[Missive du Conseil de Thaar] Une convocation en demi-teinte.

Huitième ennéade, Verimios
An XVII, Cycle XI

A l’attention de la Reine Glinaina de Naelis,

Cette présente lettre n’a pas pour but de s’attarder sur les différends entre Thaar et Naelis.  rappelle à tous un passé proche, un passé que certains voient devenir le futur, même s’ils sont peu à le regarder s’approcher d’un bon œil, même s’il s’est paré cette fois d’un bien différent masque… Vous le savez déjà, le Puy d’Elda s’intéresse à nouveau aux affaires de l’Ithri’Vaan.

Se parer de ses meilleurs atours pour rencontrer Thaar ou reprendre Sol’Dorn est déjà de l’histoire ancienne cependant et Elda ne s’en cache plus, son intérêt se porte désormais tout particulièrement sur Naelis. Tout semble converger vers une marche des Sombres sur Naelis, mais avant de marcher ils demandent à parler.

Nous vous convions alors à un sommet entre le Royaume de Naelis et celui du Puy d’Elda qui se déroulera au Joyau de Thaar, en assurant qu’en cas de réponse positive il n’y aurait pas de plus haute priorité pour Thaar que la sécurité de toutes les parties de ce sommet.

Prenez soin de votre Royaume,

Le Conseil de Thaar

Le messager du Conseil, un homme richement vêtu, était arrivé le matin même à Naelis par la voie des eaux, et il avait pour ordre de transmettre sa lettre directement à la Reine. Il en connaissait le contenu mais il avait également un complément qu’il devait servir à Glinaina ou quiconque prendrait la lettre. Ce complément avait le potentiel d’être légèrement incriminant alors il ne devait en exister aucune trace écrite. Ce second message était d’assurer à sa Reine que le Conseil de Thaar n’était pas idiot et qu’il savait très bien qu’à moins que Naelis ne trouve une façon de s’en servir contre le Puy d’Elda le petit royaume ne répondrait jamais favorablement à une telle demande, alors les Princes Marchands s’en remettaient à sa décision sans essayer de la faire pencher d’un côté ou de l’autre. Le messager ne savait si c’était une approche sincère ou une façon de favoriser une issue plutôt qu’une autre, mais dans tous les cas l’invitation avait été portée et il ne manquait plus qu’une réponse.

-Pas comme ça soldat.

Aegden s’approcha d’un des humains à qui il devait apprendre à vaguement tenir une épée. Pour une race étant sensée apprendre vite, il avait l’impression de ne pas avoir avancé depuis des ennéades avec eux. Celui-là en tout cas n’arrivait décidément pas à maîtriser la frappe qu’il venait de montrer pour la centième fois. Pourtant la voix du commandant restait parfaitement neutre.

Il vint prendre le bras du jeune homme à qui il s’adressait alors que ce dernier le fixait avec des yeux ronds comme des soucoupes. Si l’elfe avait bien du mal à donner un âge aux éphémères, il pouvait toute de même se douter qu’il devait être à peine adulte celui-ci. Il ne devait pas avoir eut souvent affaire à des soldats.

-Placé comme ça tu ne toucheras rien que le vent et tu laisses ton adversaire champs libre pour te trancher le bras.Le manipulant comme s’il ne s’agissait que d’un mannequin articulé, le soldat plaça le bretteur en herbe dans une meilleure position et lui fit exécuter l’attaque au ralentit. Il recula ensuite d’un pas en arrière. Maintenant recommence.

-L’épée est trop lourde.

-Tu t’y fera.

Il manquait cruellement d’expérience et avait besoin de temps pour avoir une chance au combat. Et il était loin d’être le seul pouvait constater le commandant.... Avant qu’ils ne continuent cependant, des pas nouveaux se firent entendre et les quelques autres combattants se figèrent eux aussi à la vue du messager qui s’approchait.

-Aegden ! L’elfe semblait essoufflé. J’ai traversé toute la ville haute pour te chercher…

-Il y a du nouveau ? Des nouvelles des sombres ? Sa voix s’était faite plus basse tandis qu’il faisait signe aux autres de reprendre leur entrainement.

