de simples citoyens qui ont voulu faire cesser leurs assauts. Ces derniers étaient conduit par l'homme étendu derrière lui... Pourtant, cela ne semble rien changer de la perception des choses du vitaliste. Et le malandrin est à la fois dérouté et impressionné.
Natael se redresse.

-Bougez votre main.

Le jeune homme fronce les sourcils puis s'exécute après une hésitation. Il soupire finalement.

-Ça marche pas.
-Si. Mais vous n'avez pas encore retrouver les sensations du toucher. On verra ça demain.

A ces mots, il s'éloigne. Dans son dos, le brigand lève le bras et observe ses doigts qui bougent à sa demande. Pourtant, il ne sent absolument rien. C'est pire que si sa main était engourdie. C'est assez perturbant, d'autant que Natael n'essaie pas de le rassurer autrement qu'en lui disant qu'il s'en occuperait plus tard. Pourtant, il n'essaie pas de le retenir et le laisse se rendre auprès de son chef. Ce dernier est plus mal en point, il a perdu beaucoup de sang et il n'est pas tiré d'affaire. Une main posée sur le torse de son patient, le vitaliste donne un peu d'énergie à son corps pour l'aider à accélérer le processus de régénération du sanguine. Il n'est pas garanti que cela fonctionne mais c'est le mieux qu'il puisse faire.
Lorsqu'il a fini, il recouvre le brigand d'une couverture puis il sort de la pièce. L'hospice est tellement plus calme à présent... Tout le monde est rentré chez soi ou est allé se coucher tant que c'est encore possible. Le vitaliste prévoit de récolter un peu de repos lui aussi mais, en passant devant une salle, il aperçoit une silhouette qu'il reconnaît. Alors il s'arrête et l'observe. Il en vient même à croiser les bras et à poser une épaule contre le montant de la porte. Et il reste là, sans bouger et sans rien dire... Il ne veut surtout pas la réveiller. Après un petit moment, il entre finalement. Il attrape une couverture sur l'étagère, la déplie et la pose sur les épaules de Zofia avant de ressortir.
Bon... Il prendra le premier quart de veille.

Zofia a entendu parlé de ce triste évènement, même si on peut dire qu’elle a eu de la chance de ne pas avoir été étudié sa magie à l’Arcanum à ce moment-là. Elle comprend maintenant pourquoi il voyage autant; il a été forcé de partir, mais ça ne semble pas l’avoir empêché de parfaire ses connaissances auprès de différentes personnes. Il semble aussi plutôt confortable dans cette vie. La prêtresse le regarde s’éclipser pour chercher sa veste et décide que c’est le signal pour elle de se mettre au travail. Elle peut lui poser un tas de questions pendant des heures, mais comprends qu’ils sont avant tout ici pour travailler et aider l’hospice. Elle remet son tablier et après s’être versé de l’eau propre et rincé le visage, elle se sent d’attaque pour préparer les pommades et les bandes de tissu dont elle a besoin pour changer des pansements. La prêtresse se dirige donc dans la salle principale, souriant aux blessés et malades pour les rassurer et égayer un peu leur humeur. Un peu plus loin, elle aperçoit l’autre vitaliste ausculter un des brigands et malgré sa froideur, Zofia sait qu’il tient réellement à ce qu’il se rétablisse. Bien qu’elle ne le connaît que depuis quelques heures, la prêtresse commence peu à peu à s’habituer au sérieux du vitaliste et à discerner une humanité qui trace lentement un chemin jusqu’à son cœur. Elle regarde ensuite le corps recouvert d’un drap; ils ne peuvent pas sauver tout le monde, même si Zofia le voudrait bien. La prêtresse respecte tout de même la décision des dieux, en se disant pour consolation qu’elle a fait de son mieux.

-Puis-je avoir de l’eau? Souffle le patient dont elle a déjà changé les bandages.
-Je vous amène cela tout de suite, dit-elle, enfin revenu à la réalité.

