[Fort Celimë] L'Histoire s'inscrit-elle à l'abri des regards ? [Artion]

1ère ennéade de Karfias, an 17
Suite de Nouvelles d'Ithri'Vaan

Près d’un an auparavant, le premier contact avait établi par l’entremise d’une lettre alors que débutait le Drôle de Siège de Sol’Dorn… Cette curiosité dure encore, près d’un an plus tard, alors que l’an 16 se meurt, étranglant le commerce fluvial, tandis que la Dame Blanche, sous bonne escorte, se rend au port pour monter à bord de sa galère personnelle au matin, dans une cité qui s’agite sous les préparatifs des célébrations de la nouvelle année avant que les chaleurs caniculaires de l’été ne l’étouffe jusqu’au soir.

Son initiative n’a rien d’officielle, évidemment, et l’information est restée confinée au sein du premier cercle de la Princesse-Marchande qui se défie du Conseil et de certains de ses membres les plus favorables à la présence eldéenne alors qu’elle juge encore précoce de se mettre en quête d’alliés. Elle veut discuter, elle veut entendre l’actuel Seigneur-Protecteur d’Alëandir et convenir de la marche à suivre à l’égard de ces voisins préoccupants et agressifs et disposer d’autant de billes supplémentaires pour convaincre les indécis. Officiellement, c’est à destination de la Péninsule qu’elle embarque, quelques-uns de ses clients de confiance pour donner le change - qui feront effectivement le voyage dans son intégralité - l’accompagne.
Deux jours après avoir quitté le port, et toujours en route vers Naelis, la galère fait escale pour y débarquer rapidement la Princesse-Marchande, son escorte et les montures avec lesquelles ils poursuivent leur route à travers le Duché des Septmont dans l’anonymat pour y rallier un lieu de rendez-vous sur les rives de l’Oliya convenu au gré d’échanges succinct au cours des précédentes ennéades. La galère quant à elle poursuit sa route sans s’attarder, vers Naelis et au-delà. Là, non loin du fort qui s’était magiquement - littéralement - érigé, nouveau géant né pour partie de la chair rocailleuse d’Ellyrion, l’attend une embarcation pour la traversée. C’est ici qu’une fois encore se réduit son escorte, n’y allant accompagné que d’un Eärnil plutôt chargé, laissant le reste de sa troupe, Ryltar - dont la présence aurait sinon provoqué des tensions inutiles - et les chevaux monter un bivouac en attendant leur retour.

C’est alors que la rencontre est si proche que la réalité s’impose à la Dame Blanche… Quand bien même ça n’est pas l’Anaëh, voilà bien des années qu’elle n’a plu eu l’occasion de se rendre par elle-même auprès des elfes, et la rencontre avec un occupant du Trône Blanc, c’était une première, pour elle et certainement même pour Thaar. Un moment historique contraint à la confidentialité… Mais n’est-ce pas bien souvent le cas, après tout ?

“C’est un peu tard pour douter, tu ne crois pas ?” se permit son compagnon, la découvrant en proie à une certaine appréhension… Quoiqu’elle préserve beaucoup de son héritage elfique et l’affiche avec assurance, ce qui trompe les ignorants de Thaar, elle redoute un jugement plus sévère de son interlocuteur… Elle est née et a grandit ici, plus au nord, et quand bien même son sang-mêlé peut le justifier, quand bien même elle conserve des contacts, elle a choisit de s’en détourner et de quitter l’Anaëh, et si elle n’a pas tant de regrets, elle n’ignore pas qu’il y a là une considération qui pèse contre elle.
“Me revoilà comme une enfant, c’est terrible.” Elle prononce ces mots avec légèreté en observant les alentours. “Vivement que j’ai ce grand gaillard dont tu m’as fait le portrait en face de moi, que j’y trouve la volonté de la renvoyer dans sa chambre.” Autant que cette rencontre, c’est la proximité avec l’Anaëh qui la ramène en arrière… Près d’un siècle qu’on l’avait envoyé à Thaar pour y recevoir l’éducation et l’apprêter pour reprendre les affaires de son père.

