[La Cahute] Survivants / Cécilie Shyn Urgoll

3e jour de la 1ere ennéade de Favrius ~ Automne
17e année du XIe Cycle
Principauté des Sept-Monts
après le coucher du soleil
après une rencontre impromptue[/justify]

Après combien de temps arrivent il? Trop au goût de Dante. Ils avancent à pas de tortue vers la cahute. Pourquoi là? C'est un endroit sûr qu'il connait. D'ailleurs, ils quittent soudainement la route pour avancer dans les herbes hautes, coupant un petit chemin de terre battue rarement fréquenté, fermé par une antédiluvienne barrière de bois. Faisant arrêter la troupe, l'homme ouvre la barrière avec un grincement qui effraie quelques volatiles non loin de là. Manifestement, personne n'est venu depuis un bail. Ils continuent un peu, contournant un repli du terrain, juste hors de vue de la route principale lorsqu'une masse sombre se dessine, plus sombre que les bois qui la jouxtent. En s'approchant du bâtiment, ils peuvent voir qu'il s'agit d'une ancienne maison de ferme à moitié ensevelie sous les vignes, les fenêtres recouvertes de vitrage grossier et sales qui reflètent partiellement l'éclat des deux lunes, aux murs de pierres tout aussi grossières mais solidement montés. Manifestement, quoiqu'inoccupé, l'extérieur a été retapé.  

Tout ce beau monde entre donc dans la cahute. La demeure a l'avantage d'avoir une cheminée solide. A l'intérieur, le mobilier est tout ce qu'il y a de plus rustique, mais c'est propre. Une table, deux chaises…. Une chambre qui sert de réserve de nourriture et matériel.

Et l'autre chambre, minuscule, avec un lit simple aux matelas fourré de paille. Y déposant la jeune femme, Dante s'accroche à sa mission. Elle voulait Urgoll'Ven vivant pour l'étudier. C'est au moins le succès du jour.

Il raccommode Shyn'Tae, et veille Cécilie qu'il nettoie consciencieusement sans la dévêtir, la recouvrant avec la même couverture que Shyn a pris pour le grand gobelin. Il la soigne et la veille en ignorant les deux autres. Ils peuvent bien faire ce qu'ils veulent, même se casser. Il se sent vieux. Chaque parcelle de son corp souffre. La Bête se débat dans ses chaînes, ne lui laissant aucun répit. La chaleur du feu qui crépite maintenant dans la cheminée l'assourdit, le rend tout mou.

Il a peur de dormir mais Dante est fatigué. Très… autant psychiquement que physiquement Il s'endort rapidement durant sa veille, assis sur la chaise, le front contre la paillasse et une main aux grands doigts mordus et brûlés, non soignés, posée sur celle de sa compagne. N'importe qui pourrait l'égorger en cet instant précis.

<< Il y avait une main

A la sombre fontaine >>

Vienne la nuit, sonne l'heure
Les jours s'en vont, je demeure.

Au cœur de la transe profonde qui avait succédé au sommeil horrifique, je dors sans qu'un seul mouvement ne vienne briser le spectacle morbide de ce corps si pâle au front tuméfiés et au cou rogné par les crocs d'une bête. Pas un frisson lorsqu'on me porte. Pas un sursaut lorsqu'on me touche. Il en est ainsi depuis toujours lors de mes méditations. Il en est ainsi aujourd'hui tandis que je me réfugie auprès des Lamentations pour ne pas être happée par le Néant qui guette à chaque fois que mes paupières s'abaissent.

Tu ne devrais pas te complaire si longtemps avec nous. Ils sont dangereux, j'en ai conscience depuis bien longtemps et cela ne me gêne pas. Ni colère, ni regret. Le monde se limite pour l'heure à ce qui se trouve derrière mes paupières et à une sensation gluante sur ma main. La paix est un bien précieux qui s'arrête avec la Faim. Oublieuse, je m’accroche à l'inconscience pour ne pas franchir cette ligne invisible.

Le corps repose contre le torse de la sombre depuis ce qui semble des heures. La chevelure de son amie caresse son épaule dénudée et ensanglantée, ses bras pâles pendent, sans vie.  Pourtant, la sombre sent le cœur battre, lentement, alors qu'elle la retient contre elle fermement de son bras droit, partageant sa chaleur.

Et si elle ne se réveillait pas?

Ils ont nettoyé les morsures de l'une comme de l'autre. La drow laisse Dante mener son cheval comme il l'entend, perdue dans ses pensées, dans ses doutes, dans la souffrance qui s'aiguise à chaque battement de cœur. A chaque inspiration, lorsque le poids de Cécilie s'appuie un peu plus sur sa poitrine.

Et si elle en revenait changée? Ou pire, détruite...

Cela s'annonçait si bien. Etudier le dragonnet. Etudier ce mystérieux lien. Le comprendre, ensemble. Ils ont tout gâché. Elle a empiré les choses.

Tout n'est pas perdu, ca peut s'arranger. L'espoir comme une lueur faible qu'elle distingue au loin. Le goût ferreux du sang dans la bouche, son odeur qui a pris le pas sur toutes les autres ne l'empêche pas d'y croire. Tout peut s'arranger avec assez d'efforts. La sombre serre un peu plus, imperceptiblement sa charge qui n'y réagit en rien.

Il y a toujours quelque chose au bout du chemin.

La nuit était tombée depuis des heures déjà. Ils avaient quitté la route à un moment ou un autre pour chevaucher, lentement, en silence à travers les herbes hautes et un chemin depuis longtemps abandonné.

La silhouette sombre d'une petite maison à moitié dévorée par la nature s'offrit au regard nyctalope de l'immortelle. Leur lieu de repos manifestement. Une chouette accueille d'un hululement mécontent les visiteurs. Comment ces bipèdes osent-ils ainsi piétiner son territoire et faire fuir les lapins?

Shyn'tae laisse Cécilie entre les mains de son amant. Elle en veut tant à Dante pour l'avoir mordu, mais lui même se le reproche plus encore. Alors à quoi cela servirait-il d'en ajouter? Ils ont déjà bien assez d'ennuis pour qu'elle laisse sa frustration prendre le pas sur la raison.

Lui s'occupera de son amante. Il y a tant à faire.

La drow commence par lancer le feu pour réchauffer la barraque rendue humide par la saison des pluies. Elle laisse Urgoll'ven à l'intérieur prés des flammes qui prennent de l'ampleur le temps d'aller chercher l'eau pure et fraiche Puit. Lorsqu'elle revient, Dante l'attend, l'aiguille à la main, prêt à faire de la couture.

