Sa Grandeur me rendit visite en cette nuit du huitième jour de la quatrième ennéade de Verimios, premier mois d’hiver de l’an neuf du onzième cycle. C’était la première fois que nous nous rencontrions officiellement, même si j’avais bien souvenir du jeune homme qui grandit à Missède avant que son destin ne bascule et le propulse dans l’arène des grands de ce monde. Cette rencontre était inopinée. Il était seul. Il avait l’air tourmenté. Sa surprise lorsqu’il découvrit que j’étais muet de naissance sembla finalement le rassurer. Il venait pour parler.
Sa Grandeur exprima le souhait d’établir une visite chaque ennéade avec ma personne. Au cours de ces entretiens, il souhaitait que je consigne ses dires en vue d’en tenir les archives. Bien évidemment, c’est une tâche que chaque Recteur de la Grande Bibliothèque s’est toujours attaché à honorer, mais la plupart devait y travailler dans la solitude et rares sont ceux qui pouvaient se prévaloir d’un lien aussi étroit avec leur suzerain, encore moins nombreux ceux qui le recevaient dans leur office sous couvert de la nuit. Je m'ébaudissais aussitôt de cet arrangement passé sans imaginer, alors, qu'il ne durerait guère. En effet, les chancellements subséquents du destin du jeune Comte viendraient bientôt y mettre fin. Pour un temps.
Et peut-être que ne pas s'en douter avait été une erreur. Après tout, l'histoire des seigneurs du Rocher était grêlée de si nombreuses tragédies qu'il est dit que le Menteur lui-même les avait disposés à jouer saynète dans le grand théâtre de son imagination retorse. La famille d’Ethin était une des quatre lignées fondatrices de Missède et durant les guerres intestines qui donnèrent lieu à l'unification de la région, les forces éthiniennes se révélèrent maintes fois victorieuses aux célèbres batailles du Mont Pourpre. Mais face au ralliement d’Ybaen à Missède, puis à la défaite et soumission de Chiard, Ethin se retrouva seule face aux forces missèdoises. Néanmoins, les châteaux et fortifications de la seigneurie sous l'égide de la fameuse Guilde des Mages-Maçons du Rocher permirent aux Griffons de résister au joug de Viktor Ier, dit Le Sanguinaire. Après vingt ans de révoltes et conflits prolongés, le Baron de Missède mit finalement à bas la tour de guet d'Armonvent, symbole de la résistance éthinienne, et soumit la seigneurie au cours d’un assaut final du Rocher qui lui coûta la vie.
De cette maison seigneuriale, Ernest Riwal Cerdic de Missède, né d'Ethin, vit le jour en l’an de grâce neuf cent quatre-vingt-deux du onzième cycle. Il était le fils cadet de Philippe d’Ethin et de Vivianne d’Ethin, née de Gwydir, et petit-fils, du côté de son père, de Charles d’Ethin et de son épouse Edna d’Ethin, née de Hautbois. Sa Grandeur eut un frère, Hector d’Ethin, de deux ans son ainé, ainsi que deux sœurs : Irène, née un an après Hector, et Louise, la sœur puînée d'Ernest. En donnant le jour à cette dernière avant terme, Viviane d'Ethin mourut en couches. Sa Grandeur n’avait alors que cinq ans et les souvenirs de sa mère – je m'en étais enquis auprès de lui par curiosité, ses souvenirs se limitaient à une odeur de fraise qui semblait alors toujours l'entourer. Les premières années du futur Comte furent passées à Balmuir, le château du Rocher, en compagnie d'Hector et d'Irène. Une certaine insouciance entourait leurs jeux au sein des fameux jardins suspendus d'Ethin et dans les bois du prieuré de Notre-DameDieu d'Hautecombe où la famille aimait se retirer.
Mais la légèreté de ces premiers instants allait laisser place à la pesanteur de l'ordre des choses. En tant que cadet de la famille seigneuriale, le destin de Sa Grandeur fut scellé dès sa naissance et, à l'âge de sept ans, il fut envoyé sans façon à la cour de Missède pour servir de page puis d'écuyer au baron Viktor, troisième du nom. Une tradition qui remontait au besoin qu'avait Missède de garder sa prise sur Ethin. Ce fut donc ici, en ces lieux, que Sa Grandeur fit ses premières armes et reçut l’éducation missèdoise que l'on agréait aux damelots de la région. À ses dires, son éloignement du Rocher fut rude et seulement passablement atténué par les visites de son père lorsque celui-ci était de passage dans la capitale. Philippe d’Ethin mourut trois ans plus tard dans une bataille qui opposa Ethin à la maison des de Béjarry, une famille vassale dont le soulèvement en protestation de taxes trop élevées se termina en bain de sang. A la suite de cet incident, les enfants d’Ethin devinrent la charge de leurs grands-parents. Je fus stupéfait d'apprendre que Sa Grandeur n’eut appris la mort de son père que six mois après les faits, lorsqu’il revint visiter sa famille à Ethin. Son grand-père avait souhaité lui épargner la nouvelle alors qu’il était loin de sa famille ; à n'en point douter, ceci eut pour effet d'aliéner plus encore l'enfant de ses origines.