La traversée ne dure pas, et c’est ensuite guidé par l’un des elfes rencontrés sur l’embarcation qu’ils cheminent jusqu’aux portes de la citadelle et pénètrent dans la première enceinte, découvrant le vaste chantier où se mêlent des bâtiments sortant de terre et des tentes que constitue l’aménagement actuel de ce nouveau fort. On est bien loin d’un cadre aussi charmant et magique que la Cité Blanche et son palais, c’est certain, mais pour une rencontre officieuse - tout du moins de son côté - c’est un détail négligeable.  
On les conduit à une première tente dans laquelle ils peuvent finalement prendre le temps de se reposer mais surtout de se préparer : un bon bain pour l’un et l’autre, leurs modestes tenues de voyages cèdent la place à des tenues plus raffinés et appropriées, empruntant largement aux elfes sans toutefois complètement oublier d’où elles viennent. Les deux dräkes, la bleutée et l’or, après un voyage à l’abri des attentions peuvent finalement s’épanouir et se dégourdir les ailes, s’échappant de la tente pour explorer les environs.

“On ne peut plus reculer maintenant, allons-y.” A l’attention de son compagnon, avant de s’adresser à l’elfe qui les a conduit jusque-là. “Conduisez-nous auprès du Seigneur-Protecteur, je vous prie.”

Cette année les Cérémonies du Choix t’avaient paru bien fades. Tu n’avais pas eu l’énergie de te plaindre du soleil d’été, tu n’avais pas eu la force de fêter la proche fin des flux migratoires, et surtout, tu avais été un père bien taciturne. Tu le sentais, la petite Elorëa s’inquiétait pour toi, tout comme tu t’inquiétais pour elle. Toi, tu avais peur que les temps ne viennent mettre un terme à son idylle, et dans tes sombres réflexions, tu l’avais privé du père toujours souriant toujours enjoué que tu avais été durant les premiers temps. Mais elle passait avant tout, son bonheur passait avant tout, alors malgré tes inquiétudes, tu t’étais efforcé de la rassurer. Tu lui avais parlé, tu lui avais expliqué, d’une manière que son Souffle enfantin puisse comprendre, la responsabilité qui était la tienne, tu lui avais expliqué ce qu’était la fatigue, et tu l’avais remerciée, ô combien l’avais-tu remerciée d’être l’enfant exceptionnelle qu’elle était. D’autres parents n’avaient pas cette chance. Des poupons aussi faciles qu’Elorëa, tu n’en avais connu que trop peu.

Peut-être était-ce là le don d’I Ëmel, qui dans sa sagesse savait le malheur qu’aurait été la vie d’un enfant difficile t’ayant pour père.

Mais ces questions, ton épouse, ta fille, dès cet instant il faudrait que tu acceptes de les retirer du premier plan. Il faudrait que tu travailles à les ramener au même niveau que le devenir de chacun des Lëandrins sous ta tutelle, au même niveau que chacun des habitants d’Anaëh sous ta tutelle. Elorëa et Kaëlistravaë étaient deux elfes de plus à protéger au sein de l’Œuvre. Deux raisons de plus de faire tout ce qui était en ton possible pour enrayer un potentiel assaut Eldéen à venir.

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Les longues heures de route entre la capitale et le fort –maintenant presque digne de ce nom – Celimë t’avaient paru une éternité. À toi comme à tes accompagnateurs. Peu de soldats parmi eux, des diplomates et des conseillers plutôt. Des érudits aussi instruits que l’on pouvait l’être sur la question des terres Vaanies quand on n’avait jamais connu de l’extérieur que ce que d’autres en avait rapporté. Des lettrés habitués à encadrer les échanges avec la proche Cité de Naélis. Autant de voix présentes simplement pour t’empêcher de prendre de décision trop viscérale pour ton propre bien. Autant de voix qui se retrouveraient bientôt comme toi à abandonner les cuirs de voyage à la faveur des somptueuses parures qu’étaient leurs habits de tous les jours. Autant de voix qui attendraient avec toi, autour de la table, dans la grande pièce vide qui vous avait été attribuée, que la Dame Blanche de Thaar vous soit présentée.

Autour d’une table, sept elfes attendaient.