-‘Sais pas...Un garde cherchait à réunir du monde dans la salle du conseil du château...‘m’a pas dit grand-chose à part de l’aider à aller chercher mes supérieurs. Une histoire de lettre je crois. 

-Merci Fasdir. Aegden hocha la tête. Reprend ton souffle, j’y vais.

Et il joignit son geste à la parole sans plus attendre, ne prenant le temps que de trouver un elfe de confiance pour le remplacer de ce côté-ci des lieux d’entrainement. Il n'avais pas la moindre idée de ce qu'il se tramait mais il espérait fortement s'inquiéter pour rien.

Le souffle des brigands et des contrebandiers de haut vol peuplant la taverne n’était plus, même les battements de leurs cœurs semblaient s’être tus l’espace d’un instant pour laisser le seul le son des dés d’os roulant sur la table résonner dans la grande salle.

Sept.

Des éclats de rire retentirent dès lors, on trinquait si fort que l’on en renversait de la bière sur le sol et les applaudissements eurent tôt fait de couvrir les grognements des parieurs mécontents.

- J’ai une de ces veines aujourd’hui !

La noirelfe se saisit de trois des quatre dés, écartant le dernier du dos de la main. Elle préparait son lancer sous le regard des spectateurs pariant de leur côté, et prenait grand soin d’éviter de poser les yeux sur le sourire satisfait de la doublure du baron.

- Alors ! Tu nous les jettes ces dés à la fin ?! S’écria la doublure en se dressant sur ses jambes.

T’sisra s’exécuta d’un geste sec, son poing desserrant son emprise sur les dés. Une fois de plus, toute la taverne retint sa respiration, la noirelfe y comprise. L’un des dés venant de tomber sur le chiffre un, elle écarquilla les yeux tout en serrant les dents.

- Quatre ! S’égosilla enfin la noiraude dans un sourire malicieux, tandis que les hurlements et les applaudissements reprenaient. À votre tour l’ami.

La doublure du baron s’empara de deux des trois dés, tandis que la daedhelle déposait le dernier avec les autres. Les règles de ce jeu étaient fort simples : La partie commence avec une quinzaine de dés, chaque tireur retire à un dé à chaque fois que vient son tour de lancer. Si tous les dés en sa possession tombent sur le chiffre un, c’est une défaite. Les chances de perdre son donc bien minces en début de partie, seulement quand vient la fin la tension est palpable ! Il est d'ailleurs de coutume que les spectateurs parient sur le nombre de manches déterminant la fin de la partie.

- Bon sang…. Souffla la doublure en secouant les dés entre ses paumes. M’abandonne pas maintenant !! Hurla-t-il en laissant le destin guider sa propre main.

Sept, encore !

- Aha ! Haha ! On arrive au bout, noiraude ! On y arrive !

T’sisra s’empara d’un seul des deux dés. Il n’y avait toujours qu’une chance sur six de perdre. Aussi tenta-t-elle le sort sans plus attendre.

Cinq.

- Il semblerait bien que la chance soit encore avec moi. J’espère que vous pourrez en dire autant.

- Il ne faut pas vendre la peau du kerkand avant de l’avoir abattu très chère, je v…

Et la porte de la taverne s’ouvrit à la volée. Un soldat en armure venait de poser le pied sur le plancher de l’établissement sous les regards tout à coup peu amusés des clients. Il s’agissait après tout d’un haut lieu de rassemblement de la pègre et ces derniers n’appréciaient guère la maréchaussée.

- T’sisra Do’ath, l’on vous fait mander au château. Il s’agit d’une affaire de la plus haute importance et votre présence est requise sur le champ.

- Aah… Ils ont le chic pour arriver aux pires moments ceux-là… Vous ne voyez pas que nous sommes en pleine partie ? S’offusqua la doublure du baron en levant les bras au ciel d’exaspération. Au moment le plus crucial qui plus est !

- Nous finirons cette partie plus tard. Il ne nous reste qu’un seul dé, difficile de se tromper en reprenant.