En grandissant, Sa Grandeur pallia la solitude qui l’accaparait en se dévouant corps et âme à l’art de la joute et du combat à l’épée. Il développa prestement un certain talent pour le maniement de l’épée à deux mains. À Missède, il jouit de tous les avantages que la capitale eut à lui offrir et en particulier de sa Grande Bibliothèque qu’il considéra pendant de longues années comme un véritable refuge. J'ai souvenir que ses précepteurs ne tarissaient pas d’éloge quant à son aisance avec la lecture et l’écriture. C’est à la même époque qu’il commença une relation épistolaire assidue avec son grand-père – une correspondance que Sa Grandeur avait gardée et me confia le premier jour de notre rencontre. Par le truchement de ces lettres, Charles d'Ethin lui inculqua les préceptes de la vertu éthinienne. Une éducation qui, j'en gagerais, se verraient lui être des plus salutaires. À vingt ans, Sa Grandeur fut finalement adoubée par Viktor III de Missède. Il passa alors quelques temps à écumer les tournois de la région et se perfectionna à l’art de la joute. Finalement, il rejoignit peu après les Vertueux. C’est au sein d’une des six garnisons de la garde qu’il apprit l’art du commandement. À vingt-deux ans, il fut nommé lieutenant de garnison et quelques années plus tard il se vit muté à Isgaard, où il devint Gouverneur militaire de l'enclave, par le nouveau Comte de Missède, Théobald de la Courcelle.
Sa Grandeur, lors de cette première rencontre au creux de l'hiver, avait dans l’idée de me conter sa version des évènements de l’automne passés. Je m’en réjouissais d’avance car les rumeurs étaient grandes et certaines d’entre elles commençaient déjà à prendre la voie des légendes les plus pernicieuses. Grand fut mon étonnement face à la candeur de ses propos dès lors qu’il se remémora la mort de son frère. À l'automne de l'An 9:XI, Hector d'Ethin, héritier du Rocher, frère aîné de Sa Grandeur et petit-fils de Charles d'Ethin fut retrouvé mort, poignardé dans le dos, alors qu'il séjournait à Missède. Une grande tristesse s'étendit sur les terres d'Ethin à mesure que la nouvelle s'y répandit. Une tristesse qui laissa vite place à la colère lorsque que l'on apprit que la dague de Clarence de Beaurivages fut retrouvée sur les lieux du crime tandis que son propriétaire, lui, aurait disparu. L'assassinat du seigneur héritier et les suspicions quant à son commanditaire ramenèrent inéluctablement tous les esprits à l'histoire sanglante de l'unification de la baronnie. Des doigts pointèrent sans délai vers Arnaut de Laval, seigneur de Beaurivages, et la pérennité de Missède s'en trouva aussitôt fragilisée. Quelques jours seulement après la perte de son petit-fils, Charles d'Ethin décida de rejoindre la capitale pour y clamer justice et voir le seigneur de Beaurivages condamné. Mais, aux abords de la ville, le seigneur d'Ethin fut à son tour retrouvé mort dans sa calèche sans qu'aucun indice ne permette d'élucider les circonstances de sa mort. Le Rocher perdit alors son suzerain et le Comté se rapprocha d'autant plus d'une guerre civile. Une émotion que je ne saurais décrire sembla transparaitre sur son visage lorsque Sa Grandeur résuma les conversations qu'il avait tenu avec Arnaut de Laval, alors considéré comme premier et seul suspect des assassinats de sa famille. J’en déduisit que celle-ci découlait de toute l’ironie rattachée au fait qu’il finirait par épouser la Demoiselle de Beaurivages et fille aînée du seigneur de Laval.
Après presque deux ans passés dans le delta, Sa Grandeur fut appelé à quitter Isgaard derechef et à regagner sa terre natale sans attendre. Dernier homme de sa lignée, la couronne du Rocher lui échut sitôt et, avec elle, la pression de son entourage et du peuple éthinien à lever le ban et venger la mort de ses aïeux. La guerre était bientôt sur toutes les lèvres, mais Sa Grandeur, après avoir consulté les siens qu'il connaissait pourtant si peu, était décidé : « Je ne laisserai pas ce pays teindre ses lèvres du sang de ses propres enfants, eut-il pour toute réponse aux discours bellicistes de son enourage. » Propos que je tiens d'une source sûre. Sa Grandeur rencontra alors les vassaux du Rocher. Hautecloque, Béjarry, Grateloup, et Gwdyr, tous entendirent mener la guerre contre Beaurivages pour les meurtres de Charles et Hector d'Ethin. Mais il comprit bien vite qu'en filigrane, c'était aussi la question de la succession missèdoise qui transparaissait dans les discussions ; et cela depuis que la santé du Comte Théobald de la Courcelle le laissait indisposé. Après douze heures de débats difficiles au cours desquels le jeune homme se rendit compte que son autorité n'avait que peu de prise sur ses vassaux qui ne voyaient en lui qu'un homme d'épée, Sa Grandeur ne parvint qu'à faire reculer la levée du ban à la fin de la deuxième ennéade du mois de Bàrkios. Si d'ici là, le Rocher ne pouvait disculper Arnaut de Laval, il ne saurait alors s'opposer aux demandes de ses vassaux et la poudrière qu'était Missède s'enflammerait. Pour peser dans la balance, Sa Grandeur indiqua à ses feudataires qu'il avait reçu une lettre le laissant penser que les assassinats qui avaient frappé sa famille découlaient de motifs obliques visant à provoquer une guerre. Sans preuve tangible, il se vit néanmoins obligé de garder ses soupçons pour lui.