- Bien sûr Dame Lythandas. le soldat l’invita elle et son accompagnateur d’un signe de la main Veuillez me suivre. Aran Lîn vous attend.

Quand enfin votre invitée du jour paraît, tu es un instant désarçonné. Bien peu de choses auraient pu trahir la Princesse Marchande comme portant du sang humain. Quelques faiblesses de ses oreilles, trop bien dissimulées par sa chevelure. Des proportions légèrement étrangères, buste un rien trop long et membres un rien trop courts… mais en retour que dirait-on de toi, quand les courbes que tu t’es taillé feraient presque oublier l’étirement des tiens ? Tu serres le poing gauche en vain, oubliant un instant qu’exceptionnellement, c’est ta main droite, qui à cause de l’asymétrie de ta robe, est forcée de porter le sceptre. Une fraction de seconde plus tard tu retrouves appui sur ton focaliseur, et de concert avec tes six confrères, tu poses la main droite sur ton cœur, et fait une courte révérence.

- Dame Milynéa Lythandas. ton timbre est clair, léger, jeune, comme finalement peu de gens l’attendent venant d’un être de carrure Je vous souhaite la bienvenue. Artiön Laergûl, Seigneur-Protecteur d’Alëandir. d’un hochement de tête en sa direction, tu signes à l’accompagnateur de la Dame son inclusion aux conversations avant de désigner les fauteuils faisant face au tien S’il vous plaît.

Tu attends que tes invités se présentent et prennent place, que tes camarades soient à leur tour assis, puis tu prends place, en position de chef de séance.

- Vous nous disiez quelques mois plus tôt que les Eldéens cherchaient à s’emparer de Sol’Dorn, et que vous craigniez que vos collègues Princes-Marchands à la recherche de gains faciles ne nourrissent leur effort de guerre. tu regardes la Vaanie l’œil sévère Qu’en est-il aujourd’hui ? De nouvelles informations quant à la situation ?

Tenue d'Artiön:

Guidé par le soldat, la Dame Blanche observe autour d’elle, s’imprégnant du lieu et quand elle est finalement dans la pièce vide où n’a été installée qu’une table - qu’elle soupçonne n’avoir été mise là que pour l’occasion - une pointe de déception lui traverse l’esprit : l’instant est historique mais ne serait pas solennel, qu’importe le sens qu’on y prête. Cela ne l’empêche toutefois pas de scruter avec un oeil expert les personnes conviées à cette table, de prêter une attention aux visages autant qu’aux tenues et aux plus subtils attributs désignant la qualité de chacun, accordant une attention toute particulière à la Majesté qui, plus que jamais, domine son monde. C’est qu’il y a là matière à une oeuvre pour la mémoire, si les événements à venir s’y prêtaient.
Le Seigneur Protecteur est plus impressionnant que le portrait dépeint par son compagnon quelques mois plus tôt, tant et si bien qu’il lui paraît être à quelques égards aussi étrangers qu’elle en comparaison des conseillers dont le physique est relativement commun, mais la comparaison s’arrête là, car il ne se posera pas sur lui les regards où transpirent le caractère hybride de ce qu’ils captent, quand bien même les différences sont moindres. On a tendance à scruter avec plus d’attention les plus infimes variations et “imperfections” lorsqu’il y en a peu. Mais la Dame Blanche n’y prête pas tant d’attention, tout à son propre examen.

“Votre Majesté, merci à vous de nous recevoir. Bien que vous ayez déjà eu l’occasion de le voir, je vous présente Eärnil, mon compagnon et conseiller.” Puisqu’ils savaient déjà qui elle était, elle juge inutile de le rappeler une nouvelle fois, et lorsqu’ils y sont invités, s’installent, bientôt suivi par leurs hôtes.
Le Seigneur Protecteur ne perd pas de temps et ne s’embarrasse pas du moindre préliminaire et entre directement dans le coeur du sujet qui les réunit ce jour… En d’autres occasions, cette volonté d’aller droit au but ne lui aurait pas déplu, mais l’impression, renforcée par la manière dont il la regarde à présent - de n’être qu’un genre d’espion ou d’informateur venu fournir son rapport la titille, de même que d’ignorer la façon dont cet elfe la considère, elle, une expatriée, si l’on peut dire, bien que son sang-mêlé l’y pousse, et quand vient le moment de parler, son attitude trahit très légèrement l’inconfort que ces idées provoquent, discrètement chassé par une main rassurante d’Eärnil, et c’est avec son calme naturel qu’elle répond.

