Un secret qui scellera votre amitié [Natael d'Orman]

Une folie ? Natael est très loin de penser à cela pour le moment. Il voit bien les joues rouges de Zofia mais il ne cherche pas à se rattraper. Ce qui est dit est dit, retirer ses paroles n'aurait aucun sens selon lui. Cependant, la prêtresse finit par s'en sortir très bien toute seule et répond à ce questionnement qu'il a mis en lumière et qu'elle n'ose pas évoquer. Elle lui apprend ainsi qu'elle respecte sa décision et il comprend qu'elle lui fait suffisamment confiance désormais pour ne pas chercher à l'asticoter davantage.

-Vous apprendrez que je ressens rarement le besoin de me confier. L'habitude de la solitude, sans doute. Je voulais simplement vous faire savoir que je ne voyais pas d'objection à répondre à vos questions si vous vouliez les poser.

Il semble évident qu'elle ne lui demandera rien et cela ne lui fait ni chaud ni froid. Libre à elle d'assouvir sa curiosité ou non. C'est peut-être un peu tôt cela dit... Ils ne se connaissent que depuis un jour et demi et n'ont pas vraiment pu passer du temps ensemble. Ce repas en est l'occasion d'ailleurs. Il souhaitait simplement la mettre dans les meilleures dispositions possibles en l'invitant.

-J'ai beau avoir un statut privilégié pour être bien né, je ne suis pas du genre à me formaliser pour un rien. Ce genre de choses arrivent parfois et il n'y a eu pas mort d'homme que je sache. Donc on ne va pas en faire toute une histoire. Et puis, si vraiment j'avais voulu éviter que cela se produise, je me serai enfermé.

A ses yeux, les torts lui reviennent principalement. Si on ne veut pas être trouvé, on se cache... Il n'a absolument pas fait l'effort de se cacher, c'était donc qu'il se moquait qu'on le trouve alors qu'il savait qu'il devrait se dévêtir à un moment ou à un autre. Il n'en éprouvait ni honte ni remords. Zofia saurait se remettre de la vision d'un torse nu. Cependant, il n'oublie pas que cela a produit un certain effet sur la prêtresse et cette pensée le laisserait presque songeur durant un court instant.
Il a l'impression que la jeune femme est relativement à l'aise avec lui, contrairement à bon nombre de ses interlocuteurs. Ses traits durs et son attitude distante ont pour effet de faire fuir les gens d'habitude. Elle, de son côté, reste amicale et douce, ce qui n'est pas une réaction qu'il a souvent retrouvé chez autrui.

-Je ne suis pas connu pour être quelqu'un de très chaleureux ni d'agréable mais j'ai comme l'impression que son comportement ne vous dérange pas outre mesure. Je me trompe ?

Lorsqu’il avoue ne pas ressentir le besoin de se confier, elle penche légèrement la tête sur le côté, surprise; tout le monde a besoin d’au moins une personne sur qui l’on peut compter. En même temps, Zofia est quelqu’un en constant besoin d’un réseau social solide, faisant en sorte qu’elle a du mal à comprendre cette facette de la personnalité du vitaliste. D’ailleurs, même s’ils sont fort différents tous les deux, cela n’empêche pas du tout la prêtresse de converser avec lui et d’apprécier le repas qu’ils partagent. La prêtresse arque un sourcil dès qu’il mentionne l’incident encore et qu’il se défend. Un grand sourire étire ses lèvres et elle s’avance un peu vers lui, vrillant toujours ses yeux dans les siens et évitant de trop balayer son torse du regard, histoire de garder une certaine civilité entre eux. Elle s’en est remis et commence même à se sentir un peu moins gênée en sa présence. Seulement, le titre que porte le vitaliste l’a rappel souvent à l’ordre. Elle porte le cidre à ses lèvres et après une gorgée, elle ne peut s’empêcher de répliquer:

-Ne prenez pas ce que je m’apprête à dire comme une offense, mais vous êtes quelqu’un de bien particulier Natael. C’est intriguant.

En effet, le ton dont elle a usé avait été positif. Elle se retient de lui avouer que cette vie de nomade dont le vitaliste semble jouir serait sans doute un bénéfice pour plusieurs autres de ses comparses de sa classe sociale. En même temps, il faut une certaine force mentale pour faire ce qu’ils font sur les routes et certains ne sont pas faits pour cela. Son regard glisse sur ses cicatrices, se disant qu’elles sont peut-être le résultat d’un incident durant un voyage, et ensuite sur ses lèvres. Quelques secondes seulement et elle se tire de sa contemplation dès qu’il s’adresse à elle. Elle rit doucement :

-Les gens n’ont pas besoin d’être chaleureux avec moi pour que je me sente respecté. Et même si vous vous trouvez désagréable, ce n’est pourtant pas ma perception de vous.

La prêtresse plisse un moment les sourcils, son visage s’éclairant de plus en plus. Elle ne connaît que les rumeurs à son sujet, des rumeurs qui se sont d’ailleurs montrées fausses jusqu’à maintenant, et aimerait bien se faire sa propre idée du personnage. Et pourtant, ce n’est pas ce qu’elle s’apprête à demander au vitaliste.

-Vous voulez que je vous pose des questions, alors que je connais déjà votre secret et que vous savez sans doute peu de choses sur moi. Je pense que je vous dois au moins des réponses à mon sujet, lance-t-elle, sous-entendant qu’elle le laisserait la sonder avec des questions comme bon lui semble.

-Dans le bon sens du terme, j'espère ?

Il est évident que Natael plaisante tandis qu'il s'adosse à sa chaise. Même s'il n'avait pas senti la légèreté dans le ton de la jeune femme, il n'est pas du genre à s'offenser lorsqu'on lui fait savoir qu'il est différent. Au contraire, il aime le fait de ne pas être comme les autres nobles qu'ils jugent pour la plupart hypocrites. Il déteste leur jeu et ne s'y prête guère, c'est ce qui lui fait si mauvaise presse auprès de ses pairs. S'il était fainéant mais maîtrisait les ronds de jambe, il est évident qu'il serait bien plus apprécié. Cependant, il y aurait aussi bien plus de curieux pour venir le questionner sur ses voyages contrairement à aujourd'hui où tout le monde l'ignore royalement...
C'est donc un mal pour un bien en définitive.

Zofia lui avoue ne pas le voir comme le font la majeure partie des gens et il relève légèrement la tête, à la fois étonné, intrigué et satisfait. Il lui semble que les yeux de la prêtresse s'égarent un instant sur ses traits, et notamment sur l'une de ses pommettes. Il lui faut quelques secondes pour penser à sa cicatrice, cela doit l'intriguer. Contrairement à celle de la jeune femme, rares sont ceux qui connaissent son histoire. Elle serait sans doute surprise en l'apprenant d'ailleurs. Pourtant, ce n'est pas là-dessus qu'elle l'interroge lorsqu'elle reprend la parole. Elle ferme elle-même les portes de sa curiosité et cherche la clef qui ouvre les siennes. Natael penche la tête sur le côté et observe son interlocutrice tout en réfléchissant. Finalement, il se redresse et lui répond.

-J'en sais sûrement autant sur vous que vous sur moi à présent. A moins que, vous aussi, vous ayez une vie cachée ?... Troubadour des grands chemins ? Fille adoptive d'un Prince Marchand peut-être ?...

Il énonce ses hypothèses avec un sérieux plutôt bancal alors qu'il tourne légèrement la tête sur le côté pour lui adresser un regard faussement suspicieux en coin. Après un cours instant, il reprend une posture plus naturelle.

-Je vous propose quelque chose : on s'interroge à tour de rôle. Et pas de question combinée ou il y a triche ! Prévient-il sur un ton grave et, pourtant, amusé.

Un bras derrière son dossier, une main sur la table, il la regarde une nouvelle fois d'un air pensif. Il réfléchit à ce qu'il pourrait bien vouloir lui demander. Il sait déjà un certain nombre de choses sur elle. Sa cicatrice est un sujet douloureux, il sait qu'il doit l'éviter, tout du moins pour le moment. Son amant ? Non, trop intime, d'autant qu'elle n'est pas insensible à son physique... Il valait mieux commencer par quelque chose de plus neutre.

-Qui vous a appris à vous battre ?

Elle s’esclaffe une nouvelle fois; sa vie aurait été fort différente si son père avait été un prince marchand. Bien que riche, les Marger ne portent pas de titre, ce qui lui a toujours conféré une certaine liberté. Certes, son père aurait préféré qu’elle se marie pour sceller cette alliance marchande qu’il a eue en tête il y a de cela des années, mais sa fille a eu d’autres plans et s’est tourné vers les voies de Néera, suivant plutôt les traces de sa mère. Avec quelques différences près...Plus aventureuse que sa mère, Zofia préfère la vie sur les routes et les voyages, une vie qu’elle peut goûter grâce à son appartenance à l’Ordre des Hospitaliers. Elle prend son verre, s’accotant elle aussi sur le dossier de sa chaise.