***

Zofia se réveille en sursaut, encore déboussolée. Elle s’est assoupi et personne n’est venu la réveiller? Elle sent quelque chose glisser de ses épaules et remarque une couverture au sol. Se pourrait-il que Célestin soit passé? Elle s’étire, plutôt courbaturé vu la position inconfortable dans laquelle elle s’est endormit et sent son ventre crier famine. Son collègue herboriste entre finalement dans la salle en lui souhaitant un excellent matin. Zofia se frotte les yeux et décide de se rincer le visage une nouvelle fois, histoire de se réveiller. Par Néera, c’est déjà le matin! Enfin, l’aube puisqu’elle peut voir à travers la fenêtre que le soleil est encore très bas. Elle devrait peut-être aussi retourner à l’auberge quelques heures, le temps de se changer, de se laver et surtout, de se nourrir. Elle remercie Célestin pour la couverture et ce dernier lève les bras :

-Ah non ce n’est pas moi le coupable. Il faut remercier Titus, lance-t-il avec un sourire en coin.

Zofia sait pertinemment ce que ce sourire veut dire et bien qu’agacée, elle ne lui en tient pas rigueur. Elle se contente de lui faire une petite moue, qui arrache un rire à son collègue. Le problème, c’est qu’elle ne peut pas cacher grand-chose à Célestin, mais il n’a aussi pas tous les morceaux de l’histoire. S’il avait été bel et bien Titus, un voyageur sans titre qui aurait croisé sa route, le dénouement aurait pu être différent. Maintenant qu’elle est certaine qu’il est Natael, la prêtresse préfère être plus prudente, sans toutefois nier cet attachement qui commence à naître en elle pour l’arcaniste ainsi que ce respect mutuel qu’ils semblent ressentir l’un pour l’autre. Elle réplique qu’elle remerciera donc le vitaliste et annonce qu’elle fait une dernière tournée avant de retourner à l’auberge pour se laver, se changer et manger quelque chose. Et qu’il devrait faire de même avant qu’ils ne reviennent travailler. L’herboriste hoche la tête avant de disparaître à nouveau. Zofia retourne donc à ses patients pour une heure encore.

Sa tournée terminée, son ventre gronde bruyamment et elle grimace; elle doit définitivement se nourrir. Elle cherche Natael du regard et le trouve un peu plus loin, en train de noter des choses dans son carnet. Elle s’approche donc et attendant quelques secondes, le temps qu’il termine de prendre des notes.

-Merci pour la couverture sur les épaules. Je ne croyais pas m’endormir. Avez-vous déjà mangé?

Natael relève le nez de son carnet et aperçoit Zofia devant lui. La nuit a été longue pour lui mais cela ne se voit pas beaucoup sur son visage. Il a connu bien pire que cela. Pour l'instant, les quatre patients de la veille sont toujours en vie. Le chef est le seul à être encore dans un état critique mais il faudra du temps avant de savoir s'il s'en tirera aussi. A présent, la relève est arrivée et le duo appelé en urgence la veille peut enfin s'éclipser.

-De rien. Et, il n'y a pas de mal.

Il prend effectivement sa seconde phrase pour des excuses. Après tout, il a passé la nuit à veiller tout seul. Cependant, il aurait aussi pu aller la réveiller pour qu'elle le remplace quelques heures ou lui tienne compagnie... mais il n'en a rien fait. Il est peut-être froid et abrupt au premier abord mais il n'en a pas pour autant perdu sa bonne éducation. Et puis, c'est loin d'être sa première nuit blanche.

-J'imagine que c'est une invitation à déjeuner avec vous ? Tente-t-il d'éclaircir. Devant la réponse de la prêtresse, il se lève de sa chaise tout en rangeant son carnet dans la poche intérieure de sa veste. Je vais récupérer ma chemise.

A ces mots, il s'éloigne une nouvelle fois sans rien ajouter. Au moins a-t-il eu la délicatesse d'expliquer pourquoi il s'éloignait diraient certains... Près de là, deux femmes commèrent en le regardant s'éloigner. Elles s'efforcent d'être discrètes mais ce n'est pas une grande réussite... Elles font celles qui ne comprennent pas ce personnage mais il semble évident qu'elles s'y sont déjà frottées... et s'y sont piquées. Elles le critiquent en termes qui sont vrais mais aussi teintés de rancœur et de jalousie. Lorsque le vitaliste réapparaît au bout du couloir, elles tournent la tête avec dédain et il ne semble pas le remarquer. Il a passé sa chemise et est en train de remettre sa veste. Une fois arrivé à hauteur de la prêtresse, il la toise, toujours égal à lui-même.

-Vous avez déjà essayé "L'épi doré" ? C'est une excellente boulangerie à quelques pâtés de maisons. L'auberge d'à côté se fournit chez eux.