“Le siège de Sol’Dorn, à supposer qu’on puisse effectivement nommer cette curiosité ainsi, est encore en cours. Comme prévu, la passivité des uns, la complaisance des autres ont assuré aux eldéens en place le ravitaillement nécessaire pendant le temps dont ils avaient besoin pour développer suffisamment des routes entre le Puy d’Elda et Sol’Dorn et mettre au plus tôt un terme à la dépendance vis-à-vis de la Principauté.” Elle ne peut s’empêcher d’avoir un sourire ironique, un brin résigné, à l’idée de ces marchands qui alimentent et soutiennent d’eux-mêmes l’effort de loups afin qu’ils puissent se passer d’eux. Les opportunités de gains faciles et rapides rendent les gens idiots. “Ce qui l’est certainement moins, bien qu’en y réfléchissant, c’était évident, c’est que le commerce fluvial est interrompu et les chaînes qui garantiront son contrôle par Elda à l’avenir sont déjà en place, ce qui, avec le siège de Sol’Dorn, a eu des effets catastrophiques pour certains marchands qui en dépendaient.” Mais puisqu’il en est pour saisir les nouvelles occasions et prendre la place, la situation générale n’empire pas, quand bien même les mauvais signes s’amoncellent. “De plus, les eldéens ont eu loisir de faire sortir de terre des campements fortifiés, au nord et au sud qui assurent le maintient du siège mais leur permettront certainement d’occuper plus sûrement la région à l’avenir.” Et pendant ce temps, la Principauté laisse faire, mais que peut-elle y faire, après tout ? Des imbéciles l’ont privé des leviers et des outils de pression dès le départ, facilité le travail d’une culture qui n’a vocation véritable que de l’exploiter, à terme. Ils n’ont pas comprit que les assister ainsi ne les rendra pas reconnaissant mais convaincu de la docilité de la Principauté et de leurs princes.

Sol’Dorn était à vos portes. À quelques jours – quelques heures pour qui était réellement déterminé – de vos frontières. Depuis longtemps Sol’Dorn n’était qu’un chaos de seigneuries comme ils les appellent, à la fois alliées et ennemies. Un ensemble trop désorganisé, même s’il était peuplé de la descendance d’Elda, pour représenter une menace pour l’Anaëh. Une Sol’Dorn passée sous l’égide de l’Elda, soumise à l’ordre Puysarde, et debout comme une forteresse nourricière de l’effort guerrier Sombre… serait un véritable cauchemar éveillé. Un cauchemar éveillé que Thaar, aveuglée par sa fangeuse grandeur, était prête à nourrir plutôt qu’à enrayer.

Tu claques de la langue et baisses les yeux un instant, incapable de complètement retenir ton indignation. Les Sombres avaient agi vite, s’étaient vite organisés, et en chef de guerre que tu es, tu sais que tout cela aurait été impossible s’ils n’avaient pas bénéficié de soutiens parmi leurs « victimes ». Etablir une logistique décente lorsque la majeure partie de l’effort se dirige vers la gestion de l’opposition est un véritable calvaire. Sol’Dorn était presque, sinon déjà gagnée. Vos points de levier venaient de se faire d’autant plus rares.

- Donc il ne reste rien que l’on puisse faire pour entraver leur installation… le ton est celui de la question presque rhétorique, espérant que la Princesse Marchande, plus habituée à cet univers ait une inespérée réponse mais pensez-vous qu’il soit possible de limiter d’une manière ou d’une autre le flux de richesses entre les Principautés et le contingent Sol’Dorn - Elda ?