-Mon père était certes probablement aussi riche qu’un prince, mais sans plus. Les Marger sont simplement doués en affaires. D’ailleurs, mon frère s’en sort toujours aussi bien avec la compagnie familiale.

Le monde des affaires est petits à Chiard, spécialement parmi les bourgeois qui peuvent se targuer d’avoir du succès. Si la famille d’Orman et les Marger ne sont pas de la même classe, ils se sont peut-être déjà croisé. Cela ne l’étonnerait pas le moins du monde, spécialement depuis que son frère a reprit les affaires familiales après la mort de leur père. Beaucoup moins conservateur que leur paternel et désireux de doré leur réputation, Zofia peut affirmer que Rainier est un homme d’affaire plutôt audacieux, mais qui obtient que très rarement des résultats négatifs lorsqu’il signe un contrat.

Le vitaliste propose ensuite quelque chose qui allume davantage son regard déjà scintillant. Elle discerne même une certaine espièglerie dans celui de Natael. Elle ne peut d’ailleurs s’empêcher de remarquer qu’il est beaucoup plus détendu qu’à l’hospice. Moins froid aussi et plus accessible. Comme quoi il ne faut jamais se fier aux dires des autres. Certaines carapaces sont seulement plus difficiles à briser que d’autres. Mais Zofia est patiente et tolérante, des qualités qui lui permettent de connaître un tas de gens différents. Elle pose la main sur son cœur en signe de promesse et incline pendant un bref instant la tête, pas sans un sourire honnête. Elle se laisse ensuite scruter par le vitaliste, attendant la question et lorsqu’il se lance en douceur, Zofia est presque déçue. Il est donc prudent. Peut-être est-ce mieux ainsi pour l’instant.

-C’est grâce à mon oncle du côté paternel. Il a choisi une carrière militaire plutôt que le commerce. Petits, mon frère et moi s’amusions à croiser nos épées en bois avec celle de notre oncle lorsqu’il passait à la maison après une campagne. Au début, ce n’était qu’un jeu, mais j’ai grandi et à ma demande, les entraînements sont devenus plus sérieux. Mon père n’a pas tellement apprécié lorsqu’il l’a su, lance-t-elle avec un rictus en coin.

Elle se reprend quand même, consciente que d’avouer avoir eu une relation houleuse avec son géniteur n’est peut-être pas une bonne chose. En même temps, Natael comprends sûrement. Zofia est seulement surprise de cette facilité qu’elle a de parler d’elle et ce, sans retenue.

-Je ne l’ai jamais vu pousser autant pour que mes fiançailles puisse se conclure rapidement, mais à ce moment j’ai choisi de rejoindre l’Ordre de Néera au lieu de me marier. Les Hospitaliers de Sainte Aliénor ont ensuite eu besoin de ma capacité à manier l’épée pour défendre les autres soignants durant nos pèlerinages. Mon oncle est donc toujours mon maître d’arme à ce jour.

Zofia le fixe et pense à ce qu’elle pourrait lui demander. Une question en particulier lui vient à l’esprit et se demande comment la formuler. Elle sait très bien qu’il est fiancé et qu’il a des devoirs envers sa famille. Elle se lance tout de même après une gorgée de son cidre, même si elle se demande toujours si c’est trop personnel:

-Et vous? Voyagerez-vous toujours lorsque vos fiançailles seront conclues?

Natael n'est pas sans connaître les activités des Marger. Leurs familles ne sont peut-être pas issues du même milieu mais elles œuvrent toutes deux dans le commerce. Elles gardent donc forcément un œil l'une sur l'autre. Et si la famille de Zofia était noble, il y aurait fort à parier qu'un arrangement aurait été tenté entre elles, probablement par le mariage. Mais la jeune femme a déjà failli en faire les frais. Le fait qu'elle soit prêtresse n'empêche rien mais cela ne semble pas être une volonté de la part de son frère qui a désormais repris les rênes des affaires. Elle a de la chance. Le jeune d'Orman doute qu'il en serait de même si son père devait disparaître et que Philippe devenait le patriarche de la famille. Sans compter sa mère...

Le vitaliste ne réagit cependant pas et laisse son interlocutrice poursuivre et lui parler de son oncle, de ce fameux mariage jeté aux oubliettes et de l'Hospice. Un jeu était donc devenu une vocation. Et une seconde vocation était venue s'y ajouter. C'est un curieux mélange et Natael met sa question en attente car ce n'est pas à son tour. Cependant, il se voit contraint de changer ses projets et de remettre son interrogation à plus tard car la jeune femme n'a pas la même délicatesse pour lui qu'il n'en a eu pour elle. Il lui répond avec une grimace.

-Ouuuuuh... Bon, d'accord, vous l'aurez voulu : ma prochaine question sera moins tendre ! Fait-il d'un air blessé et amusé à la fois.

Il porte un autre nom pour pouvoir être libre de ses mouvements et la première question qui lui vient c'est de savoir comment il fera lorsqu'il lui aura passé la corde au cou et des chaînes aux poignets. Et c'est lui le maladroit ! Il a trouvé de la concurrence, non ? Mais il n'est pas du genre à s'emporter pour ça et il est très difficile à vexer. Il abandonne néanmoins le ton de l'humour et entreprend finalement de répondre avec sérieux.

-Je ne pourrais pas justifier mes longues absences une fois marié. On attendra de moi que je joue mon rôle auprès d'elle. Ce qui veut dire : être présent et trouver un moyen de subvenir à ses besoins. Jouer les soigneurs bénévoles sur les routes ne lui donnera pas un toit au-dessus de la tête... et ne remplira pas sa garde-robe.

Natael n'a pas vraiment d'estime pour sa future épouse imaginaire. Il ne la connaît pas encore mais la plupart des femmes nobles sont soit ambitieuses soit superficielles, quand ce n'est pas les deux. Alors non, il ne se réjouit pas d'une telle union et n'a pas vraiment hâte de rencontrer les deux jeunes filles auquel il est fiancé.

-Et contrairement à vous, m'orienter vers Néera ne me protégera pas du mariage. L'accord est conclu depuis plus de neuf ans et il faudrait un miracle pour que ma mère lâche prise. Même si, étant donné ma réputation, ma future belle-famille pourrait émettre des doutes quant à ma capacité à entretenir ma femme mais je crois qu'ils sont trop vénal pour s'en soucier... Il y a trop d'argent en jeu pour eux.

Entre une mère inflexible et des beaux-parents intéressés, il n'a a priori pas la moindre chance d'échapper à cette union. Cependant, il n'a aucune idée de ce qu'il pourrait faire pour gagner sa propre pitance. Il ne s'en est jamais soucié, non pas parce qu'il est inconscient ou irresponsable mais parce qu'il n'avait pas envie d'y songer trop tôt. Ce mariage pourrira le reste de sa vie, autant ne pas commencer avant que l'heure n'approche.

-Bien ! A nous deux... Depuis quelques temps, vous m'avez supplanté niveau rumeurs. On parle moins de mon caractère que de vous... Il marque une pause pour le suspens et pose enfin sa question. Est-ce que cet homme a un nom ?

La prêtresse sent bien que cela le pèse d’une certaine façon. Elle ne le connaît peut-être pas encore très bien, mais elle a du mal à imaginer Natael cloîtrer sur ses futures terres. Ce qu’ils font sur les routes, c’est un choix et si le vitaliste est doué, ses connaissances sont aussi précieuses pour la communauté. Ce type de vie lui plaît aussi et cela, elle peut le sentir dans toutes les fibres de son corps. Il y a sans doute une façon pour lui de pouvoir continuer de faire ce qu’il fait, mais d’une autre façon? Ce serait dommage qu’il gâche son talent.