***

Nue et propre, un sourire en coin aux lèvres, Shyn'tae s'est couchée telle une chatte sur une paillasse prés du feu crépitant. Cette journée folle s'achevait enfin. Urgoll'ven était enfermé dans sa propre chambre avec le repas qu'elle avait préparé, et, son bras convenablement retenu, une bassine d'eau chaude et de linges propres à disposition, il n'aurait probablement pas besoin d'aide pour prendre soin de ses autres blessures.

La sombre s'étire et ferme les yeux un long instant, expirant à l'élancement dans sa poitrine. Un imposant pansement recouvre sa joue droite. A ses cotés, elle a noirci quelques pages de papier avec ses observations du jour. Cela fait du bien, mais ce n'est pas pour autant que la tension qu'elle ressent ses dissipés. Malgré la chaleur, malgré sa fatigue, la drow peine à trouver le repos.

Alors sa main droite glisse sur sa peau, la gauche la rejoint, étrange sensation alors qu'elle aurait dit qu'un autre la caressait maladroitement. Elle ferme les yeux, se laisse porter par l'imagination, par les sourires de la belle qui en aime un autre. Ses caresses poursuivent leur voyage.

Lorsqu'il s'achève, un petit sourire aux lèvres, elle a, pour un temps, oublié la douleur et le chagrin.

Et s'endort.

Obscurité. Nul ciel lourd, nul sol boueux... La dureté des murs, une odeur d'humidité. Étroitesse. Un long bras heurte parfois une surface, un tas d'objet indistinct. Le linge, sur une plaie, se tâchant de boue, se gorgeant d'un peu de rouge, au son d'un grondement bas, presque indistinct. Une lenteur sans volonté, un geste continu, sans la vivacité de ce qui a encore du sens. La tête basse, le sombre s'affaire à nettoyer les blessures qui peuvent l'être. Son bras ne parvient pas à atteindre la plaie dans son dos.

Ses cuisses s'étaient retrouvées autour des flancs d'une bête, sans qu'il ne la talonne. Des flammes avaient dansé sous ses yeux, sans qu'il ne les perçoive, ne les anime de sa volonté. Sans surveillance, il demeurait, dans une petite pièce close d'une picote oubliée, au cœur de la végétation. Ses poings s'en n'avaient marqué ni la porte, ni les murs.

Il s'était éveillé... Et avait senti. La faiblesse d'un corps qui n'en peut plus... Quelque chose le recouvrait, sans qu'il n'ait cherché quoi. Docile et silencieux, il avait suivi ceux entre les mains desquels il s'était jusque-la débattu.

Odeur d'humidité, de vieux objets, de rouille et de bois. Un battoir y touche un poignet. Sous les doigts rugueux, les reliefs des cicatrices, des cercles enserrant la base de la main. Le sombre ne s'y attarde pas. La plaie à sa jambe 'nettoyée', il lâche les linges et demeure immobile, ignorant la gamelle, le dos voûté, assis sur la maigre couche. Il ne s'allongera ni se s'appuiera contre le mur, au fil des heures... Les yeux mi-clos, la respiration régulière... Absent. Tendu vers ce qu'il perçoit... Ce qui s'éloigne à tire d'aile.

La lune a déjà dépassé son zénith. Les flammes de l'âtre sont devenues braises. Et si l'atmosphère n'est plus humide, la fraicheur nocturne s'infiltre sous les portes. Poisseuse d'une expérience désagréable, mon corps pèse lourdement sur la couchette. Un sommier de bien piètre qualité. Un matelas tout aussi pauvre. Une couverture tâchée et raidie par le sang et la boue. Mon nez croule sous la sueur et la fange.

Répugnant.

Mes yeux s'ouvrent sur un plafond aux poutres apparentes. Ou suis-je ? Mon crâne douloureux et ma bouche pâteuse rendent le réveil difficile, mais je suis sur le qui-vive. Je me souviens de ce qui s'est passé avec une précision indicible. Le coup. Le feu. L'éveil. La douleur de mon cou... Mes sourcils se froncent. J'ai toujours mal.

Ma main coule entre les doigts qui la serrent. Je me glisse hors de la couchette dans l'obscurité au parfum poussiéreux. Debout, immobile, mes pupilles dilatées à l'extrême se posent aléatoirement sur les choses et les ombres. Là, un paquetage. Le mien ?

Mes pieds nus se posent furtivement sur le vieux parquet. Mes vêtements me collent à la peau. Je fouille dans le sac de cuir jusqu'à ce que mes doigts heurtent ce que je cherchais. De la soie. Du velours. Du cuir retourné. De la nacre. Près du rabat, je frôle une longue langue de cuir usée... ma ceinture. Quelques pouces plus loin et je pouvais dégainer mon long poignard.

Le tout enroulé dans ma cape, je quittais la petite pièce sur la pointe des pieds. Je passe d'une respiration agitée à une autre apaisée. Ombre parmi les ombres, je contourne largement la forme blottie au coin du feu. Mon pied heurte un sac laissé dans la pénombre en un discret bruit mate, mais je continue sans crainte particulière. Le gris des fenêtres se découpe sur le noir du mur. Les braises m'aident à discerner la porte. J'en tire le loquet en prenant un temps infini pour ne pas faire de bruit.

Et libre, je passerai enfin vers l'extérieur.

Le feu a laissé place aux braises. Nue, à quatre pattes, elle observe de près les feuilles verdoyantes dans la desolation cendrée et si froide. Du sang, le sien, abreuve la plante solitaire dans l'atmosphère étouffante. Elle l'observe depuis si longtemps. Grandit elle? Se fane-t-elle? La sombre l'ignore. Elle reste là à regarder, faute de meilleur horizon.

Eveil se trouve à quelques mètres, plantée dans la cendre. Elle a renoncé à vouloir s'en emparer: Quoiqu'elle fasse, elle est toujours hors de portée. Mais cette fois-ci, l'épée n'est pas seule.

***

La sombre est blottie au plus près de la cheminée, emmitouflée dans la couverture rêche mais chaude. Une oreille effilée s'agite. Un bruit insignifiant mais inattendu vient de l'atteindre…

… et met en branle un processus laborieux.

Les pas parcourent la pièce en silence, ou presque, jusqu'à la porte. Un oeil carmin s'ouvre, incertain. Le silence règne dans la cahute, mais quelque chose ne va pas, bien qu'elle ne parvienne pas à mettre le doigt dessus. Peut-être devrait-elle simplement se rendormir, mais l'angoisse grandit.

