A la faveur de vos Lunes...[PV Veldrin & Hadjirah]

La nuit.

Intense et noire comme un voile d'encre, elle imbibait la lune blanche et ses rayons hivernales. L'aube ne tarderait pas à poindre. Il suffisait de quelques heures encore. Il n' y' avait que les chats pour errer à cette heure nocturne. Pourtant, vivace comme du chiendent lumineux, les lueurs du Boudoir de Charnelle ne souhaitaient pas voir leur feu chaleureux s'éteindre. Pour peu que les félins eussent l'oreille pour la musique, ils auraient pu entendre les concerts voluptueux de soupirs et de râles délicieux d'agonie orgasmique.
La maison close ne fermait jamais.
C'était la politique de la maison et les adeptes noctambules du plaisir extra-conjugale ne l'avaient jamais aussi bien honorée.

Un carrosse sombre et anonyme s'arrêta dans l'arrière court. Deux silhouettes sombres et vaguement masculines en sortir une élancée et fine et une autre, plus petite et plus nerveuse. L'une d'elle frappa à la porte de service à coups réguliers, pendant que l'autre ordonnait au cocher de garer son attelage ailleurs et de se dégourdir l'entre-jambe à ses frais.
Une bourse sonnante et trébuchante, en ces temps troublés, ça n'était pas rien, surtout pour des braies trop pleines.

Un trait de lumière et des murmures de gloussement féminins éclaboussèrent les deux visiteurs dont les visages étaient cachés par des écharpes. Une jeune adolescente leur ouvrit, à peine treize printemps et blonde comme les blés. Elle ne sembla pas surprise de les voir et referma vite fait la porte derrière les deux inconnus.

-Pour vous c'est comme d'habitude m'sieurs ? Dans le cabinet bleu, je présume ? Dit la gamine plus pour la forme qu'autre chose, puisqu'elle ne prit même pas garde au hochement de tête du plus petit bonhomme.

Elle les conduisit dans un dédale de couloirs feutrés au tapisseries soyeuses et chamarrées. ça et là , parfois une porte ouverte, un corps dénudé, un nuage de dentelles et de cris vaporeux et un parfum animal de peaux mêlées et de parfums féminins. Au dernier étage, camouflé par un rideau de velours et loin de la symphonie de ces corps ce tenait le "Cabinet Bleu".

-Je v'vous laisse là Mes seigneurs. Que les plaisirs orientales de Selma des Sables peuplent votre courte nuit. Ponctua l'enfant d'une gracieuse révérence avant de tourner les talons.

Comme deux habitués, les visiteurs soulevèrent le rideau et passèrent la porte capitonnée avant de refermer à clé. Au milieu d'un luxueux aménagement de coussin en taffetas bleu et crème , sur un tapis de fourrure à l'oriental, deux personnes était assises. Une femme au yeux bleu glacé, à la peau cuivrée et à l'opulente chevelure charbon prenait le thé en déshabillé ajouré avec un homme. Un bel homme, au visage fin et à la stature indéniable. Leur conversation , visiblement agréablement badine, stoppa net à l'entrée des deux impromptus.

L'un deux, le plus petit, retira son tricorne et son écharpe sombre et passa une main dans sa chevelure d'un roux flamboyant. Lomah Locura de Fenice retira sa cape et la jeta négligemment dans un coin tandis que sa fidèle secrétaire, Hadjirah Sahalili faisait de même.

-Bonsoir Selma, Messire Leyan !

Elle s'affala au milieu des coussins avec un soupir et ce sans le moindre effort pour paraitre gracieux. On était bien loin de la Baronne au rire cristalin et aux atours sulfureux. Sans fard et en habit d'homme, elle semblait à dix lieux de son personnage.

-Oh Selma, soyez un amour, j'ai besoin d'un café bien noir s'il vous plait... Dit-elle en se frottant l'arête du nez entre son pouce et son index, encore ganté.

Elle eut un sourire involontaire en observant Hadjirah saluant sa prostituée de mère pendant que cette dernière prenait congé : Comment le jour avait-il pu accoucher de la nuit ? Un mystère à ce jour irrésolu.