La doublure se contenta d’un long soupir, faisant signe de la main la daedhelle d’y aller au plus vite. Les clients, quant à eux, se réfugièrent dans des murmures et des railleries sussurées et minaudées à l’attention de la garde naélisienne.

Sans perdre un instant, T’sisra emboîta le pas, rapide et cadencé, de son guide et tous deux traversèrent la ville haute en direction du château. Une poignée de minutes plus tard, la noirelfe poussait les portes de la salle où s’étaient réunis les pontes naélisiens et leurs alliés pour discuter des affaires urgentes.

- Messieurs. Fit la drow en inclinant la tête en guise de salutations. J’ai fait au plus vite.

Les arcanes perturbées tourbillonnent autour de toi en une sphère presque parfaite, astre éthéré dont tu es le noyau. Les drapés de rouge et d’or flanqués du sceau d’Arcamenel, ceux de ton mariage, claquent dans ton dos, alors que s’y engouffre le vent d’hiver. Ta face sans visage se peint dans les yeux de tes victimes, alors que leurs corps petit à petit échappent à leur contrôle. Tu recules d’un pas, de deux, et la bave commence à monter aux lèvres de l’épéiste qui te fait face. La plante de son pied s’arrache douloureusement au sol, son épaule se jette péniblement en avant, ses gestes s’enchaînent avec une infinie lenteur, et quand tu recules d’un pas de plus, c’est une véritable éternité que tu creuses entre vous. Il le sait. Il en rage. Mais maintenant, il n’y peut plus rien.
L’héroïque vibration d’une pulse asphyxiée met tes sens en alerte. Ton esprit se vide un peu plus, tes oreilles se plaquent contre les parois de ton casque. Ton bras droit se lève, se porte devant ton buste. Tu frappes l’air devant toi de ton bouclier, et l’atmosphère est soudain alourdie du son sourd d’un trait qui se brise.
Ton sceptre fait un tour. L’éther explose autour de l’épéiste, et le pauvre homme s’écroule. Ton sceptre fait deux et trois, et là où en pointe le pied s’abat un tonnerre d’arcanes, brûlant son chemin à travers les chairs d’un archer sur le point de décocher ce qui aurait été son dernier trait.

Tu souffles, laisses les flux retrouver leur naturelle place, avant de lentement te diriger vers le plus proche des deux hommes, relevant sa carcasse endolorie. Tu tends une main vers le combattant qui l’accepte en pestant sourdement. Tu l’aideras à s’en remettre… plus tard. Quand il te sera revenu assez d’energie pour t’en charger correctement. Pour l’instant, tu aurais toi aussi besoin d’une pause.

- Saleté de magie…

- Ce n’est rien à côté de ce que feront les nécromanciens d’Elda.

- C’est là tout le problème.

- Question de timing. tu te tournes en direction de l’archer Vous m’avez laissé une ouverture. Je l’ai prise.

Au combat tout ne se jouait jamais qu’à un fil. Cette fois-ci tu avais été le premier à tirer dessus. La fois prochaine, il faudrait que vous le fassiez tous. Les Eldéens ne vous donneraient que peu le droit à l’erreur.

- A… le messager Naélisien se reprend ahem, Noruì…

Ceux avec qui tu t’entraînes savent. Les Hautes-Sphères Naélisiennes – dont font partie les deux combattants – savent. Avec Nakor dans les parages, à eux il aurait été difficile de le dissimuler de toute façon.

- Vous êtes demandé au Palais pour une affaire de la plus haute importance. les yeux du messager s’arrêtent sur les deux hommes Vous aussi commandants.

Un hochement de tête de votre part à tous les trois fit office de confirmation. Et après que l’épéiste et toi furent allés offrir une main à un archer plus amoché que vous ne le pensiez, la procession prit à un rythme modéré la direction du palais. Ainsi les trois hommes armurés que vous étiez arriveraient probablement les derniers.

« Protecteur, votre présence est exigée au Palais. » m'annonça l'un de mes hommes.