Elle n’a pas le temps d’acquiescer à sa question qu’il s’éloigne déjà pour chercher sa chemise. Ayant déjà enfilé sa cape sur les épaules, elle patiente donc et du coin de l’œil, elle croit apercevoir deux jeunes soignantes murmurer en fixant Natael, toutes les deux avec un air hautain. Zofia fronce les sourcils, se demandant si une querelle s’est produite lorsqu’elle s’est endormie...ou si elles ont une personnalité sujette aux commérages. Elle ne relève pas, même si sa curiosité est piquée. Le vitaliste peut sembler certes froid à première vue, mais jamais Zofia n’a senti un ton d’insulte dans sa voix. Du moins, pas envers elle...Ce n’est probablement que du commérage.

Il revient ensuite et lui propose un endroit. Elle se rappelle d’être passé tout près dès leur arrivée en ville avant hier et l’odeur qui s’en dégageait lui avait donné d’emblée faim. L’idée de croquer dans une gaufre au miel ou toutes autres pâtisseries lui donne déjà l’eau à la bouche. Elle s’empresse donc d’accepter sa proposition :

-Cela tombe plutôt bien puisque c’est l’auberge où je réside qui est tout près. Je suis passée devant la boulangerie lorsque je suis arrivée à Merval avant-hier, mais je n’ai pas encore eu la chance de goûter à leurs pains et pâtisseries.

Zofia suit ensuite l’arcaniste jusqu’à l’extérieur et ne tarde pas à resserrer sa cape sur elle et à mettre son capuchon, plutôt intolérante aux températures froides qui commencent à s’installer en péninsule. Ses joues commencent déjà rougir à cause de la fraîcheur du matin. À part sa grandeur et son teint bien plus pâle que la plupart des gens du sud, elle partage leur confort pour un climat un peu plus chaud qu’au nord. C’est probablement la seule chose avec son accent qui trahissent ses origines de Chiard. Physiquement, elle ressemble davantage à ses ancêtres du Nord.

Elle regarde les toits colorés, se disant qu’ils allaient bientôt être recouvert d’un manteau blanc, un bien morne spectacle comparé aux vibrante couleurs d’automne qui embellissent Langehack. Malheureusement, le ciel est dangereusement gris aujourd’hui, ce qui terni un peu le spectacle et annonce une pluie probable. Elle compte aller à l’extérieur de la ville pour cueillir des plantes et des fleurs médicinales, histoire de remplir les stocks de l’infirmerie et l’idée de le faire à la pluie lui arrache une grimace intérieure. Bien qu’elle ait l’habitude d’être sur les routes et de faire face à toute sorte de température, la pluie froide est sans doute une des choses qu’elle déteste le plus. Au moins, elle aura le ventre plein.

Le soleil se lève à l’horizon et la ville s’active déjà. Des charrettes roulent dans les rues et des citadins commencent déjà à se masser à l’extérieur, prêts à commencer leur journée. L’auberge étant situé à un endroit assez central, Zofia n’a donc pas de mal à se retrouver. L’odeur de pain chaud qu’elle croit sentir lui arrache un sourire et sans s’en rendre compte, elle presse le pas, pas sans se retourner vers le vitaliste :

-Vous me semblez connaître cette boulangerie et ce qu’ils proposent. Avez-vous des suggestions? Demande-t-elle, visiblement heureuse et anticipant déjà le goût sucré d’une pâtisserie ou d’un pain chaud dans sa bouche.

Natael marche en regardant un peu autour de lui. Son expression demeure dure et détachée mais il est pourtant bien en train de flâner. Sa concentration maintenue ne peut lui permettre de se montrer aussi nonchalant que la jeune femme qui l'accompagne. Cependant, lorsqu'elle se tourne vers lui et le questionne, une lueur semble poindre au milieu de ses iris bleue. Est-ce de l'intérêt pour le sujet ? De l'amusement quant à l'attitude enjouée de Zofia ? Ou bien autre chose ?
Peu importe.

-Tout dépend des goûts. Leur pain aux noisettes et aux amandes est parfait pour le petit déjeuner avec du beurre et de la confiture. Leur brioche est excellente. Je crois qu'à votre auberge, ils la servent avec du caramel au beurre salé. Leurs chaussons aux pommes ne sont pas mauvais non plus... Surtout lorsqu'ils sortent du four. Et, vu l'heure, il est probable que tout soit encore chaud.