Les deux femme prirent place devant leur chef incontesté, celui qui présidait à leur vie avant elles-mêmes : Le chef de Services Secrets Royaux, Le fringuant Leyan Del Alluvyen ...

Selma, bras droit de Charnelle, femme à la sensualité et à l'élégance exotiques et troublantes, avait accueilli Leyan avant l'arrivée des deux agents, et lui avait offert une conversation agréable, parfaitement maîtrisée par celle qu'il savait ancienne prostituée de Charnelle, aujourd'hui reconvertie en gérante aux côtés de la tenancière, maintenant que sa cinquantaine d'années pourtant flamboyante la poussait à des activités toujours nocturnes, mais moins physiques.

Selma était celle qui organisait les entrevues, dans le plus grand secret, avec une organisation toujours impeccable. Elle ne demandait rien en n'échange, et ne savait pas grand chose des raisons de ces moments d'intimité. Elle les savait importants, elle rendait service à Hadjirah et Lomah, et c'était tout. Son métier lui avait appris la discrétion professionnelle.

Selma Lahidi. La mère d'Hadjirah Saliha Lahidi. Les deux femmes portaient le même nom, et aucune ne semblait vouloir cacher à qui que ce soit leur lien de parenté. Surtout pas Hadjirah, elle qui cotoyait pourtant chaque jour la noblesse. Elle aurait pu vouloir tout faire pour que l'on ne la sache pas fille de prostituée. Elle n'en avait cure. Quelque part, ça participait à construire l'étrange personnage de cette insaisissable femme de glace.



Hadjirah salua sa mère d'un signe de tête. Ressemblance troublante entre elles deux. Selma se leva, affichant un sourire étincelant à Lomah, et esquissant une petite courbette un peu moqueuse:
"Un café bien noir pour notre lumineuse baronne ? A votre service ma belle ! C'est toujours un plaisir de vous voir éclairer ces lieux. Vous auriez fait fortune autrement, dans une autre vie!"

Venant de Selma, c'était un compliment, assurément. Et elle appréciait la baronne de Fénice, sincèrement. Cette femme sulfureuse avait servi ses projets pour Hadjirah d'une façon innatendue, et elle lui en était redevable sans jamais l'évoquer. Sans compter qu'un tempérament aussi fougueux ne pouvait que plaire à une femme de la trempe de Selma.

Selma donna brièvement un ordre derrière la porte de la petite pièce, avant d'en revenir à ses invités d'un soir.

Elle s'avança vers les deux femmes, et se planta devant Hadjirah, lui entourant les épaules d'un bras pour la presser un instant contre elle dans une brève étreinte. Hadjirah ne la lui rendit pas, mais se laissa faire. Un effort surhumain pour elle et son amour bien connu du non contact... Face à l'air renfrogné de sa fille, Selma ricana et se moqua:
"Hadjirah, ton sourire me ravit et embaume le boudoir, comme à chacune de tes visites!"

Hadjirah leva les yeux au ciel dans une moue pincée:
"Bonsoir, oumi."

Hadjirah nommait toujours sa mère ainsi. Relent d'une affection filiale qu'elle ne reniait pas plus que son nom. Mais le tout en restant aussi froid que de coutume... Selma eut un léger rire attendri, et passa brièvement une main dans les cheveux d'Hadjirah, la couvant d'un regard maternel.

Un petit coup toqué à la porte l'interrompit. Elle l'ouvrit, pour récupérer un plateau des mains de l'une des jeunes filles du boudoir dédiées au service, en attendant d'être parfaitement formées pour autre chose. Chaque chose en son temps.

Sur la table basse de la pièce, elle posa le plateau, couvert d'une théière de café fumant à l'odeur entêtante et de tasses assorties avant d'en revenir à Lomah:
"Bien, je vous laisse à vos affaires. Je ne voudrais pas couper la parole à mon intarissable fille ! Repassez me voir à l'occasion, plutôt en journée, j'aurai plus de temps à vous accorder. Bonne soirée à vous trois."

Elle salua élégament Leyan, avant de s'éclipser, les laissant entre eux.