Décidément, ces humains appréciaient bien vous convoquer sans vous préciser les raisons. Ou alors c'est le messager qui avait omis de la préciser. L'un dans l'autre, si cela me permettait d'éviter les réunions dans lesquelles chacun se flagornaient pour se donner du courage, alors cela me convenait très bien. Mais, je ne pouvais pas déserter chacune des réunions simplement parce que je voulais éviter la compagnie de nécromanciens et d'aliénés mentaux, et encore moins parce que je dois découvrir la raison de cette réunion moi-même.

« Quand ? »
« Le plus tôt possible. »

Ben tiens. La seule question qui tenaillait mon esprit était celle de savoir si cette réunion était plus importante que la stupide idée de s'allier à des bandits. Mais, à situation désespérée… tout pouvait trouver une once de justification, en espérant que cela ne soit pas la cause de notre échec. À vrai dire, avec ou sans les criminels de cette ville à nos côtés, cette guerre s'annonçait plus que jouée d'avance. Alors, tant qu'à faire, autant regarder leur visage une dernière fois avant de trépasser.

« Bon, bon, bon… Je vais me changer, on va bien voir. »

À quoi bon venir faire la guerre si ce n'est pas pour se battre. J'étais Protecteur, et même si cela m'ennuyait à des points inimaginables, il fallait bien que je tienne mon rang alors que la bataille était proche. Je le devais au moins pour mes hommes qui m'avaient suivi jusqu'ici et qui étaient en droit d'exiger que leur commandant se comporte comme tel. En vitesse, je me vêtis d'une tenue convenable et prit la route du Palais.

J'étais le dernier à être arrivé, je crois bien. Peut-être manquait-il d'autres personnes, mais cela m'échappait et je m'en fichais. Les personnes présentes eurent droit à un sec hochement de la tête pour les saluer, sans plus. Pas de sourire hypocrites, ni de mots creux, ni révérence imméritée. Bizarrement, j'avais hâte d'en savoir plus sur la raison de cette réunion.

Le visage d’Aegden s’était assombrit de nouveau en écoutant Nakor lire cette fameuse lettre et leur transmettre le message qui y avait été ajouté. Ses doigts tambourinaient machinalement le bois de la table. Tout cela ne lui disait rien qu’il vaille.

-Initiative d’Elda ou de Thaar, je ne suis pas certain que ça fasse grande différence. A l’heure qu’il est l’un est probablement aux pieds de l’autre, à obéir sans discuter pour éviter l’oblitération… Il secoua la tête. Non décidément il ne prêtait aucune confiance aux Thaaris. Ils ne pensaient qu'à leur intérêts pathétiques et destructeurs et changeaient d'alliés dès que cela les arrangeaient. Le conseil ne cache pas se douter de la réponse de Naëlis et il a raison. Envoyer quelqu’un négocier là-bas, avec toute l’assurance que les Thaaris peuvent bien donner, pour ce que ça vaut, c’est du suicide ni plus ni moins.

Combien de fois Elda avait-elle établie de telles manigances ? Combien de fois Anaëh avait-elle été frappée par une main soit disant tendue ? Combien d’embuscades coûtant la vie à bien trop des leurs ?

Les drow ne négociaient pas, ils empoisonnaient.

-Nous avons encore beaucoup à faire pour être réellement prêts à faire face à une armée drow. Ne perdons pas notre temps, ni nos hommes en discussions sans issues.

Aegden n’était pas diplomate et ne s’était jamais targué de l’être. Il avait toujours préféré les actions concrètes aux longues heures de négociation qu’il jugeait vide de sens. Quant à la partie orale du message, ce n’était pour lui qu’une tentative du conseil pour endormir leur vigilance en leur faisant miroiter un prétendu objectif commun.

