Entre le Voile et la Lame [PV Lynn]

2nde ennéade de Karfïas
21e année du Onzième Cycle
Début d’après-midi.

- Trois… Quatre… Amathwain compte à gorge déployée, presque plus excité que toi Allez ! Tu l’as ! T’y es presque ! ...et Cinq !

Le hurlement que tu avais retenu durant l’effort, tu le laisses échapper à peine tes camarades t’auront libéré des poids. Tu souffles comme un buffle, accueillant le soulagement comme s’il avait été question de vie ou de mort, et puis tu te redresses, sourire aux lèvres, pour être accueilli par le sourire – encore plus grand – de ton compagnon d’armes.

- Quatre quintaux et cinquante livres ! il te claques amicalement, mais vigoureusement l’omoplate T’es en forme aujourd’hui dis-donc ! On avait visé que le mois prochain à la base pour les quatre quintaux.

- Faut croire que je me suis levé du bon pied. tu réponds, la poitrine encore lourde et la voix légèrement sifflante Passe moi un tissu.

Tu éponges sommairement la sueur perlant sur ton front et sur ton torse avant de te lever et de tout aussi sommairement t’étirer. Tu souffles encore, plus doucement cette fois, cherchant à rendre à ton cœur sa cadence habituelle, et à passer outre de légers vertiges. Naturellement, ton regard cherche quelque chose à quoi s’accrocher, et invariablement, tes yeux finissent par constater l’état du ciel… t’encourageant à doucement pester. Il faisait particulièrement chaud aujourd’hui… mais le ciel était particulièrement beau. Ta fille serait sûrement très contente.

- Sur ce… tu lances, nouant les bretelles de ta tunique sans manches autour de ton sceptre ...je vais devoir vous laisser. On ne fait pas attendre les demoiselles.

- On a fait du bon travail aujourd’hui. Amathwain te serre la main et t’offre l’embrassade Amusez-vous bien avec la petite.

- Ada ! ta fille plisse le nez avec un grand sérieux Tu sens la sueur !

- Et bien… tu t’accroupis, portant ton visage au plus près d’être à hauteur du sien ...c’est parce qu’Ada était à l’entraînement. Laisse-moi juste aller prendre un bain et…

- ...Non ! la petite crie, d’une voix boudeuse On a pas le temps. Il fait trop beau pour perdre du temps ! Allons nous baigner au fleuve plutôt !

- Tu es sûre ?

- Sûre !

Quelques minutes plus tard, et vous étiez à nouveau dehors, la petite sur tes épaules, vos regards à tous les deux fouillant le lointain à la recherche du détail qui échapperait à l’autre. Tu décris. Elle observe. Elle trouve. Elle décrit. Tu observes. Tu trouves. Un jeu d’enfant aux règles somme toute simplistes, mais dont les prémices te sont un véritable défi même à toi. Identifier des objets d’intérêt dans votre paysage, trouver les mots qui permettront à l’autre de le reconnaître, comprendre la manière de l’autre de construire ses descriptions, en dégager les points clefs, pour ensuite retrouver ce dont il parle… autant de compétences précieuses que l’on soit enfant comme elle ou adulte comme toi.

Puis parfois vous êtes interrompus dans vos jeux. Généralement par des passants, soit simplement le temps de salutations, soit plus rarement le temps d’un échange un peu plus – mais jamais trop – long. Alëandir s’est habituée à t’attraper au vol, toi l’Aran toujours en mouvement, et tes enfants – ta fille en particulier – s’y sont rapidement habitués. À l’occasion c’est même Elorëa, forte de vous avoir si souvent entendu sa mère et toi, qui répond à certaines questions. Et parce que ses Frères et Soeurs aînés sont toujours très impressionnés de sa perspicacités, la petite se prend chaque fois un peu plus au jeu.

Elorëa n’aura cette fois cependant pas eu l’occasion de briller ainsi par deux fois avant que votre trotte ne s’achève, et que vous n’atteignez votre destination. Et il semblerait que vous ne soyez pas les premiers arrivés. Depuis la Lune de Sang, et depuis que les dangers à l’extérieur des murs s’étaient faits plus étouffants, la crique à l’Est du Teluïme s’était faite de plus en plus populaire. Privés des nombreux bassins disséminés aux alentours du fleuve de l’autre côté de la forteresse de pierre blanche, les elfes qui ne se retrouvaient pas dans ce que pouvait leur offrir les bassins d’intérieur de la Cité se rassemblaient ici, parés de leurs plus beaux dessous, pour prendre un bain de soleil et d’eau fraîche.