Hadjirah plissa les yeux en regardant Veldrin, avant d'enfin le saluer, et de prendre place, les lèvres toujours scellées, le visage fermé. On ne pouvait repprocher à cette espionne là d'avoir la langue trop bien pendue...

L’ancien avait rejoint la ruelle qui surplombait sa destination. Elle était plongée dans une épaisse pénombre, les ombres environnantes des lanternes dispatchées aux différents coins, dansaient allégrement. Il pouvait entendre le murmure léger et frivole de la nuit.
Descendant vers son point de rendez vous à une allure légère, il laissait son regard vagabondé sur les cieux. C’était une belle nuit.
Dérivant bientôt, sans un regard il ouvra la porte pour entrer dans l’Antre de ses agents. Ce n’était pas vraiment l’endroit qu’il se serait permit de côtoyer, ceci dit le choix n’était pas vraiment de mise.

Veldrin lui avait laissé entre les mains, des responsabilités qui étaient en somme parfaitement adaptés et il n’avait pas pu refuser. A vrai dire le destin était parfois étrange dans son couronnement. Les fils némaniques de la Grande Toile se mêlaient les uns aux autres dans un tumulte fougueux qui se résumait en un mot : Vie. L’ancien connaissait parfaitement le jeune Sénéchal, comme son propre fils et il avait toujours été amusé de voir son évolution. Rapidement, il avait su convaincre l’ancien de ses qualités indispensables à la survie du SSR. C’était intriguant et cela lui permettait sa vie en reclus. Légère et volatile. Fugace et profonde. Son rôle n’était pas au-delà de ce monde, mais il demeurait perdu dans ce monde.
Ceci dit assuré la sécurité d’un pays, c’était joué d’un gant de velours sous une main de fer. De manière volatile, l’Ancien avait su asseoir son joug sans une ombre, il représentait une ombre grandissante qui choirait la Royauté et ses instigateurs.

La porte s’ouvra de manière légère et silencieuse. L’ancien portait ce sourire unique aux lèvres, un sourire perdu par delà les apparences. Son regard profond et misanthrope, affichant une érudition sans faille laissait souvent sans voix. L’endroit était agréable, et les plaisirs charnels étaient d’ailleurs parsemés de vertus louables pour l’esprit. L’ancien lança dans un geste gracieux sa tunique qui s’échouait de manière parfaite sur le balustier qui servait de rangement. Les protocoles aussi légers que réglés se déroulèrent comme prévu. Selma l’accompagna et ils discutèrent un moment avant que les deux attendues face leurs apparitions. Son sourire aussi avide qu’irréel ne disparaissait jamais quelque soit les circonstances et il en mettait plus d’un mal à l’aise.

Bonjour Mesdames.

Simple. Sa voix chaude et enjoliveuse, voir même enchanteresse s’éleva avec légèreté. L’Ancien demeura silencieux jusqu’à la sortie de Selma. Son sourire toujours flottant, il signifia d’un signe de tête que les deux femmes pouvaient se mettre à l’aise. Attendant quelques secondes, il reprit la parole sans changer de note gardant cette intonation mystique.

Cette fois, nous sommes sur du C-3. Avant de continuer et selon le protocole en vigueur, êtes vous prêtes à accepter les risques qu’une telle mission supposent ?

Les différents ordres de missions étaient classifiés en six catégories. Catégorie, A, B, C, C-1, C-2 et C-3. L’ordre sous classification C-3 était une mission de Sécurité Royale. La plus haute catégorie et surtout la plus libre. Les agents avaient alors une liberté d’action totale sur des cibles mineures. La plupart des ses missions étaient d’ordre supérieur au-delà des hautes sphères et plus que dangereuses pour les agents.
Sur le coup, c’était quelque chose. L’Ancien gardait son sourire et les fixait sans sourciller, elle avait apprit à la connaître même si le doute subsistait toujours sur sa personne.

Lomah n'avait pas attendu que Leyan lui donne le droit de se vautrer dans son manque de sommeil et le nez dans son café. Avec sa nonchalance habituelle , elle sirotait le breuvage sans laisser paraitre la moindre autre émotion qu'un complet désintéressement, dans une attitude de totale prélassement. C'était sa manière bien à elle de respecter la longue relation qu'elle , et sa tante avant elle, partageaient avec leur respectable et particulier patron.

