A deux, mon frère (Braähm)

J’attendis quelques moments encore dans cette salle du trône, secouant la tête lentement après le départ du roi.

« Harald, » murmurai-je pour moi-même, « tu n’as toujours pas compris… Dans tes prières à Yaron, j’espère fort qu’il t’aidera à ouvrir les yeux. »

Car une nouvelle foi, le Groman-Rik m’avait insulté, me comparant à « un marmot capricieux ». Son expression m’avait tiré un sourire moqueur, mais je l’avais écouté. « Autorisé ma présence », « outrepassé sa volonté », « accepter ce qui ne va pas dans mon sens »… Mon sourire s’était éteint petit à petit, mais j’étais resté coi. S’énerver plus encore n’aurait rien résolu, et j’étais étonné de ne pas avoir fini au cachot pour mon insolence. Tout n’était peut-être pas perdu, Harald semblait conserver une once d’honneur. Restait à savoir si celle-ci tiendrait, se multiplierait ou s’éteindrait. Je sortais enfin de cette pièce que je ne reverrais sans doute pas avant l’Althinkalan, ruminant ces songeries moroses sans savoir les arrêter. Je ne remarquai même pas Ararün qui m’attendait, et dont la paume sur mon épaule me tira de mes pensées.

« Mon ami, je ne pensais pas devoir en arriver jusque là... » marmonnai-je doucement à son attention. « Qu’as-tu donc à me dire ? Je t’écoute. »

Nous parlions à voix basse, le bruit de nos pas couvrant nos mots pour que même les patients gardes autour de nous ne puissent nous entendre.

Un long soupir s’échappa de ma bouche après la tirade du capitaine. Sortis du palais, les grands couloirs de Kirgan et ses magnifiques colonnes nous accueillirent, et j’étais content de retrouvé l’air plus frais de la cité. J’aperçus très vite ma fille qui regardait avec inquiétude l’entrée du palais. Lorsqu’elle me vit accompagné du soldat, un air soucieux se dessina sur son visage, que j’effaçais simplement d’un signe de la main et d’un sourire. Elle me répondit par le sien, plus triste, et s’éclipsa alors.

« Si nous ne faisons rien, le Zagazorn finira affaibli, ou détruit, par la main de Mogar. Tu es capitaine de notre capitale, tu as donné serment de protéger ces Braises-Vies qui l’animent. Regarde-les. » Je tendis le bras pour lui montrer, çà-et-là, des groupes de Dawis qui vaquaient à leurs occupations. Ici, deux naines marchaient vivement, prises dans leur conversation sans doute importante, a leur ton fort ; là, quelques jeunes barbes éclataient de rire après la sottise d’un des leurs ; plus loin, trois saouls titubaient, sortant de la taverne qu’ils avaient occupé toute cette journée. « Si nous ne faisons rien, » répétai-je, « qui pourra L’arrêter ? Nous ne pouvons rien contre l’ire du Père, mais nous pouvons peut-être l’empêcher d’en arriver là. Harald… Il n’a pas voulu nous écouter. Alors je te demande, Ararün, quel autre choix avons-nous ? »

Je l’arrêtais d’une tape amicale sur l’épaule et me mis face à lui.

« Serais-tu prêt à abandonner, et risquer leurs Braises-Vies, parce qu’un Dawi à la dure caboche reste aveugle à ce danger qui nous guette ? De plus… Le doute et la rumeur sont déjà là. Yggdar Frappe-Rune lui même les a entendues, sans y prêter attention, tu le connais, mais si même lui est au courant, tu peux être sûr que dès demain, la moitié de Kirgan le sera, et dans une ennéade ou deux, le Zagazorn tout entier. Tu sais très bien ce que ça signifie. Si rien n’est fait, la peur, telle une gangrène, s’installera, et le Royaume en souffrira. Nous devons agir, mon ami. C’est notre devoir, notre honneur nous l’ordonne. »

Je soufflai de nouveau et lança un regard vers le palais qui nous surplombait.