C’était un pari risqué. Tu ne peux qu’imaginer le travail logistique et les efforts contre-nature qu’il vous faudrait fournir si vous vouliez au moins réduire les bénéfices tirés par Sol’Dorn, et par extension de la campagne Puysarde, du commerce avec les Principautés. Tu ne peux qu’imaginer les dangers que courraient l’Anaëh si le peuple elfique ne prenait pas garde à quelles ressources étaient mises en jeu et en quelle quantité de votre côté. Que se passerait-il si le reste du monde se retrouvait avec certains de vos secrets d’artisanat entre les mains ? Que se passerait-il si les scientifiques d’ailleurs venaient à se prendre d’affection pour vos essences, et donnaient le goût à leur peuple de s’en fournir plus que vous ne pouviez en faire parvenir ?
Mais par la même occasion… vous aviez tant à gagner à poser les doigts sur les essences, les alliages et l’artisanat d’ailleurs. Vous aviez tant à gagner à comprendre ce qui vous menace, à l’infiltrer, à vous rendre désirable auprès de lui au point de le rendre... dépendant, d’une certaine manière. Et vous aviez tellement à vous arranger pour que la menace Eldéenne ne reste que la menace Eldéenne, que vous connaissiez, et que tu savais vos armées capables de repousser. Aujourd’hui que le moral remontait, enflammés par l’Estel et les armes nourries les unes des autres avec plus d’aise que jamais.

« Cette bataille-là est déjà perdue, effectivement. Cette idée la dérange, mais elle n’est pas résignée, et un sourire se dessine quand il lui demande ce qui est possible. L’idée ne lui plaira probablement pas, mais homme de guerre, l’acceptera-t-il ? Mais Thaar ne capitule pas pour autant, certains cèdent aux gains faciles, d’autres à une certaine nostalgie, mais bien d’autres ont goûté à l’indépendance et n’ont certainement pas l’intention d’y renoncer.

Nous choisissons simplement nos batailles… Nous avons cédé beaucoup, parce que nous ne pouvons soutenir le rapport de force, parce que nous n’avons, ni le luxe, ni l’intention de nous montrer fermement hostile à des rapports plus étroits, mais chassé du Conseil l’une des personnalités les plus influentes, devenus l’une des hautes voix et assurément un conseil du Puy d’Elda pour ralentir la dissémination du poison.

Il existe des moyens, évidemment… Ne doutez pas du savoir-faire des Marchands de Thaar pour mettre à l’épreuve et aux supplices les affaires d’un rival. Nous pouvons rendre impraticable un bon moment le fleuve, en aval des chaînes, quelques navires sabordés aux bons endroits seront suffisants.

Quant aux voies terrestres, une hausse des attaques de convois et du banditisme, correctement soutenue, peut avoir un effet non-négligeable, surtout si elle profite à des partenaires et clients, au dépend de ceux de nos rivaux. Il fallait qu’elle soit honnête, elle ne pouvait monter une telle opération seule, il lui fallait des soutiens… D’autres Prince-Marchands qui seront enchantés par l’opportunité double de ralentir la progression des eldéens et de nuire aux affaires de rivaux. Les eldéens ont interdiction de pénétrer nos terres, ils seront tenus d’observer ou risqueront de voir la Principauté renoncer à sa relative passivité… Et quand bien même ils sont plus armés, nous ne manquons pas de ressources pour rendre la région si instable qu’elle deviendra un gouffre en homme et en moyen pendant des années... Et ne manquons pas de voisins. Thaar ne pouvait l’emporter seule, mais elle pouvait embourber le Puy dans un conflit qui le saignerait et l’exposerait à des royaumes plus puissants.

Mais cela ne peut fonctionner uniquement sur la base du sabotage. Il faut à ces partenaires et clients des alternatives, développer la concurrence, qu’ils disposent d’autres points de chutes pour leurs marchandises qu’ils pourront par la suite privilégier et qui leur permettront de prospérer pendant que des concurrents plus favorable aux eldéens accuseront de lourdes pertes. Les esclavagistes feront la tête, car je doute qu’ils trouvent meilleurs clients que les eldéens, mais une ouverture pourrait en attirer plus d’un. »

Ça n’était pas suffisant, évidemment… Tôt ou tard, il faudra attaquer la Corporation d’Argent et mettre à mal son monopole du fer et de l’acier, et s’assurer que ces précieuses ressources ne profitent plus à l’industrie eldéenne. Cette bataille-là promettait d’être sanglante, assurément.