Ses premiers jours en tant que suzerain d'Ethin ne laissèrent guère de place pour autre chose que cette enquête. Néanmoins, Sa Grandeur entendait bien poursuivre les efforts de son grand-père à Edelys et reprendre en main les troupes missèdoises qui occupaient la région depuis qu'Oschide d'Anoszia, alors Duc de Langehack, mit le Langecin en possession de l'ancien domaine royale. Sa Grandeur entreprit donc sa première visite aux plaines du Bronent dès le premier jour de Bàrkios de cet automne. Il entendit notamment faire acte de présence à la dernière session des enchères des terres abandonnées. Là, il fit la rencontre d'Arapienzzo Carvali, seigneur scylléen d'Aggia, proche de l'Ivrey de son vivant, et protecteur du château de Cornels à Edelys. L'homme tenta de séduire le jeune seigneur mais Sa Grandeur était déjà sur ses gardes ; les notes fournies de son grand-père au sujet des rapports de force édelysiens lui rappelèrent que certains nobles de la baronnie voyaient d'un mauvais œil l'implication de Missède à Edelys. Par la même occasion, Sa Grandeur fit aussi la rencontre de l'échevin de la Ferté-Edelys, Hughes Franquet. Celui-ci l'informa de l'accident d'un des nobles les plus reconnus de la région, Robert de la Herse, et le conduisit à sa demeure. Grâce à la hardiesse du jeune Jean, écuyer de de la Herse à l'époque, cet accident prit toutes les formes d'une tentative de meurtre et, très vite, les troubles qui agitèrent Edelys se virent liés à ceux qui secouaient déjà Missède. De toute évidence, des forces étaient à l'œuvre pour plonger Missède et ses intérêts dans le chaos. Ernest promit d'envoyer les meilleurs guérisseurs du Rocher au chevet de Robert de la Herse et il enjoignit Franquet à continuer son enquête de l'attaque. Sa Grandeur m'indiqua qu'avant de quitter Edelys, il promit également à Jean qu'il le prendrait à sa charge si Robert venait à mourir. Une promesse qui annonçait déjà une relation durable entre les deux hommes.
À Missède, le seigneur d'Ethin participa bientôt à son premier conseil de régence depuis sa montée sur le trône du Rocher. Les discussions tournèrent autour d'Edelys, d'Isgaard, de la position de Missède face à la politique de Langehack, et la question de la succession du Comte Théobald de la Courcelle. Ce fut à cette occasion qu'une missive inespérée lui fut acheminée en plein conseil. Visiblement secoué par le contenu du message, Sa Grandeur finit par quitter précipitamment les lieux après avoir officiellement disculpé Arnaut de Laval dans les affaires qui menèrent aux assassinats de son grand-père et de son frère. Sous le couvert de la nuit, Sa Grandeur et ses hommes partirent pour le château de Rivelmon, résidence des vassaux de Béjarry. Les fiefs de Hautecloque, de Gwydir et de Grateloup avaient répondu à son appel. Tous se retrouvèrent à la légendaire colline d'Armonvent où il leur exposa la marche à suivre. Avant le lever du soleil, ils gagnèrent la grande forêt de Boiroux et tendirent une embuscade à Childéric de Béjarry et ses hommes. Au château, Sa Grandeur libèra Clarence de Beaurivages et, sur les conseils de sa cour, concéda d'abord que tous les membres de la maison de Béjarry soient exécutés pour trahison ; tous, sauf Alden de Béjarry, Vertueux en poste à Isgaard, que le seigneur du Rocher entendait bien protéger. À la manière de ses aïeuls, le seigneur d'Ethin exécuta lui-même les traitres mais décida in extremis de gracier Manon de Béjarry, sœur aînée d'Alden, et de la placer à la tête du fief, instaurant par la même occasion un droit d'ainesse strict sur les terres du Rocher. D'après sa Grandeur, de retour à Missède, il retrouva Arnaut de Laval chez Albéon d'Ithier. Il ramenait avec lui Clarence de Beaurivages et relata tous les faits de l'affaire des assassinats. Le Griffon mit en garde le seigneur de Beaurivages quant à la situation d'Edelys et le rôle qu'elle a pu jouer dans les troubles qui agitaient le Comté : l'avenir de Missède avait besoin d'être concréter sans attendre. L'entrevue se termina abruptement après que Sa Grandeur annonça que les registres des droits de quittage ne recensaient aucune demande d'autorisation auprès du pouvoir comtal eu égard au mariage de Cécilie de Laval à Enrico di Montecale. Sa Grandeur envisagea alors l'annulation de cette union et, pour le bien du Comté, demanda au seigneur de Beaurivages de lui accorder la main de sa fille. Arnaut de Laval se sentit menacé et l'entrevue tourna sitôt au vinaigre. Sans déchanter, Sa Grandeur décida alors de partir en campagne auprès des autres vassaux de Missède afin de couper l'herbe sous le pied au seigneur de Beaurivages. Se jouant du vaniteux Hubert de Champant, Sa Grandeur m'avoua qu'il fit dire à ce dernier qu'il était à l'origine des rumeurs de parjure ; ainsi, le seigneur du Rocher entendait se disculper de toute possible future accusation le visant. Sa Grandeur quitta alors Missède et alla à la rencontre de Dame Léona de Faviar. Il lui fit part de sa conversation avec le seigneur de Champant et suscita son appréhension face à la possibilité d'une guerre au sein du Comté. Sur les rives du fameux lac d'Ybaen, il s'entretint finalement avec Jules de Lavier, régent d'Ybaen, et se fit porteur des nouvelles concernant le parjure d'Arnaut de Laval et du mariage de sa fille. Le Griffon convainquit le régent de saisir la cour comtale et accorda en échange la main de sa jeune sœur Louise à celle de son fils, Yvain de Lavier. Le régent, dont l'autorité sur Ybaen était toujours contestée par les grands de la région, accepta et, trois jours plus tard, saisit la cour comtale. Tourmenté de doutes quant à ses matoiseries, Sa Grandeur me confia être ensuite parti en visite au prieuré de Notre-DameDieu d'Hautecombe où il chercha des réponses auprès de la sage prêtresse Archipiade. Là, il reçut également des nouvelles d'Edelys annonçant que la santé de Robert de la Herse déclinait grandement et que, se sentant aux portes du royaume de Tyra, ce-dernier avait pris la décision d'adopter son écuyer, Jean de la Herse.
