[Fernel] Je ne fais que passer.

Assise dans un fauteuil, je n’ai même pas un regard pour la porte qui s’ouvre, pas plus que j’en ai pour la haute silhouette que je devine du coin de l’œil. Ce n’est pas mon père. Père marche avec une canne. Pas de cette façon souple, presque sournoise, silencieuse. Tout ce que je fais, en cet instant, c’est me servir un nouveau verre de vin, parfaitement indifférente, en apparence, à celui qui vient d’entrer.

A combien de verres en suis-je ? Je ne sais pas.

Trois ? Quatre ? Je l’ignore. En tout cas, la cruche est vide.

Tout comme mon esprit.

Au moins, quand on boit, l’esprit se met en sommeil, il n’y a plus rien, à part toutes ces vagues, tous ces sentiments qui affluent puis qui refluent comme les vagues impétueuses contre un rivage trop calme. La métaphore me fait sourire, je porte le verre à mes lèvres, toute droite dans mon fauteuil, le visage éclairé par les flammes dansant dans l’âtre.

- Alors ? Tu t’es bien amusé ? Tu es content…mon frère ?

J’inspire profondément avant de prendre une nouvelle gorgée. Le liquide me brûle l’estomac, tout le corps mais…cela m’apaise en même temps. Je pense que la réunion des deux sensations est aussi grisante que l’alcool présent dans cette cruche…que je vide seule pour la première fois de toute ma vie. Cela étant, je sais, je sens, je comprends que tout ceci n’est qu’une illusoire solution. Il suffira du moindre mot pour que je sorte de mes gonds.

- J’aimerais retrouver Claude. Il était charmant, il était gentil, il était tout ce que j’aime. Tu l’as abandonné en cours de chemin ou c’était juste une façade pour me duper, ça aussi ?

N’a-t-il pas trahi ma confiance en mutilant Sylvie ? Qui me dit qu’il n’agit pas de même sur tout le reste ? C’est vrai ça…Je le regarde de biais avant de regarder à nouveau les flammes. Un menteur de plus dans ma vie, ce ne serait pas une nouveauté, mais ce serait la première fois qu’il se dévoile aussi vite.

J’ai une inspiration un peu plus profonde que d’ordinaire. Je fais tourner le liquide rubis dans le verre, refusant de lui accorder le moindre regard, le temps que l’orage violent qui s’annonce perde en intensité. Sous mon calme apparent et mon sourire poli…c’est la guerre. La guerre intense entre ce que j’ai envie de faire, envie de dire, envie de hurler même. Mais…Je suis une femme bien élevée. Les nobles dames ne font pas la guerre. Elles jouent sur d’autres plans, d’autres domaines, du moins c’est ce qu’on m’a toujours appris. Alors, pourquoi ai-je envie de ne pas écouter la toute petite voix raisonnable qui tente de se faire entendre sous l’orage ? Pourquoi ai-je envie de l’envoyer s’écraser contre le mur pour qu’elle se taise, rien qu’une heure ?

Les mots de mon frère sont autant d’aiguillons plantés en plein cœur, là où ça fait bien mal. Dois-je lui en vouloir ? Peut-être bien. Dois-je répondre ? Oui, sans le moindre doute. L’orage ne perd pas en intensité. Est-ce bien raisonnable ? Un sourire plein de cynisme s’affiche sur mon visage alors qu’il termine son petit laïus moralisateur. Non, ce ne serait pas raisonnable mais j’en ai envie. J’en ai une PUTAIN d’envie. Merci la Cuvée Fernel. Et cette PUTAIN de voix…Merde.

- Tu faisais moins le bigot quand tu me glissais du poison dans la main.

Je me lève et je me dirige tranquillement vers lui, le verre à la main, m’arrêtant tout juste face à lui, un grand sourire sur les lèvres. Je suis en pétard, je pourrais bien lui crever les yeux à coups d’ongles…voir le carmin nuancer ces prunelles dépareillées…mais non. Puis j’ai pas d’ongles assez longs pour ça. Et ça gâcherait tout le plaisir que j’ai à le regarder. Tiens…Il y a des fils d’or dans son iris droit. Un détail. Je l’ajouterai à son portrait demain, ou après, je ne sais pas.

- La femme que tu as rencontrée, c’est celle que ces ordures là en bas ont voulu que je sois. Une jolie coquille vide. Cette femme-là…

Je m’arrête pour finir mon verre d’une dernière longue gorgée de vin, gardant le verre à la main.

- …n’existe plus. Elle n’existe plus depuis que je suis rentrée ici. Ce que j’ai lu. Ce que j’ai VU. Ce que j’ai ENTENDU !!!!!! Oui, je veux qu’ils souffrent. Lentement. Avec art. Je veux qu’ils se voient mourir, qu’ils sachent ce que ça fait de se dessécher de l’intérieur, qu’ils s’étouffent avec leurs sanglots…Qu’ils lèchent les murs en quête d’un peu d’eau…Est-ce cruel ? Oui. Sans le moindre doute. Est-ce que j’ai honte ?

Un sourire énigmatique, un peu étrange, flotte sur mes lèvres.

- Non. Ils méritent ce qui leur arrive. Père a absolument tous les droits sur eux, parce que le premier lésé…c’est lui. Je lui laisse toute la liberté d’en faire ce qu’il en souhaite, peu importe ce qu’il fait là en bas tant qu’ils ont mal. Très mal. Et s’il le fait, c’est parce que JE le lui ai demandé. JE ne t’ai pas demandé d’agir en solitaire avec Sylvie. Tssss… Tu peux mal me juger, je m’en fiche.

