Il y avait une main.
Jadis.
J'en suis sûre.
Il y avait une main aux longs doigts puissants, couturés de coupures et de cicatrices. Elle serrait la mienne. Elle tenait fermemant mon poignet. Elle me tirait à elle.
Je m'en souviens.
C'est une des rares choses dont je me souviens.
Il y avait le vide sous moi. Au-dessus de moi. Devant moi. Derrière moi. Et cette main qui m'empêchait de tomber, quelque part hors de mon champ de vision. Pourtant je la sentais à travers chacun de mes sens. Je percevais le goût salé et personnel d'une paume couverte d'un léger filet de sueur, tout comme la once de sang au parfum cuivré qui semblait toujours floter sur ses doigts. Je voyais chaque marque, chaque veine, chaque différence de teinte sur sa peau hallée. J'avais l'odeur de sa peau dans le nez, rendue légèrement acre par le cuir de ses bracelets de force. J'entendais le sang battre à son poignet, le froissement d'un tissus épais sur son épiderme, le craquement discret d'une protection usée par le temps. Et sur ma peau fragile, le toucher lourd et rèche de phalanges crispées, possessives, tanées par le soleil, les coups, la douleur et la folie.
Dans une autre vie, il y avait cette main, j'en suis sûre.
Et elle rendait le souvenir supportable.
Mais où est-elle cette main qui te tient tant à cœur ? Elle a lâché la mienne. Un souvenir douloureux et diffus l'a remplacée. Une attaque. Une contrainte. Mon contrôle volé. Ma liberté violée. L'inconscience qui s'empare de moi. La douleur dans mon cou et seulement cette main qui s'éloigne après s'être retournée en traitre contre celle qu'elle prétendait protéger.
Je sais que d'ordinaire vous aimez à me rappeler les danger des attaches et des liens, mais vous n'avez rien eu à dire cette fois. La dernière pensée qui m'a traversé au moment d'être précipitée dans la fange, je vous l'ai dédiée. Vous aviez raison. Vous aviez raison la nuit de cette fameuse éclipse et celle ou j'ai quitté Frontière.
La vie de chair à une fin. L'âme n'en a pas.Je suis l'un et l'autre. Tout comme ceux qui m'entourent.
Ceux qui s'enlacent se lassent et les mains se délaissent hélas pour que les lames croissent...Souvent, mais pas toujours. Vous êtes toujours là, vous. Peut-être d'autre en feront-ils autant... Mais pas cette main.
Vous étiez déjà là lorsque la mort m'a frappé pour la première fois. Ce que vous avez exigé de moi... J'en connais le prix et l'origine. Vous avez été créé pour détruire. Vous avez été pensé pour une vengeance qui changerait profondément ceux qui vous utiliseraient, jusqu'à ce qu'ils soient redouté de leurs propres pairs. Vous m'avez changé. Parfois je me demande si, sachant cela, certains ne tenteraient pas encore de me venir en aide... Puis je me rappelle qu'à l'époque où ils n'auraient eu qu'un mot à dire, personne ne s'est préoccupé de moi. Combien me considèreraient comme une victime ? Combien me considèreraient comme votre victime, me rabaissant une ultime fois ?
Peu importe maintenant que tu sais que ton pouvoir est illimité. Nous nous protégeons. Nous nous aidons. Nous savons.Nous serons toujours là.
Je n'en doute pas. Je n'en doute plus depuis longtemps. Je vous ai changé également, après tout. En faisant parti de moi, ma volonté résonne en vous comme la votre en moi. Appréciez la vie que je mène, je vous offrirai leur mort. Ce n'est pas un pacte, c'est ce que je suis. Obstinée. Fière. Régalienne. Une conscience aiguë de ce que vous êtes. L'encre qui me retenait au-dessus de l'abime n'a pas bougée. Les symboles et les voix me protègent, me mettent en garde et me rassurent, que je sois d'accord ou non avec vous. Fichée dans ma chair en un hameçon aiguisé, votre présence m’empêche de tomber.
Il est temps.
Si tu le souhaites, il est temps. Cet abime insoutenable n'aurait jamais du cesser de m'interpeler. La tristesse qui aurait du m'envahir n'est qu'une rage froide et diffuse. Presque tranquille. C'est étrange. Je devrais sans doute préférer vous offrir ces souvenirs, mais ils ne me gênent pas. Ils sont là. Un collier de perles à mon cou. Une trahison en guise de fermoir.
Et vous qui êtes suffisamment charitable pour ne pas me faire remarquer que vous m'aviez si souvent mis en garde.
Au-dessus du Néant, mon cœur balance entre vos maillons de jais.
Je vous écoute. Je veux vous écouter encore un peu. Celui qui m'a forcé à me retrouver là est de plus en plus loin me semble-t-il.
Il reste tant à faire pour échapper au Néant et jouir de la Vie.
Mais pour l'instant je vous écoute. Allez-y. Au-dessus de cet abime et dans les recoins de ma conscience, mon attention est votre.
Apprenez-moi.
Sujet: Il y avait une main... | Solo 
Mar 5 Nov 2019 - 21:15