Lors de la deuxième ennéade de Bàrkios de l'An 9:XI, Sa Grandeur rencontra la duchesse Méliane de Lancrais à Langehack. Tous deux discutèrent de la situation d'Edelys. En effet, Missède avait pris la baronnie à sa charge malgré le fait que cette responsabilité incombait au Duché. Il lui demanda d'officialiser l'intégration d'Edelys au Comté afin de pouvoir palier les problèmes d'autorité qui menaçaient de déstabiliser toute la région. Sa Grandeur mit également sa suzeraine en garde contre les bruits de sécession et d'abdication qui couraient à son encontre. Il alla même jusqu'à lui avouer qu'elle ne bénéficiait pas du soutien de Missède, son principal vassal, quant à la position qu'elle tenait vis-à-vis de Bohémond Ier. Et il lui intima de rompre avec son attitude attentiste et réfractaire.
Décidément peu enclin à rester longtemps au même endroit, Sa Grandeur prit alors voile pour Isgaard où devait avoir lieu la passation de pouvoir d'Alden de Béjarry au poste de Gouverneur de l'enclave missédoise. Juste avant son départ, il reçut l'approbation de la Duchesse de Langehack quant à la situation d'Edelys : la baronnie passa officiellement sous autorité missèdoise. La Duchesse resta néanmoins muette au sujet des autres requêtes émises par son vassal. De retour d'Isgaard, Sa Grandeur reçut une convocation à se présenter à la cour comtale dès le lendemain. Une autre missive émise par Cécilie de Laval l'invita à un rendez-vous non protocolaire le soir même. S'ensuivit une conversation houleuse entre la demoiselle de Beaurivages et le seigneur d'Ethin qui se rencontraient pour la première fois. Le jour suivant, la cour exceptionnelle du Comté de Missède reconnut Arnaut de Laval coupable de parjure à l’encontre de Théobald de la Courcelle pour avoir bafoué son autorité en unissant sa fille, Cécilie de Laval, héritière de Beaurivages, par les liens sacrés du mariage, à Enrico di Montecale, sans son accord tel qu’il est prévu par le droit de quittage en vigueur à Missède. Arnaut de Laval fut dès lors condamné à l'abdication de ses titres et droits sur Beaurivages. La cour comtale se tint néanmoins favorable à l’appel prononcé par Cécilie de Laval et lui accorda sept jours pour se défaire des liens qui l’unissaient à Enrico di Montecale, sans quoi ses titres et droits sur Beaurivages reviendraient à son frère puîné, Gaël de Beaurivages. Ne perdant pas de temps, Cécilie fit annuler son mariage auprès de la grande prêtresse de Langehack au motif que le mariage n'avait jamais été consommé. Sa Grandeur la retrouva alors dans la capitale du Duché où tous deux rencontrèrent Guilhem de Tall et Uthar de Brevise. Dans le plus grand secret, le Vicomte de Tall avait fait appel à Missède pour sortir le Langecin de l'impasse. La conspiration qui visa à l'abdication de Méliane de Lancrais prit alors forme. En échange du rôle prépondérant et risqué que Missède devrait jouer dans cette affaire, le Griffon obtint des seigneurs langecins que le Comté bénéficie d'un siège au conseil de régence de Langehack et que la nouvelle Duchesse, Linaelle de Lancrais, demeure à Missède avec sa mère. Sa Grandeur convainquit également de Tall et de Brevise de le laisser intervenir auprès d'Alcion d'Amderran, leur ennemi juré, afin qu'il se joigne à leur cause. Il partit à la rencontre d'Alcion et Ashal d'Amderran. Après plus de deux jours de négociations éreintantes, un accord fut passé : Alcion d'Amderran rejoindrait le conseil de régence et soutiendrait la conspiration. Néanmoins, deux conditions émergèrent de cette entente : Ashal d’Amderran reprendrait la tête des Aigles de Sang, l'ordre d'élite de la chevalerie langecine, et épouserait Irène d'Ethin, la sœur de Sa Grandeur. Pour l'avenir du Duché, le seigneur du Rocher fut contraint d'accepter. À Missède, le conseil de régence entérina la décision de Langehack de déposer les responsabilités feudataires d'Edelys auprès de Missède, confirma la passation de pouvoir à Alden de Béjarry au poste de Gouverneur d’Isgaard, et prit acte de la décision de la cour comtale au sujet de l'annulation du mariage de Cécilie de Laval. À Edelys, un incendie criminel ravagea l'ancienne résidence royale d'Edelys. Arapienzzo Carvali en apparut rapidement comme l'instigateur et, se trouvant démasqué, finit par se suicider. Avec lui, les derniers soutiens de l'Ivrey disparurent des terres d'Edelys. À la citadelle d'Aryeoded, sous l'égide de Sa Grandeur, Edelys fut réorganisée en cinq circonscriptions, Tregor, Efflam, Plestin, Aryeoded, et la Ferté-Edelys. Girflet Pétronil et Maître Éloi de Malheant furent mander de Missède afin de redresser l'économie de la région tandis que le pouvoir comtal s'implantait au château de Cornels. Ce fut dans cette magnifique demeure que Sa Grandeur et Cécilie de Laval négocièrent leur union au cours d'un dîner privé durant lequel l'avenir du Comté fut scellé.