Le vitaliste parle tel un connaisseur mais il reste pourtant si neutre qu'il est difficile d'imaginer qu'il a goûté lui-même à toutes ces bonnes choses. Pourtant, une fois dans la boulangerie, il commande sans la moindre hésitation et n'a pas besoin de sonder les étalages pour savoir ce que l'on y vend. Pour lui, ce sera un chausson aux pommes et un petit pain fourré aux amandes. Il laisse ensuite la prêtresse faire son choix et paie pour les deux comme si cela est le plus naturel du monde. Puis les deux soigneurs se dirigent vers l'auberge. Ils prennent place et commandent une boisson. Ce sera un cidre chaud aux épices pour Natael qui préfère cela aux thés. Et puis, une fois chauffé, le cidre n'a plus une seule once d'alcool, ce qui lui convient parfaitement.
Une fois servis, le petit déjeuner peut commencer. Il se fait en silence dans un premier temps car les viennoiseries sont si goûteuses qu'il serait difficile d'en profiter pleinement en discutant. Le mage profane a bientôt fini son chausson et entame le pain qu'il savoure plus lentement. Il pose son bol après en avoir pris une gorgée.

-Merval serait insipide de nos jours sans cette boulangerie, je crois.

La ville n'a plus beaucoup d'intérêt depuis la dernière guerre. Elle peine à se relever de ce conflit auquel le jeune d'Orman a assisté depuis les tentes de l'infirmerie ou dans les rues en ruines alors que les combats s'étaient éloignés. Un souvenir qui ne semble pas le hanter outre mesure. Il s'est cuirassé l'esprit depuis longtemps.

-Mais j'imagine que vous ne m'avez pas offert de prendre le petit déjeuner avec vous pour parler de la situation de la ville ou de ses spécialités.

Natael plisse légèrement les yeux dans la direction de Zofia, visiblement intrigué. Il se demande pourquoi elle lui porte encore de l'intérêt et ce qu'elle veut exactement. Il est vrai qu'elle doit sans doute avoir encore des questions à son sujet. Après tout, il est curieux qu'un homme comme lui se cache, laissant la noblesse entière cracher dans son dos. Il le supporte sans rien dire. Mieux encore, il a plusieurs fois revendiqué le fait que ça lui est parfaitement égal ce que l'on peut dire sur lui. Mais ce qu'il fait n'a rien de répréhensible, au contraire. C'est particulièrement vertueux. Est-ce ce qu'elle veut évoquer avec lui ?

Étant de nature douce et joyeuse, elle a tout de même l’habitude avec les gens plus sérieux et arrive donc à déceler quelque chose dans les yeux du vitaliste qui étire son sourire. Elle ne sait pas exactement ce que ça peut signifier, mais tout ce qu’elle sait, c’est que si sa présence le gênerait autant, il n’aurait probablement pas accepté de manger en sa compagnie. Il mentionne une liste de pâtisseries, mais le chausson aux pommes retient son attention. Il est vrai que la saison des pommes tire à sa fin et qu’elle n’a pas pu en profiter autant qu’elle ne l’aurait souhaité. Et puis, seule sa mère sait faire les meilleures gaufres au miel. Elle pourra en profiter dès son retour à Chiard.

Arrivé à la boulangerie, Zofia apprécie tout de suite la chaleur et retire donc son capuchon, retenant un soupir d’aise et sentant des effluves d’épices, de sucre et de pain. Elle zieute ensuite les étalages, mais demande quand même la même chose que Natael, curieuse et ayant une soudaine envie de pommes. Elle n’a pas le temps de sortir des pièces de sa bourse qu’il les met déjà sur le comptoir, lui soutirant de nouvelles rougeurs sur les joues. Elle le remercie tout en se disant qu’il n’était pas obligé. Elle n’a peut-être pas de titre, mais elle n’a jamais vraiment connu la misère grâce au commerce florissant des Marger. Cette petite attention lui fait quand même du bien et ses choses en main, elle choisi une place près du foyer, là où un feu crépite dans l’âtre. Parfait pour rester au chaud! Si ce n’est que d’elle, elle aurait déjà engloutit sa pâtisserie, mais la prêtresse a des manières malgré sa faim. Elle croque dans le chausson et un rictus de satisfaction éclaire tout de suite son visage. Délicieux! La bouche pleine, elle hoche la tête lorsqu’il parle de Merval et de son triste dénouement. Son oncle et maître d’arme lui a parlé de cette guerre éclaire qui a fait beaucoup de ravage. Elle n’a pas le temps d’ajouter quelque chose qu’il la toise et émet une affirmation qui n’est pas fausse. Zofia baisse les yeux et avale sa bouchée. Elle pense, car elle ne veut pas commettre de faux pas et se raccroche de nouveau à son regard, prête à s’expliquer :

-J’ignore si vous vous en doutiez, mais je connais votre véritable nom. Je vous ai déjà vu quelques fois au monastère des Hospitaliers, priant la DameDieu.