L'oreille se tend un peu plus. Un gond qui grince. Un frisson parcourt la drow. L'impression devient une certitude. La tête tourne doucement, le souffle coupé.

Impossible de confondre la silhouette fine qui entrouvre la porte, et s'y glisse silencieusement. Le cœur de Shyn'tae manque un battement.

La porte s'apprête à se refermer, aussi doucement qu'elle avait été ouverte, mais une main d'ébène la retient soudain, posée au coté de celle, si pâle, de l'humaine.

La couverture qui recouvrait la drow glisse, puis tombe doucement sans qu'elle n'y prête la moindre attention, et la dévoile dans toute sa nudité.

Silencieuse, elle contemple son amie avec un sourire sincère. Elle a eu si peur qu'elle ne se reveille jamais.

La main sur le loquet, des doigts noirs frôlèrent les miens. Sans surprise - le Rythme de l'eldéenne la trahissant dans son approche - je me retourne pour croiser son regard. Elle sourit, heureuse. Tant mieux. Je soutiens son regard sans m'échapper, un léger sourire sur les lèvres et le même port impérial. D'un pas, je recule et lâche le battant, la laissant sortir à ma suite et refermer derrière elle. J'en profite pour poser mon baluchon un peu en arrière. A notre droite, Zayase s'ébroue.

Puis je lui fait face. Pas à moitié cette fois. Pleinement face.

- Tu continues ta route? J'aurais tant aimé partager d'autres moments. Avec toi." Une langue pataude. Des mots murmurés auxquels je ne répond que d'un regard perçant, sûrement plus distant et plus mystérieux que ce à quoi elle est habitué.

Plus grande que moi, les formes légères de son corps d'ébène se découpent à contre jour. Mes iris à peine entouré d'un halo bleuté cascadent sur ses lèvres, son cou et ses courbes éthérées. Amaigrie et musclée. Son bras flasque pend à son côté, ses muscles morts le rendant rachitique par rapport à l'autre. La descente de mon regard n'est pas cachée le moins du monde. Mon indexe se pose sur son sternum, sentencieux. Accusateur en un sens. Doucement le fil de mon ongle glisse jusqu'à son nombril, la pulpe frôlant sa peau pour contempler à ma façon les frissons que je provoque. Et l'abysse de mes yeux remonte, ma noble fierté surplombant son sourire soulagé. Sa poitrine menue, sa clavicule osseuse, ses cheveux courts, ses hanches étroites, ses muscles dessinés quoi que déliés. Elle est laide.

Certes, d'ordinaire, la grâce de ses mouvements lui évite une part de ce constat sans appel, mais ce soir, elle l'est plus encore. Peu importe ce qu'il s'est passé après que Dante m'ait attaqué, elle en a fait les frais. Sa joue boursoufflée couverte d'un pansement tâché de rouge la rend encore plus disgracieuse que d'habitude. Un côté de son torse est rendu violacé par un coup. Sans doute une côte déplacée ou rompue. Et toutes ces écorchures... Je passe un ongle léger à leur surface. Elles sont réelles.

Ses iris rubicondes me lancent au visage leur propre faconde.

Je recule d'un pas.

D'un mouvement fluide, ma chemise tâchée passe par dessus mes épaules. Ma jupe gorgée de boue tombe au sol, dévoilant mon corps pâle dans la fraicheur bienfaisante de la nuit, loin du soleil assassin des contrés d'Estrévent. Mes hanches qui étaient jadis louées comme celle d'une mère bien portante et ma poitrine plus arrondie que je ne le laissais voir par mes bandes et mes tenues à col haut. Sous l'ongle de lune à peine visible en ce début de mois, mes cheveux d'un noir brunâtre délavé ont poussé bien plus que ce à quoi je suis habituée depuis ces dernières années. Yeux dans les yeux, mon sourire fondant comme la neige de Lourmel une fois le printemps venu, je laisse mes vêtements à terre et ramasse mon baluchon pour faire le tour de la cour, vers le puits que nous apercevons d'ici. à l'angle de la bâtisse.

La porte s'est refermée sans un bruit, la drow s'en sépare, ses yeux carmins scrutent son amie. Seul le silence lui répond tout d'abord, le regard de l'humaine la toise, pénétrant, sa posture aussi altière que la sienne est hésitante. Nue dans la fraicheur de cette nuit d'automne la sombre a un doute que son visage trahit.

Son regard s'est posé dans celui de la pâle demoiselle. Malgré elle, la drow, immobile, se sent… jugée.

Le jugement qu'elle porte sur elle même n'est pas tendre.

La drow frémit lorsque le l'ongle se pose sur sa peau, lorsqu'il descend peu à peu, sans que l'expression lointaine et dérangeante de sa vis à vis ne change en quoi que ce soit.

C'est un geste qui aurait pu éveiller son désir, en d'autres circonstances. Si cela avait été un jeu. Mais cela n'en est pas un. Son regard ne parvient pas à quitter ces yeux d'où le bleu a presqu'entièrement cédé la place à une obscurité d'encre. Ce n'est pas la première fois. Mais la fascinante magie demeure cachée cette fois-ci. Que lui est-il arrivée?  Est-ce parce qu'elle l'aime qu'elle est plus angoissée que curieuse?

L'atmosphère lui parait lourde d'une menace latente.

Le soupir d'une vive inspiration franchit ses lèvres lorsque l'humaine effleure de l'ongle une de ses multiples écorchures.

Son amie recule. Shyn'tae se redresse, droite, son sourire devient graduellement interrogatif, et on le serait à moins.

A la surprise de la sombre, Cécilie se dénude, dévoile son corps si différent du sien. La sombre apprécie ses courbes harmonieuses, sa poitrine galbée qu'elle pourrait jalouser, sa taille, ses hanches. Elle la trouve belle: Ce n'est pas quelque chose qu'elle peut nier. Normalement le danger devrait l'aiguillonner, mais ce n'est pas pour elle qu'elle est anxieuse.

Et surtout, ce n'a jamais été ce qu'elle désirait vraiment chez Irulan.

Elle la suit, ses jambes gracieuses écartent silencieusement les herbes folles sans qu'elle ne sache trouver les mots, sans qu'elle ne sache ce qui rode dans la tête d'Irulan. La suite lui échappa.

- Tu veux te laver? On peut relancer le feu... J'aimerais t'inviter à un bon repas, mais ca manque vraiment d'une bonne table dans le voisinage. "

C'était peut-être la réplique la plus ridicule ou la moins inspirée qu'elle ait jamais prononcé… La sombre était fatiguée. Vraiment fatiguée.