Au début de la huitième ennéades de Bàrkios de l'An 9:XI, la mort de Théobald de la Courcelle fut annoncée et, sans ambages, le mariage de Sa Grandeur à Cécilie de Laval fut signifié au conseil de régence de Missède, exprimant l'intention du couple de revendiquer sans attendre le trône comtal. À Langehack, l'abdication de Méliane de Lancrais fut bientôt signée et un conseil de régence formé. Sa Grandeur évita de s'éterniser sur les circonstances de ces évènements – il semblait mal à l'aise. Je ne pus m'empêcher d'imaginer que le rôle qu'Ernest de Missède joua dans la politique du Duché sera à jamais sous-estimé par le secret. Et je n'appris que bien plus tard que Linaelle de Lancrais fut alors envoyée dans une cache dont seuls lui et son fidèle capitaine, Elmure de Champant, avait connaissance à l'époque. Le conseil de régence de Langehack envoya une missive à Bohémond Ier lui signifiant l'abdication de Méliane de Lancrais et la formation d'une régence au nom de sa fille. Afin d'ajouter du poids dans la balance et retrouver les bonnes grâces du pouvoir royal, Sa Grandeur orchestra l'expulsion des Asnozia en Estrevent ainsi que la confiscation de tous leurs biens. La missive restera néanmoins sans réponse de la part de la couronne ; chose que Sa Grandeur m'affirma avoir été une grande déception.
Cependant que les préparations du mariage de Sa Grandeur avancèrent, et alors qu'il se trouvait en déplacement à Edelys pour les funérailles de Robert de la Herse, il en profita pour passer en revue les troupes missédoises et rencontrer les administrateurs de chacune des cinq circonscriptions nouvellement créées. Il fut accompagné dans ses déplacements du jeune Jean de la Herse qui lui fit part de sa volonté d'ériger un Sanctuaire à la gloire des Cinq en lieu et place de l'ancienne résidence royale. Finalement, le sixième jour de la quatrième ennéade de Verimios de l'An 9:XI, Ernest d'Ethin et Cécilie de Laval furent mariés et prirent le nom de 'de Missède', unissant ainsi durablement le Comté. Des mots de Sa Grandeur transparaissait encore un certain soulagement face à cet accomplissement. Peut-être fut-ce cette atténuation qui l'amena à me confier le détail suivant : le soir de son mariage, une nuit de noces avec témoins fut organisée afin de pallier les suspicions découlant du passé de la Comtesse ; une décoction de virilité manqua de tuer Sa Grandeur. Je ne sus que faire de ce détail mais, d'instinct ou de balourdise, j'en pris note.
À la fin de notre premier entretien, après avoir prêté l’oreille à ses efforts et les risques qu’il eut pris afin de préserver le Comté d’une guerre que certains avaient jugé inévitable, je me trouvais partagé entre une certaine image de Sa Grandeur qui me poussait à le voir comme impuissant face aux affres du destin — une qualité que je sais être prédominante au sein des chansons mettant en scène la vertu éthinienne — et celle plus obscure, plus patibulaire, qui m’invitait à le considérer comme bien plus maître de lui-même et des évènements qui l’entourent. Je décidai alors d’ouvrir un recueil de notes en parallèle à celles plus officielles qui rejoindront les archives du Comté. Là, j'y consignerai chaque moment de ces entretiens où Sa Grandeur me laissera entrevoir une partie de lui-même qui me semblait dissimulée au plus grand nombre. Ces notes n’auraient pas vocation à être lues par d’autres que moi et si elles devaient finir en d’autres mains que les miennes, j’en appelais alors et toujours à votre bienséance : brûlez-les.
Lors de sa deuxième visite, Sa Grandeur me relata les évènements de son voyage à Merval pour plaider la cause du Langecin auprès de Bohémond Ier. Lors de son arrivée, il tomba sur Enrico di Montecale, époux désavoué de la Comtesse. Un duel à outrance s'ensuivit entre les deux hommes au cours duquel le Nélénite fut vaincu. À Merval, Sa Grandeur se présenta au palais du Porphyrion en réponse à la lettre du Grand Chancelier, Roderik de Wenden, émise à la régence de Langehack. Il ne fut pas reçu. Quittant la capitale du royaume bredouille, il retrouva son épouse à la Ferté-Édelys où ils rencontrèrent Irys d'Arosque, Haute Prêtresse de Néera, lors de l'inauguration du Sanctuaire des Cinq en lieu et place de l'ancienne résidence royale. Au début du mois suivant, La Comtesse de Missède prit contact avec le Duché de Soltariel afin d’exposer les projets du couple comtal de rénovation, sécurisation et taxation de la Route d’Or. La réponse favorable de Tibéria de Soltariel donnera lieu à une rencontre formelle pour sceller l’accord et une invitation au bal de printemps organisé par Soltariel fut aussi émise. Attaché à représenter ce nouvel élan d'ouverture langecin, le Comte et la Comtesse de Missède répondirent à une missive de la baronne d’Alonna, confirmant la bonne entente de leurs terres et l’invitant à une rencontre prochaine. Sa Grandeur prit également contact avec le conseil de régence d’Ancenis afin de présenter ses projets d’extension de la Route d’Or. Il en profita pour requérir des nouvelles de la baronnie à la veille du printemps et de la guerre qui menaçait alors le Médian. Sous couvert d’une visite à Edelys, il partit à Diantra afin de trouver des réponses à ses questions. Là, il y rencontra le Duc de Soltariel avec qui il discuta de l’avenir du Royaume. Sa Grandeur fit porter un message auprès du Roy dans lequel il détailla la reprise de Diantra et chargea Maévic de Gavres d'apporter les portes de Diantra à Bohémond Ier afin de signifier le rôle joué par Missède dans la libération de la capitale. Lors de la cinquième ennéade du mois de Karfias, la Haute Prêtresse de Néera apporta sa réponse au Comte et à la Comtesse et Edelys fut élevée au rang de Grand Prieuré suivant l’accord passé entre Missède et le Culte de Néera.
À Diantra, alors que Sa Grandeur et les troupes langecines travaillaient encore au nettoyage de la capitale, Cécilie de Missède vint à la rencontre de son époux sur son chemin vers Soltariel. À cette occasion, elle découvrit l’état de fatigue de Sa Grandeur, la mort présumée d’Enrico di Montecale, et des informations troubles sur le contexte de l’abdication de Méliane de Lancrais. Afin de palier la fureur de son épouse face à ces révélations, Sa Grandeur l’invita à prendre part aux Comices Agricoles d’Ethin au premier jour du printemps. Juste avant de se séparer, il essuya une tentative d’assassinat à l’encontre de sa personne. Ce fut la dernière fois qu'il vit son épouse.