Elle est aussi consciente du risque qu’elle a pris en osant cette question si personnelle et pourtant, il ne s’outre pas malgré le sujet sensible. Au contraire, il s’amuse et cela transparaît sur son visage détendu. Elle ne s’était pas attendue à ce qu’il accepte ce petit jeu qu’elle a proposé innocemment. Enfin...pas tout à fait. Elle n’a pas lancé tout cela sans un but définitif d’en savoir plus sur le noble voyageur et vitaliste. Cela porte fruit puisqu’il a répondu malgré l’absence de délicatesse de la prêtresse. Même si elle n’est pas noble, son travail fait en sorte qu’elle en côtoie tout autant qu’elle peut côtoyer les gens du peuple. Elle comprend leur mode de vie et sait tout ce qu’un titre peut impliquer. Si la femme doit produire des héritiers, l’homme doit toutefois s’assurer de son confort tout en dirigeant les vassaux travaillant sur ses terres et veiller à leur sécurité. Ce n’est pas tout à fait différent chez les bourgeois. Seulement, certaines femmes de cette classe, comme sa mère et elle, peuvent avoir des responsabilités, faisant en sorte que le mariage peut parfois être un choix plus qu’une obligation. Ça n’empêche pas son frère de la taquiner et de s’être donné le devoir de lui trouver quelqu’un. Elle trouve bien souvent un tas d’excuses pour éviter de rencontrer ces prétendants qu’il arrive curieusement à dénicher. Son frère et elle partagent cette facilité avec les gens, mais son aîné sait décidément entretenir un cercle social dont même Zofia n’arrive pas à suivre le compte.

D’ailleurs, c’est à son tour et Zofia soutient le regard pâle de Natael, patiente et intriguée. Il tergiverse un instant, mais pas pour longtemps. Ce qu’il demande lui arrache sur-le-champ un feu aux joues. D’accord, elle l’a cherché. Elle ne s’est uniquement pas attendu a autant d’audace. Est-elle choquée? Un peu, sauf qu’elle ne lui en veut pas. Elle retrouve son maintient un instant, mais sa rougeur reste bien ancrée sur ses joues. Elle doit se faire violence pour ne pas détourner les yeux; elle n’a rien à se reprocher, d’autant plus que cette petite folie est de l’histoire ancienne. Zofia s’avance un peu, la tête inclinée sur le côté.

-Pour quelqu’un qui n’aime pas les rumeurs, vous y prêtez tout de même l’oreille.

Elle fronce les sourcils, sans se montrer agressive. En fait, elle prend un certain plaisir à la situation. Pourquoi de savoir cela l’intéressait? Zofia veut tout de même user de prudence ici. Son ancien amant l’a blessé, mais dénuée de toute rancune, elle ne veut pas traîner son nom dans la boue. Elle peut entendre la voix de son frère clamer qu’elle est trop gentille et qu’un mot de sa part lui suffit pour qu’il le ruine. La prêtresse lui a dit de ne pas s’en mêler. De toute façon, fort occupée sur les routes, elle n’a plus une seule pensée à accorder à celui-ci.

-Il a bel et bien un nom, mais pas de titre. Je suis prudente et connaît la hiérarchie...Cependant, cela fait quelques temps que c’est une histoire ancienne. J’ignorais que la noblesse s’intéressait à ce point à ma vie, lance-t-elle, d’un ton taquin.

Par fierté, elle évite de dire pourquoi elle a mit fin à tout cela. En effet, il a trouvé quelqu’un de plus jolie, plus riche et sans obligations...mais tout cela, pendant qu’il a continué de l’a charmé de belles paroles. Il l’a ensuite abandonné et c’est le genre d’humiliation qu’elle ne veut plus jamais revivre, d’où ces longs mois sans quelqu’un avec qui partager une chaleur physique.

-Pourquoi donc ce détail vous intéresse-t-il? Dit-elle, consciente qu’elle n’a pas entièrement répondu à sa question.

Elle marque un point. Quoi que ce n'est pas tellement qu'il n'aime pas cela... Il s'en moque, tout simplement. On peut bien raconter ce que l'on veut sur lui, il ne ressent pas le besoin de prouver de démontrer la vérité pas plus que de se savoir apprécié par ses pairs. C'est pourquoi il tolère que l'on crache sur lui sans broncher. Ainsi, ses proches sont certes rares mais ils sont sincères et précieux à ses yeux. Quant à prêter attention à ce qu'il se dit sur les autres...

-Difficile d'y échapper à moins de vivre dans l'autarcie la plus complète. Déplore-t-il dans un semblant de soupir. Mais il y a une différence entre les entendre et y porter un réel intérêt.

Même s'il n'éprouve pas cette envie d'écouter aux portes pour connaître les derniers potins, il s'y retrouve toujours confronté à un moment ou à un autre. Certaines sont véridiques et d'autres sont erronées, voire totalement fausses. A la réaction de la jeune femme, il comprend que, dans son cas, il n'y a pas de mensonge. Il y avait bel et bien un homme. Et cela n'a pas été uniquement platonique. Il ne porte cependant aucun jugement et son regard sur elle demeure aussi neutre que précédemment. Il n'est pas choqué par la nouvelle, lui-même n'est pas un saint en la matière et il est loin d'être puceau. Qu'une femme célibataire ne le soit pas non plus ne le dérange pas.
C'est au tour de Zofia de l'interroger et la question qu'elle lui pose est à la fois banale et bourrée de sous-entendus. Banale, parce que sa réponse risque de la décevoir. Contrairement à la majorité des nobles, il a rarement une idée derrière la tête lorsqu'il parle avec quelqu'un. Il est bien plus simple qu'il n'y paraît. Et bourrée de sous-entendus car il croit comprendre qu'elle espère quelque chose de lui... Peut-être en lien avec leur petite mésaventure de la veille ? Ou bien croit-elle qu'il a l'intention d'utiliser cette information ?

-J'ai bien peur que ma réponse vous laisse sur votre faim autant que la vôtre me laisse sur la mienne... Vous avez attaqué fort, j'ai simplement voulu vous rendre la pareille. Et étant donné que vous connaissez mon secret, vous interroger sur le vôtre me semble un juste retour des choses. A moins que nous n'ayez un aveu plus croustillant à me faire ?

Natael n'y croit pas vraiment... Non pas que la vie de la prêtresse soit insipide mais il connaît déjà l'origine de sa cicatrice et n'a de toute façon pas envie de plomber l'ambiance avec ce sujet. Elle est douce et sincère, pas du genre à engranger les cachotteries. Cependant, le voilà bloqué... Il a utilisé sa question en complément de la précédente. Mais ce n'est pas grave, leur petit déjeuner ne semble pas près de se terminer. Et il en est ravi, appréciant cette compagnie bien plus que celle de la chambre vide qui l'attend dans une autre auberge.

Si Zofia paraît porter très peu d’attention sur ce qu’il se dit sur elle, elle n’en reste pas moins d’une certaine façon sensible. Mais Natael ne semble pas la juger, une bonne chose qui mortifie cette opinion déjà positive qu’elle a du vitaliste. En fait, à vagabonder ainsi sur les routes, Zofia doute qu’il n’ait pas déjà eu quelqu’un. Il a beau être solitaire, il y a un moment où le besoin de se perdre dans les baisers de quelqu’un peut être criant. A moins qu’il ne soit pas ainsi? La prêtresse ne le jugerait pas puisque ce n’est pas tellement sa priorité elle non plus. Elle rit de nouveau lorsqu’il avoue qu’elle n’a pas tout à fait été claire et précise dans son aveu. D’humeur blagueuse, elle arbore donc un air presque innocent comme réponse. Ce n’est pas son seul secret bien sûr, même si sa vie n’est pas bourrée d’intrigues de toutes sortes. En fait, si Zofia est un livre ouvert avec ses proches, elle est en général plutôt discrète. Elle parle très peu d’elle-même et de ses aspirations personnelles, s’effaçant souvent au détriment des autres. Elle n’a donc pas l’habitude d’être le centre d’attention. Pourtant, elle ne déteste pas cet entretien avec le vitaliste.

-Malheureusement pour vous, ma vie est dénuée de toutes intrigues excitantes. Du moins, plus depuis que j’ai mis un terme à cette relation avec Anselm.

Il a un nom maintenant et Zofia boit une autre gorgée de son cidre. Entre la chaleur du feu, du liquide et celle de tantôt de ses joues, elle n’a certainement plus froid. Le soleil est maintenant bien levé dehors, mais la prêtresse n’a pas envie de mettre fin à cette conversation. Au contraire, elle veut profiter de leur moment de répit pour pousser les questions plus loin. Enfin, pour l’instant c’est à son tour et elle doute qu’il ne s’intéresse seulement qu’à sa vie de cœur. Étant une femme qui porte l’armure, qui soigne et qui sait manier l’épée suscite habituellement plus d’interrogations chez les gens. Si elle n’est pas la plus féminine qui soit, sa délicatesse de caractère et son visage balafré, mais fin, lui vaut aussi quelques œillades confuses. Son adolescence a d’ailleurs été un enfer pour elle, qui voyait ses courbes s’accentuer bien malgré elle. Pour elle, cela signifiait que l’étau du mariage allait se resserrer plus vite qu’elle ne voulait si elle ne trouvait pas une façon de s’en libérer. Pourtant, bien plus vieille maintenant, elle doit avouer que bien qu’heureuse, elle ressent toujours un vide qu’elle n’arrive jamais à combler, même dans les bras d’un homme. Ce vide se creuse toujours davantage lorsqu’elle retourne à Chiard pour visiter sa famille et qu’elle peut serrer à nouveau son neveu et sa nièce dans ses bras. Elle fixe les flammes dans le foyer et après avoir éteinte cette lueur de morosité dans ses prunelles, elle les plante à nouveau dans celles de Natael :

-Je doute que ce soit la seule question à mon sujet qui vous brûle les lèvres. Habituellement, ce sont ma lame et mon armure qui alimentent les dires à mon propos. Certains sont méfiants, d’autres confus ou outré…Et vous? Quelle est votre position?

