De retour à Dorour [Mathilde]

La jeune femme se laissa conduire jusqu'aux chevaux, elle accepta même l'aide de Roland pour monter en selle, preuve s'il en fallait encore qu'elle n'était pas tout à fait remise de ses émotions. Tout le trajet elle garda le silence, luttant intérieurement pour ne pas éclater en sanglot. Non pas qu'elle voulait se donner un air serein, en cet instant elle en était incapable, mais elle savait que si elle se laissait aller une seconde, elle s'effondrerait littéralement. Lorsque Roland fit arrêter les chevaux une première fois, il fallut à Mathilde quelques secondes pour en comprendre la cause. Il l'aida à descendre de selle et lui indiqua le petit ruisseau. Faire disparaître le sang sur ses main et son visage lui fit autant de bien que de mal. Elle n'avait plus l'impression d'être souillée, du moins de ne plus l'être à l'extérieur...
Pour sa robe elle ne pouvait pas faire grand chose mais ne plus avoir ce liquide poisseux et répugnant sur les mains lui permettait de reprendre quelque peu ses esprits.
Faisant un rapide inventaire sur sa tenue, Mathilde se crispa légèrement en constatant que son chemisier était largement déchiré. Tant bien que mal elle tenta de rabattre les bouts du tissu pour masquer ce décolleté qu'elle offrait à la vue malgré elle, mais comme elle ne parvenait pas à grand chose, elle finit tout simplement par dénouer le ruban noir qui retenait ses longs cheveux pour les ramener par dessus son épaule droite.

Une fois prête, Mathilde revint près du chevalier et ils reprirent la route. Cette fois le silence les entourait, mais pas l'un de ces silences pesants. C'était tout le contraire. Elle aurait pu le suivre des heures dans cette forêt sans la moindre crainte. Sa présence était rassurante, agréable même. Tempête suivait lentement les pas du cheval de Roland, le mouvement la berçait, et lorsqu'ils arrivèrent enfin Mathilde se sentait légèrement mieux. Elle leva alors les yeux vers l'ancienne tour. Elle était loin d'être flambant neuve mais elle ne semblait pas non plus sur le point de s'écrouler. Une fois les deux pieds à terre, Mathilde attacha les rênes de son cheval à côté de celui de Roland puis elle suivit le chevalier dans les escaliers de la tour.

Le panorama qui apparut alors devant ses yeux aurait pu chasser à lui seul les tracas d'un voyage agité. Il ne parviendrait jamais à lui faire oublier le cadavre de l'homme qu'elle venait de tuer, ni l'odeur du sang qui avait coulé, ni même la sensation étranger qui l'avait parcouru lorsqu'elle avait planté la lame. Mais à cet instant précis, elle n'y pensait plus. Elle avait bien conscience qu'il s'agissait seulement de quelques secondes de répit et elle les appréciait donc d'autant plus.
La journée était belle, le ciel dégagé et le soleil éclairé la cime des arbres alentours et les vallées au-delà. Etherna possédait aussi de beaux endroits comme celui-ci, mais de tout son séjour en Serramire, c'était sûrement le paysage qu'elle appréciait le plus.

« - Je vous remercie de m'avoir conduite jusqu'ici, cette vue valait largement le déplacement.  »

Quittant des yeux l'horizon, Mathilde tourna la tête vers le chevalier et lui adressa un sourire. Il n'était plus aussi éclatant que les premiers, mais après ce qu'elle venait de vivre il fallait tout de même y voir un signe encourageant la concernant. A cet instant elle aurait déjà pu avoir sombré dans la folie, mais au lieu de ça, elle se tenait, certes un peu raide, en haut d'une tour de guet. Elle se sentait complètement glacée à l'intérieur, mais elle parvenait à se tenir sur ses jambes sans vaciller. La légère brise lui faisait même un bien fou, cependant elle ne se sentait pas encore la force de rester ainsi sans bouger de longues minutes. Alors qu'elle se demandait si elle allait réussir à tenir sur ses pieds plus longtemps, elle repéra un banc en bois appuyé le long d'un des murs. En poussant un soupir, elle s'y installa et elle reporta son regard loin vers l'horizon pour essayer de faire passer le vertige qui l'étreignait à présent. Malgré le soleil qui baignait la tour, un frisson la parcourut.

« - Pouvons-nous rester ici quelques instants ? Je sais que je vous retiens loin de chez vous et je comprendrais parfaitement votre refus, mais je ne suis pas encore tout à fait sure de pouvoir me tenir devant votre mère et vos gens sans ...m'effondrer. J'aimerai profiter de cette vue, c'est apaisant d'être perché ici. »

A nouveau la brise vint balayer son visage, apportant un peu de fraîcheur à cette chaude journée d'été.

« - Lyse aurait sûrement adorée cette vue. Elle est très douée pour la peinture et ce genre de paysage l'inspire énormément. » Surprise d'avoir ainsi évoquer sa fille, Mathilde tourna son regard vers Roland. Le plus agréable avec lui, c'est qu'il ne semblait jamais vouloir la presser de questions, c'était peut-être ce qui rendait ses confidences si faciles. « - Il s'agit de ma fille. Du moins, c'est tout comme. Elle faisait partie des orphelins du temple de Néera à Etherna, cela fait presque deux ans qu'elle fait partie de ma famille.C'est elle que je suis venue chercher à Lourmel. »
Pourquoi lui confiait-elle tout ça ? Peut-être parce que parler ainsi, simplement, était la chose qui lui faisait le plus de bien en cet instant.