Toujours masqué par ton heaume, ton visage reste immobile, comme si tu fus une statue endormie, alors que Nakor lisait le courrier. Alors les sombres demandaient à « parler ». Les sombres ne demandaient pas souvent à « parler ». Et lorsqu’ils demandaient à « parler » ce n’était que pour mieux cracher leur venin dans la gorge de quiconque voulait bien croire qu’ils aient quelque chose à dire. Non. Vous n’auriez rien à gagner d’eux si rencontre devait-il y avoir. Ils ne promettraient rien si ce n’était pas pour prendre plus. Les Eldéens cherchent la domination, et chercheront toujours la domination. Les rencontrer, ce ne serait que l’occasion de se soumettre, ni plus ni moins. Et encore, même en se soumettant, rien ne garantissait qu’ils ne plongent pas la lame dans les chairs d’une bête déjà à genoux, pour s’assurer qu’elle ne se relève plus jamais. Non… il n’y avait rien à espérer des Eldéens… des Vaanis par contre…

– Si les Eldéens contrôlent Naélis, ils contrôlent toutes les voies de commerce entre Thaar et l’extérieur. tu engages, d’un ton trop neutre pour ne pas effrayer Les Princes-Marchands doivent bien s’en rendre compte. Et il y a peu de chances qu’ils s’en accommodent. tu attrapes ton sceptre, posé à ta gauche, pour en faire tinter le pied contre le sol J’ose croire que les Princes-Marchands ne sont pas des imbéciles, et qu’ils se rendent bien compte que le peuple Eldéen n’est pas digne de confiance. Pas assez pour se mettre en position de faiblesse face à lui. ton sceptre fait un tour entre tes doigts, évitant de peu le bords de la table Il y a quelque chose à jouer là.

Tu marques une pause, tu réfléchis, tu te demandes qui, quand, comment… sous quels prétextes… comment renverser la tendance, et utiliser contre vos ennemis une réunion sur laquelle – étant déjà une force en présence – ils avaient beaucoup plus de contrôle que vous ? Comment faire en sorte – si vous deviez envoyer quelqu’un – que le-dit messager ni ne laisse entendre aux drows vos secrets, ni ne revienne avec de la désinformation ? Comment s’assurer de faire d’un émissaire un atout et pas une faiblesse ?

- Nous avons un allié de circonstances au sein du Conseil des Princes-Marchands. tu déclares sombrement Qui lui non plus ne souhaite pas voir l’Elda prendre de pouvoir en Ithri’Vaan. Envoyer un émissaire serait l’occasion parfaite de rétablir le contact avec, et d’orchestrer une attaque depuis l’arrière des lignes ennemies. un tour de bâton, et son pied claque encore une fois sur le sol À condition que l’émissaire ne soit pas notre véritable porte-parole.

Pendant que l’Elda se concentrait sur celui que vous leur envoyiez, avec un peu de chance Maralina pourrait renégocier un contrat avec l’un de ses gros clients…

- Le Sud de la Péninsule n’est pas étranger aux affaires avec Thaar que je sache ?

La noirelfe était restée silencieuse depuis que les lèvres de l’Archimage eussent muées. Les enjeux mis en avant se révélaient être extrêmement intéressants. Surprenants ? Peut-être pas tant que cela en fin de compte.

- Mis à part l’Anaëh, les grandes puissances de ce monde sont toutes en cheville avec les guildes marchandes thaaries. Le Sud de la Péninsule n’y faisant pas exception, ça je peux vous le garantir. La daedhelle marqua un temps d’arrêt, passant son index sur ses lèvres, elle avait ce regard dans le vague trahissant une prenante réflexion. Si les partenaires commerciaux des thaaris ne sont pas encore au fait de tout ce qui se trame en Ithri’Vaan, ou ne sont tout du moins pas encore assez impactés pour s’en inquiéter, je vous rejoins sur le fait que les Princes Marchands, eux, aussi atroces peuvent-ils être, sont loin d’être des idiots finis. Ils ne peuvent pas se permettre de perdre la seule route commerciale hors du contrôle puysard, mais… Ils ne peuvent pas non plus se lancer dans une guerre militaire contre l’Elda.

T’sisra se pencha un peu sur la table, son regard passait des uns aux autres avec un air plus sérieux encore qu’à son habitude.