Natael n'affiche pas de réaction particulière tandis que son esprit cherche le nom d'Anselm dans son entourage et celui de la jeune femme. Ils ne sont pas nombreux à porter un tel nom... Mais rien ne lui vient dans l'immédiat. Peut-être qu'il trouvera plus tard. A moins que Zofia ne l'aide un peu dans la question qu'il prépare ensuite. Mais elle le contraint une nouvelle fois à la mettre de côté car elle l'oriente déjà vers un autre sujet.
La question que la prêtresse lui pose le force à réfléchir à la façon dont il va répondre. Non pas qu'il veuille prendre des gants, ce n'est pas son genre. Mais il cherche dans sa mémoire l'origine de ce que la situation lui inspire.

-J'ai beaucoup voyagé, et pas seulement en Péninsule. En Estrevent aussi. J'ai appris que les femmes pouvaient parfaitement assumer ce que seuls les hommes sont habilités à faire ici. Et des membres de la gente féminine qui se promènent en tenue de combat, il y en a à tous les coins de rue là-bas... Alors je ne suis ni choqué, ni outré, ni méfiant. En ce qui me concerne, vous êtes libre de faire ce que vous voulez. Je suis mal placé pour vous juger de toute manière.

Il est le plus franc et le plus sincère du monde, comme il l'est depuis le début avec elle. Cette fois, il n'y a aucun humour dans le ton de sa voix ni aucun amusement sur ses traits. Il est parfaitement sérieux sans pour autant être grave. A ses yeux, chacun est libre de choisir sa voie et de la façon de l'emprunter. Zofia a choisi d'y aller à cloche pied, c'est son droit le plus strict. Qui est-il pour émettre un commentaire ?

-Mais puisque nous en revenons à ce sujet, je vais pouvoir vous poser ce qui aurait dû être ma deuxième question. Ce qui me surprend, ce n'est pas tant le choix pour les armes... ou pour Néera... C'est d'avoir les deux en même temps. En magie -comme dans n'importe quel domaine-, développer deux talents en même temps ralenti forcément sa progression et ses performances. Un mage pur et dur qui s'exerce depuis dix ans sera bien meilleur qu'un mage doublé d'un guerrier qui y travaille depuis aussi longtemps. Alors pourquoi ne pas avoir fait un choix ? Pourquoi avoir gardé les deux ?

Là encore, Natael ne porte aucun jugement et attend la réponse avec une certaine curiosité. Il n'est rien d'autre qu'un vitaliste parce que c'est bien la seule activité qui l'inspire et le motive. Lorsque l'on vit sa passion, on ne rencontre jamais d'obstacle, uniquement des challenges. Et le noble ne ressent cela dans aucune autre situation que lorsqu'il endossait le nom de Titus. Alors il veut comprendre les motivations de Zofia pour mieux la comprendre, elle. Et il la couve d'un regard attentif tandis qu'il écoute sa réponse. Ses traits doivent lui paraître nettement moins durs que durant l'heure précédente. Tout en lui prêtant l'oreille, il a un geste incontrôlé du bras, comme si quelque chose le gênait physiquement et qu'il avait voulu s'en éloigner. Il fronce légèrement les sourcils sans quitter la prêtresse des yeux et son visage retrouve un peu de cette rigidité que tout le monde lui connaît. C'est assez discret, peut-être même anodin...

-Si seulement la majorité des hommes d’ici réagissait comme vous, cela m’aurait évité sans doute beaucoup de fâcheuses situations, dit-elle, toujours en souriant.

Elle n’a pas vraiment souffert des commentaires parfois déplacés de certains, mais apprécie cette ouverture chez le vitaliste qu’elle considère rafraîchissante. La prêtresse est sensible à la douleur des autres, mais fait souvent la sourde oreille lorsqu’on s’attaque verbalement à elle. Elle n’a de toute façon pas de temps à perdre pour répliquer à ce genre de chose. Elle croît en ses capacités et plusieurs de ses comparses Hospitaliers aussi et c’est tout ce qui compte pour elle. Quelques chevaliers de l’Ordre murmurent parfois dans son dos, mais malgré sa douceur naturelle, Zofia a su aussi faire sa place et gagner un certain respect. Si elle sait se battre, jamais elle ne prétendra porter ce titre et use de son épée seulement lorsqu’il le faut, une notion qui semble même rendre mal à l’aise plusieurs de la gente masculine. D’ailleurs, elle s’est souvent demandée de quoi pouvaient-ils bien avoir peur? Que leur fragile masculinité soit froissée? Son oncle lui a souvent dit que s’ils réagissent ainsi, c’est parce que la plupart ne comprennent pas. Le sérieux de Natael doublé de cette ouverture lui rappel par ailleurs beaucoup son oncle et maître d’arme. De carrière plutôt militaire, ce dernier ne connaît rien à la magie, mais il n’en reste pas moins intellectuellement curieux. Il ne se garderait pas de le noyer de questions tout comme il le fait souvent à sa nièce.

Natael lui pose une question qui la surprend. Pas parce que c’est indiscret, mais plutôt parce qu’elle n’y a jamais pensé plus en profondeur. Pour elle, c’est dans l’ordre des choses. Pourquoi gaspiller deux talents qu’elle possède pour se concentrer que sur un? Si le vitaliste apporte un point intéressant en mentionnant qu’elle ne sera jamais maître dans un domaine, Zofia aime la polyvalence que lui offre sa vie actuelle. Habituée à ausculter les corps, ce mouvement de son bras n’échappe pas à son regard acérée de soignante. Il retrouve ensuite son sérieux, mais Zofia n’ose pas relever. Ce froncement de sourcils lui rappel celui de sa mère, qui est beaucoup plus sensible qu’elle à l’Art.

-Ma sensibilité à la magie s’est développé bien avant mon goût pour le combat à l’épée. Ma mère est plus douée que moi, même si je me débrouille plutôt bien grâce à elle. Étant elle aussi une prêtresse de Néera, elle utilisait déjà la magie de la vie pour soigner dans les hospices. Et comme j’avais déjà des prédispositions enfant, elle m’a seulement transmise son savoir. Et mon focalisateur.

Elle porte la main à sa poitrine pour montrer une amulette sur lequel la coupe ailée de Néera est gravée, mais aussi Sainte Aliénor priant la DameDieu. Elle fronce un instant les sourcils, pensant à ce qu’elle pourrait dire pour expliquer pourquoi manier l’épée l’attire autant.

-Je ne prétendrai jamais être aussi douée à l’épée que les quelques chevaliers prêtant leur lame à l’Ordre des Hospitaliers, mais lorsqu’ils ont d’autres obligations et qu’ils ne peuvent pas nous accompagner durant nos missions, les autres soignants apprécient que je puisse les défendre au mieux de mes capacités. J’aime ma polyvalence et les Hospitaliers me permettent de me sentir utile sur deux fronts.

Elle s’accote de nouveau sur la table et s’avance vers lui, prête à lui lancer sa prochaine question :

-Et vous? Qu’est-ce qui vous attire vraiment dans cette vie de soigneur nomade?

Natael étire un sourire en coin en découvrant le focaliseur de la jeune femme. C'est un symbole religieux... Cela leur fait un autre point en commun. Il respecte son goût pour sa double vocation et affiche une mine l'informant qu'il est satisfait de sa réponse. Non pas qu'il y en ait une bonne ou une mauvaise mais elle n'a pas cherché à éluder cette fois et cela lui suffit.
Lorsqu'elle lui demande ce qui lui plaît dans la voie qu'il a choisi, sa bouche parle sans même qu'il ait besoin de réfléchir.

-La liberté.

Le vitaliste est presque surpris de la rapidité avec laquelle il lui a répondu mais c'est tout à fait juste. Cependant, il faut peut-être se faire un peu plus explicite...