L’orage est là. Je le sens sur le bord de mes lèvres. Je ferme un instant les yeux et regarde ailleurs, avant de me détourner de lui. Je ne m’en fiche pas du tout et c’est bien là le problème.

- Pourquoi j’aurais cherché à te duper, Dante…Ptêtre que je suis cruelle, oui, mais je n’suis pas une menteuse.

Oulalalala…Je me tourne vers la table du repas et aperçois les autres cruches de vin. J’avance donc là bas, en essayant d’assurer mon pas, maladroitement. J’attrape le premier récipient et verse rapidement du vin, pressée de m’enivrer pour ne plus penser à rien.

- A défaut de l’être sur d’autres points, au moins sommes-nous parfaitement assortis dans la déception, c’est mieux que rien. A ta santé, mon frère.

Qu’est-ce que j’ai dit, encore….Putain. PUTAIN.

Je ne dis plus rien. Je l’observe s’incliner, toute pâle.

Je le regarde.

Je l’écoute.

J’encaisse.

…

Il n’aura pas le temps de l’éviter. Le contenu de mon verre vient asperger son visage en une vague violette qui ruisselle sur lui.  

- Puisses-tu te noyer dans l’amertume, espèce de crétin.

Je pose le verre un peu trop fort sur la table, beaucoup trop fort. Je le sens se briser sous mes doigts, tout comme je sens un liquide chaud couler dans ma paume, sans que je ne ressente la moindre douleur. Pire, je m’approche même de lui d’un pas rapide, avant de le pousser de cette main, d’une pression sur son torse, disant d’une voix douce, trop douce pour l’être en réalité :

- Garde tes remarques à la con pour toi. Garde tes conseils pour toi. Garde ta déception pour toi. Tu vaux pas mieux que les autres. T’as des yeux, tu sais pas t’en servir. T’as des oreilles, t’écoutes rien. T’es rien, en fait. Juste un souvenir un peu trop beau qui grimace et qui dit de la merde…T’es rien du tout.

Je finis par rire à gorge déployée avant de sentir ma main piquer un peu beaucoup. Merde. La belle entaille dans la paume…

- Fait chier…

Pour le portrait ça attendra. Pas sûre, de toute façon, que j’aie encore envie de le faire, en fait.

- Genre ça t’intéresse, l’état de ma main…Sans rire.

J’ai reculé oui. Je ne veux pas qu’il touche cette blessure. Il ne vaut pas mieux que tous les autres qui ont susurré des conseils pleins de miel à mes oreilles pendant si longtemps. Il faut absolument que je cesse de le voir comme cet herboriste si gentil de la route de Serramire. Mon confident secret. Un ami lointain. Il n’est pas mon ami, il est mon frère. Est-ce mieux ? Est-ce pire ? Je ne sais. En tout cas, je suis là, à table, à saisir ma serviette de tout à l’heure et de la nouer autour de ma main pour arrêter le saignement.

Je l’observe ensuite, me redressant en le voyant agir. Il a vu la tache de mon sang sur sa chemise et il l’enlève, pour la jeter au feu.

- Hoooo et mon sang est trop impur sans doute pour un être aussi exceptionnel que vous, Votre Majesté des Mouches…

Jamais, en aussi peu de mots, et de gestes, m’a-t-on fait comprendre que je ne suis rien de plus qu’une merde.

- Tu ne fais que passer oui. Y a rien d’intéressant ici pour toi. Rien du tout, à ce que je vois. Juste des gens amers et insipides.

Même la vision de ce torse scarifié ne me sort pas de la peine qu’il vient de me causer. Et pourtant il est beau, mon frère. C’est peut-être bien ce qui me chagrine le plus, dans tout ce fouillis de sentiments contradictoires et puissants qui me traversent. Serrant la main contre ma poitrine, je l’observe avant de me diriger vers la cape que j’avais laissée sur la chaise, les yeux piqués de dépit et de déception.

- Le petit déjeuner est servi ici à 8h du matin. On mange habillé et sans armes. Je te souhaite la bonne nuit. Si on ne se revoit pas avant ton départ…bah…

Inutile de continuer cette conversation qui n’en est pas une. Je préfère m’en aller.

Le contact est de courte durée. Et c’est très bien comme cela. Il s’éloigne, s’incline et s’en va, sans dire un mot, ainsi que je le lui ai demandé.

Seule, je regarde la plaie que j’ai à la main, sans rien penser, le regard vide, avant de hausser les épaules, et de m’emparer d’une cruche de vin, d’un verre et de remonter à l’étage, sous le regard perplexe d’une servante qui ne sait pas très bien quoi en penser.

J’ai un regard pour la porte de la chambre d’Aaron.

Je m’arrête dans le couloir, puis je regarde la cruche de vin et continue mon chemin vers ma chambre.

A l’intérieur, j’ôte le filet de perles, mon collier, ma robe pour finir en chemise devant l’âtre, assise, les jambes repliées, buvant du vin jusqu’à une heure avancée de la nuit.

Comment suis-je parvenue à mon lit ?

Je l’ignore.

En tout cas je me suis endormie sans aucune difficulté, d’un sommeil lourd, sans rêves et la main douloureuse.