- Je le dirai de suite ta voix va chercher dans ses graves je n’apprécie pas l’idée d’attenter à la vie de qui que ce soit. Même s’il s’agit d’alliés de circonstances de nos ennemis. De ce que vous nous avez décrit, les Eldéens ne sont jusque-là à l’origine direct d’aucun affrontement armé. À quel point serait-ce s’abaisser que de tirer la première flèche ?

Même en dehors d’Anaëh, une vie est une vie. Pour autant qu’elle puisse être éphémère, toute vie est importante. Que Milynéa soit assez discrète pour que reste tue sa responsabilité, et par extension celle des providentiels concurrents à l’effort d’Elda était une chose. La culpabilité avec laquelle tu devrais vivre, sachant avoir échangé les vies des tiens contre celles d’autres en était une autre. Prévenir l’agression future sans devenir l’agresseur est un jeu difficile, que tu préfères jouer lentement. Cependant une guerre que l’on veut sans morts reste une guerre, et quelque part, savoir les risques que la Dame Blanche de Thaar était prête à prendre pour la livrer t’était aussi effrayant que rassurant.

- Surtout qu’à voir simultanément de apparaître nouveaux partenaires de commerce et disparaître la main d’œuvre et la marchandise des alliés Eldéens, deviner qui a tiré deviendrait trop évident. tes doigts viennent chercher ton menton Soyons fins stratèges, prenons notre temps… tu claques de la langue ou du moins le temps qu’il nous reste. Tentons de construire une alternative intéressante pour le commerce de nos alliés potentiels à un rythme qui puisse paraître raisonnable. Et quant à faire obstacle aux échanges avec Sol’Dorn… peut-être pouvez-vous faire disparaître de la marchandise sans que personne n’ait à y perdre la vie ? À chaque entrepôt ses gobelins.

Tes yeux se transforment soudain en deux fentes scrutatrices, les considérations stratégiques déjà exprimées laissant place aux résurgences d’anciennes réflexions éthiques. Milynéa avait peut-être conservé un peu de la saine méfiance que vous vouiez au peuple Eldéen, mais les raisons pour lesquelles vous voyiez en son statut de Princesse Marchande un immense échec te remontèrent à la gorge, lorsque tu t’autorisas à te rappeler comme elle était capable, sans sourciller, de mentionner une pratique aussi abjecte que le commerce d’esclaves comme s’il s’agissait là de la chose la plus naturelle au monde. Mais cela tu préfères le taire pour l’instant, retrouver une expression un tantinet plus avenante et reprendre.

- Maintenant avant tout, je crains de n’avoir à vous demander une faveur. tu poses tes deux mains sur la table Je ne peux décemment pas ainsi engager l’Anaëh en terrain inconnu. En plus de dix Cycles d’existence, nous n’avons que trop rarement connu d’alliance qui nous ait réellement profité. J’irais même jusqu’à dire que nous avons trop rarement connu d’alliance qui ne nous ait pas laissé plus pauvre. tu lèves légèrement le menton C’est pourquoi avant toute chose, j’aurais aimé que vous nous permettiez d’apprendre à connaître le terrain. tu marques une courte pause De première main. Je ne peux acter de lien avec Thaar avant d’avoir vécu Thaar. Au moins pour quelques ennéades.

A mesure que le Seigneur-Protecteur exposait ses réticences, la Dame Blanche prit la mesure de ce qui la séparait en réalité des authentiques elfes d’Anaëh. Oh, elle comprenait, certes, et partageait les inquiétudes mais cela n’était pas satisfaisant.
Il appartient à un autre monde… Un monde protégé dans son cocon de verdure et au sein duquel la corruption ne fragilise pas les cités de l’intérieur, il n’existe que des menaces extérieures, qui assurément auront la nécessité d’attaquer et d’offrir la posture morale de celui qui n’a d’autres choix devant la violence déployée.
Thaar n’a pas besoin d’affrontement pour être prise… Du temps et de la corruption, éventuellement quelques attentats bien précis qui se confondent avec les règlements de compte qui sont monnaie courante, cela peut suffire, elle le sait, et Krish El’Serat également… Mais ce Seigneur-Protecteur, lui, l’ignore.