-Certains envient les nobles parce qu'ils sont privilégiés mais, avec les privilèges viennent aussi bon nombre d'obligations et surtout... De règles. "Tiens-toi droit. Ne parle pas comme ça. Habille-toi de cette façon. Ne te comporte pas comme cela. Ne dis pas ce que tu penses. Fréquente des nobles. Epouse cette femme..." C'est à peu de choses près le contenu de mes échanges avec ma mère. Fait-il d'un air faussement songeur et plutôt humoristique.

Que ses parents le sermonnent ne l'affecte pas. Mais d'un autre côté, il sait qu'il n'a pas le choix en ce qui concerne certaines choses. Ils tolèrent ses absences pour l'instant mais parce qu'ils savent que, l'heure venue, il se pliera à leur volonté. Un accord de mariage a été conclu pour lui il y a bien longtemps maintenant et, faute de mieux, il a prévu de l'honorer.

-Je m'assoie sur bon nombre de ces règles et je n'ai pas prévu de changer mon comportement social, même quand je serai contraint de me ranger. Cependant, il y en a d'autres auxquelles je ne peux pas échapper. Alors je profite de cette liberté tant qu'on me l'accorde...

Il pose sur Zofia un regard un peu différent. D'une certaine façon, il l'envie. Il n'a pas besoin de lui demander quel serait son rêve si elle pouvait échapper à sa vie actuelle... Car elle lui semble très bien comme elle est. Il se fait passer pour un bourgeois et il aimerait en être un parfois... Ils ont le confort financier et certains avantages de la noblesse sans en faire partie. C'est une position qui n'est pas toujours appréciable mais il la préfèrerait à la sienne.

-Sans parler de l'enrichissement intellectuel que j'en retire. Repend-il finalement, comme s'il s'extirpait d'un rêve éveillé. Rares sont les mages qui ont pu côtoyer autant d'experts différents. Je pense avoir étudié bon nombre de domaines dans l'univers des soins. J'ai rencontré des herboristes, des alchimistes, des chamans, des mages de toutes sortes... A ma manière, j'ai aussi choisi de ne pas me spécialiser. Je suis plutôt un mage généraliste... Un diagnosticien en quelque sorte. J'ai également assisté à bon nombre de guerres donc je maîtrise les soins d'urgence, comme ceux d'hier. Ce sont les deux sujets pour lesquels ont fait appel à moi plutôt qu'à un autre en temps normal.

Aucun orgueil mal placé ne se lit en lui. Il est très factuel dans ses propos. Natael marque une pause et plisse les yeux, comme s'il cherchait à sonder le regard de Zofia. Après un bref instant, il reprend.

-Vous avez mis quelque chose dans mon cidre ? Cela ne me ressemble pas d'être aussi bavard !

Son sourire se fait plus franc et joyeux que les précédents. Il trouve cela plutôt étrange de parvenir à se confier aussi bien à elle... Et rafraîchissant en même temps. S'il est vrai qu'elle est plutôt d'un naturel amical et avenant, ce n'est pas son cas. Il ne parle jamais autant de lui. Mais peut-être est-ce dû au fait qu'elle sait déjà son secret. Il peut être plus libre avec elle qu'avec n'importe qui...
Oui, ce doit être cela.

-Est-ce qu'il y en a eu d'autres avant Anselm ? Ou est-ce le seul avec lequel c'est devenu aussi sérieux, au point que la noblesse en parle ? Ou est-ce le seul, tout court ?

Son sourire s’accentue lorsqu’il avoue que ces voyages sont le résultat d’une soif de liberté qu’il tente d’étancher avant l’heure venue. Elle le comprend sans nécessairement porter ce fardeau qu’est de posséder un titre. Si c’est sa mère qui semble le pousser, pour elle c’était plutôt son père qui tenait à lui trouver un homme dont le mariage profiterait aux affaires familiales. Que penserait-il de ses accomplissements maintenant que Tyra a reprit son Souffle? Elle ne le saura jamais, mais doute qu’il en trépignerait de joie. C’est une bonne chose que son frère ait fondé une famille et ait repris le commerce, qui fleurit malgré les fiançailles annulées de Zofia il y a cela des années. Elle soutient le regard de Natael, soudainement rêveur. Il semble s’extirper de sa rêverie pour lui témoigner de ce constant désir d’assouvir sa curiosité intellectuelle, une chose qu’elle trouve bien honorable. Si elle n’est pas une érudit comme lui, elle respecte les gens assez disciplinés et méthodiques pour étudier les arts arcanes.

-Vous avez probablement déjà croisé mon oncle alors, un sergent et un des seuls Marger à avoir choisi une carrière militaire plutôt que les affaires.

Elle se garde de lui avouer qu’ils ont quelques points en commun. Taciturne et préférant ne pas perdre de temps, il est peu enclin aux discussions, mais elle ne serait pas étonnée s’il s’est assuré qu’on s’occupait de ses hommes blessés et qu’ils se sont donc entrevus. Le commentaire qu’il lance ensuite lui soutire un plus grand sourire. Elle même est plutôt étonné de ses capacités à drainer des informations chez le vitaliste qui lui paraît habituellement fermé et solitaire. La joie qui brille sur son visage lui va bien d’ailleurs, mais elle n’en dit rien. A chacun son caractère.

-Je n’ai pas besoin d’ajouter quoique ce soit dans votre cidre. A voir votre sourire, il semblerait que j’ai un talent tout naturel avec les gens, dit-elle, l’air amusé elle aussi et visiblement détendu.

L’autre question l’a surprend et elle détourne les yeux pour fixer les flammes, maintenant bien plus basses dans l’âtre. La question est personnelle...ou plutôt les questions. Avec un sourire en coin, elle claque la langue et toise encore le vitaliste d’un air faussement outré:

-Trois questions déguisées en une. Vous devenez de plus en plus audacieux.

Une brève lueur de tristesse brille dans ses orbes, mais elle retrouve cette bonne humeur qui lui est particulière malgré son cœur encore blessé de cette histoire.

-Peu ont réussi à ravir mon cœur comme l’a fait Anselm. Et très peu l’on piétiné comme il l’a fait, avoue-t-elle.

Elle change rapidement de sujet, détestant se montrer aussi vulnérable malgré la vague réponse que Natael a obtenu de sa part.

-Puisque vous vous intéressez à cela, je vous renvoie la question. Avez-vous rencontré quelqu’un sur les routes?

Natael n'est pas idiot. Il remarque bien que la question la touche, même si elle tente de s'en cacher. Le sujet est donc encore sensible. Bien, il ne reviendra plus sur son passé amoureux. Cependant...

-Dans ce cas, si je me retrouve à soigner, disons... le bras cassé d'un dénommé Anselm... Je réparerai les os mais j'oublierai -le plus involontairement du monde- de soulager la douleur.

C'est peut-être un peu mesquin mais, s'il le fera effectivement, l'objectif est d'amuser un peu la prêtresse. Et aussi de compatir à sa peine. De ce qu'il a pu voir de la jeune femme, elle ne mérite pas qu'on la traite de cette manière. Lui-même n'a jamais manqué de respect à une de ses amantes. Il peut certes être maladroit, on lui a aussi reproché d'être froid et distant, mais jamais il n'a trahi leur affection et ses relations ont toujours été conclues proprement.

Naturellement, Zofia lui retourne sa question.

-Eh bien... Je ne suis pas très doué pour ce genre de choses. Le romantisme, la séduction... Soyons clair : je suis un cas désespéré. Cependant... Oui. Il y a eu quelqu'un. C'était il y a trois ans. Elle s'appelait Ayda et vivait en Estrevent. C'est elle qui a fait le premier pas et cela a duré plusieurs mois. Tout allait très bien mais elle voulait que l'on s'engage et, si je n'ai rien contre l'idée d'être déshérité pour pouvoir vivre avec la femme que j'aime, avec elle je me serais aussi retrouvé exilé loin de ma famille. Et je ne veux pas me retrouver totalement coupé des miens. Donc nous nous sommes séparés. Elle l'a assez mal pris d'ailleurs, je ne suis pas très doué pour la délicatesse et la diplomatie. Il y en a eu d'autres depuis mais rien de comparable. Et avec l'échéance qui approche, je doute d'avoir un jour une alternative à suggérer à mes parents pour éviter d'avoir à épouser une enfant...

Natael ne cherche pas non plus désespérément, il faut bien l'avouer. Il a déjà bien assez à faire avec ses mentors, les guerres et les hospices... Ses conquêtes, il les compte sur les doigts de la main et les durées sont plutôt aléatoires. Il n'est pas un dragueur et n'est pas toujours réceptif aux tentatives des autres. La preuve en est : les deux femmes qui comméraient à l'hospice au moment de leur départ. Il les a blessé sans le vouloir et même sans s'en rendre compte... Mais il n'était pas intéressé de toute manière, sinon il aurait vu les signes.