Elle me suit, sans un bruit, et j'ai déjà tiré sur la poulie grinçante lorsqu'elle arrive près de la margelle de pierre. L'épais seau remonte, mon baluchon un peu plus loin pour ne pas risquer d'être mouiller. J'en ai sortis un peigne de nacre et une trousse en velours crème. Une fois calé sur la pierre, dans un clapotement humide, le seau me tend les bras et je lui tend les miens tout en accordant à la drow une oreille distraite.

Pas si distraite que cela étant donner ce qu'elle ose nous dire.

- Inutile.

Un unique éclat de rire sans joie m'échappe. Les bras mouillés jusqu'au coude, je tire de la trousse un morceau de savon que je fais mousser dans un linge sans une pensée pour la température si douce de l'Ithri'Vaan. Enfin, l'eau savonneuse glissait sur ma peau me faisant frisonner de plaisir. Mon bras gauche s'étendit à l'horizontal, le droit s'attelant à le laver méticuleusement en de délicats mouvements. Inutile de se presser. Pour une bonne table, autant être présentable...

- Serais-tu prêtes à m'inviter à la tienne ?

La drow est restée debout, à moins d'un mètre de son amie lorsque cette dernière actionne la poulie grincante. Est-ce vraiment elle d'ailleurs? Ou autre chose? Quelque chose d'infiniment plus dangereux. C'est impossible. Est-ce vraiment impossible? C'est aussi pour cela qu'elle l'aime: La drow n'est sûre de rien.

Elle se souvient de ces yeux noirs qui l'avaient vue sans qu'elle ne se souvienne.
Elle se souvient de cette sensation dérangeante, angoissante, cette sensation d'être observée… par… par... un prédateur indicible... à chaque fois qu'elle se plongeait dans la trame de sa magie.

Rien n'est normal. Méfie-toi. Mieux: Fuis. L'instinct est le même. La drow résiste, elle est têtue. A en mourir?

Shyn'tae l'a fait rire. Mais loin d'arranger les choses, Cela les rend pires. L'humaine se lave méthodiquement avec l'eau glaciale, comme si elle était chaude. Dans l'esprit de la sombre, des brides de souvenirs surgissent.

Irulan en proie à une colère irrationnelle en découvrant qu'elle l'avait vue. L'humaine aurait du savoir.
Irulan et sa magie, hors de contrôle.
Shyn'tae hésitant à aborder le sujet.
Cette puissance… qui surgit.
Les symboles Nisétiens sur sa peau.
Les secrets, les absences.
Les changements de comportement.

La mage ne contrôle pas toujours la magie? Mais ce n'est pas comme cela que ca marche. La magie est un mouvement, un flux, pas une chose. La magie vient du dehors, le mage la canalise par sa volonté, au travers de son focalisateur, grace à son énergie. Et si.. tout était différent? Quel focalisateur? Quelle énergie? Quelle volonté?

Shyn'tae reste impassible, la regarde se laver, élégante, délicate, magnifique. Elle devrait la désirer. Elle la désire sans doute, mais la sensation est mêlée à trop d'autres choses. Aux souvenirs, aux sensations, aux réflexions trop nombreuses mais qui pourtant dessinent peu à peu une image ineffable.

Irulan n'est pas seule. Sa magie n'est pas seulement la sienne. A cet instant surtout, elle est autre chose.

Une multitude de questions se bousculent dans son esprit, certaines bien trop dérangeantes, bien trop effrayantes pour qu'elle n'ose les considérer.

Et si elle pouvait se perdre?
Pas elle aussi…
Tant de souvenirs se déversent, hors de contrôle.

Une douleur si forte dans son épaule qu'elle en devient son seul horizon
Son père la serrant dans ses bras, toute petite.
Le feu d'Uriz qui l'embrasse à en faire tambouriner son cœur
Son visage qui se reflète dans une flaque d'eau de la cours.

Autant de vagues qui viennent attaquer les digues de sa conscience.

- Serais-tu prêtes à m'inviter à la tienne ?

La voix froide, distante la ramène à la réalité. Une question si simple. Comment peut-elle porter en elle autant de menace. Le silence ne peut pas durer.

La drow lutte, serre les dents, sa blessure soignée laborieusement par Dante est un brasier infernal. Elle se force à reprendre contenance. Elle n'a rien perdu, et certainement pas Irulan. Elle ne fait que danser sur un fil.

Tu vas tomber. L'important c'est de se relever.

Quelqu'un lui a dit ca, il y a longtemps. Comme dans une autre vie. C'est un bon conseil.

- Oui… Mais ca dépend ce que tu veux manger, je suppose. Je n'ai rien de très raffiné."

La stabilité de sa voix l'étonne elle-même. Dans son esprit, d'autres brides de passé font surface. Des détails inexplicables. Des mots de Dante, des regards entendus avec son amante.

Ils sont tellement insupportables avec leurs secrets à la noix qui n'attendent que le bon moment pour lui sauter à la figure. Dante mérite non pas une, mais deux gifles, et ce même si Irulan est responsable cette fois. Parce que c'est Dante.

- Malheureusement je n'arriverai pas à t'avoir un plateau de patisseries à se disputer devant un bon livre, dans ce coin perdu… mais au pire... on pourrait toujours demander aux voisins.

L'eldéenne reste à distance mais le parfum des battements qui se dégagent de sa Flamme fêlée me tourne autour. Quelle douce mélopée. Celle de sa race sont si souvent essoufflées avant l'heure. Fortes mais discordantes. Détruits au plus profond d'eux-même par des préceptes qui ne sont pas en accord avec leur quintessence. Étrange peuple que celui-là. Étrange femme que celle-ci.

Des bras au buste, à la taille et aux jambes, je continue à m'occuper de moi. La boue, la sueur et le sang glissent avec l'eau. Je tire d'un coup sec sur le pansement qui protège la plaie de mon cou, dévoilant les crocs forcenés qui ont déchirés ma chair. Un pouce plus haut et c'était ma jugulaire. Elle met du temps à me répondre. Peu importe.

J'ai tout le temps du monde.

Après la peau viennent, ce sont mes cheveux que je détrempent en saisissant le seau à bras le corps. Sorti de la trousse de velours, une bourse de cuir délivre une once du mélange à base de noir de vigne  que je passe dans ma chevelure, massant sans me soucier de l'état de mon crâne ou des longues coulées qui dégoulinaient sur ma nuque et mes épaules.