- Le dernier à l’eau est un caunwaithon baveux !

- Nooon ! l’enfant se débarrasse de sa petite robe avec hâteAda tu triches tu n’as pas de tunique !

- Et toi tu triches tu n’as pas de pantalon !

La petite grenouille fâchée s’élance vers toi, se jette à l’eau à la recherche de sa vengeance, et lorsque ses velléités guerrières se sont enfin épuisées, te suit là où elle n’a plus pied pour une leçon de natation de plus. Énergique, et trop contente de faire ses premières brasses dans un fleuve à son nom, Elorëa ose aller un peu plus loin que d’habitude, allant jusqu’à quitter le calme complet des eaux de la crique pour se tenter à avancer là où le courant commence à se refaire sentir. Ici tu n’as plus pieds non plus, alors tu redoubles d’attention, forcé de constater que la courageuse enfant te fait plus confiance que tu ne te fais confiance toi même.

- Ada ?

Assis l’un à côté de l’autre sur une branche basse au-dessus de l’eau, vous grignotiez des fruits de votre large panier de pique-nique, attendant que la brise estivale vous ait séché pour vous rhabiller. Au passage vous parlier de tout et de rien. De rien surtout, mais aussi de vous.

- Oui ninyë ?

- Je suis où sur ton tatouage déjà.

- Alors, tu prends l’enfant contre toi, de manière à offir à ses doigts de suivre les tiens le long de ton cou Le Soleil me représente moi. La Lune représente Emmë, la fleur à sept pétales représente le Royaume sur lequel tes parents veillent. tu accomagnes sa main jusqu’en haut de ta poitrine Et tu vois les trois feuilles qui naissent là où la Lune et le Soleil se rencontre ? Ce sont tes frères et toi. Toi tu es au milieu, la plus grande, et Saeledhel et Hràvion sont les deux plus petites.

- Moi aussi quand je serai grande les Lirfelû vont dessiner ma vie sur moi ?

- Si tu le leur demande, peut-être. tu lui souris, touchant le bout de son nez de ton index C’est le clan d’où viennent mes ancêtres tu sais. Et encore aujourd’hui, ils sont très attachés à la lignée Laergûl.

- Tu veux dire que même si ce sont des Ornedhels, c’est notre famille ?

- Pas exactement, mais c’est tout comme. C’est tout comme.

- Lynn ! tu salues l’archère Bien, et toi ?

- Ada! ta fille te regarde avec excitation C’est la dame avec la jolie voix !

- Oui c’est elle, elle s’appelle Lynn Antadolen.

- Bonjour heri Lynn !

Lynn ne le réalisait peut-être pas, mais sa bonne humeur dans les conditions que tu savais l’armée vivre en ce moment était une bouffée d’air frais. En ce moment, les soldats sont loin de tous briller de par leur optimisme, et tu dois bien avour que tu t’en inquiètes, parfois. Être prêt à mourir pour défendre son peuple est une chose, mais se résoudre à mourir pour lui en est une autre. Et tes dernières entrevues avec Árólindë – entre autres – te laissent à penser qu’il n’est pas le seul à avoir adopté un regard morne sur les temps présents. Il était devenu d’autan plus crucial que ceux d’entre vous dont les coeurs rayonnaient encore assez d’espoir tiennent la barque pour les autres.

- J’ai entendu dire que les patrouilles ont travaillé dur ce matin.

Que les patrouilles ont « travaillé dur ». Un doux euphémisme qu’au point où vous étiez, il vous faudrait presque adopter comme votre normalité. La férocité d’Anaëh allant croissante, les phénomènes étranges et les rencontres dangereuses risqueraient rapidement d’effectivement devenir votre normalité. Et de grandes chances que redoubler de zèle ne suffirait pas. Il vous faudrait trouver un moyen de combattre le feu par le feu. De pleinement embrasser la chose comme votre nouvelle normalité, et d’en tirer parti comme vous tirez déjà parti de l’Œuvre.

- Tu as l’air de bien tenir le coup. Ça va pour les autres ?

Au beau milieu d’un ancien conte… à l’entendre le dire, tu souris. La formulation te touche plus que tu n’oses ouvertement le dire, parce qu’à travers tes derniers discours, puis à travers les célébrations que tu avais récemment organisé, c’est là le sentiment que tu avais eu envie de partager avec les tiens, et de voir les tiens partager entre eux. Non pas celui d’être perdu dans la Tourmente, ou alors celui de perdre pied face à une situation qui vous dépasse – car oui, elle vous dépasse – mais celui d’être aujourd’hui devenu les personnages de vos vieux contes et légendes. Manière comme une autre de se rassurer quant au fait que vous étiez capables, dans ces conditions, plus que de survivre, de prospérer, comme l’avaient fait vos ancêtres avant vous.