« Ils n’auront peut-être pas besoin d’affrontements. Elle balaie d’un regard le conseil qui entoure le souverain. Mais j’admets que pour un peuple qui n’a que peu souffert d’un ennemi de l’intérieur, l’idée est certainement étrangère. » Il y avait bien cette traditionnelle opposition entre Noss et Cité, mais face à un ennemi qui menace, nul doute qu’ils soient capable de s’entendre. Concevoir qu’une Noss ou une Cité se fasse le complice d’un ennemi extérieur n’était pas naturel pour eux.

« S’il faut agir, ça sera évidemment avec intelligence. Elle croise les bras, observant le souverain. Tu voulais des possibilités, Aran, je t’en présente. Je ne dis pas d’agir avec la brutalité et la subtilité d’un païm, je dis que ce sont là des moyens dont nous disposons… C’était l’évidence… De même qu’il était probablement plus raisonnable de ne pas bloquer complètement mais de nourrir l’idée que certains s’en tirent miraculeusement mieux sur ces routes que d’autres. J’entends ton souci de préserver autant de vie que nécessaire, et je le partage, mais sache-le, Aran, je ne sacrifierai pas ma cité et mon œuvre pour que tu puisses continuer de te regarder dans un miroir, le cœur léger, nous suivrons ta volonté et ton vœu, mais s’il doit nous conduire à la ruine parce que tu auras ignoré qu’il ne s’agit pas de ton monde, alors je n’hésiterai pas à faire ce qu’il faut, même si cela me perd aux yeux du Trône Blanc. » Elle accepte d’essayer avec la méthode voulue et désirée par le Seigneur-Protecteur, mais si elle devait y voir l’échec, elle n’aurait pas de scrupule à faire le nécessaire. Libre à lui, alors, de se tenir à l’écart pour conserver sa conscience propre.

Et pour commencer à honorer le vœu du souverain, il souhaitait l’hospitalité. Après avoir été sérieuse et même assez grave dans son propos, son attitude se fit plus légère et chaleureuse.

« Toi et les tiens êtes évidemment les bienvenus, et je vous offre volontiers l’hospitalité et la protection de ma demeure et le service de mes gens afin que vous puissiez prendre vos marques et en apprendre suffisamment pour peser votre décision. C’était une opportunité qui ne se refuse pas, que ce soit pour elle-même ou aux yeux des autres Princes dont elle apparaîtra comme celle qui parvint la première à amener à Thaar une délégation d’Anaëh. Néanmoins, pour d’évidentes raisons, vous ne devriez pas paraître pour ce que vous êtes… Je suis grande mécène des arts et de la culture à Thaar, si vous prenez les atours d’érudits, d’artisans et autres artistes en visite, vous attirerez les regards mais moins les soupçons, même sous escorte. »

Elle est là la différence entre un Roi et une Princesse Marchande. Là où Milynéa ne parle que pour elle, et où son Empire lui appartient, tu es l’esclave de ton Royaume. Lorsque tu prends une décision, tu n’engages pas que toi. Lorsque tu prends la liberté d’aller contre l’idéologie de ton peuple, tu ne le fais pas qu’en ton nom. Et le fait qu’elle s’agace autant de ton désir de limiter les pertes humaines est la preuve qu’elle a depuis longtemps oublié les enseignements de sa terre natale. Pour autant tu ne réagis pas immédiatement, tu fais ta demande, dans le paradoxal espoir que cette visite lui donne raison, et vous offre d’exploiter en toute impunité la mortelle marge de manœuvre que vous présente la Dame Blanche.

Tu te lèves, remercie d’un hochement de tête ta future hôtesse, ton visage toujours sévère laissant entendre qu’il te reste encore à dire. Et que tu n’attendrais que de voir tes vis-à-vis se lever pour le partager.