- Inutile. " L'ombre d'un sourire colore mon expression. " J'ai tout ce qu'il me faut ici. "

En me retournant, je ne prend pas même le temps de rincer mes mains, noires jusqu'au poignet d'avoir manipuler la teinture. Pour une fois, le raffinement n'est même pas dans ce que j'envisageais comme important. Et Shyn'tae continue sa description insensée. D'un pas, je me rapproche d'elle. Loin de moi les souvenirs partagés et la complicité. Loin de moi les livres et les pâtisseries.

Ma main plus sombre que sa peau de noiraude s'approche de la sienne.

- J'ai si faim...

Un souffle de plus et je tâcherai sa hanche de mes griffes d'encre.

Le regard de la sombre glisse sans fin sur la peau pâle que la teinture colore d'obscurité après avoir fait de la belle chevelure un océan d'abysse. Elle regrette sa propre toison neigeuse un instant. Elle regrette de ne pas être plus belle, plus séduisante. Ca se travaille souffle la petite voix. Elle a raison. Depuis combien de temps a-t-elle mis cela de coté?

Son amie prononce quelques mots qui la font frissonner. Droite, fière malgré l'angoisse qui l'étreint, la drow s'assouplit légèrement. Cela ne peut pas être vrai… Et pourtant… Les idées se recoupent, s'assemblent. L'une d'elles émerge de l'obscurité, encore indistincte…

Tel un monstre qu'elle préférait garder enchainé.
Des chaines que quelques mots suffisent à briser.

- J'ai si faim…" Les mots résonnent dans la nuit noire, au milieu d'une nature entièrement silencieuse, à l'affut de la scène qui peu à peu tend vers son dénouement.

L'humaine c'est levée. La drow l'observe, comme paralysée, un rire bloqué au fond de sa gorge. Impossible et formidable en même temps. Son amie ne voit pas de peur dans ses yeux, mais une fascination sans borne.

Le monstre qui s'épanouit dans son esprit est tout simplement trop magnifique. Imaginez un sort, qui, comme celui qui maintient une engeance, se nourrit d'une âme. Imaginez que contrairement à celui d'une engeance, il n'ait de support physique qu'un… hôte? Pourrait-il avoir une.. conscience? cela aurait-il même un sens? Serait-ce celle de l'hôte? Un sort si profondément lié à sa flamme… Les consequences sont vertigineuses.

Imaginez… qu'il ait faim.

Shyn'tae l'a invitée. Elle a en effet… tout ce qu'il lui faut ici.

Si c'est vrai… Et la théorie cadre si bien avec tout ce qu'elle a vu! Si elle ne craignait pas d'être sur le point de voir sa flamme dévorée, la sombre serait extatique. Elle l'est d'ailleurs peut-être un peu malgré tout, son cœur battant la chamade. Elle comprend qu'ils aient choisi de lui cacher ca.  

Irulan voit ses oreilles frémir, la lueur de la comprehension grandir finalement dans son regard carmin. Elle la voie déglutir, changer, sa volonté se bande.

L'encre plus noire que la nuit tâche la hanche chaude et douce comme la soie. Un frisson parcourt le corps svelte. Les lèvres noires de la magicienne se serrent en une expression de determination teintée d'inquietude. Son bras se lève d'un mouvement vif pour arrêter ce qui devrait être son amie.

Mais elle a faim. Et Shyn'tae ne voit rien d'autre à porté à lui donner, nulle issue. Peut-elle se nourrir d'animaux? Ca ne marche pas pour la nécromancie, aucune raison que cela soit different ici.  C'est stupide, prévisible pour qui savait. Dante. Cretin. Il fallait mieux que la drow ne sache rien. Et maintenant…

On en est là.

Un murmure s'élève, calme, sûr de lui, le rubis ne quitte pas cet halo bleuté autour des ténèbres.

- Irulan, Tu as faim, oui. On peut aller trouver quelque chose à manger. Toutes les deux. Tu peux tenir un peu plus longtemps. Tu sais que tu peux me faire confiance. Je te fais confiance.

Un silence, bref.

- Je n'abandonne jamais.

Et c'est peut-être ma plus grande force, et ma plus grande faiblesse.

Les ongles se posent sur cette peau qu'elle ne me refuse pas. Folle qu'elle est. Succulent amuse bouche sous mes yeux dévoilé. Elle maintient l'écart. Une pudeur de l'âme qu'elle n'a jamais eu de corps.

Mais il ne m'en faut pas plus, bien qu'elle ne semble pas s'en rendre compte. Il est là. Ténèbre renâcle, il observe en silence, voyeur invétéré.

Que cela pourrait-il changer ?

Que cela devrait-il changer ?

Rien.

- Il semblerait que nous ne soyons déjà plus 'toutes les deux'. "

Mes manières restent régaliennes, comme elle le sont si souvent lorsque je ne cherche pas à jouer un rôle. Les gestes d'un naturel mesuré et précis, graciles dans un univers qu'ils ne semblent pas vouloir mettre à mal. Fleurissant sur ma peau, les pétales de roses sèches et de jacinthe oubliées entre d'antiques pages de papier colorent de minuscules caractères. Je ne sens qu'un long frisson. Une tension qui se dissipe dans la moelle de mes os. Une chaleur froide, forte d'un pouvoir que nul ne peut imaginer.

Mes yeux s'approchent de la grande femme qui m'oblige à lever la tête pour ne pas perdre l'attention de son regard. Son ton factuel et sérieux ne m'a pas échappé. Les laisses se tendent en un battement de cil. Un contact. C'est tout ce qu'il me faut. Tout ce qu'elle vient de m'offrir. Une inspiration, et je suis en elle. Une langue gauche pourlèche d’innombrables babines aux pieds des défenses de sa volonté, les éraflant de leurs crocs. Mais là n'est pas mon but. Pas encore.

Un pas plus loin, dans un monde bien inutile, la présence d'un moulin à parole n'attire qu'une main levée en signe d'arrêt dès la première phrase. Il s'exprime comme un prince. Il s'amuse à singer une noblesse d'apparence dont ses instincts sont l'exacte opposé. A quoi bon l'écouter ? A quoi bon même lui accorder la moindre attention ?

- Rentre ou je te donnerai de réelles raisons d'avoir peur de moi.

Un éclair au loin dans la trame, une vibration sourde se propage dans les motifs, au cœur de son être, annonciatrice de la tempête à venir.

Non…

Une sensation venue de l'aube des temps, un instinct gravé au plus profond de la flamme s'éveille, s'agite, crie. fuis.

Non…

Les regards sont braqués sur elle cette fois. Ils s'insinuent comme une nuée de serpent.. non, aucun mot ne peut exprimer à ce qui est en train de se produire. Aucun mot face à cette horreur ineluctable et indicible qui cerne sa flamme lumineuse de ténèbres poisseuses.