- Pas le moins du monde. tu écourtes un éclat de rire En réalité, comparé à Alëandir, ce sont presque des vacances. tu passes une main nonchalante dans les cheveux de ta fille Des vacances décisives pour le futur des Cités, mais des vacances tout de même !

Se battre pour sa culture n’est pas une entreprise de tout repos, et encore moins quand il s’agit d’un pan de culture qui pourrait se prouver critique dans votre situation. Mais se battre pour sa culture restera tout de même à tes yeux moins pénible que se battre pour sa vie. Et se battre pour les vies des Taledhels est à peu près tout ce que tu fais ces derniers temps… seulement tu n’as finalement que trop peu l’occasion de le faire de ta propre main. Organiser des batailles auxquelles on ne peut prendre part a probablement toujours été la partie que tu aimes le moins du métier de chef de guerre.

- Encore que pour être honnête, à choisir, j’aurais préféré être sur le terrain avec vous. tu baisses la tête, et plisse le front quand mis face à la raison pour laquelle tu prends moins souvent part aux combats Aussi dur… ou inapproprié peut-être ? Enfin, aussi triste que ce soit à dire, le temps que j’ai pu passer sur le terrain à affronter le danger face à face était plutôt agréable. ton sourire s’étiole quelques peu en pensant aux dégâts engendrés par les combats C’est un cauchemar logistique, c’est du sang versé, et c’est beaucoup de poids à porter pour les soldats, mais il n’y a pas à dire, être à son tour le héros de l’histoire est assez excitant.

Ton regard se perd dans le vide, rapidement suivi par celui de ta fille. Elle comprend sans comprendre. Parce qu’elle sait ce que c’est que d’avoir peur de voir un autre mourir… mais toute enfant qu’elle est, elle sait aussi encore mieux ce que c’est que de se rêver prendre la place de nos héros.

- Je pense que tu surestimes beaucoup les Ornedhels !

Tu ris à gorge déployée, massant machinalement le crâne de l’enfant qui – malgré le bruit – s’endort petit à petit entre tes bras. Tu offres un large sourire à Lynn, et ta sympathie par la même occasion. Elle fut autrefois fille d’un clan après tout. Elle n’a pas le même regard sur les choses que toi… que vous en règle générale. Tu ne réalises finalement que maintenant que l’archère n’est simplement pas Lëandrine telle que tu l’entends. Lynn n’a pas vécu ni avec les mêmes contes ni avec les mêmes légendes que vous Taledhels, et encore moins avec les mêmes que toi, qui vient de Daranovar.

- De ce que j’ai pu en voir jusque-là, les clans ont l’air tout aussi désemparés que nous. Peut-être plus, même. ton regard va chercher les frondaisons par delà les murs, comme s’il en était capable Nous on a au moins la sécurité des murs pour garder nos habitudes en vie. Eux, ils sont forcés de repenser entièrement leur manière de vivre pour faire avec les changements de la Sylve. tu pioches un fruit dans ton panier et en manges une bouchée Si ce que j’ai vu en Quatrième Saison ne ressemble ne serait-ce qu’un peu à ce qui se passe à travers le reste d’Anaëh, eux aussi sont forcés de beaucoup tuer. tu termines ton en-cas d’une seconde bouchée Le tout est de ne pas gaspiller le sang que l’on a fait couler... tu repenses à la peau de Wyrm que tu as ramené de ton dernier voyage ...ce qui est plus facile à dire qu’à faire quand on en sait aussi peu sur ce que l’on affronte. tu souris, taquin Mais s’il faut quelqu’un pour tester ce qui est comestible ou pas, je veux bien servir de cobaye.

Blottie tout contre ta poitrine, Elorëa a fini par succomber au sommeil. La petite elfe t’arrache un regard attendri, et la voyant assoupie, tu ne peux t’empêcher de penser au rituel que vous vous êtes inventés elle et toi, sans lequel le soir elle refuse d’aller se coucher. Tu penses aux histoires qu’elle quémande sans jamais se lasser, au nombre de contes, de légendes, et de récits d’histoire familiales aujourd’hui entre ses mains, vivants en son Souffle, et qu’un jour elle partagera peut-être avec ses propres enfants.