-Bon, une question plus simple cette-fois ci... Il fait mine de réfléchir en tournant la tête sur le côté... puis la redresse rapidement. Est-ce que l'on peut se tutoyer ? Désolé mais cela me démange depuis tout à l'heure et il n'y a personne ici pour nous rabattre les oreilles avec les règles de bienséance. Il marque une courte pause et lève un doigt dubitatif. Mais ce n'est pas une question personnelle donc ça ne compte pas... Si ?

Ce que réplique Natael parvient à lui voler un rire et pose un léger baume sur son cœur. C’est peut-être mesquin, mais Anselm le mérite. Tout de même, Zofia espère qu’il traite sa fiancée comme un futur mari se doit de le faire et qu’il ne joue pas avec ses sentiments.

Elle écoute l’histoire du vitaliste; ils sont deux alors puisqu’elle n’accorde pas tellement de priorité à tous ces jeux de séduction, malgré une âme plus romantique qu’elle ne laisse transparaître. Natael ne semble épargner aucun détail de sa vie passée. Seulement, un aveu retire son attention et elle penche légèrement la tête sur le côté, un peu surprise. Eh bien, il est peut-être bien plus romantique qu’il ne le croît. Peu de nobles risqueraient de se faire déshérité pour une femme ou un homme qu’ils aiment, même profondément. Il est vrai par contre, qu’être exilé loin de sa famille est une tout autre chose. Elle aime sa vie, mais si on devait lui arracher sa famille, elle ne s’en remettrait sans doute pas. Elle comprend donc les motivations de l’arcaniste et lui envoie un sourire de compassion.

Un autre rire s’échappe d’entre ses lèvres lorsqu’il demande s’ils peuvent se tutoyer, une autre demande qui montre à Zofia qu’il a bel et bien passé un certain temps sur les routes pour un noble. Elle hoche la tête et lui répond :

-Je crois qu’avec toutes ces confessions, nous en sommes à ce point. Même si j’avoue ne pas comprendre très exactement ce que j’ai bien pu faire ou dire pour qu’il en soit ainsi.

Et en si peu de temps...Parfois, la vie est pleine de surprise. Et pourtant, elle n’a rien de particulier et mène une vie généralement tranquille et silencieuse. Elle pose un regard sincère sur lui et se permet d’ajouter :

-J’ignore où te conduira ton prochain voyage, mais j’espère que ce ne sera pas notre dernier petit-déjeuner et que tu passeras au moins me saluer lors de ton prochain passage à Chiard.

Natael penche la tête sur le côté.

-Je n'en sais rien moi-même.

Il a envie de lui dire "tu". Quant à savoir pourquoi, cela demeure un mystère. Il n'y a que bien peu de personne avec qui il se montre aussi familier, surtout avec ceux qui connaissent son statut de noble. Cependant, il se sent plus gêné qu'autre chose par la distance que leur impose le vouvoiement. Il a envie d'être proche d'elle et ne s'explique pas vraiment le pourquoi du comment. C'était ainsi, voilà tout.
La prêtresse lui dévoile son espoir de le revoir lors de ses prochaines visites et il affiche une mine un peu surprise. Il réfléchit un court instant avant de lui répondre.

-Je m'engage à en prendre un avec toi au moins une fois à chacun de mes séjours à Chiard. Si tu es là, bien entendu. Il est rare que j'apprécie autant la compagnie de quelqu'un.

Il fait cet aveu sans même songer à la portée que cela pourrait avoir sur la jeune femme. Sa promesse est certes énoncée sur le ton de l'humour mais elle n'en demeure pas moins très solennelle. Il en a envie... Sincèrement. Et il a rarement ressenti cela auparavant.

-Bien. Tu n'as pas répondu à ma question mais tu ne m'en as pas posé donc j'imagine que c'est toujours à moi... Il prend un instant pour réfléchir à une question. Il y en a une qui le démange mais il sait que le sujet est sans doute plus douloureux encore que le fameux Anselm alors il l'évite. Tu as de bonnes relations avec ton frère ?

Encore une fois, ses joues rougissent et sa main se porte à son amulette pour la tripoter. Certes, elle ne veut pas mettre dans l’embarras quiconque en exigeant cela d’un homme déjà fiancé, mais ce ne seront que des visites amicales, non? Il n’y a rien de mal à cela. Et si les rumeurs les coincent dans une position précaire, la prêtresse saura réparer les pots cassées. Elle peut déjà prévoir les réactions et les questions inquisitrices venant de sa famille, mais ce n’est pas ce qui l’inquiète le plus. Étant une hospitalière et si sa mémoire de la généalogie des nobles ne lui fait pas défaut, le Maître de l’Ordre est un cousin de Natael. Pourtant, malgré cette petite voix qui lui souffle de faire montre de prudence, le désir de le revoir la brûle. Lui non plus ne semble pas s’en soucier, pas avec cette promesse. Zofia note son ton humoristique, mais peut déceler sa sincérité derrière. Décidément, ce voyage au tout début banal devient de plus en plus surprenant. Il y a une chose, par contre, dont elle veut s’assurer. Toujours aussi douce, son ton s’en trouve tout de même un peu plus grave :

-Le sentiment est réciproque. Il est rare que mon amitié avec quelqu’un fleurisse aussi soudainement et vite.

Elle côtoie des hommes nobles très souvent au monastère, mais pas comme Natael...Est-ce le cadre si particulier dans lequel ils se sont rencontrés qui les soudent autant? Est-ce le secret qu’elle détient à son propos qui pousse le vitaliste à agir de la sorte avec elle? Pourtant, il ne lui doit rien et aurait très bien pu la contraindre à ne rien dire. Son statut le lui aurait permis et la prêtresse s’y serait pliée. Non, le vitaliste a plutôt choisi la voie du respect, montrant que sous cette froideur se cache un être foncièrement bon. La sincérité dont il fait preuve à son égard et cette chaleur la touche aussi. Elle ne s'est d'ailleurs pas rendu compte que sa main s'était presque avancée vers la sienne pendant sa conversation...

Et puis, son frère devient le sujet de conversation et elle ramène sa main vers elle, revenant finalement à elle.

-Nous sommes très différents, lance-t-elle en riant. Mais proches. Il est mon aîné d'une année.

Elle fixe un instant le vide, l'air mélancolique. Elle porte ses doigts à ses cicatrices.

-Ma famille et lui m'ont toujours soutenu du mieux qu'ils l'ont pu. Certaines de mes décisions de vie ont créé des tensions avec notre père, mais pas avec Rainier. Malgré sa fâcheuse tendance à me poser un tas de questions sur ma vie en général et mes rencontres masculines, je ne peux pas lui en vouloir. Il veut seulement mon bonheur. Et avec tes frères? Entretenez-vous de bonnes relations tous les trois?

Natael ne remarque pas la main qui s’est rapprochée de la sienne. Il vit l’instant sans réaliser ce qu’il se passe, ni où tout cela pourrait finir par les mener. Il est pourtant loin d’être idiot mais certains détails -non médicaux- lui échappent régulièrement. C’est à cause de sa concentration maintenue en permanence pour éviter que la Trame ne vienne le perturber et créer ces mouvements involontaires que la prêtresse a remarqué un peu plus tôt.

Il en a d’ailleurs un nouveau qui lui fait vriller l’épaule un bref instant. Il en profite pour venir s’appuyer de ses deux coudes sur la table tout en fixant toujours Zofia. Elle lui parle de son frère et de leurs bonnes relations. Rainier semble soucieux et bienveillant à son égard, c’est une bonne chose. Lui-même n’a pas à se plaindre.

-Je suis parti de chez moi à douze ans pour étudier à l’Arcanum mais cela n’a pas affecté mes relations fraternelles. Philippe et moi avons d’excellents rapports. Il est sans doute celui dont je suis le plus proche du fait de mes nombreux voyages. Cela nous fait un point commun. Quant à Lambert… Il prend une seconde pour réfléchir avant de reprendre. Personne ne s’entend bien avec Lambert, il n’a aucun humour et le second degré lui échappe totalement. Je plains son épouse. Dit-il sur un ton compatissant malgré son air amusé. Il ne se formalise manifestement de l’attitude du cadet de la fratrie. Même si Lambert désapprouve mon comportement et mes choix de vie, dans l’ensemble, nous nous entendons bien tous les trois. Nous sommes plutôt du genre à nous envoyer des piques. Lambert y répond sérieusement et nous nous en amusons. A ses dépens, certes, mais cela ne le perturbe pas.