La suite de ce récit ne me parvint que bien plus tard, de la bouche d'Elmure de Champant, capitaine de la garde personnelle de Sa Grandeur. Dans une énième tentative de plaider la cause du Langecin, le Comte avait rencontré en secret le Régent du Royaume, Cléophas d’Angleroy, à l’invitation de ce dernier. Malheureusement, rien ne ressortit de cette visite et le neuvième jour de la huitième ennéade de Karfias de l'An 9:XI, sur le chemin de Diantra, Sa Grandeur et son capitaine tombèrent dans une embuscade. Ce-dernier fut laissé pour mort et son suzerain enlevé. Le Comte de Missède disparut sans laisser de traces et sans la vigueur de bête de somme d'Elmure de Champant qui survécut à l'attaque, nous n'aurions jamais su ce qui s'était passé. Nonobstant les dires du fidèle capitaine rapportés à la cour de Missède et les efforts mis en place pour retrouver le Comte, aucune piste fiable ne se dégagea et des années devront s'écouler avant que l'on me rapporte que Sa Grandeur avait été enlevé par son vieux rival, Enrico di Montecale et s'était trouvé captif à bord de l'Inferno.
Lorsque le Comte de Missède fut officiellement déclaré mort par les collateurs ecclésiastiques de Missède et de Langehack, un an après sa disparition, il n'était déjà plus que Baron. Après des années de peine, les efforts de recherche s'étaient engourdis durablement. Moi-même qui avait passé les premières années à écrire à mes confrères de bibliothèques et de cathèdres de toute la péninsule, ma main s'était faite de plus en plus lourde à mesure que je perdais espoir. Trois hommes néanmoins – que la DameDieu les garde, n'abandonnèrent jamais ; au point même de refuser d'assister à l'oraison funèbre composée par l'honorable Jean de la Herse, Commandeur du Prieuré d'Edelys et Protecteur du Sanctuaire des Cinq, en l'honneur de Son Honneur. À ces trois hommes, Missède doit tant qu'ils ne sauraient recevoir que déférence et admiration. Que leurs noms sublimisent ces pages : Elmure de Champant, Alden de Béjarry, et Roland de Valmu – un quatrième nom devrait vraisemblablement les accompagner mais je ne serai venu à l'apprendre que naguère : Liv, de sang-mêlé.
Depuis que l'enclave isgaardienne avait été retranchée à Missède, Alden de Béjarry, Vertueux et ancien Gouverneur d'Isgaard, avait consacré tout son temps à retrouver Son Honneur, comme si sa vie en dépendait – et à bien des égards c'en était le cas. Ce fut donc de lui, par voix vive ou par lettre éloquente et fournie, que j'eut connu par ouï-dire les évènements suivants. Je ne saurai me targuer d'être au fait de tous les détails et il ne fait nul doute que de futures augmentations à ces lignes seront nécessaires. Néanmoins, il semblait évident que de Béjarry ne pouvait se réfréner de partager quantité de détails sur ce qu'il venait d'apprendre – ces détails, je les reprendrai tel quel dans les pages qui suivent. Plusieurs lettres étaient arrivées ces derniers jours ; la dernière m'enjoignait à mon tour à en écrire deux, et deux seules : l'une à destination du Rocher, l'autre à Diantra, pour l'office du Roy. Je m'y attèlerai avant le point du jour.
Ernest de Missède avait perdu le compte du nombre de jours passés captif sur l'Inferno. Là, en fond de cale du navire, poings liés sur sa couche nidoreuse qu'il partageait avec rats et cancrelats, Son Honneur se réveillait une fois de plus d'une invincible torpeur. Sans qu'il eût pu dire s'il s'était accoutumé au roulis ou si le navire voguait à présent en eaux plates, il nota néanmoins qu'il avait cessé de débagouler ses tripes. Et les vomissures qui avaient imprégné sa tignasse auburn, flavescente par mèches et flamboyante par touffes, avaient même fini par sécher. Il ouvrit grand les yeux, comme pour s'assurer qu'ils étaient bien ouverts, mais la noirceur de sa cellule avalait tout jusqu'au dernier brin de lumière. Di Montecale l'avait fait monter sur le pont à plusieurs reprises depuis qu'ils avaient quitté l'immense port de Thaar. Mais tout comme les dégueulis, ces entrevues avaient elles aussi cessé. Il semblerait que le Capitaine de l'Inferno avait eu en tête d'alambiquer l'esprit du Griffon de façon à ce qu'il conçoive enfin son propre rapt comme ayant été à dessein de le libérer de ses obligations et de son devoir. M'est avis que l'estropié aurait mieux fait de s'enquérir au préalable des principes de la vertu éthinienne, et de la pertinacité des hommes du Rocher. Dès lors, les seules visites que Son Honneur eut fini par recevoir furent celles du moussaillon en charge de lui amener son eau de gruau et vider son seau.
Un orage annonça le calme passé avant la tempête. Cette nuit-là — ou ce qui semblait à Son Honneur être la pleine nuit au vu du relative silence qui enrobait le brimbalement du navire avant les premiers grondements du tonnerre, cette nuit-là, quelque chose dans l'air lui avait semblé différent. Quelque chose qui supplantait les exhalaisons de chierie et de mouscaille ; quelque chose qui électrisait son corps et avait gardé Son Honneur éveillé. Si bien que lorsque la porte s'ouvrit sur un moujingue d'une dizaine d'années, il ne bougea nullement. À la faible lumière de la lanterne qu'il tenait dans une main, Ernest de Missède crut d'abord que le moussaillon venait changer son seau. Contre toute attente, le gamin resta immobile et scruta Son Honneur d'un regard averti. Ce n'était pas le mouse qui était venu les jours précédents. Celui-là était plus jeune. Il avait les cheveux longs et noir d'ébène, et sa peau avait une teinte brûlée, comme trop pâle pour être brune. Les traits de son visage étaient doux mais racés. Ses yeux verts scintillaient. Ses oreilles, mutilées.