- Le but ultime du « divin Eda Vengeur », fit-elle en mimant les guillemets avec ses doigts non sans une certaine ironie dans le ton, n’est pas la guerre. La guerre au sens noble du terme, j’entends. Il s’agit bel et bien d’une vengeance pure et simple. Or la guerre est une autre affaire. L’agression est un mouvement instinctif, présupposant de la capacité à pouvoir être ennemi. Et l’attaque est une force, cependant elle nécessite le besoin impérieux de rencontrer une résistance pour exister, il est dans sa nature de chercher cette opposition. Au contraire de la vengeance et du sentiment de rancune qui sont une faiblesse poussant à l'erreur. La nécromancienne marqua une nouvelle pause. Les vaines tentatives du Puy visant à annihiler la « Prime Œuvre » en témoignent pour moi, aussi dramatiques purent-elles être. La noirelfe avait utilisé le terme de « Prime Œuvre » avec une légère hésitation et son regard chercha une approbation chez la délégation elfique. Aujourd’hui, en revanche, le Puy ne cherche pas à accomplir une vengeance mais est bel et bien sur le pied de guerre. Si leurs soldats peuvent être de sanguinaires abrutis motivés par une haine farouche, je pense que ceux qui tirent les ficelles depuis l’intérieur du volcan sont bien plus éclairés. Ceux-là ne se sont jamais remis de la déchéance du Quatrième Ost ni du morcellement du territoire de leur ancien empire et cherchent sans aucun doute à le rebâtir. Ce qui passe inévitablement par l’affaiblissement économique de la puissance thaarie, afin d’éviter toute confrontation directe avec un ou plusieurs des grands royaumes miradelphiens. Aussi, cette invitation pourrait très bien être un piège éhonté, je vous l'accorde, cependant elle pourrait tout aussi bien être une véritable requête visant conquérir diplomatiquement et, de fait, sauvegarder des ressources militaires pour de futurs combats quant à eux inévitables.

La paume ouverte et orientée vers le plafond de la pièce, la noirelfe désigna le roi elfe. L’idée était judicieuse, surtout s’il disposait d’un atout au sein même du Conseil des Princes Marchands.

- Je préconiserais d’utiliser le réseau d’espion de Naélis. Un mage de l’ombre pourrait accompagner un émissaire. En établissant le contact, nous connaîtrons leurs objectifs précis. Et si tout ceci devait être un piège, un mage de l’ombre, espion qui plus est, saura prévenir Naélis. Il est en tout cas primordial que notre émissaire reste sur place, à Thaar, et ce jusqu’à la fin du conflit. Et dans le pire des cas, cela nous permettra toujours de gagner du temps. En parallèle, entrer en contact avec votre allié thaari pourrait faire pencher la balance en notre faveur en cas de conflit armé inévitable. Je vous suis sur cette idée.

« La conquête de Naélis consoliderait, voire rendrait définitive l'assise terrestre d'Elda sur les Princes-Marchands, qui n'aurait plus que la mer pour pleurer. » Et la mer ne serait pas assez pour soulager ces fumiers ivres de richesses. « Leur instinct de survie et leur farouche volonté de ne pas perdre leurs tapisseries de soie et leurs palais de la taille d'Anaëh peuvent les pousser à s'allier à nous, ne serait-ce que pour une seule bataille. »

Comme pour les criminels de Naélis qui seraient nos “alliés”, les vaanis pouvaient être une autre voie à explorer. Quitte à conclure des alliances dangereuses, pourquoi ne pas aller au bout de l'idée ? À situation désespérée, réaction impensable. La corruption rongeait l'Itri'Vaan comme un cancer, et rien n'empêcherait les princes-marchands de nous trahir si Elda agitait ses piécettes brillantes devant eux. S'allier à eux était une idée aussi stupide que de s'allier à des bandits, car il suffisait d'un rien pour que les vaanis se retournent contre nous. Contrairement à Naélis, ils n'avaient pas de patrie, sauf si la richesse en était une.