Le Seigneur de Dorour se chargea de la rassurer, ils pouvaient rester en haut de cette tour aussi longtemps qu’il lui serait nécessaire. Cette remarque, probablement anodine pour le jeune homme, était perçue tout à fait différemment par Mathilde. Elle ne voulait pas abuser de sa gentillesse et encore moins de son hospitalité mais il fallait bien avouer qu’elle aurait pu rester des heures à profiter de la quiétude du lieu et de la vue qui s’offrait à son regard. Elle avait l’impression de survoler la cime des arbres et cette sensation lui faisait presque oublier l’odeur du sang qui recouvrait ses vêtements. Un léger frisson la parcourut tandis que l’image du bandit lui apparaissait à nouveau. Elle prit une profonde inspiration et se força à regarder à nouveau l’horizon.
Il n’y avait pas à dire, cet endroit était apaisant, et si elle devait être totalement honnête, elle devait avouer que la compagnie du chevalier était loin de lui être désagréable. Leur joute verbale semblait à présent loin derrière eux et cela aussi, il fallait reconnaitre que c’était agréable. L’épreuve qu’elle venait de vivre avec lui y était sûrement pour beaucoup. C’était d’ailleurs probablement pour cette même raison qu’elle lui avait parlé aussi facilement de Lyse. Elle aimait profondément sa fille, mais ce n’était jamais un sujet qu’elle abordait facilement, non pas qu’elle en ait honte, bien au contraire. Mais c’était une façon de la protéger.

A présent elle se sentait étrangement soulagée, comme libérée. Parler ainsi sans contrainte, sans règle ou retenu lui faisait un bien fou. En général, elle ne s’autorisait une telle liberté qu’avec ses frères ou avec Lyse, le monde dans lequel elle évoluait ne lui avait jamais permis d’être ainsi avec qui que ce soit d’autre. Mais à cet instant, le simple fait de savoir que l’homme près d’elle se fichait pas bien mal qu’elle se tienne bien droite, qu’elle s’adresse à lui d’une certaine manière ou qu’elle soit l’image même de la politesse incarnée… cette liberté lui faisait un bien fou ! C’était d’ailleurs sûrement grâce à cela qu’elle parvenait à éviter de trop penser à l’homme qu’elle venait de tuer quelques minutes plus tôt.

Roland s’était installé par terre, contre le mur, rendant ce moment un peu plus détendu. Elle avait presque l’impression de se trouver en compagnie de Jérôme ou de Guillaume. Cette familiarité la fit légèrement sourire tandis qu’elle observait à présent son visage. Il avait fermé les yeux et semblait se reposer, peut-être souffrait-il plus qu’il n’avait bien voulu le lui avouer. Elle ne voulait pas le déranger aussi garda-t-elle le silence, jusqu’à ce qu’il réitère ses paroles de bienvenue pour elle et pour Lyse. Croisant son regard, la jeune femme lui adressa un sourire reconnaissant.

« - Merci infiniment, je suis certaine qu’elle serait heureuse de venir jusqu’ici, Lyse a voyagé… autant que moi, mais c’est ce genre de paysage qu’elle préfère ! Je comprends l’attachement que vous avez pour cet endroit, c’est une retraite parfaite, il serait tellement facile et agréable d’y vivre plusieurs jours … loin de tout. »

Ces paroles pouvaient paraître surprenantes si on l’imaginait comme une demoiselle de Cour habituée au confort de sa chambre, de sa baignoire d’eau chaude et de son armée de domestique, mais Mathilde avait déjà quitté cette vie de privilégiée une fois et ce qu’elle avait vécu durant ses voyages l’avait profondément changé sur bien des choses.

Son regard glissa alors sur ses mains sur lesquelles elle avait encore l’impression de voir le sang qu’elle avait versé. Etait-ce normal qu’elle ne parvienne pas à éloigner l’horreur de ce souvenir ? Il venait de tuer trois hommes et pourtant il ne semblait pas aussi secouer qu’elle…
Certes, cette pensée était parfaitement stupide, c’était un homme d’arme, il était revenu d’une guerre sanglante, il avait probablement donné la mort de nombreuses fois. C’était différent pour lui. Alors que pour elle, malgré le paysage, malgré le calme … elle se sentait trembler, de froid, de peur. Une nouvelle vague de larmes menaçait de la submerger. Partout ailleurs elle se serait probablement retenue, mais ici elle n’en fit rien, elle les laissa couler sur ses joues. Malgré l’émotion qui l’étreignait, sa voix ne tremblait que légèrement, sûrement parce qu’elle murmurait plus qu’elle ne parlait.

« - A Hiviène, dans la forêt au nord, il y a un endroit particulier. J’y allais tout le temps lorsque j’étais enfant. Il faut longer la rivière un moment avant d’atteindre une petite cascade. Elle est entourée d’arbres, on a l’impression d’être loin de tout. Comme ici. Si vous venez un jour à Etherna, je vous ferai voir cet endroit, il vous plaira je pense. »

Elle n’avait jamais été là-bas avec quelqu’un d’autre que Guillaume, et c’était bien la première fois qu’elle proposait une chose pareille, mais aussi surprenant que cela puisse lui paraître, l’idée de s’y rendre avec Roland ne lui déplaisait pas.