FUIS! Hurle l'instinct ancestral.
Non! Frappe maintenant! Romps sa concentration pendant qu'il est encore temps. On ne fuit pas un mage qui incante. Argumente froidement la raison, fruit d'années d'entrainement.
Je ne peux pas… il y a encore une chance… espère l'emotion, irrationnelle, folle.

Empêtrée dans ce conflit insoluble, elle entend à peine les paroles de Dante, qui, dans ses tournures exagérément fleuries, lui parait creux et faux, un bouffon de cours qui se prend pour un grand. La sombre sent la nausée monter en elle. Et avec elle, le désespoir.

Ce n'est pas elle… Elle se souvient de tout ce temps, de tous ces moments de complicité, de tout ce savoir partagé, de tout ce qu'Irulan a fait pour que cette volonté tienne dans la tourmente, sans même qu'elle le cherche. Sans même qu'elle ne s'en aperçoive.

Les crocs rayent cette volonté déjà usée. Cette dernière se cabre, résiste en un reflexe ancestral, mais il y a tant d'échecs, tant de doutes, tant de faiblesses, et au centre ce noyau si dense qui n'abandonne jamais.

Elle se souvient, et une larme impossible à contrôler s'écoule, suivie d'autres. Qui croirait que les sombres aussi peuvent pleurer?

- Cécilie… reveille toi… je t'en prie… Je t'aime! Reveille-toi! La drow crie, la blessure se rouvre, le goût du sang emplit sa bouche. Sa main droite se referme sur l'épaule si pâle, délicatement ornée de symboles fanés de la créature de cauchemar qu'est devenue son amie.

Les ténèbres se referment sur sa flamme, qui, téméraire, folle, aimante, refuse l'évidence.

La brise se lève et devient bourrasque. D'épais nuages recouvrent les lunes.

Après des mots vides, il s'éloigne. Shyn'tae, elle, en rajoute un peu plus dans le larmoyant. Quand sont-ils devenus si dégoulinants de mièvreries ? Quand ont-ils cessé de me voir pour ce que je suis ? Ne peuvent-ils pas comprendre la dangerosité simple d'une volonté qui refuse d'être restreinte ni par la morale ni par la sensiblerie ? Ne peuvent-ils se rappeler qu'ils ne me possèdent et ne me tiennent d'aucune façon ?

On ne m'attaque pas impunément. On ne m’assomme pas comme un vulgaire animal. On ne me contraint pas sans en payer le prix.

Shyn'tae a peur. Elle a raison d'avoir peur. J'ai faim, à n'en pas douter, mais je ne suis plus à une heure prêt... Ce que je vois dans ses yeux par contre... ça me révulse. C'était exactement ce que je pensais voir dans ceux de tant d'autres. De la peur, de l'angoisse, mais pas pour elle. Pour moi. Une victime qu'on appelle à se redresser, à se réveiller. Paré d'une froideur glacial, mon regard ne bouge pas.

Je suis lucide et éveillée, quoi qu'ils en pensent.

Les Lamentations ne sont pas des geôliers ou des maîtres. Je n'ai pas à me battre contre elles ou à les réguler comme des chiens sauvages. Elles ne sont pas la Bête.Jamais nous ne risqueraient sciemment nos vies.. Nous échangeons. Nous communiquons. En amis. En alliés. Une symbiose telle que nul autre ne peut l'imaginer. A côté de laquelle, les liens habituels paraissent bien fragiles.

A raison semble-t-il.

Voilà le visage qu'elle m'offre lorsque je lui rappelle ce que je suis : une enfant qui en appel à un fantasme. Un juge accusateur sûre de sa compréhension qui me catalogue en tant que victime. Et mon soit disant chasseur qui fuit lâchement après un discours des plus creux.

Ils m'exaspèrent l'un comme l'autre. Le maître déchu et la je-sais-tout de service.

Je ne donnerai pas l'absolution au premier parce qu'il se sent coupable et me propose de verser le sang. Pas une excuse. Et il pense comprendre ce que signifie la faim que j'endure jour après jours.

Je ne changerai pas miraculeusement de visage pour agréer la seconde sous prétexte qu'elle pense savoir ce qui se passe et aime une minuscule mosaïque de ma personne. Elle me traite comme une bête fauve au lieu de me demander ce qu'il y a. Elle pense que tout cela ne fait pas partie de moi.

Il a suffit que je sorte pour me laver, que je me laisse aller à affirmer ce qu'ils ne peuvent voir habituellement, que je vive à mon rythme plutôt qu'à celui de ce mercenaire pour qu'ils me collent au basque comme si j'étais victime de démence. Ils ne comprennent pas et ne veulent que ce qu'il pensent être celle qu'ils aiment. Et bien dorénavant, ils m'auront dans mon intégralité.

La trahison est commune à toutes les amitiés, comme l'incompréhension. Il n'y a rien de bien étonnant ou de particulièrement triste. Ce ne sont pas des fléaux, seulement les échelons du cycle naturel des divagations humaines. En une éternité j'en connaitrai bien plus car ils découlent de toute relation suffisamment longue pour ne pas être coupée avant par le deuil.

Il n'y a pas à en être particulièrement affectée.

Même perdue dans ses délires romantiques et son manque de laisser aller, Shyn'tae ne fait que se perdre dans ses présomptions. Quant à Dante et sa fausseté, je verrai bien.

- Mais je suis réveillée. " Je souffle à l'eldéenne, sans m'éloigner. " Arrête de présumer de ce que je suis et demande moi. Respecte ce que je suis. Quand vas-tu comprendre que c'est pour toi, par pour moi qu... "

Dans mon dos, l'assassin a fait volte face, son Rythme fondant sur moi. L'immonde bâtard. Comme si j'allais me laisser si facilement avoir. Je n'ai peut-être pas le temps d'incanter, mais ce n'est pas pour ça que je suis sans défense, il devrait le savoir.

Lâchant Shyn'tae, je me retourne avec toute la vitesse relative qu'il m'a enseigné, dispersant une galaxie de gouttelettes d'encres autour de moi. Ses crocs plongent déjà vers mon dos. Ma main s'abat en une gifle retentissante et je fait un pas sur le côté, ponctuant une voix glaciale qui ne souffrait aucune remontrance.

- N'essaie même pas.

Je n'ai à suivre ni ses règles, ni ses envies, ni son rythme. Les bras légèrement écartés, les paumes ouvertes, je suis prête à incanter.

- Arrête de présumer de ce que je suis et demande moi. Respecte ce que je suis. Quand vas-tu comprendre que c'est pour toi, par pour moi que..."