« La lettre nous invite à un sommet, pas à une rencontre glauque dans une ruelle sombre. » soulignai-je, en agitant l'index en guise d'avertissement. « Nos amis de Thaar attendent des dirigeants, des chefs de guerre : des décideurs, non pas des émissaires et des messagers sortis de notre chapeau. »

Ce fait, tenant de la définition d'un “sommet”, penchait d'ailleurs en la faveur d'Aegden, qui s'attendait à un piège. Réunir tout le monde autour d'une table et empoisonner le vin était une pratique courante, sauf que nous sommes résistants à la plupart d'entre eux. Mais, à part si le Conseil était déjà rallié à Elda, il n'avait pas de raison de le faire. Tout cela pour dire qu'il serait dangereux qu'aucune personne gradée ne fasse le déplacement. Car, répondre était une chose, s'allier en était une autre.

« Bien entendu, cela ne nous empêche pas de trouver des moyens de connaître leurs secrets et d'essayer de les retourner contre nos ennemis. » Cette idée n'avait rien de stupide, pour une fois, je devais bien l'admettre. Mais pas le dire… il ne faut pas exagérer. « D'ailleurs, leur courrier ne mentionne pas nous autres, les Elfes. Soit ils nous ont rangé directement dans le camp de Naélis, soit ils ne sont pas au jus de notre arrivée. Il y a moult manières d'utiliser cette information à notre avantage. »

Le “sommet” ne s'attendrait donc pas à avoir un Roi, un Protecteur ou un commandant elfe débarquer sur leurs terres, sans quoi nous aurions sans doute été conviés. Mais, surtout, Elda ne sera certainement pas ouvert à parlementer avec nous. Du moins, je ne les en imaginais pas capables. Et, la position de force des elfes noirs pouvaient certainement les rendre plus naïfs, prévisibles ou tout simplement moins prudents. Un moyen plus diplomate que l'espionnage.

« Dans tous les cas, des risques seront encourus. Mais, quelle que soit l'issue de toute cette diplomatie, nous pouvons obtenir nombre d'informations utiles pour la guerre à venir. »

Des chefs de guerre et des dirigeants, évidemment. Cependant rien n’obligeait à se plier à leurs exigences. Rien n’obligeait une prise de risque aussi importante pour le plaisir de ces sombres retors. Les sommets tenus lors des conflits ne restaient possibles qu’uniquement dans l’hypothèse où les belligérants se respectaient et s’estimaient.

- Ils feront avec ce qu’on leur enverra. Je n’ai rien contre un sommet, si tant est que les deux opposants éprouvent un respect mutuel, or pour les puysards, les autres races, cultures et peuples restent en de ça de la leur. Certes leur société est basée sur une certaine méritocratie, cependant elle est loin d’inclure tout le monde. Si nous voulons sortir vivant de cette guerre, nous n’avons d’autre choix que de composer avec leur façon d’agir et leur conception du monde en refusant leurs règles pour imposer les nôtres.

Autour de la table, les généraux naélisiens étaient restés relativement perplexe quant à l’idée d’envoyer chefs de guerre et personnalités officielles sur place. S’il s’agissait bien d’un piège, leurs armées auraient tôt fait de se retrouver démoralisées et leur cité serait balayée comme un simple fétu de paille.

- Notre objectif n’est que de gagner du temps. Eux, chercheront à en gagner. Cette rencontre peut tout aussi bien être un moyen de nous faire regarder ailleurs pour nous laisser croire que nous avons encore du temps. Reprit la daedhelle en tournant la tête vers Artiön. Si cette rencontre ne mène à rien, peu importe. Peu importe tant que nous puissions profiter de l'occasion pour nous arroger le soutien de votre allié au sein du Conseil. Envoyer un émissaire à ce sommet, accompagné par l’un des espions de la Tour d’Ombre, suffira amplement, et si nous avons de la chance, nous gagnerons du temps et un allié.

T’sisra se redressa. Aucun des humains à cette table ne semblaient vouloir mettre sa tête en jeu, et avec elle l’avenir de la cité. Aussi, la prudence avait conquis leur cœur sans plus de difficulté.

- Et bien messieurs, je pense notre réponse à cette invitation est toute trouvée.