Une véritable histoire d'amour entre comédiens de grand talent !

La Baronne se gardait bien de questionner la nature des relation d'Eucharistie et de la Main ténébreuse de la Royauté. La passé était le passé. Mais force était de constater que Del Alluvyen n'avait qu'une parole. Sous le sourire froid et plaqué de toute circonstance, il avait su honorer la mémoire de la vieille dame en sauvant une première fois Lomah après l'échec d'une mission.

Il ne le ferait certainement pas deux fois. Il y'avait des limites à la médiocrité et depuis cette sombre époque, Lomah et Hadjirah n'avaient jamais démérité.

- Cette fois, nous sommes sur du C-3. Avant de continuer et selon le protocole en vigueur, êtes vous prêtes à accepter les risques qu’une telle mission supposent ?

La flamboyante Dame de Fenice gratifia son supérieur d'un de ses sourires aussi charmant que dévastateur. Une marque de fabrique pour les dissimulateurs que Leyan ne manqua pas de noter.

- Par les Cinq mon cher, sauvez mon âme des insipides mondanités du quotidien, je vous en supplie !, cabotina-t-elle avec un aplomb drolatique non sans ponctuer d'un soupir travaillé.

Les trois personnes en présence savaient pertinemment ce qu'était et ce qu'impliquait un C-3. Que cette bonne vieille Main Noire les sollicite pour un tel cas était une marque de confiance si ce n'était à leur personne au moins à leur professionalisme.

Hadjirah s'était assise aux côtés de Lomah. Un peu trop près, peut être, mais pourtant sans contact. A l'image de leur relation étrange.
Elle se tenait droite, et fière, son port altier et son air fermé contrastant avec l'allure de Lomah. Car malgré les masques qu'elle avait appris à porter auprès de sa baronne, une chose restait constante chez Hadjirah. Sa froideur n'était pas feinte, et ses gestes mesurés n'étaient pas une façon de se faire passer pour moins enthousiaste qu'elle ne l'était réellement.
Non, Hadjirah était réellement innintéressée par les vivants et leur enthousiasme. Tous. Ou presque.

Elle servait toujours fidèlement le SSR, depuis qu'elle y était entrée par le biais de Lomah et feu leur ancien collègue, ami, et amant, Salazaar. Et plus elle avait aimé Lomah, plus elle s'était raccrochée à sa mission, à son devoir. Elle devait au SSR la rencontre avec Lomah, et la survie de la baronne. Elle lui devait donc tout ce qu'elle avait aujourd'hui. Et si elle était glaciale, elle n'en était pas moins un modèle absolu de loyauté.

" Cette fois, nous
sommes sur du C-3. Avant de continuer et selon le protocole en vigueur,
êtes vous prêtes à accepter les risques qu’une telle mission supposent
?"

Hadjirah ne fit pas un geste. Aucune émotion sur son visage.

Les risques. Hadjirah s'était relevée suffisemment souvent pour ne pas les crainde.

Tant qu'elle n'était pas seule...

"- Par les Cinq mon cher, sauvez mon âme des insipides mondanités du quotidien, je vous en supplie !"

Hadjirah tourna les yeux vers Lomah une seconde. Elle désapprouva mentalement son manque de tenue. L'habitude du quotidien...

Puis elle en revint à Leyan, pour le regarder dans les yeux sans faillir. Etrange homme. Elle ne le cernait pas. Pas entièrement. Et cela déplaisait à son esprit psychologue et affuté. Mais cela avait en soi de rassurant que celui qui leur ammenait leurs ordres de mission était à la hauteur de sa charge, et ne serait pas le maillon faible de l'engrenage dont elles faisaient partie.

Hadjirah se contenta d'un léger hochement de tête silencieux. Lorsqu'elle ne parlait pas, c'était généralement par mépris ou approbation. Et dans ce cas, elle approuvait suffisemment pour attendre la suite des évènements en silence.