L'enfant referma la porte derrière lui. Le missèdois se redressa sur sa couche. Si vite que ses membres engourdis lui renvoyèrent un choc. Son cœur, lui-aussi, avait fait un bond et peinait à retrouver sa cadence. Il lui était difficile à croire que l'on ait envoyé un môme pour lui régler son compte et pourtant, alors que la tempête commençait à faire rage, le Griffon sentait sa dernière heure arrivée. Quelque chose d'extrêmement inquiétant sourdait de l'individu qui partageait maintenant l'espace restreint de sa cellule. L'enfant leva sa lanterne à hauteur du visage de Son Honneur puis l'abaissa au niveau de ses mains liées. La chevalière des suzerains du Rocher rutila à la lumière. Ce chiard était donc venu le dépouiller ! en déduisit Ernest de Missède. Il s'apprêta à lui envoyer un coup de botte mais s'en épargna l'effort lorsqu'il vit son visiteur déposer à ses pieds ce qu'il tenait sous le bras. Là, enveloppée dans une cape, le chatoiement de Rocaille éclaira le visage de son propriétaire et maître.
Sans un mot échangé, Son Honneur fut aussitôt libéré, encapuchonné, et intimé de suivre le marmot. Sur le pont, c'était la pagaille. On se bousculait sous la pluie et le tonnerre. Le ciel et la mer étaient engagés dans une danse impétueuse au cœur de la nuit. Le mousse marchait d'un pas preste et assuré qu'Ernest essayait d'imiter malgré l'ébahissement que lui suscitait la situation. Sans qu'il eût le temps de comprendre, tous deux se tenaient dans un des canots de l'Inferno, se déchoyant sur les flots déferlants. La tempête rendait l'embarcation incontrôlable ; du reste, Son Honneur n'avait aucune idée d'où ils se trouvaient, lui et son jeunot de libérateur. Ce-dernier non plus, de toute évidence, mais il s'astreignait tout de même, toujours en silence, à ramer frénétiquement de son côté, la peur visible au visage. L'Inferno avait déjà disparu dans la nuit noire et pluvieuse, et le Griffon conservait la nette impression que sa fin était proche. De peur ou de désespoir, il s'apprêtait à asséner le môme de questions et d'invectives lorsqu'une vague manqua de les faire chavirer. La pluie et le vent doublaient bientôt de force, happant tout mot qui sortait de la bouche du missèdois. Le silence le regagna soudainement, sidéré par ce qui se profilait à l'horizon sépulcrale. Elle semblait tout engloutir. Une vague d'une telle amplitude qu'elle ne pouvait être que l'œuvre de Tyra, avait pensé Ernest de Missède. La voilà, la fin. Il n'y avait plus rien, plus un bruit. Seule cette obscurité assourdissante qui lui faisait face. « Ô Grande Mère, Créatrice et Fondatrice, aurait-il alors récité, comme pour lui-même, les yeux rivés sur cette lame de fond qui accourait dans la nuit, accorde-nous ta pitié et préserve-nous du malheur. » L'impact, les mouvements de l'embarcation, l'état de son compagnon d'infortune ; selon Alden de Béjarry, Son Honneur n'en avait aucun souvenir. Sa mémoire de l'instant se perdait dans ce mur d'eau noire qui avait fini par s'ouvrir à sa hauteur pour laisser échapper une lumière fulgurante qu'il ne put néanmoins s'empêcher de contempler. Elle avait déversé une chaleur sur son visage. La voix d'une grande multitude avait tonitrué. Avant peu, un souffle chaud forçait sa bouche et tombait librement dans ses poumons. Je ne saurai dire si ces réminiscences étaient le fruit du lyrisme de celui qui me les avaient rapportées, et je préfère, pour le moment ne pas courir le risque d'interprétation blasphématoire. Pour autant, je note que ces détails mériteraient d'être rapportés au Culte.
Son Honneur fut finalement réveillé par le bruit du canot cognant contre les rochers. Le môme gisait à ses côtés. Un deuxième bruit, celui du fer tiré de son fourreau, le ramena définitivement à ses sens. Ils avaient visiblement échoué sur le rivage d'une petite île couverte de rocaille perdue au milieu de nulle part. J'ai consulté bien des cartes, sans succès ; je ne saurai dire de quel îlet il pourrait s'agir d'après le peu d'information à ma disposition. Là, ils resteraient captifs d'une sorcière estreventine, du nom de Daeaba; asservis à ses basses besognes et désirs génésiques les plus tordus pendant des années. Son Honneur apprit que son libérateur de fortune se prénommait Liv, qu'il était en réalité un espion, et avait été engagé par un homme de Thaar qui payait des gamins comme lui pour écouter aux portes et glaner des informations. Des bruits étaient parvenus jusqu'aux oreilles du sang-mêlé. Des bruits selon lesquels un noble péninsulaire se trouvait retenu dans les arsenaux des Compagnies Savarius dans le port de Thaar. Cherchant à en avoir le cœur net avant de ramener l'information à son employeur, Liv s'était infiltré sur l'Inferno sous les apparences d'un mousse de bas étage. Mais, pour une raison qui m'échappe encore, le navire appareilla avant que l'enfant n’eût pu mettre à bien sa tâche et il s'y trouva rencogné. Il semblerait que Son Honneur et le jeune garçon n'étaient pas les seuls prisonniers de la tournelle de Daeaba. Cependant, selon les mots d'Alden de Béjarry, tous deux tissèrent des liens très étroits au cours de toutes ces années.