Elle prend une pause, se réchauffant les mains sur son verre chaud :

-Je n’ai peut-être jamais eu à cacher ma vraie identité pour pratiquer ma magie vitaliste et soigner, mais, même si je trouve dommage que cette réputation que vous avez parmi votre famille et certains nobles ne reflète pas du tout votre bonté ni comment vous êtes travaillant, je promets de respecter votre désir de le taire aux autres et à votre entourage. Je tenais simplement à vous en faire part ailleurs qu’à l’hospice, au cas où des oreilles indiscrètes auraient entendues.

Il n’a pas à lui expliquer les raisons de ce changement d’identité sur les routes. Tout ça, ça ne la regarde pas. Elle prends une gorgée du cidre, à deux doigts, d’ailleurs, d’avoir usé du titre Sir. Honnêtement, elle ne sait plus trop si elle devait maintenant qu’elle ne l’a jamais fait...Elle est surtout surprise que malgré le personnage, il lui accorde ces petites attentions. Il aurait très bien pu ne rien faire et la traiter comme une soignantes des plus banales. Elle ne relève tout de même pas. Un autre sourire naît sur ses lèvres :

-Et manger seule, c’est plutôt triste. Je me suis dit que vous aviez sans doute faim après avoir veillé sur les malades et blessés pendant une bonne partie de la nuit.

Le fait que Zofia connaisse son identité n'est pas vraiment une surprise pour lui alors il n'affiche aucune réaction particulière. Il le sait depuis le soir de leur rencontre et ne semble pas le moins du monde étonné qu'elle veuille garder le silence à ce sujet. Les actes de bonté sont rares et, si l'Art de la Vie est assez répandu dans le monde magique, ce dernier demeure restreint. Natael est capable de s'en servir pour se défendre mais il a des valeurs. Les mêmes que celles de Néera. Et donc les mêmes que la prêtresse. Elle n'a aucun intérêt à lui causer du tort.

-Mes parents et mes frères sont au courant. Ainsi que celui qui a détecté mes capacités et mon précepteur de l'époque. Ce sont les seules personnes au monde à savoir. Enfin... "Étaient".

Le puîné des d'Orman n'en semble pas affecté d'une quelconque manière. Il a accepté depuis bien longtemps cette solitude dans laquelle le plongeait son secret. Quand il était jeune, son père lui avait clairement fait comprendre pourquoi il devait se taire et ce que cela impliquerait. Et il a toujours un tempérament suffisamment fort pour pouvoir le supporter.

-J'avoue qu'il n'est pas désagréable d'avoir une personne ne plus dans la confidence, même si je préfère éviter qu'il y en ait trop.

Il boit une nouvelle gorgée de cidre et observe Zofia en silence quelques instants. Il se doute que mille questions lui brûlent la langue mais elle a la politesse et la discrétion de ne rien lui demander. Cependant, il lui doit peut-être une explication. Après tout, il est découvert à présent...
Finalement, après de longues secondes, il finit par rompre de nouveau le silence.

-Je remarque que vous évitez soigneusement de m'interroger sur mes motivations. Vous l'avez relevé vous-même : la noblesse et la bourgeoisie passent leur temps à rouler mon nom dans la boue. Pourtant, je ne cherche pas à me défendre. Vous savez déjà que je suis mage, je n'ai plus grand chose à vous cacher à présent. Il marque une pause, levant les yeux dans un coin, comme s'il réfléchissait. Dans les deux sens du terme d'ailleurs...