- Je ne sais pas avec quel genre de contes tu as grandi, toi. tu offres à Lynn un sourire aussi tendre que celui offert à ta fille Mais moi, les histoires de grands héros Elfes de l’ancien temps, et des mortelles créatures qu’ils ont affronté pour protéger d’abord leurs clans, puis leurs Cités, c’étaient mes préférées. tu baisses la tête C’est vrai que donner la mort a toujours quelque chose de triste. Mais à notre place, certains n’auraient pas survécu, et d’autres se seraient laissés consumer par la violence. Jusque-là nous savons encore quand il vaut mieux baisser nos lames, alors je pense que nous pouvons être fiers de nous, et de ce que l’on accomplit.

Un peu de soleil après la tempête. Voir Lynn se révéler – assez littéralement – un sourire te fit plus plaisir qu’elle ne peut se l’imaginer. La sensation d’avoir réussi à lui faire voir les choses autrement, d’une manière un peu plus… optimiste ? Là aussi tu en étais heureux. Vous, soldats, en arrivez plus souvent que ne le réalisent le reste du monde à haïr la mission à laquelle vous vous êtes dévoués. Tuer n’est jamais agréable. Avoir du sang sur les mains n’est jamais anodin. Et d’autant moins quand vous ne pouvez pas faire vôtre la chair dont vous avez fendu l’esprit.

Abattre une proie pour la consommer est l’une des plus simples réalités du cycle de la vie.
Mais votre bataille contre l’Œuvre n’est jamais qu’aussi naturelle que les épreuves d’Hirîl Lothren sont féroces.
À vous, guerriers, la responsabilité de marcher sur la corde raide.
Livrez-vous le juste combat auquel votre Mère vous livre pour vous garder forts ?
Ou étiez vous devenus – à cause d’un pas de trop – agresseurs face à La Création ?

Nombreux étaient chez vous les cauchemars nourris par cette question.

- Lynn ! Attends au moins que je…

Toi aussi, parfois les cauchemars de rattrapent. Toi aussi, parfois tu te souviens du sang dans lequel tu as baigné. Toi aussi, parfois, tu te demandes si tu as pris la bonne décision. Qui, s’il a encore un coeur, ne prendrais pas un jour pour y penser ?
Mais aujourd’hui, voilà longtemps que tu n’es plus de ceux que les cauchemars paralysent, et que la fureur d’une Mère trahie effraie. Tu sais ta dévotion envers l’Œuvre sincère et entière, et tu sais l’Aînée prompte à prévenir ceux qui s’égarent. Voilà longtemps – ou du moins c’est ainsi que tu le sens – que tu as appris à Ecouter. Alors tu ne crains plus de faire le pas de trop, car tu as confiance en l’Œuvre pour t’empêcher de le faire.

- Je te laisse un instant Rhëa. délicatement, tu offres ta fille somnolente à un berceau moussu Ada doit remettre quelqu’un à sa place.

Groggy, mais avec toute la conviction du monde, ta fille acquiesce et te regarde suivre les pas de Lynn. À ton tour tu cours, à ton tour tu plonges, et à celle qui t’a devancé, tu donnes la chasse.

Tu as toujours aimé l’eau. Très jeune, ton père t’a emmené nager avec lui dans les lacs de Daranovar comme tu emmènes maintenant ta fille nager dans l’Elorëa. Et au fur et à mesure de ta vie, l’eau t’a aidé à prendre conscience de ta force. Menu comme dans tes jeunes années, ou imposant comme à ce jour, l’eau te porte de la même manière, laissant à ta seule puissance l’occasion de s’exprimer.
Tes épaules roulent, et ton dos crève la surface une nouvelle fois. Tu nages un énergique papillon, profitant comme les limcaun qui peuplent ces eaux de chaque fois que tes bras te propulsent au-dessus de l’eau pour scruter la position de ton adversaire. Lynn est rapide, mais tu es puissant. À chaque ondulation tu te rapproches  un peu plus d’elle, mais la distance entre les deux rives n’est pas assez longue, tu le crains, pour te donner le temps de la devancer. Lynn est partie avec trop d’avance. Tout ce que tu peux faire, c’est essayer d’avaler la distance.

Tu t’extirpes de l’eau avec peine, le corps brûlant et le souffle court, mais tu ne t’extirpes de l’eau qu’une fraction de seconde après ta concurrente.

- Presque !

Tu ris entre deux courtes respirations, avant de te retourner vers l’autre côté du fleuve, pour voir ta fille te saluer, et lui rendre le geste.