La suite m'engage à faire un bond jusqu'au mois dernier. La tournelle de la sorcière Daeba fut attaquée par des hommes d'Emile Rohla, le Martingale du Bae'd de Sol'Dorn. Un règlement de compte qui fit passer Son Honneur et le jeune Liv d'un asservissement à un autre. Les captifs furent ramenés à Thaar puis menés jusqu'au Bae'd. Les bruits de ce qui s'était passé tombèrent dans les bonnes oreilles et, à travers le réseau d'informateurs du mystérieux Maître Obélias, revinrent jusqu'à Alden de Béjarry qui, en compagnie d'Elmure de Champant et Roland de Valmu, partit pour Thaar pour en avoir le cœur net.
Au Bae'd de Sol'Dorn, Son Honneur fut conduit aux écuries où on lui affubla comme nom de scène : « Le Comte » – une moquerie toute vicieuse puisque celui-ci ne savait encore rien des évènements péninsulaires qui avaient affecté son fief. Le Martingale voulut d'abord faire de Son Honneur un gladiateur en lui pourvoyant la formation nécessaire mais changea finalement d'avis après avoir réalisé que le Griffon et son opiniâtreté étaient une source d'ennuis. Cependant, les rumeurs de la présence d'un noble péninsulaire aux arènes promettaient d'attirer du monde. On le fit même se battre Rocaille en main pour parfaire la distinction. Il semblerait que Son Honneur ait survécu à son premier tournoi. Mais Emile Rohla, par peur des inconvénients que pourrait lui causer la rumeur selon laquelle l'homme que l'on disait suzerain disparu de Missède faisait partie de son écurie, jugea que la situation ne valait pas tel investissement et décida d'en finir. Il aurait alors lancé ce qui, selon Alden de Béjarry, serait appelé le défi du Martingale. « Le Comte » devrait alors affronter quiconque s'en trouvait volontaire, tant bien dans les écuries que dans le public, jusqu'à ce qu'aucun adversaire ne se présente. Rohla entendait bien se débarrasser de son champion gênant tout en amassant le revenu de toute une volée de paris. À toutes éventualités, Liv serait attaché par la taille à Ernest par une chaine de cinq pieds afin de désavantager ce dernier dans ces mouvements.
Après douze combats, Ernest se sentit à bout de force. Gagné par l'impatience, Emile Rohla annonça que pour le treizième affrontement de la journée, trois volontaires du public feraient face au « Comte », en même temps. Dans l'arène, les spectateurs rugirent d'excitation ou de désagrément face au revirement de procédure. Les trois hommes se présentèrent aussitôt dans l'enceinte. Là, dans l'arène du Bae'd, sous les acclamations du public, ils se tinrent immobile face au champion ; lui, agenouillé d'exténuation, la tête basse, et un filet de bave sanguinolente à la bouche. Le jeune sang-mêlé était à ses côtés et tentaient tant bien que mal de l'aider à se relever. Lorsque le Griffon trouva assez de vigueur pour tituber debout et reprendre Rocaille à deux mains, il examina son nouvel adversaire d'un air d'abord détaché. Les trois hommes ôtèrent leurs baudriers, et leur identité lui fut sitôt révélée : Edmure, Roland, et Alden. Le fleuron de la chevalerie Missèdoise et les hommes liges d'Ernest de Missède. Une dizaine de jours plus tôt ils avaient eu vent de cette histoire de Comte missèdois, champion du Bae'd et n'avait pas perdu de temps. Ils avaient gagné le port d'Amderran, puis celui de Thaar où ils rencontrèrent l'informateur de Maître Obélias, un homme d'influence à Thaar qui leur assura prestement passage vers Sol'Dorn. S'ils ne se l'étaient jamais avoué, chacun d'entre eux savait au plus profond de lui que ce serait sans doute la dernière rumeur qu'ils s'apprêtaient à vérifier après toutes ces années veinées d'espoirs et de déceptions. Tous trois eurent peine à contenir leur émotion à la vue de leur suzerain ; Son Honneur ne put parer le choc de ce que ses yeux lui offraient à voir et, après avoir articulé silencieusement le nom d'Alden, il aurait perdu connaissance.
Le treizième combat ne put donc avoir lieu et le « Comte » et son compagnon hybride furent soutirés aux écuries d'Emile Rohla, bien trop content de pouvoir s'en débarrasser avec assurance qu'aucune forme de représailles ne soient exercées à son encontre. Une rétribution fut émise pour sceller l'accord, puis doublée en l'échange de quoi le Ponte acceptait d'exfiltrer les missèdois de Sol'Dorn sans encombrer et en toute discrétion. Le voyage du retour vers Missède, une nouvelle fois facilité par le cercle de connaissances thaaries de Maître Obélias, fut donc entrepris après une halte à Thaar où Son Honneur put se remettre sur pied avant la reprise du large. Durant ces quelques jours, Alden de Béjarry m'écrit plusieurs lettres que je commençai de consigner en ces pages. En cet Elenwënas de la quatrième ennéade du mois de Bàrkios de l'an de grâce dix-sept du onzième cycle, Ernest Riwal Cerdic de Missède, né d'Ethin, suzerain de ces terres, nous revenait. Pour la première fois depuis plus longtemps que je ne puisse m'en rappeler, je quittai les murs de la Bibliothèque ; alarmant aux passages mes confrères qui ne savaient ce que ce jour s'apprêtait à nous rendre. Avec autant de hâte qu'un homme de mon âge pouvait faire preuve, je m'en allai au palais où j'attendrai des heures durant le retour du Griffon, notre suzerain.