Il pose de nouveau son regard sur la prêtresse. Son expression est légèrement plus douce. Il semble même amusé. Il se moque qu'elle l'ait vu torse nu. Après tout, si cela devait le déranger, il fermerait la porte pour s'assurer que personne ne le voit. Il fait preuve de la décence qu'on lui a enseigné mais, autrement, il n'est plus pudique depuis longtemps. Il a bien été contraint de dépasser certaines limites que la société lui imposait pour parvenir à faire son travail correctement. Il n'a plus d'appréhensions en ce qui concerne le corps, le sien ou celui des autres. Et même s'il a aperçu ce que cela a inspiré à Zofia, cela ne le dérange nullement.
Bon, évidemment, en sachant cela, il aurait peut-être pu éviter de remettre le sujet sur le tapis... Mais Natael n'a pas ce genre de réflexion. Son esprit ne connaît pas cette frontière. Ou bien il le réalise lorsqu'il est trop tard en voyant la réaction de son interlocuteur. Il a outré et vexé plus d'une personne de cette manière...

Elle écarquille un peu les yeux de surprise à l’idée d’être une des seules qui connaisse les talents en magie vitaliste du troisième fils des d’Orman. Raison de plus pour garder tout cela secret. Elle sait à quel point la plupart son frileux par rapport à cette magie, spécialement pour les gens qui ne font pas partie d’un Ordre dans lequel ils peuvent être surveillés, comme celui de Zofia. Elle ne veut donc pas causer d’incident parmi la noblesse, certainement pas envers l’arcaniste qui ne fait rien de mal et dont elle ne doute plus de la pureté de ses intentions. Un doux et sincère rire s’échappe d’entre ses lèvres lorsqu’il lui avoue ne pas détester l’idée d’avoir une autre personne au courant. La solitude ne semble pas le déranger, mais Zofia ne peut concevoir que ça ne puisse pas le peser quelques fois...Elle ne s’était d’ailleurs pas attendu à ce que ce court voyage à Merval se déroule de la sorte. La vie lui réserve parfois de drôles de surprises. Elle n’a d’ailleurs pas l’impression que ce sera la dernière fois qu’ils se croiseront de nouveau. Quand, elle ne le sait point, mais elle sent que cette rencontre fortuite n’est qu’un début.

Silencieux, il la fixe et Zofia doit se forcer pour ne pas détourner les yeux, peu habitué à ce qu’on la sonde de la sorte. Sans mystère et bien banale selon elle, la prêtresse est pourtant un livre ouvert bien malgré elle. La surprise l’habite donc toujours lorsque quelqu’un lui porte une certaine attention, même si on lui a souvent dit que son affabilité naturelle attire les gens. D’ailleurs, Natael confirme sa nature expressive en lui annonçant qu’il perçoit toutes ces questions qui virevoltent dans son esprit. Elle s’apprête à répondre quelque chose pour expliquer pourquoi elle préfère ne pas se montrer trop inquisitrice quant à sa vie personnelle, mais ce qu’il lance ensuite lui arrache les mots de la bouche. Plus elle comprend le sous-entendu et plus le feu de ses joues lui donne chaud. Et pourtant, dès qu’elle décide de lever le regard de son verre, elle remarque que cet incident ne l’a pas outré. Il semble même amusé et curieusement sans froideur à son égard. Confuse, la prêtresse tente tout de même de se ressaisir. Elle pose un coude sur la table et le menton posé sur sa main, elle s’accroche à ses iris bleus, espérant qu’il ne se moque pas d’elle. Beaucoup usent malheureusement de sa grande gentillesse à ses dépends. La dernière personne avec qui elle a joué ce genre de jeu ne s’est pas gardé de la blessé, croyant qu’il pouvait se permettre n’importe quoi à cause du pardon facile de Zofia. D’ailleurs, qu’est-ce que le vitaliste s’attend d’elle exactement? Il ne semble pas être ce genre de noble, non? Elle n’a peut-être pas de titre, mais elle a des aspirations qu’elle veut réaliser plus que tout et qu’elle ne peut donc se permettre des bâtons dans les roues avec une folie.

-Vos motivations vous regardent, même si on m’a toujours dit que j’ai une oreille attentive pour les confidences si vous voulez m’en faire part...Et j’en conclu que cet incident de ma part quelques heures plus tôt ne vous dérange pas le moins du monde. Après tout, j’ai eu droit à une nuit de repos presque complète, alors que j’étais de garde et un petit-déjeuner payé.

Elle n’ose pas trop se donner de crédit, même si elle est toujours rouge de gêne, mais que son regard pétille aussi d’une certain malice. Trop grande et au physique beaucoup moins délicat que les autres femmes, elle n’a jamais considéré qu’on pouvait la voir autrement qu’en sœur, amie ou confidente. Natael a seulement usé de gentillesse à son égard.