Alors qu'il songe à sa prochaine question, le regard du vitaliste se perd un instant sur la joue de la jeune femme. Elle a porté ses doigts sur son ancienne blessure tout à l'heure, attirant son attention sur cette zone. Etait-ce voulu alors qu'elle n'a pas véritablement abordé le sujet ? Il lève une main dans sa direction et saisit son menton entre ses doigts pour lui faire légèrement pivoter la tête sur le côté. Son geste est bien plus doux que ce à quoi on aurait pu s'attendre. C'est à peine s'il la tient. La peau de ses mains est veloutée, preuve qu'il n'est pas un manuel. De son œil expert, il étudie plus en détails la cicatrice. Elle est assez profonde pour avoir affecté au moins partiellement certains muscles, ce qui donne à ses traits un aspect plus figé d'un côté que de l'autre. C'est discret mais il le remarque néanmoins. La peau est très épaisse par endroit, ce qui est probablement inconfortable parfois.

-Elle doit te gêner. Dans les deux sens du terme. Il relâche son étreinte sur son menton et repose son bras sur la table devant lui. Pourquoi ne l'as-tu pas faite enlever ?

Il semble donc bien s’entendre avec la plupart de ses frères et sourit; elle-même ne lésine pas sur les taquineries et son aîné non plus d’ailleurs. Elle s’apprête à répondre quelque chose, mais Natael lui empoigne le menton, lui arrachant un léger tressaillement de surprise. Son geste est doux au moins, ce qui l’empêche de lui écarter la main dès qu’il force un mouvement de sa tête vers le côté, exposant la partie meurtrit de son visage. Le cœur de Zofia bat rapidement; le malaise s’empare toujours d’elle à chaque fois qu’on observe cette vieille blessure avec trop d’intensité, mais figée de surprise, elle se contente de ravaler sa salive et ne bouge pas, pas sans froncer légèrement les sourcils. Cela s’accentue lorsqu’il se montre tout aussi intrusif dans ses questions. En même temps, c’est un soignant et il est vrai que ce doit être particulier de voir une mage vitaliste avec une telle cicatrice. Le sujet est délicat, mais il demande probablement cela par pure curiosité professionnelle. Néanmoins, le vitaliste peut sentir qu’elle se fait tout à coup plus petite et fermée. Les secondes s’égrainent avant qu’elle ne réponde quelque chose, cette fois-ci avec un ton distant, mais dénué de froideur.

-Ce n’était pas ma seule blessure.

Elle pose une main sur sa poitrine, tout près de son épaule gauche et dangereusement proche du cœur. Elle a du mal à se remémorer très exactement ce qui s’est passé, même encore aujourd’hui, mais tente l’effort de recoller quelques pièces pour lui narrer une partie de ce qui s’est passé. Elle retire ses mains tremblantes pour les cacher sous la table, désireuse de ne pas montrer qu’au fond, même si elle sait se battre et qu’elle semble forte, cet évènement en particulier a fissuré sa confiance en elle. Il connaît probablement une partie de l’histoire, d’ailleurs.

-Seul Célestin, un apprenti herboriste de l’Ordre, a survécu au massacre. Coincé dans un village éloigné aux ressources limitées, il a fait de son mieux pour stabiliser mon état avant de dépêcher une missive jusqu’au monastère. C’est ce qu’il m’a dit, puisque prise de fièvre, je me souviens seulement d’une chambre dans une auberge et de quelques bribes de sa voix. Malheureusement, pour compliquer le tout, ma blessure au visage s’était infectée. Mais compte tenu de son inaccessibilité à un soigneur plus expérimenté ou un mage vitaliste, je ne pourrais jamais le remercier assez d'avoir tout fait en son pouvoir pour me sauver la vie.

Pour la première fois depuis qu’elle narre l’histoire, elle regarde Natael, pas sans une pointe de douleur dans les yeux :

-Ce n’est peut-être pas une jolie cicatrice, mais la retirer ne ramènera de toute façon pas les autres soignants et prêtres que je n’ai pas pu défendre ce jour-là. Je m’y suis habituée. Je ne suis pas la seule qui en arbore d’ailleurs...lance-t-elle, en fixant les siennes.

Natael ne comprend que trop tard qu'il aurait dû s'abstenir. Il ne s'en mord cependant pas les lèvres, ce qui est fait est fait. Et même s'il pouvait revenir en arrière, ce n'était pas dit qu'il ne l'interrogerai pas malgré tout. Zofia finit par lui répondre et il l'écoute, non sans noter que sa motivation à conserver cette cicatrice est nettement moins saine que la sienne.

-Cela ressemble à une pénitence. Remarque-t-il.

Le vitaliste ne fait pas vraiment preuve de compassion. Dans ce genre de situation, il n'est pas le mieux indiqué pour cela. Il s'est détaché de la douleur et de la mort afin qu'elles ne l'affectent pas dans son travail. Sans cela, il ne parviendrait pas à soigner un blessé qui hurlait ou un autre qui agonisait. Malgré cela, il est bien placé pour savoir ce que cela produit comme effet de perdre quelqu'un qui était sous sa responsabilité. Que ce soit celle d'un soigneur ou d'un protecteur, la différence est minime, non ?

-Il y a trois jours, j'ai perdu un patient au beau milieu d'un soin. Quelqu'un de bien que je suivais depuis longtemps. Ce n'est pas mon premier, ce ne sera pas mon dernier. Je pourrais devenir le meilleur médecin au monde et même me tuer à la tâche pour essayer de soigner au mieux tous ceux qui passent sur ma table, je ne pourrais jamais sauver tout le monde. Quand Tyra réclame un Souffle, il est impossible de l'en empêcher. Je ne suis pas Néera, pas plus que tu n'es Othar : personne ne nous demande d'être infaillible. Et je crois que les morts, là où ils se trouvent, ne souhaiteraient pas que l'on se morfonde dans la culpabilité alors que ce n'est pas nous qui tenions l'épée qui les a abattu.

La conversation est nettement moins bon enfant mais Natael, malgré la dureté de ses traits et la franchise abrupte de ses paroles, se veut bienveillant. De toutes les raisons qui pourraient motiver la prêtresse à demeurer défigurée, elle a choisi la pire selon lui. Il n'oublie cependant pas qu'elle lui a retourné la question et il n'en est pas surpris. Il laisse donc là le sujet de la blessure de Zofia et accepte sans animosité de parler de la sienne.

-Ma cicatrice est la conséquence d'un incident plutôt banal. J'étais jeune, de l'âge où on se bagarre pour jouer. Je ne suis même plus certain de savoir comment c'est arrivé : est-ce moi qui ait trébuché ou Philippe qui m'a poussé ? Peu importe. Je commençais à maîtriser la théorie des soins à l'époque alors j'ai voulu essayer sur moi. La blessure est devenu trois fois plus importante qu'elle ne l'était et cela a été très douloureux. C'est mon maître qui m'a soigné, non sans me faire un bon sermon au passage. Et quand j'ai obtenu suffisamment de maîtrise pour être capable d'effacer toute trace de cette mésaventure, j'ai décidé de ne rien faire. Grâce à elle, je reçois chaque jour une leçon d'humilité et une mise en garde face à un mauvais emploi de la magie.

Ce n'est donc en rien lié à un évènement traumatisant. Sa démarche est plutôt vertueuse puisqu'il cherche à se préserver de toute récidive. Il ne veut plus commettre l'erreur de s'attaquer à un sujet trop lourd pour lui pas plus qu'il ne souhaite s'approcher de la nécromancie, ce qui, pour lui, constitue la pire distorsion de l'usage de la magie. Il est d'ailleurs droit dans ses bottes et son regard ne fléchit pas un instant alors qu'il le plonge dans celui de Zofia. Il est calme pour quelqu'un qui évoque un détail marquant de son histoire, signe que le détail est digéré depuis bien longtemps et qu'il n'a pas laissé de trace autre que ces deux traits sur sa pommette.

Une pénitence? Un minime sourire retrousse le côté gauche de ses lèvres, alors qu’elle l’écoute. Il est certes dur et bienveillant à son égard, mais elle note surtout le ton un peu plus patronisant. Une pointe d’agacement la titille toutefois; pourquoi pense-t-il qu’elle se morfond? Peut-être s’est-elle mal exprimée? Si c’était le cas, elle ne serait pas ici et aurait abandonnée. Elle croise les bras et ses yeux retrouvent de leur éclat. Une certaine fierté anime aussi sa voix :

-Pendant ma convalescence, mon oncle m’a dit ces mots  « si je devais m’en vouloir pour tous les hommes que j’ai menés sur les champs de bataille et qui ont périt par la lame ennemi, je serai bien misérable». Ces mots sont restés et bien que j’aimerais avoir cette force mentale, il se trouve que je peine à faire taire cette culpabilité. Cependant, ai-je vraiment l’air de me morfondre? J’ai perdu des collègues et amis, qui se sont fais massacrés sous mes yeux, mais j’ai aussi gagné une armure et une reconnaissance au sein des Hospitaliers autre qu’avec ma magie vitaliste, car j’ai su éliminer les autres menaces bien avant que des déserteurs ne leur tranche la gorge.