Quelques mots de reproche.
Quelques mots qui portent en eux tant d'inquietude, tant de faiblesse.

Les mots font leur chemin dans son esprit. Les mots bousculent les barrières, ouvrent les portes, libèrent les bêtes enfouies.

A un moment, Dante s'est jetée sur sa compagne. Shyn'tae en a la nausée. Il est jaloux? Au moins ne s'est-il pas jeté sur elle, mais voir ca. Elle voudrait le gifler. Après tout ce qui s'est passé, il le mérite, mais la pâle humaine est plus rapide.

Présumer?

Un sentiment nouveau écrase tous les autres. Tant de frustration accumulée qui brise ses chaine. Sa main glisse sur la peau de l'humaine alors qu'elle se retourne si soudainement. Des gouttelettes d'encre quittent sa chevelure, balayent le corps d'ébène, y laissant leur tâche.

Le corps de la drow s'assouplit, son poing se serre. Pourquoi se retient-elle? Pourquoi s'est-elle retenue?

C'était pour moi ?

Dante roule, esquive, en un mouvement admirable, si ce n'est agaçant. Les idées se bousculent. Elle se souvient de toutes les petites frustrations. Tous les petits sacrifices, toutes les petites choses insignifiantes et pourtant qui, additionnée comptent tant. Milles éraflures, milles coupures.

Qui ont mené jusqu'ici.

La stupefaction laisse place a un sentiment qui la submerge.

Quand vas-tu comprendre?

Un sentiment qu'elle connait si bien. Un sentiment si chaud, si bon, qui transforme la douleur en quelque chose d'autre, qui se joint au goût du sang dans sa bouche.

La drow voudrait rire. Est-ce vraiment cela que Cécilie a en tête? En toute honnêteté? Mais est-elle honnête? Comment pourrait-elle oser savoir une chose pareille? Qu'est ce que cela signifie même, être? Ces quelques mots la révulsent, lui rappelle trop de ses propres incompréhensibles certitudes d'alors. Et de toutes celles qu'elle peut avoir encore. Qui peut prétendre être si sûr de ce qu'il est. Cela a-t-il même un sens?

La colère, la révolte lui apportent leur concours, et raniment l'espoir lorsque l'amour brûle plus fort à se consumer. En un instant, la drow s'anime, aussitôt devant Cécilie, souple comme un félin. Son bras atrophié légèrement écarté, l'autre en garde, ses jambes fléchies, elle est prête à bondir. Son regard brille d'une colère redoutable, d'une flamme qu'elle n'a jamais vu chez la sombre.

- Oh, tu vas bien? C'est une bonne nouvelle. Es-tu en train de me dire que tu jouais la comédie depuis tout ce temps? Ose-me dire ca!

Chaque mot fait chanter la morsure du grand gris. Chaque mot porte en lui le goût du sang. Pourtant, elle continue sans laisser quiconque l'interrompre.

- Tu veux savoir ce que je pense? Je te retourne la question. Au lieu de croire savoir, demande. Je me fiche bien de ce que tu es. Tu n'es pas ma chose. C'est ce qu'on partage toutes les deux que j'aime! La curiosité, la recherche... eh! les bonnes tables aussi... D'égale à égale. Je ne suis pas là pour suivre une princesse hautaine et manipulatrice. J'en ai autant que je veux chez moi des comme ca. " Les derniers mots qu'a prononcé la sombre suintent le mépris.

- Toi... Tu parles de respect. "Tu te mets entre nous, je te tue." C'est ca le respect pour toi? Tu veux que je te demande? Combien de fois ai-je voulu savoir et récolté la colère ou la suspicion? Alors j'ai choisi d'attendre que tu parles. Sans chercher à savoir. D'avoir confiance. Car au fond, tu te trompes, ca n'a aucune importance. C'est pas de toi que j'ai peur. Dans sa bouche, chaque syllable bat du feu des siens.

La sombre se redresse un peu plus. Elle est laide c'est vrai, sans sa chevelure de neige, avec cette blessure boursouflée sur un autrefois si beau visage, avec toutes ces cicatrices qui s'entrecroisent sur un corps de danseuse éclatant d'élégance. Et pourtant, il y a une grace sauvage dans ses mouvements légers, celle d'un fauve devant sa proie.

- Parle et je t'écouterai. Mais incante contre moi, nous le regretterons. Puis je pleurerai tout ce qu'on aurait pu vivre.

Les paroles de la sombre s'étaient achevées en un murmure. Oui elle avait peur. Mais c'était de quelque chose bien plus angoissant que la plus dangereuse des magies.

- Franchement, si on en arrivait là, ca me contrarierait. Enormément. Parce que mine de rien... Ce serait particulièrement stupide. Sa voix avait pris un ton joueur. Un sourire plein d'audace ornait le coin de ses lèvres.

- Mon chien... "

Je me grandis, lui accordant un regard aiguë, tout sauf amusé. Ce qu'il dit n'a rien à voir avec le contexte de la situation. Ce qu'il fait n'a aucun sens. De quoi parle-t-il ? Comment peut-il sortir quelque chose comme ça maintenant. Après m'avoir attaqué, assommée, sermonné et avoir tenter de me mordre en traitre ? ... Après quelques instants je ne voyais qu'une chose, qu'une explication. Et elle était particulièrement amère.

Alors il en était encore là... Comme au départ de Frontière. Comme il me l'avait fait sentir tant de fois.

Il revendique tout ce qu'il a fait pour nous comme si je devais lui en être redevable. Chaque décision pour nous deux. Chaque avancée. Chaque choix. Il considérait toujours que tout ce que nous avions fait, tout ce que nous avions été, n'existait que par ma faute et qu'il s'était plié à des caprices. Il me tenait responsable de tant de décisions...

Et il continuait son ballet. Après son discours creux, sa fuite, son attaque, il continuait à sombrer dans sa propre incohérence. Sa propre folie. Bien loin du chasseur que j'avais rencontré, parfaitement conscient de sa condition et de ce qu'il voulait être...

Bien différent de l'amant qui se donnait et partageait sans compter les points.

Vouloir à ce point détester la personne que l'ont a soi-même mis sur un piédestal. Réclamer attention et reconnaissance pour des attentions tendres. Me culpabiliser en me rappelant que je lui en demande trop à chaque fois qu'il fait quelque chose qui me déplait... Après m'avoir blessée et droguée... Ce n'est pas de l'amour... Seulement une forme particulièrement tordu de contrôle et de dépendance.

En fin de compte... C'est abjecte.