« La force du peuple nain ne réside pas dans celle de son Roi, mais bien dans celle de ses clans. La mort de feu Hardrek nous l’a bien prouvé. La fin de son règne légendaire n’a pas empêché nous autres Thanes de faire ce qu’on attendait de nous : trouver celui qui saura guider le Royaume. Je pensais que nous avions fait le bon choix. Par me barbe, je le pense encore ! Mais sur ce sujet précis, son entêtement causera notre perte. Nous devons l’en empêcher, à tout prix. »

Les mots d’Ararün m’arrachèrent un sourire triste, et je baissai les yeux, regardant mes pieds. Il n’avait pas tort. Le Zagazorn était dans un état instable, aujourd’hui. Nos nouvelles relations avec les Umgis et les Elgis portaient doucement leurs fruits, d’immenses merveilles étaient bâties, des territoires peu à peu reconquis, des souvenirs oubliés retrouvés, des trésors redécouverts, des vies renaissantes,… Mais rien de tout cela n’était encore solide, ou complètement terminé. Plein de sagesses, les mots du capitaine me firent vaciller, une unique seconde.

Bien qu’il eût raison sur ce point, nous ne pouvions attendre.

« Nous n’avons pas le choix. Aucun de nous ne peut deviner quand le Père choisira de nous punir. Peut-être est-il déjà trop tard… Nous ne pouvons nous permettre d’attendre plus longtemps. Rien que ces ennéades pourraient nous coûter si cher, mais c’est notre dernier recours. » Ma voix était résignée, fataliste. « L’inaction du Roi va certainement freiner beaucoup de choses, et causer de nombreux problèmes. Nous ne pourrons pas arrêter les rumeurs, mais je ferais en sorte de calmer les esprits troublés que je pourrais rencontrer. Si toutefois l’Althinkalan ne donnait pas suite à nos avertissements, ni toi ni moi ne saurons arrêter ce qui pourra suivre. »

Je ne pouvais en dire plus, car je l’ignorais. La peur est source d’erreurs et de précipitation, mais le divin l’amplifie drastiquement. Qui pouvait savoir ce qui se tramait dans les couloirs de Kirgan, rien qu’aujourd’hui ?

« Un élu du Père ? » Je ricanai doucement, une lueur sombre dans le regard. « Ces mogarites ne prônent que la violence et le chaos. Ils n’hésiteraient pas à mentir et souiller leur honneur afin de parvenir à leurs fins. Et puis, mettre la main sur l’un d’entre eux, de nos jours, c’est impossible, tu le sais bien mieux que moi, puisque la garde de Kirgan les chasse activement. Quant à un autre dieu… Oui, peut-être. Mais je doute que leurs prêtres sachent nous répondre sans voir de leurs yeux ce dont nous avons été témoins. »

Je m’arrête, pensif. La proposition de Harald n’était pas dénuée de sens : après tout, j’aurais très bien pu me tromper, peut-être qu’Ikthor avait bel et bien stoppé le Père, mais dans quel but ? Ce volcan si éloigné n’était pas une menace, pour nous. Pourquoi aurait-il perdu son temps à protéger un désert de vie ?

« Et même s’ils le voyaient, » repris-je doucement, « j’ai la sensation qu’ils ne verront rien de plus. Mogar nous a parlé de nouveau après son long silence. Peut-être même est-ce la première fois depuis la disparition de Dun Eyr. Nous serions fous de l’ignorer. » Je répétais ces mots identiques à ceux qui martelaient dans mon esprit sans repos depuis que j’avais regardé cet avertissement. « Quant à ce que je compte faire… J’ose espérer que Harald ouvrira les yeux, et prendra lui même cette décision. Je ne pense pas être capable de le « forcer », comme tu dis. » Un sourire carnassier se dessina sur mes lèvres. « J’ai ma propre idée de ce que nous devrions faire, mais elle est sans doute trop naïve : après tout, je ne suis pas le mieux placé pour faire un tel choix. En temps voulu et seulement si nécessaire, tu l’entendras. »

Notre échange ne dura pas plus longtemps, comme je lui indiquai que j’avais besoin de rentrer à ma Loge pour des affaires personnelles. Mon oreiller m’attendait sagement, et j’avais grand besoin de repos. Le saluant, j’entrepris de prendre le chemin de retour vers la Loge de mon clan, adressant dans un murmure une prière au Père.

« Sois patient et clément, Mogar, encore quelque temps… Bientôt, nous hurlerons ton nom et t’honorerons comme il se doit. »