Il eut fallu que les choses soit remises sur le tapis. Soit, cependant la tournure que prenait la décision finale fit grimacer la noirelfe plus que de raison. Si l’idée paraissait logique, elle occultait le danger immense que représentait la magie et peignait déjà une cible dans le dos de l’espion par sa simple présence au sein même de la délégation.

- Contre. Fit la noiraude à la grande surprise des autres. Et non, je n’ai changé d’avis sur la finalité, seulement sur le moyen. Il est inconscient d’envoyer un homme aussi qualifié et haut-gradé. Les officiers supérieurs sont dans le secret militaire. Je ne doute pas de leur loyauté, seulement face à un mage de l’esprit du Puy ils plieront, contre leur volonté, mais ils plieront. L’homme qu’il nous faut est un diplomate, accompagné de deux troufions si vous y tenez, mais pas d’une délégation au complet. N’oubliez pas que ces gens là devront patienter jusqu'à la fin de la guerre à Thaar.

La daedhelle posa les deux mains à plat sur la table. Son regard passait des elfes aux humains, elle s’apprêtait à réitérer la marche à suivre.

- Il nous faut envoyer un diplomate qui ne sait rien de la chose militaire, de nos plans en cours ou quoi que ce soit d’autre. Prenez le plus mauvais d’entre eux s’il le faut. Faites-le accompagner de deux soldats, de préférence les plus idiots et inutiles qui soient. Aucune information ne doit filtrer. Qu’un mage de la Tour d’Ombre les accompagne pour nous prévenir s'il devait s'agir d'un piège. Ceci formera notre délégation pour le sommet. Ensuite, afin de contacter l’allié des elfes sans anicroche, c’est une autre personne qui devra s'y atteler. Elle prendra un autre chemin, et emportera un pigeon avec elle. S’il est prise ou compromise, elle n’aura qu’a lâché son oiseau et nous saurons. T’sisra marqua un silence avant de conclure une fois encore. La réussite de cette manœuvre diplomatique dépend de notre capacité à compartimenter nos plans et tromper l’œil ennemi.

- Un marchand Sybrond. tu interviens, choisissant de ne pas plus t’étaler sur le reste Le Sud de la Péninsule est loin d’être étranger au commerce avec l’Ithri’Vaan. Que l’un des Sybronds de Naélis – un ayant conservé son accent de préférence – fasse office de contact, et les choses devraient passer inaperçues.

Tes doigts se resserrent contre le bout métallique couvrant ton menton, tes sourcils tentent de se rejoindre au-dessus de ton nez, ton visage entier se contorsionne loin de leurs yeux, n’opposant à tes convives qu’un penseur d’or d’odeline et de laiton plutôt que de chair et de peau.

- Notre présence ici est inconnue des Vaanis pour l’instant. Qu’elle le reste aussi longtemps que possible. De même pour l’état de guerre. En attendant, profitons que les voies maritimes soient encore ouvertes pour envoyer le premier de nos messagers. Avant la délégation officielle. Une fois son « voyage d’affaire » terminé, il n’aura plus qu’à revenir d’où il vient via la marine commerciale, comme il est venu, alors que les officiels feront leur entrée en jeu et que la méfiance des Daedhels ne fera que s’éveiller.
Notre contact aura déjà la puce à l’oreille, et de cette manière, pourra continuer de se tenter à subtilement influencer la suite des choses si l’envie lui en vient. Et ce qu’il pourra en ressortir durant le sommet, notre délégation pourra faire en sorte de nous le communiquer d’une manière ou d’une autre.

Simple sur le papier. Extrêmement complexe en pratique. Parce que s’il fallait composer avec la possibilité d’un trafic maritime déjà surveillé par une Thaar vérolée par l’Elda, il fallait en plus se poser la question de qui ?

- Maintenant reste à savoir s’il est un seul des Sybronds de Naélis qui tienne assez à ce Royaume pour en prendre le risque.

Quand vous disiez que seul un effort conjugué de toutes vos forces en présence saurait préserver ce Royaume, vous ne mentiez pas. Que les Naélisiens cherchent à sauver Naélis, et même avec vous pour les aider, ils ne pourraient éviter de se salir les mains.