Elle se penche vers de lui, son visage à quelques centimètres du siens et ses yeux vrillés dans ceux de Natael; elle veut qu’il comprenne qu’il a franchi une certaine ligne. Lui demander la raison est une chose, mais juger ensuite sa réponse en est une autre. Encore plus sur un sujet délicat comme celui-ci. Elle ne lui en veut pas, d’ailleurs. Ils se connaissent encore très peu et il a bien dit qu’il est parfois gauche avec les gens. Il n’est probablement pas le seul à penser ainsi, mais c’est le premier à se risquer sur le sujet. Chacun vie ses émotions comme ils le sentent et si Zofia s’en veut, elle refuse que l’on pense que ces cicatrices lui ont retiré tout désir de faire toujours mieux.  

-Si j’avais laissé mon deuil avoir raison de moi, je ne serai plus sur les routes à soigner et défendre et nos chemins ne se seraient sans doute jamais croisés ici, dit-elle d’un ton plus grave, mais sans flegme.

Elle s’adosse à nouveau sur sa chaise, satisfaite de son explication. D’ailleurs, elle ignore pourquoi c’est le genre de question qui l’a autant intéressé. Parce qu’elle serait plus jolie sans celles-ci? Elle a déjà entendu ce genre de commentaire, mais Natael ne lui inspire pas ce genre de personnalité superficielle. Elle garde tout de même cette question en tête, même si elle doute se lancer. Elle est encore trop surprise de cette facilité avec laquelle ils échangent depuis qu’ils ont mit les pieds ici et préfère ne pas semer d’idée dans la tête du vitaliste.

Zofia l’écoute expliquer l’origine des siennes et comprend. Il est vrai que la magie de la vie peut dangereusement frôler la nécromancie. Pour la prêtresse, faire partie d’un Ordre aide à instaurer la confiance des autres envers sa personne et lui permet donc d’en user en évitant d’être gêné par les suspicions, même si cela peut arriver et qu’elle doit tout de même user de prudence. Natael ne bénéficie pas de sa position et doit donc redoubler de précaution. Elle soutient son regard et hoche la tête doucement :

-Les enfants ont cette curiosité qu’il est parfois difficile de contrôler. C’est une bonne chose que malgré cet apprentissage à la dure, rien de plus grave ne ce soit produit. C’est aussi rassurant de savoir que tu n’as pas perdu cette curiosité intellectuelle, mais que tu fasses montre de prudence.

Elle sourit davantage, montrant qu’elle n’a pas du tout d’animosité malgré son ton plus grave il y a quelques secondes.

-Je ne voudrais pas qu’on t’accuse de quelque chose malgré tes bonnes intentions et qu’il t’arrive quelque chose. Après tout, tu m’as promis des visites lors de tes prochains passages à Chiard, dit-elle sur le ton de la blague, mais avec sincérité.

Tandis que la prêtresse se rapproche, Natael ne recule pas, ni ne détourne le regard. Il assume ce qu'il a dit et n'a pas peur de se tromper. Cela peut arriver à tout le monde et les conséquences sont minimes dans le cas présent : il n'y a pas de vie en jeu. Alors certes, il peut la froisser mais ce ne sera pas la première fois qu'il commettrait un impair social. Cependant, il ne lit pas d'animosité ni de rancœur dans le regard et l'attitude de la jeune femme. Le ton ne monte pas, elle semble posée. Elle se contente de le corriger avant de lui lancer une petite plaisanterie.
Bon, donc tout va bien. Tant mieux. S'il n'en aurait pas fait une maladie, il aurait trouvé dommage que cette rencontre se termine de cette manière. Elle a si bien commencée...

Il fait une moue entre la réflexion et un air impressionné.

-Je ne t'en ai pas encore découragé ? C'est une première. Renchérit-il avec ironie, conscient de s'être trompé mais assumant autant son erreur qu'il accepte la plaidoirie de Zofia. C'est en partie pour cela que je n'ébruite pas ma condition de mage. Notre histoire est la preuve vivante que les avis sur le sujet peuvent rapidement changer. Et l'Oeil bleu m'a suffit en terme d'expérience de ce type. Sans parlé de Cécilie...

S'il n'en a pas parlé, il l'a vécu, c'est évident. Après tout, il a confié avoir étudié à l'Arcanum et il n'avait que seize ans lorsque l'explosion qui a emporté les descendants royaux et le Régent s'est produite. Il a donc connu les évènements qui se sont produits ensuite. Il a appris à se cacher, à passer inaperçu, à s'enfuir discrètement... Un rude apprentissage pour un jeune noble qui, jusque là, n'avait toujours connu que le confort et la sûreté dus à l'argent de ses parents. De quoi lui forger le caractère et le rendre moins bavard...
Quant à sa cousine, tout le monde la croyait maudite du fait de sa cécité et de la magie qu'elle pratiquait. Si l'on apprenait l'existence de ses capacités, on pourrait rapidement faire le lien entre eux et le cataloguer comme nécormancien alors qu'il répugne cette forme de magie...

Natael jette un œil par la fenêtre. L'activité bât son plein dans la rue désormais. Leurs bols sont vides et, de leur petit déjeuner, il ne reste que plus que les miettes. Il a perdu le fil de leurs questions et ne saurait plus dire à qui est-ce le tour d'interroger l'autre. Il n'a d'ailleurs plus rien à lui demander pour le moment.

-Je sais que tu as dormi mais je pense que la nuit a été longue pour toi aussi malgré tout. Nous ferions bien d'aller nous reposer avant d'y retourner. Sur ces mots plus doux que les précédents, il se lève sans attendre le consentement de Zofia mais il ne s'en va pas tout de suite. J'étais sur le chemin du retour. Notre prochain petit déjeuner est donc peut-être pour bientôt ?

Il sait qu'elle vient d'arriver mais elle ne restera peut-être pas des ennéades ici non plus. Il pose la question bien plus que par politesse. La réponse l'intéresse.

Elle pose un regard compatissant sur lui, comprenant que de vivre dans le secret et fuir pour sa vie doit endurcir quelqu’un. Cela explique cette distance que Natael impose entre les gens et lui. Et pourtant, Zofia a réussi à percer ce bouclier de froideur derrière lequel le mage se cache. Lui-même a su soutirer des réponses à des questions plutôt personnelles chez la prêtresse. Il mentionne le nom de Cécilie et bien qu’elle se souvient en gros de ce qui s’est passé, Zofia ne fréquentait pas encore la noblesse comme elle le fait aujourd’hui. Suivant encore son éducation de prêtresse, mais assez vieille pour comprendre que cet évènement historique changerait bien des choses chez les mages, elle s’était donc informée sans le vivre vraiment, car son tout nouveau statut de prêtresse de Néera la protégeait déjà contre le bûcher.

Natael regarde ensuite par la fenêtre; en effet, les gens s’activent déjà dehors et la prêtresse se demande comment a-t-il pu bien faire pour tenir cette conversation malgré son manque de sommeil. Elle aurait pu continuer la discussion, mais ce n’est pas la dernière rencontre. Zofia préfère aussi garder une touche de mystère quant à la suite. Ils ne se connaissent que très peu et beaucoup à la fois...C’est un étrange sentiment, mais qui ne dérange point la prêtresse.

Il se lève et pendant qu’elle fait de même, il lui propose qu’ils se reposent. Elle a surtout besoin de se laver et de changer de vêtements avant de retourner aider les autres Hospitaliers. Si Célestin n’est pas venu la trouver, c’est que la situation semble au moins stable là-bas, ce qui est une bonne chose. Il lui demande ensuite si leur prochain déjeuner est pour bientôt et son sourire s’agrandit. On dirait bien qu’il a hâte, mais la prêtresse garde tout de même ce commentaire. Elle enfile son capuchon, prête à affronter le froid à nouveau et lui répond :

-Je reste ici encore trois jours, le temps de nous assurer qu’ils ne manquent de rien à l’hospice. Nous retournons ensuite à Chiard dès que tout cela est fait.

Elle lui prend la main pour la serrer doucement et lui décroche un dernier sourire.

-Tu sais où me trouver si tu n’es pas sur les routes. Bon repos Natael, dit-elle, avant de lui lâcher la main et de retourner dehors.

Elle ne quitte d’ailleurs pas son sourire durant sa courte marche jusqu’à son auberge et ensuite jusqu’à sa chambre, sereine et heureuse du dénouement de cette rencontre fortuite.