Aussi abjecte qu'une haine et une colère qui ne me mènent à rien.

Mes pensées galopent pendant le monologue de la sombre, qui s'enferre un peu plus de ses certitudes. Qui présume une fois de plus de ce que j'allais dire.

Il ne comprennent pas...

Non en effet. Mais puis-je leur en vouloir ?

Voilà des années que dans la rage, la luxure et le sang je noie une quête bien plus importante que leurs vies combinées. Voilà des années que je me cache à moi-même.

A la fin du discours de Shyn'tae, je fais toujours face à l'assassin. Trois mots. Trois mots très simples me viennent, puisqu'il a l'impression d'être un chien en laisse...

- Tu es libre. Il n'en faut pas plus. Ils ne m'écoutent pas et ne s'écoutent pas. A quoi bon dire plus ? Ils martèlent leurs opinions comme s'ils voulaient s'en convaincre. Comme s'ils voulaient me prouver qu'ils avaient raison avant même de m'avoir tout simplement dit ce qu'ils pensaient. Ils vivent si fort dans leurs mondes illusoires... et c'est vers la sombre, sur le qui-vive, que je me tourne sans perdre l'autre Rythme. " Tu n'as pas peur de moi. C'est bien ça le problème. Ce que je suis à de l'importance, sinon tu n'aurais pas passer tant de temps à m'aider à le cacher. Quand vas-tu comprendre que c'est pour toi, pas pour moi qu'il faut avoir peur ? Je te cible, je meurs de faim, Dante rode autour, tu discernes le danger et quand je te demande de partir tu insistes pour rester sans raison. Tu n'as aucun instinct de survie. C'est un problème. Me cacher ne m'a attiré que colère, rancœur, dédain et danger. Aussi, je ne compte plus me cacher. "

Un hurlement de frustration, de rage, de colère et de révolte veut franchir la gorge de la drow, mais y reste bloqué, contenu à en donner la nausée.

Dante la dégoûte, à continuer à jouer à ses jeux de gamins, à croire qu'on se bat pour une femelle. Elle se dégoûte, à avoir été trop lâche . A s'être laissée menée au lieu de se battre. A avoir remis au lendemain. A avoir évité le problème alors qu'il était devant elle. Ce n'était qu'une tempête qui montait, inéluctable, n'attendant que l'étincelle de trop.

Urgoll fait une sacré bonne étincelle.
Dante a installé un beau lit de bois sec.
Shyn'tae est restée non loin sans rien faire.

Mais Il y aurait eu tant d'autres occasions ensuite.

Et si elle avait du respect pour Cécilie, ce fantôme prétentieux ne lui en inspire aucun. Et pourtant, elle ressent toujours ce sentiment amer, pour ce qu'elle était, avant.

Et il y a ces souvenirs. Ses propres certitudes incompréhensibles, ces pensées qu'elle ne pouvait pas concevoir, cette réalité qu'elle s'était si longtemps caché à elle-même, pendant des siècles même. Personne n'aurait pu reussir à la convaincre à l'époque.

Et même maintenant. Qu'est ce que cela signifie vraiment, être soi-même? Cécilie vivait depuis des années avec cette autre partie d'elle-même dont Shyn'tae ne savait rien et n'avait jamais rien su.

Le plus révoltant, est qu'enfin elle pense avoir peut-être compris. Et l'impuissance qui s'ensuit la révolte plus encore que le reste.

- Dante. Arrête de te plaindre. Tu n'as toujours rien compris. Elle a toujours été sincère." La drow l'interrompt froidement, sa voix roulant lentement. Son regard figé sur l'humaine brûle toujours de sa lueur contenue.

- Pourtant tu n'as pas essayé. Mais c'est vrai, je prends trop de risques. Colère, rancœur, dédain et danger… J'aurais aussi voulu compter tous les bons moments. Il y en a eu beaucoup. Tu compte faire quoi maintenant que tu ne te caches plus?

Un moment, j'offre à Dante le regard qu'il cherche à posséder pour celui qu'il impose. J'écoute. A chaque phrase, à chaque seconde, il m'apparait un peu plus délabré, un peu plus égoïste.

- Inutile de revendiquer ton insoumission. Je viens de te le dire : tu es libre. Tout ne tourne pas autour de toi. "

Je le laisse se débattre avec ses démons et ses revendications étranges, tourné autour de sa seule personne, et me tourne de nouveau vers Shyn'tae. La neutralité froide de mon expression, si courante pour ceux qui me connaissent, ne bouge pas. La colère y est absente, l'évidence et l'orgueil y siègent en bonne place, sans fausseté. Cela fait déjà un moment que je ne me force plus à porter un masque de jovialité ou d'humilité avec ces deux là, alors ce n'est pas maintenant que j’adoucirai mon attitude.   Une évidence sûrement angoissante pour ceux qui n'ont pas les même certitudes.

- Nos bons moments ne sont pas liés à mes dissimulations et mes plans n'ont pas changés. Apprendre, expérimenter, défier la Mort. Oublier la colère et la haines qui me font faire des sottises. Dorénavant, ce sera seulement plus dangereux... Ou peut-être pas finalement. Je verrai bien." Je hausse les épaules, un murmure à plusieurs tons m'encourageant à la prudence et me félicite pour cette décision. " J'aimerai que nous continuions à chercher ensemble, mais pas sans que tu aies conscience de ce que je suis. "

Tout s’éclaire...

Tu es libre.... et reste....

Il aurait dû le voir venir. La Bête l’a vue venir Avec ses pieds délicats. Il a bien servi ses desseins le temps qu’elle avait besoin de lui. Pourquoi s’est il attaché?

Les prunelles dépareillées s’éteignent... Avant de se rallumer sans aucune émotion. Il pourrait parler, plaider sa cause.... Mais non. Il ne quémandera pas la moindre once de considération.

plutot survivre brièvement, dagues aux poings et rage au coeur que vivre amoureux, à genoux dans une illusion d’égalité.

A cette idée, il se redresse encore plus si possible, droit comme un i majuscule. La grande bouche prend un pli neutre, l’homme regarde Shyn’Tae lui faire une remontrance comme s’il était un imbécile.

Il sait pertinemment qu’il joue pas au même niveau que les deux femmes. La magie il y comprend rien. Sa... La Ténébreuse a besoin d’autre chose pour avancer vers son but. Il n’est pas formé pour tout ça, ces conneries...

Sans un mot, il se détourne et prend le seau à moitié plein du puit avant de retourner vers la cahute. Gardant bien en lui ses émotions...

Il n’a rien à dire. Même La Bête se heurte a un mur de silence....