- Naturellement. tu clignes des yeux Nous prendrons garde à ce que nos véritables occupations restent confidentielles. Et pour le peu que cela représente, sachez que je vous suis sincèrement reconnaissant d’avoir accepté d’accéder à mes requêtes. ta main gauche attrape ton focaliseur, et tu plantes ton bâton au sol, laissant entendre que le reste serait moins agréable à entendre Seulement, il faut que vous entendiez que si je suis aussi précautionneux, ce n’est pas simplement pour pouvoir « continuer de me regarder dans un miroir ». J’ai abandonné l’idée de garder les mains propres le jour de ma Cérémonie du Choix, en m’engageant dans l’armée. S’il ne s’agissait que de moi, j’aurais certainement eu bien moins de scrupules à accepter que des choses terribles soient faites en mon nom. Malheureusement les prochaines décisions je ne les prend pas en mon nom. Je les prend au nom du Trône Blanc, et donc au nom d’un peuple entier, ayant juré devant les Dieux son respect pour le Choix et la Vie, quels qu’ils soient. En tant qu’Aran, je ne suis pas le dirigeant de mon Royaume, j’en suis le serviteur, et en tant que son serviteur, je me dois de prendre garde à ne pas souiller les mains d’innocents, sous prétexte que les miennes le sont déjà.

Tu soupires, jette un œil à tes conseillers, jaugeant à leurs attitudes comme tu l’avais fait depuis le début de cette entrevue leurs positions quant aux propos que tu avançais. Il sembleraient que ceux-ci en tout cas aient l’approbation générale.

- Mais pour revenir à des détails plus pratiques, l’idée d’un voyage ayant été débattue avant que vous ne vous présentiez, les préparatifs ne devraient pas être longs. tu marques une courte pause Et puisqu’il serait je le pense, plus judicieux que nous fassions tous voyage ensemble, sentez-vous la bienvenue en la Cité d’Alëandir le temps qu’ils soient réglés.

Tu quittes finalement ta place pour te retrouver derrière la Dame Blanche, ta main libre désignant la sortie.

- Si vous le voulez bien.

Ce premier entretien est finalement court, et la Princesse-Marchande ne peut que ravaler la déception qui s’est installée. Dans le regard du souverain, elle vit dans leurs différences autant de fossés qui se creusent, et elle s’interroge. Le jugement était-il d’autant plus lourd qu’elle affiche dans ses traits une appartenance plus marquées au peuple d’Anaëh ?
Elle écoute, entend, comprend et accepte même, et quand lui vient l’envie de répondre qu’il n’était pas seul à porter un fardeau plus lourd que son propre nom, elle s’abstient tout d’abord, ça n’est qu’invitée à sortir qu’elle lui répond, sur le ton de la confidence.

« Les décisions que j’aurais à prendre dans les prochains mois auront certainement des conséquences sur ma cité et sa population, ne crois pas que je l’ignore, que j’y suis indifférente, tout comme toi je suis soucieuse de ce qu’ils peuvent devenir. Mon destin autant que mon œuvre et mon empire commercial, ce que je veux lui offrir autant que la trace que je veux y laisser, sont étroitement liés à ce qu’il adviendra d’eux.

Mes mots sont durs parce que je sais ce que tu ignores… Parce qu’à l’oreille de nos ennemis parvient les conseils de l’une des nôtres et qu’elle saura exploiter nos faiblesses et nos hésitations… Parce que tout comme toi, Aran, je sais ce que c’est d’être orpheline d’une partie de ma mémoire, comme toi, je dois faire mon possible pour préserver celle qu’il me reste. »

Qu’il comprenne ou non ce à quoi elle fait référence, elle attendra d’être à Thaar pour lui montrer, en espérant qu’il révise alors le jugement qu’elle vit dans son regard quelques instants auparavant. Et abandonnant la confidence pour reprendre son rôle, elle s’incline respectueusement devant le souverain.

« C’est avec plaisir que j’accepte de vous suivre jusqu’à la Cité Blanche, et me porte garant pour mes hommes. » Nul doute que la présence dans son escorte d’un hybride provoque davantage de remous que les quelques humains et sang-mêlé moins marqués qui l’accompagne, mais c’était là le jeu des compromis et des efforts des uns et des autres.

Les deux thaaries saluèrent une nouvelle fois le souverain ainsi que son conseil, et finalement, se retirèrent.